mercredi 16 mai 2018

14-18, Albert Londres : «Ils ne les auront qu’un à un, par la crosse et le poignard.»




Comment le Belge arrêta le Boche

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front belge, 13 mai.
Donc, les Belges ont « flanqué la pile » aux Boches. Mais les Belges ont peu de journaux en France et dix lignes l’ont appris au monde. Dix lignes pour l’échec de trois divisions ennemies, ce n’est pas suffisant. Et après le récit des actions de l’Oise, de celles de la Somme, de celles des Monts, continuant notre ascension, nous voici devant celui du fait d’armes des hommes d’Albert. Nous y voici, ému, remué d’admiration et gai d’avoir à conter comment le petit Belge a rossé le volumineux Allemand.
Le 13 novembre 1917, le soldat français de l’armée Anthoine, devant quitter les Flandres pour d’autres tournois, appela le soldat belge et lui dit : « Je m’en vais, tu vas allonger ton front et prendre ma place. Ma place est précieuse, je te la confie, garde-la bien. » Le Belge répondit : « Tu peux y compter sans faute. » Le Français s’en alla. L’Allemand vient d’attaquer. Le Belge a rempli son contrat.
Cela s’appelle la bataille de Kippe, et se passa le 17 avril. C’est là que mourut le premier espoir de la chute d’Ypres et de la prise à revers de la ligne des Flandres. « Les Belges, annonçait un ordre allemand du 14 avril, signé Kield, n’ont pas l’habitude d’être attaqués en force. Le succès n’est pas douteux. Ils seront bousculés avant de pouvoir se reconnaître. » C’était la voie ouverte sur Dunkerque, peut-être sur Calais ; les espérances de Guillaume prenaient leur vol ; en douze heures les Belges déplumaient leurs ailes.
Comptons les plumes.
L’attaque était montée sur rubis : 3 divisions en première ligne, 3 divisions en seconde, une septième en queue. Cela face à l’aile droite de l’armée royale, entre Merckem et Langemark : 9 kilomètres. Une paille !

Les trois thèmes du plan allemand

Le plan allemand s’appuyait sur trois thèmes : le premier : April-Wetter, traduction : adversaire en retraite ; le deuxième : Blücher, traduction : l’ennemi résiste, prenez le canal de l’Yser, faites des têtes de pont, pénétrez de force ; le troisième : Tannenberg, traduction : écrasement. Tannenberg ! Tannenberg ! chantait Guillaume ce matin-là.
N’oubliez pas que cette bataille devait amener l’arrachement de l’armée belge des lignes de l’Yser. Le Tannenberg faisait le reste et le reste était ambitieux. Ils avaient retiré des forces de Nieuport et de Dixmude : concentration après coup droit.
Les Anglais ayant reculé un peu leurs lignes pour être moins en saillant sur Ypres, les Belges ne voulant pas être en l’air, un tout petit peu en avaient fait autant. Les Allemands se dressèrent, regardèrent : « Ils s’en vont », crièrent-ils, ils s’en vont, c’est le premier thème, c’est April-Wetter, l’ennemi est en retraite : poursuivons. » Ils ne se tenaient plus d’impatience, l’attaque était fixée au 19, ils partirent le 17. Partir, dit-on, est mourir un peu ; pour eux, ce fut mourir beaucoup. Suivons le gros homme présomptueux en train de vouloir étrangler l’enfant malin.

Les Boches attaquent

Préparation d’artillerie, évidemment, et tassée ! L’Allemand concentre son feu sur Bixschoote. Il avait repéré beaucoup de pièces à Bixschoote. Il va taper dessus pendant trois heures… sur Bixschoote, pas sur les pièces. Les Belges avaient pensé qu’il arroserait ce centre, ils avaient enlevé les pièces… Le gros homme tapa donc trois heures dans le vide. (On lui en fait bien d’autres à Bruxelles !) Mais il tapa ailleurs, et le terrain préparé, les divisions allemandes, pour la poursuite d’abord, l’écrasement à la fin, s’élancent. L’axe de l’attaque est la route de Steenstraete à Dixmude, de Dixmude à Ypres, si vous préférez. Là, pas de nappe d’eau, c’est la terre ferme.
Terre ferme, si l’on peut dire, car il n’est pas un coin du front, de l’Alsace à Nieuport qui soit semblable écumoire. Les trous sont remplis d’eau, de telle sorte que sur cette terre ferme des Flandres, c’est encore sur des passerelles que l’on doit marcher. Donc, ils s’élancent. Les Belges, dans les postes avancés, les reçoivent. Le chef allemand est généreux des corps de ses soldats, il veut tout bousculer. Ils sont partis pour la poussée brutale et décisive. Dans ce pays d’inondation, ils veulent être à la hauteur, ils submergeront. Et les postes de première ligne sont enlevés. La brèche s’ouvre au carrefour de Kippe ; les Allemands s’y engouffrent. Ils ne prennent même pas le temps de faire accompagner les quinze prisonniers qu’ils ont à la grand’garde de Castel Britannia –  « Allez, leur disent-ils, allez à Kippe ! » Les quinze Belges partent. Mais comme leurs amis de la grand’garde d’Ashoop résistent encore et leur font signe ; ils courent à la grand’garde d’Ashoop, ils y arrivent, sous les pas des Boches qui veulent les rattraper (ils leur en font bien d’autres encore à Bruxelles).
Derrière ceux qui s’engouffrent, d’autres élargissent la trouée. Les défenseurs des postes isolés tiennent bon, ils sont pris à revers, ils tiennent quand même. Ils ne les auront qu’un à un, par la crosse et le poignard. Et les réserves, en colonnes massives, débouchent des bois. Ils étaient partis à 8 heures, il est midi, ils arrivent devant la ligne de défense des ponts de Langewaade. Ils traînent derrière eux leur matériel de bateaux. Ils le dirigent sur Steenstraete, pour passer la rivière, la fameuse rivière, la vieille glorieuse rivière, l’Yser ! Soudain, un barrage s’abat sur eux. Ils étaient partis criant : « Tannenberg ! » Leur cri leur retombe dessus ; c’est l’écrasement pour eux : ils refluent vers les bois.

Et les Belges les « reconduisent »

Il est 1 heure. Ils ont gagné deux kilomètres, l’avance a assez duré, les Belges déclanchent la contre-attaque. Et regardez comment ils vont reconduire les conquérants du Nord.
Les Belges à casque à tête de lion sortent de leurs abris. Ils arrivent avec le plus grand calme sur les bataillons qui ont percé la ligne et qu’un barrage isole des réserves. Nous ne dirons pas qu’avant de les prendre ou de les tuer, ils les photographièrent, mais nous affirmerons, parce que nous le tenons d’eux-mêmes, qu’ils fumaient presque tous la pipe. Vingt bataillons allemands étaient dehors, huit bataillons belges leur répondaient, trois à peine reprirent le terrain. Le Boche recule ! Le tir de barrage belge avance. Et là, jusqu’à sept heures du soir, par actions isolées, chacun pour soi, sur le front un moment ouvert, chaque peloton, chaque section, avec un seul but : reconquérir ou travailler ! Trente Belges s’en vont d’un côté, quinze de l’autre. Il en est même quatre qui s’en vont tout seuls et qui reviendront soixante-huit, parce qu’ils se seront additionnés soixante-quatre Boches. Ces soixante-quatre Boches, pour éviter l’écrasement, étaient rentrés dans un blockhaus. Les quatre Belges les fermèrent dedans et s’assirent sur le blockhaus. Par tranches, continuant de fumer, le soldat d’Albert nettoie. À 6 heures du soir, il ne lui reste qu’un point à balayer. À 7 heures, il est propre. Tout Boche qui avait passé la première ligne est tué ou pris. Huit cents prisonniers, cent mitrailleuses, trois mille bombes, – sans esbrouffe.

Les soldats du « Roi de la Conscience »

[manque une ligne] Ce sont soldats sans famille ni nouvelles. Ce sont les soldats qui savent que les Allemands qui ont la maison où ils sont nés y rentrent et y disent : « Si vous êtes malheureux, vieux père, c’est la faute de votre fils. Il préfère servir un roi perdu que de venir vous embrasser. » Ce sont les soldats qui, depuis quelques semaines, reçoivent dans leurs tranchées des colis et des mots, des mots que les Allemands font signer à leurs parents et où ils lisent : « Reviens. » Ce sont les soldats… écoutez : l’Allemand conduit chaque prisonnier dans sa ville – pour deux heures –, choisit un jour clair, fait rencontrer la mère et le fils, et au moment où les deux figures sourient prend un cliché. Ce sont les soldats sur qui s’abattent ces clichés.
— Mais, moi, monsieur, nous dit le général Gillain, moi, qui ai quarante-trois ans de coude à coude avec eux et qui les connais comme mon cœur, je vous jure que rien n’y fera ! »
Le Petit Journal, 15 mai 1918.


Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

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Lectures pour une ombre
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Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
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Dans les remous de la bataille

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