C'était en 1990, Frédéric Dard venait de publier
Le mari de Léon, sous son pseudonyme préféré, San-Antonio. Quand j'ai rencontré l'écrivain, nous avons donc parlé de son dernier roman. Mais pas seulement. Il était à ce point évident qu'il avait construit une œuvre, cohérente et novatrice... J'avais donc envie de parcourir avec lui cette carrière à nulle autre pareille. Si présente encore dans notre présent qu'
une intégrale est en cours d'édition - le septième volume vient de paraître.
L'occasion rêvée d'exhumer cet entretien réalisé au bar d'un hôtel d'aéroport - Frédéric Dard n'avait pas beaucoup de temps, même s'il ne s'est jamais montré pressé dans finir au cours de la conversation.
Que voici donc.
Savez-vous combien de livres vous avez écrits?
À peu près. J'ai dû en pondre environ deux cent vingt. Je n'en suis pas tout à fait sûr mais, maintenant que Christian Dombret en a établi la bibliographie, je vais pouvoir les compter à tête reposée et me mettre à jour, faire un bilan.
Quand vous avez commencé, saviez-vous que vous alliez écrire autant?
Non, pas du tout. Je n'avais pas d'autre ambition que de trouver une petite place dans le journalisme. Jamais je n'aurais pensé devenir romancier. Si, je voulais écrire des livres, mais au compte-gouttes, des bouquins très chiadés avec des ambitions littéraires. Ce n'était pas du tout l'usine...
Est-il exact que vous rêviez du Goncourt?
Oui, bien sûr! Au passage, en me disant que ce serait le Nobel plus tard! Des rêves d'adolescent, parce que j'ai écrit très tôt... J'ai sorti mon premier bouquin à seize ans, tous les espoirs m'étaient permis. Et puis, comme il fallait bouffer, je voulais faire du journalisme. Alors, je suis arrivé à Paris, venant de Lyon, pour trouver une place dans les journaux. J'avais quelques recommandations et c'était tout de suite après la Libération, il y avait une floraison de journaux qui s'étaient créés à ce moment-là, qui d'ailleurs commençaient déjà à tomber. Les feuilles mortes se ramassaient à la pelle. Je n'ai rien trouvé. Et ma femme de l'époque m'a dit: «Pourquoi n'écrirais-tu pas des romans policiers en attendant?» Je l'ai fait, et son conseil a conditionné toute mon existence.
Vous avez fait le contraire de Simenon. Lui avait commencé par écrire des romans populaires, pour se faire la main, avant d'en arriver aux Maigret et à ses «romans durs». Vous avez débuté par de la littérature ambitieuse avant d'écrire des romans populaires. Est-ce ainsi que cela s'est passé?
Oui. Et j'espère être en train de boucler vaguement une boucle avec un livre comme mon dernier, par lequel je retombe - retomber, je ne sais pas si c'est le mot, si c'est une élévation ou une chute -, avec lequel je rejoins en tout cas un côté «littéraire». J'ai la volonté de m'échapper de ce San-Antonio qui m'a valu gloire et argent, si j'ose dire, pour bâtir en marge quelque chose de plus «montrable».
N'avez-vous pas eu envie de signer Le Mari de Léon, et d'autres romans du même genre que vous aviez déjà écrits, Frédéric Dard plutôt que San-Antonio?
Non, parce que j'ai fini par constater que le côté bicéphale est illusoire. Ça ne rime pas à grand-chose. On ne met pas tantôt la casquette de Frédéric Dard, tantôt la casquette de San-Antonio pour écrire. C'est le même homme. J'avais donc le choix entre tout signer Frédéric Dard ou tout signer San-Antonio. Je dois avouer que j'ai obéi à des considérations matérielles: San-Antonio est tellement plus connu que Frédéric Dard, il a eu des tirages plus importants, je me suis dit que ce serait bête de ne pas signer San Antonio puisque j'ai construit cette espèce de chose qui marche à fond. Pourquoi renoncer à ce potentiel de succès?
Vos lecteurs n'ont-ils pas été surpris, il y a deux ans, avec La Vieille qui marchait dans la mer?
Non, mais ce n'était pas ma première tentative. J'avais déjà sorti un certain nombre de bouquins comme Y a-t-il un Français dans la salle?, Les clés du pouvoir sont dans la boîte à gants, Faut-il tuer les petits garçons qui ont les mains sur les hanches? - pardon de me citer, mais je veux dire que Le Mari de Léon est un nouvel étage de la fusée qui se constitue, La Vieille allant plus loin, celui-ci allant peut-être encore plus loin, je n'en sais rien. Je m'enfonce dans une espèce de spirale, il y a un vertige de l'écriture qui s'empare de moi et que je ne peux pas assumer dans le cadre des San-Antonio. San-Antonio, c'est un merveilleux tapis roulant qui m'amène à ça et qui me tient en état de créativité. Et j'ai bien l'intention, si Dieu me prête vie encore quelques années, de recommencer, de bâtir mon truc définitif, ma petite tour. Ça donnera ce que ça donnera, mais chaque homme a son ambition. Moi, avec l'âge, j'ai de plus en plus envie d'écrire, et j'écris de plus en plus.
Et vous pensez que vous aurez le Goncourt un jour?
Ah non, pas du tout! Vous me direz que je suis comme le renard qui trouve que les raisins sont trop verts, mais pas du tout. L'expérience fait que, maintenant, je souris d'apitoiement quand je pense que j'ai eu envie de ça à une époque. J'ai l'excuse d'avoir été trop jeune. Les honneurs, les récompenses littéraires, tout ça, ça me fait hausser les épaules. Cela dit, j'ai des tas de copains de mon âge qui sont à l'Académie et qui ont fait des carrières pompeuses, des carrières à palanquin.
C'est une des choses que vous avez en commun avec Simenon: vous êtes un romancier populaire, certes, mais reconnu par l'intelligentsia.
Exactement. Différemment, bien sûr, et plus modestement, j'ai un parcours comparable. Je me rappelle d'une époque, lors de mes premiers contacts avec les milieux littéraires, où des écrivains «chevronnés» me demandaient: «Alors, mon jeune ami, qui aimez-vous?» Je répondais Simenon, parce que je l'avais pris dans la gueule. J'avais tout de suite compris que ce monsieur chamboulait quelque chose, il avait apporté une autre façon de s'exprimer. Mais les romanciers en question, les écrivains BCBG levaient les bras au ciel. Ils me disaient: «Vous n'y pensez pas, il ne faut pas avoir des maîtres comme ça, vous allez vous pervertir! Ce n'est rien du tout, Simenon, c'est du petit roman policier.» Moi, je continuais: «Pas du tout, c'est de la littérature. C'est ça, la littérature!» Et j'ai assisté à la reconnaissance de cet homme qui est maintenant incontesté et incontestable, un des grands écrivains de ce siècle. Il y a Proust, Céline et Simenon comme écrivains nouveaux, vraiment nouveaux.
Mais au contraire de lui, qui a pu écrire des Maigret aussi forts que certains de ses «romans durs», vous avez deux registres bien différents...
Quand un créateur chemine, il fait des acquisitions et il change. Le type qui écrit des San-Antonio maintenant, ce bonhomme vieillissant, n'a rien de commun avec le petit jeune plein de maladresse et d'enthousiasme du début. L'enthousiasme, je l'ai toujours, et peut-être même plus profondément, plus noblement. C'est un enthousiasme pur, je ne suis pas encombré par les convoitises, par des soifs d'honneurs, de décorations... Tout ce qu'on a pu me proposer jusqu'à présent, je l'ai refusé. Comme Simenon. Quelque part, il a dû m'influencer là aussi. Un homme qui écrit ce que j'écris, avec cette désinvolture, ne peut pas entrer dans une chapelle quelconque et avoir les liens dorés de la gloire, ce n'est pas possible. Ce serait une espèce de camisole de force. Il ne faut pas se laisser attraper par ça!
Dans l'écriture des San-Antonio proprement dits, avez-vous le sentiment d'avoir évolué?
Au début, je n'aspirais qu'à écrire des romans faciles à lire, drôles, qui amusent le public. Je ne m'étais pas cassé la tête outre mesure, j'avais simplement décidé de faire le Peter Cheney français. La Môme vert-de-gris, Cet homme est dangereux, tout ça, c'était la coqueluche de cette époque en littérature populaire. Et je me suis dit: je vais créer un archétype de flic, avec toutes les conventions possibles du gars qui fait le coup de poing, qui se sort de toutes les situations, qui baise toutes les filles, qui boit... Une caricature. Mais je fais ça avec gouaille, le côté latin, même plus, le côté franchouillard. Bérurier, c'est le gros con de Français, alors que San-Antonio, c'est l'aspect cocardier, titi parisien survolté. Et j'ai gagné la timbale, ça s'est mis très vite à se vendre, les tirages montaient. Puis, brusquement, j'ai reçu des témoignages de Cocteau, de Sauvy qui a écrit dans Le Mercure de France qu'il venait de découvrir un écrivain. Alors, j'ai compris que je pouvais faire acte littéraire tout en écrivant ça. C'est le plus grand cadeau que la vie m'ait fait, parce qu'on n'emmerde pas un auteur de romans policiers, il ne gêne personne, et j'ai pu m'ébattre en toute liberté, j'étais le cheval qui galope dans la prairie, qui fait ce qu'il veut. Je n'ai jamais eu le moindre compte à rendre à personne, c'est la liberté totale, et c'est grisant. Je m'arrête au milieu des pires histoires, et je me paie une ou deux pages de ce que j'appelle mes délirades. Et mes délirades, c'est ce qui reste en moi quand j'ai bien réfléchi aux choses. Je le fais passer là-dedans sous une forme plus ou moins cocasse, et tout le monde avale ça! Mais... je ne suis pas trop énorme, de parler de moi comme ça? Chaque fois, au bout d'un moment, je me dis: mais qu'est-ce que je suis en train de raconter? Je me peins en doré, c'est ridicule!
Pour en venir au Mari de Léon» ce qui surprend, c'est que vous vous attachez davantage à Léon, qui est un personnage assez falot, plutôt qu'à Boris, en qui vous aviez un grand acteur. Pourquoi?
Quand vous êtes une vedette, dans le show-biz, dans le théâtre, des espèces de petits piranhas qui viennent vous sucer la gloire. Vous êtes en butte, sans qu'il y paraisse parce qu'ils savent se rendre presque indispensables, aux gars qui vous facilitent les choses, qui vous organisent des coups, qui vous flattent - bien entendu, ça commence ainsi. J'ai vu cela, je pourrais citer des noms. Et tout le monde pense à Hossein quand je décris Boris...
D'autant que vous avez beaucoup travaillé avec lui...
Ça fait trente-neuf ans que nous sommes amis et on est vraiment devenus des frangins. C'est formidable, mon aventure avec Robert. Je l'aime, je suis Léon vis-à-vis de lui. J'aime Robert vraiment d'amour, en tout bien tout honneur, parce que c'est un sentiment très fort, très exaltant. Il y a eu une période où il était vedette de cinéma, avant de devenir un grand du théâtre. Il avait toujours trois ou quatre mecs, trois ou quatre Léon accrochés à ses basques. Il leur payait le tailleur, les impôts, les putes... C'était quelque chose de frappant. Et moi, j'étais ulcéré de voir Robert qui devenait une espèce de pâte à modeler, on en faisait ce qu'on voulait. Je trouvais ça indigne. J'ai pris un peu mes distances parce que j'étais irrité par les gens qui l'entouraient, ces bouffons intéressés. C'était lamentable! Un jour, je le lui ai dit. Il en a convenu et sa vie a changé.
Vous avez donc voulu faire le portrait d'un de ces parasites...
Oui, mais en poussant les choses plus loin. C'est, en fait, une réhabilitation de ce type d'individu. Je me suis imaginé que l'un d'eux pouvait aimer vraiment. C'est pourquoi mon Léon admire, il ne vit qu'à travers l'autre. Il est éperdu d'admiration. Le mot «idole» est galvaudé mais, là, il a son sens: Boris est son idole. C'est l'être qu'il aurait voulu être. Et il est tellement fasciné par lui qu'il admet de ne pas être lui-même cet homme. Le peu qu'il a acquis, il le met même au service de l'autre. C'est pour ça qu'il lui arrange des coups, qu'il lui trouve des filles. Il fait du chantage quand il faut pour arranger les bidons quand il veut faire un film, etc. C'est ce portrait-là que j'ai voulu faire, en effet.