De la tristesse, d'abord, même si on savait depuis quelques mois qu'il était bien malade et que ce qui lui restait de vie allait très vite en se rétrécissant. J'avais pourtant du mal à y croire, à accepter cette idée pourtant évidente qu'il était comme les autres. Comment prendre la mesure de sa vie, commencée à Bruxelles le 11 avril 1925 et mort samedi matin, 12 novembre 2011? En lisant ses carnets? Ses romans? En prenant la mesure de ce qu'est devenue la petite maison d'édition qu'il a fondée en 1978, Actes Sud?
J'aimais cet homme. Je l'ai rencontré souvent, à Arles, à Paris, à Bruxelles, à Montréal, à Genève...
Voici l'écho d'une de ces rencontres. Actes Sud avait 25 ans, et il venait d'y publier Le bonheur de l'imposture.
Vous avez souvent hésité à publier chez vous, chez Actes Sud. «Le bonheur de l'imposture» y sort pourtant...
Tant que la maison était relativement petite, cela ressemblait trop à de l'autoédition. Et puis, il est arrivé un moment où des auteurs me disaient: Actes Sud, ce n'est pas assez bien pour tes romans? J'ai demandé à faire une première entorse au droit d'exclusivité de Grasset pour publier «Eléonore à Dresde» chez Actes Sud.
Certains livres que vous écrivez sont-ils mieux destinés à Actes Sud que d'autres?
Non. Mais, toute facilité mise à part ce n'est pas facile d'éditer dans sa propre maison, contrairement à ce qu'on pourrait croire, je me sens mieux chez Actes Sud qu'ailleurs, parce que je suis entouré de gens qui me disent de faire attention ici ou là. C'est exceptionnel ailleurs. Je me sens mieux entouré, mieux conseillé, et sans complaisance. Ils sont tous plus jeunes que moi, puisque mon premier associé, c'est ma fille, et ils appartiennent à sa génération ou à la suivante.
Votre parcours d'écrivain a commencé par la poésie, c'est assez classique...
Oui, et des nouvelles, dans des revues comme «Marginales» ou «Synthèse».
A quand un volume de nouvelles?
Je ne sais pas. Un volume dactylographié existe, mais je suis très incertain à ce sujet. Tout cela fait partie d'une époque ancienne. Je n'ai pas envie de réécrire ni de sortir une pièce à conviction de ma jeunesse... Je crois que je vais laisser ça à mes héritiers, ils feront ce qu'ils voudront. Mais les commencements, c'était vraiment poésie et nouvelles.
Ecrivez-vous encore de la poésie?
Plus rarement. La dernière publication que j'ai faite avec quelques inédits, c'était l'«Anthologie personnelle», en 1991. Avant cela, j'avais publié en 1982 «De l'altérité des cimes en temps de crise» aux éditions de l'Aire. En fait, le dernier travail que j'ai fait en poésie, incroyablement agréable et très difficile il m'a pris un an , est l'«Anthologie personnelle» de Berberova qui paraît maintenant. J'ai fait traduire, je me suis entouré de conseillers. J'ai des enregistrements de poèmes lus par Nina. Donc j'ai plus ou moins compris la musique et j'ai travaillé là-dessus, j'ai fait l'adaptation. C'est la poésie d'une autre, mais c'était un travail d'écrivain.
Vous parlez de Berberova, ce qui nous amène naturellement au personnage d'écrivain du «Bonheur de l'imposture». Eléonore Korab, racontée ici par son fils, évoque irrésistiblement la figure de l'écrivain russe imposé par Actes Sud. Ce n'est évidemment pas un hasard...
Bien sûr. D'ailleurs, il y a des scènes que je reprends des carnets «L'éditeur et son double». Par exemple, la scène de Montréal m'est arrivée. Je me suis trouvé dans cette situation abracadabrante: un organisateur prétendait avoir reçu la parole de Berberova qu'elle serait là, elle me disait qu'elle n'avait jamais promis de venir, et j'ai finalement décidé d'y aller. Les méthodes de ce type me déplaisaient, et, sans l'avertir, j'ai pris la parole et j'ai dit: Vous ne voyez pas Berberova pour une raison très simple: elle n'existe pas je l'ai inventée. J'ai commencé comme ça, et puis, tout à coup, je me suis arrêté en me disant que je ne pourrais jamais revenir en arrière.
Il y a souvent, dans vos romans, des pans d'autobiographie, mais une autobiographie dévoyée...
Tout à fait dévoyée!
Est-ce une volonté de vous raconter ou est-ce que cela s'impose parce qu'il n'est pas possible de faire autrement?
C'est un matériau. Je travaille très longuement avant d'écrire. Pour ce roman-là, l'écriture elle-même et les quelques versions successives m'ont demandé sept ou huit mois, mais il y a eu deux ans de travail préliminaire, de recherche de documents, de mise au point de l'idée, de l'action, de recherche du ton, du découpage...
Au début, il y a une petite histoire autour d'Archibald Gracie, rescapé du naufrage du «Titanic». Elle est romancée, mais elle est fondée sur un rapport qui a été publié par le Lloyd's de Londres, un des assureurs du navire. Ça fait deux pages dans le livre, mais je suis quand même allé rechercher le document pour me fonder sur des choses. Je ne m'attendais évidemment pas à voir débouler le film de Cameron. Je me suis précipité pour le voir. Dieu merci, ou il a ignoré le document ou il n'a pas voulu s'en servir.
Je ne peux pas nier non plus, puisque chaque chapitre est une autre manière de raconter l'histoire avec l'idée qu'on pourrait se trouver devant un psychanalyste le mot n'est jamais cité, qu'il y a aussi quelque chose d'autobiographique là-dedans. Avec les passions et les centres d'intérêt que j'ai, il est évident que j'ai été continuellement interpellé par la psychanalyse. Je n'y ai jamais cédé, je n'ai jamais commencé de cure. L'autobiographique, c'est l'espèce de dérobade à l'appel psychanalytique
Dans le roman, le psychanalyste est appelé «paysagiste». Le narrateur est cartographe. Ce sont des éléments qui nous renvoient aux débuts d'Actes Sud, non?
Ce sont deux choses différentes. J'avais eu l'idée que le fil conducteur du roman pouvait être cette réitération de la tentation psychanalytique. Et c'est venu comme une évidence. Par ailleurs, il est vrai qu'Actes a commencé par la publication de cartes. Et j'avais toujours été intéressé par le rapport sémiologique entre la cartographie et le langage. Ça me plaisait, d'avoir un personnage qui aurait une représentation paysagère de la vie. Il me semblait que cela donnait une unité au livre. Venant de la cartographie, Actes Sud a en effet publié des livres qui touchent à ce sujet. Le premier était «La campagne inventée», le deuxième, «Le temps et l'espace en Camargue», un peu plus tard le livre de Mendras... Puis est arrivé ce texte étonnant, «Pierre pour mémoire», et c'est là que notre carrière littéraire a véritablement pris son envol. Jamais je n'aurais imaginé que nous aurions trois mille titres et quatre-vingt-dix personnes salariées. C'est une énorme boutique!
Combien de titres publiez-vous maintenant chaque année?
Environ 250, mais il est important de noter que nous aurions pu grossir à la verticale, en faisant de plus en plus de romans, ou de plus en plus de ceci ou de cela, et on a opté pour une politique d'expansion horizontale. On a d'abord repris Papiers, qui est devenu Actes Sud-Papiers, puis on a créé la collection Babel , et puis on a racheté Solin, Sindbad, on a créé Actes Sud Junior, Actes Sud Nature...
Quelle est votre position personnelle par rapport à Actes Sud? Il y a quelques années, vous nous disiez déjà vouloir adopter une position plus en retrait tout en restant présent. Qu'en est-il aujourd'hui?
Mon obsession a toujours été de rester présent et en même temps de déléguer le plus possible, de faire passer le flux vital. J'ai horreur des problèmes de succession, je trouve ça odieux quand une firme s'interroge sur son avenir parce qu'on ne sait pas qui vont être les successeurs. Aujourd'hui, au point de vue structure, la société est devenue importante, et, au lieu d'avoir un conseil d'administration comme la plupart des sociétés anonymes, on a choisi la formule d'un directoire chapeauté par un truc qui porte un nom horrible, le conseil de surveillance. Je suis président du conseil de surveillance et j'ai à mes côtés les actionnaires minoritaires. Je surveille donc l'ensemble des activités. Au-dessous, il y a le directoire qui est dirigé par Françoise, ma fille, qui nous a rejoints au début de l'aventure, avec, à sa droite, Bertrand Py qui est le directeur éditorial et, à sa gauche, Jean-Paul Capitani qui est le directeur financier mais qui est aussi éditeur à sa manière. Donc je reste présent comme un conseiller, comme un type disponible à tous ceux qui veulent l'interroger. J'essaie de garder une influence pas une autorité, la nuance est importante sur la tenue graphique des livres, sur leur qualité de présentation. J'ai toujours été absolument convaincu qu'un impératif premier dans l'édition était de faire du livre un allié du texte et pas un adversaire. Il y a tellement de livres avec lesquels il faut se battre pour les lire! Je reste très impliqué dans la collection Babel et j'ai voulu, il y a deux ans, devant notre expansion et la diversification sur laquelle elle est fondée, créer une collection de rendez-vous littéraires, qui s'appelle Un endroit où aller, où on retrouve quelque chose des débuts d'Actes Sud. Ce sont des coups de coeur.
Ces coups de coeur, y en a-t-il que vous imposez à la maison?
Oui. Hier même s'est trouvée devant moi une jeune femme qui était pour moi une découverte insensée. Il y a des années que je ne suis plus tombé sur une écriture d'une si grande beauté, d'une si grande efficacité, et j'ai fait affaire avec elle sans consulter personne. Je veux relier ça à un phénomène qui est très important dans l'histoire de la maison. Au début, comme tout le monde, nous avions un comité de lecture. A un moment, on s'est retrouvé douze ou treize. Très vite, je me suis aperçu que c'était un lieu de négociations, de jeux d'influences, et que nous allions arriver à cette situation où sont arrivés tous les éditeurs de la place dont le comité est archicélèbre: les décisions se prennent en dehors du comité pour la plupart. Ce que j'ai voulu, c'est avoir dans la maison des éditeurs au sens anglais du terme , c'est-à-dire des gens qui s'occupent du texte, et les directeurs des grandes collections. Ces gens-là, on les a choisis parce qu'ils sont compétents. Ils sont capables de découvrir des textes et d'en
assumer la vie. Je suis donc parti du point de vue qu'il fallait leur donner l'autorité de publier. Le seul lieu d'examen par lequel ils doivent passer, c'est l'examen économique. Comme nous avons toujours pensé que cette maison était destinée à découvrir des oeuvres et pas à gagner de l'argent, nous avons voulu que l'économie soit présente comme un moyen de réaliser nos découvertes et de ne pas risquer des aventures imbéciles.
Après vingt ans d'Actes Sud, quelle est votre plus grande fierté? Certains auteurs, le catalogue, l'équipe?
Beaucoup de choses viennent à égalité. Quand je regarde ces vingt années écoulées, la première est quand même d'avoir fondé une équipe où les deux mots sur lesquels je les ai lancés, plaisir et nécessité le plaisir de découvrir et de faire découvrir, la nécessité entre autres économique dont j'ai parlé, mais aussi de faire des livres qui soient beaux, agréables, existent toujours vingt ans après. Mes gars, qui sont à 80% des femmes, en sont toujours à travailler selon le plaisir sans jamais perdre de vue la nécessité.
La deuxième chose dont je suis fier, mais c'est une fierté collective, c'est pourquoi je remplace le «je» par «nous» à partir de cet instant, c'est que nous avons inscrit au thesaurus littéraire contemporain des noms que personne ne connaissait. Mieux: des noms qui avaient été refoulés. Je pense à Berberova qui avait été repoussée par toute l'édition parisienne. Je pense à Paul Auster qui avait essuyé dix-sept refus d'éditeurs pour le premier volume de sa «Trilogie new-yorkaise», c'est-à-dire son plus grand succès. Il y a des gens qui étaient à leurs débuts, comme Goran Tunström...
Maintenant, je suis comme un funambule qui, avec son balancier, se sent en sécurité. Je me balance entre les vingt ans qui viennent de s'écouler et les vingt ans à venir et que je ne verrai peut-être pas jusqu'au bout, je n'en sais rien, parce que je suis à un moment de ma vie où tout peut arriver n'importe quand. Entre le passé et l'avenir, je vois que le paysage est très beau des deux côtés. Voilà où j'en suis.