Je ne sais pas vous, mais moi je ne m'en lasse pas. Après l'entretien que je vous proposais hier avec Robert Sabatier, mon hommage continue. Cette fois, nous sommes en 1997, quatre ans plus tard, et Robert Sabatier vient de sortir Le lit de la merveille.Ce pourrait être une partie du Roman
d'Olivier. Mais, bien qu'il ait encore puisé d'abondance dans ses
souvenirs, il a appelé Julien Noir le narrateur du Lit de la merveille. Un jeune homme découvre avec ravissement le monde des livres et le
savoir qui l'accompagne, il se trouve une famille d'élection qui lui
sert d'intermédiaire avec un univers de culture, et il bâtit ce qui
seront les fondations de sa vie future. Roman gourmand, Le lit de la merveille est aussi celui dans lequel Robert Sabatier se transpose dans
un personnage empli de ses propres obsessions. Une belle occasion pour
parler avec lui de tout ce qui l'habite.
Dans
votre roman, on trouve cette phrase, lancée au personnage
principal comme un conseil: Va là où il y a des livres. N'est-ce pas ce
que vous avez toujours fait?
C'est un peu le leitmotiv de ma
vie, oui. Tout a commencé à Paris, dans les années cinquante, de cette
manière-là. Tout ce que je fais vivre à mon héros au début, je l'ai
vécu. Il devient dactylo facturier - je l'ai été.
Vous ne donnez pas le nom de la maison d'édition où il entre, mais ce sont les Presses universitaires de France, non?
Tout
le monde le devinera. J'ai voulu laisser un certain flou. Il est
certain, en tout cas, que ma passion pour les livres, qui datait de la
tendre enfance, s'est exacerbée quand je me suis trouvé dans ce quartier
de la Sorbonne où j'ai vécu pendant quinze ans, et où je passais mon
temps à visiter les bouquinistes, à aller chez les marchands de livres
anciens. C'était tout: je passais mon temps à fouiner, à chiner, à
bouquiner, et les choses les plus inattendues. Ce n'est pas seulement
l'amour des livres et de la littérature, c'est l'amour du savoir. Mon
personnage lit les livres les plus différents. Quand il est surpris, au
Dupont-Latin - je voulais aussi montrer l'atmosphère du quartier à
l'époque -, en train de lire un ouvrage sur les fabliaux du Moyen Age,
cela correspond à ce que je lisais. J'étais avide de connaissances, je
voulais tout savoir, et je vivais dans une fièvre continue. Ce n'est
jamais trop apparu dans mes livres. C'est peut-être la première fois que
je fais le livre qui correspond à moi, adulte. J'ai écrit beaucoup de
livres sur l'enfance, mais pas sur l'âge adulte. Ici, tout ce que j'ai
aimé se trouve réuni, parfois par des subterfuges. En fait, je ne rêvais
que de livres, d'apprendre, de savoir. Je n'étais pas du tout un
personnage balzacien, pas plus un personnage stendhalien: ma petite
ambition était de travailler dans l'édition. J'ai mis du temps à y
arriver et, quand j'y suis arrivé, je me suis rendu compte de ce que
j'avais tout à apprendre. De la même manière, quand mon personnage
bascule vers les milieux de la grande bibliophilie, il va s'apercevoir
qu'il ne sait rien. Toujours cette impression qu'il y a sans cesse à
apprendre...
Julien Noir, votre personnage, apprend beaucoup par l'intermédiaire d'autres personnes...
Il
prend contact avec le monde grâce à une Américaine qui tient un salon
littéraire, et à la maison d'édition. Il va rencontrer André Spire ou
Darius Milhaud... Dans ce roman, j'ai mêlé les images que j'ai prises
sur le vif dans mes souvenirs, d'autres que j'ai entièrement inventées,
d'autres encore à partir de personnalités qui se trouvent ici sous leur
nom réel, et aussi de personnalités que j'ai déguisées. C'est donc une
sorte de jeu du roman que j'ai mené tout au long. J'y pensais depuis des
années, j'avais des pages et des pages de notes toutes prêtes, et un
jour je me suis lancé. Contrairement à mes autres romans où je partais
au hasard, sans trop savoir où j'allais, ici, j'avais une structure dans
la tête, avec un prologue, un épilogue, et tout ce qui vient entre les
deux.
Vous avez, avec la suite romanesque qui met en scène le
personnage d'Olivier, déjà beaucoup sacrifié à la mise en scène de
l'autobiographie. Pourquoi votre personnage, qui vous doit encore
beaucoup, a-t-il cette fois changé de nom?
Parce que ce n'est
plus Olivier ! Olivier, cela aurait prêté à confusion. Là, on devient un
autre. Il y a eu une rupture, et j'ai voulu que ce ne soit pas vraiment
moi. Ce sont des événements que j'ai connus, mais j'ai essayé de donner
au personnage son propre caractère. Je vois des gens qui me disent:
c'est vous. Oui... On ne peut pas faire autrement, peut-être.
Comment acceptez-vous - ou refusez-vous - cette remarque, quand on vous dit: c'est vous?
A
un moment, mon personnage explique que, quand il lit, Madame Bovary,
c'est elle, mais c'est aussi l'autre, c'est aussi le lecteur. Je me
l'explique de cette manière.
Pourtant, vous avez essayé de
brouiller les pistes, notamment en ne donnant pas, à beaucoup de
personnages, leurs noms véritables...
Beaucoup les reconnaîtront.
Je joue avec moi-même, je me fais plaisir. Je ne crois pas être
vraiment méchant, mais il y a parfois des petites pointes ironiques, il y
a de petites aventures curieuses comme celle de cet employé qui,
pendant plusieurs années, se donne du mal pour se faire remarquer et
qui, après un déjeuner où son directeur le trouve sympathique, se dit
qu'une seule chose compte, c'est l'arrivisme. Là, il y a aussi une
petite critique sociale. Il y a beaucoup de petites critiques sociales,
d'ailleurs.
La critique la plus aiguë, la portez-vous vers le milieu dans lequel vous vous trouviez ou vers ce que vous étiez vous-même?
J'étais
paumé - je ne trouve pas d'autre mot. Je prenais les choses comme elles
venaient. Tout à coup, je découvrais le bonheur, grâce aux livres. Le
bonheur vient toujours des livres. Et puis, petit à petit, le bonheur va
venir des êtres.
Le livre offre-t-il un bonheur plus direct que les êtres?
Je
ne sais pas. Ce qui m'a intéressé, en tout cas, c'était de montrer des
milieux sociaux divers: cette Américaine venant de Boston qui est
partie faire la guerre d'Espagne, qui est arrivée à Paris, qui essaie de
se composer une famille; le vieux médiéviste slovaque que je me suis
mis à aimer bien que je l'aie complètement inventé, notamment quand il
tombe en adoration devant les cartons de livres que lui apporte mon
personnage. Et quand, pendant son incinération, Julien Noir lit ce qu'on
croit être une prière mais qui n'est pas une prière - c'est une poésie
de François Villon -, c'est pour lui plus beau qu'une prière.
La
poésie, à laquelle vous vous êtes longtemps consacré comme auteur et
comme historien, reste-t-elle pour vous la forme d'expression la plus
élevée?
C'est la plus élevée en ce sens que, si je n'avais pas
l'amour de la poésie, je n'aurais certainement pas écrit ce livre. Non
seulement parce qu'il y a une sorte d'hommage à la poésie du Moyen Age,
ou du seizième siècle, mais aussi parce que les rythmes poétiques
existent, je crois, dans ma prose - je crois que je suis à un moment où,
quand j'écris, je n'écris pas «poétique», mais le rythme de la poésie
est dans ma phrase.
Quel est le livre dont vous êtes le plus fier ?
Je ne sais pas quoi dire. Ce qui me tient le plus à cœur, ce sont les poèmes que je n'ai pas publiés.
Et que vous publierez un jour?
Oui.
C'est prêt depuis longtemps. Mais, le jour où je les publierai, ils
n'existeront plus. Là, je les ai pour moi tout seul. Il y a de cela.
Vous savez, dans l'ordre des arts, je place au plus haut la musique,
ensuite la danse, la poésie... Il fut un temps, au Moyen Age, où la
poésie et le roman, c'était la même chose. Disons qu'il y a deux ou
trois de mes romans auxquels je tiens plus que les autres.
Sentimentalement, la série des Allumettes suédoises m'est chère, je
n'ose pas dire littérairement, parce que c'est mon enfance.
Littérairement, Les années secrètes de la vie d'un homme, Dessin sur
un trottoir, et maintenant Le lit de la merveille, sont mes romans
les plus achevés. Je ne veux pas dire qu'ils sont parfaits, mais ils
sont les plus achevés.
Julien Noir, dans Le Lit de la Merveille, dit: A tant lire, j'avais fini par me prendre pour un écrivain.
Avez-vous beaucoup lu avant d'écrire, comme c'est souvent le cas?
C'était
simultané. Il est vrai que mon personnage n'est pas un écrivain. Il
essaie d'écrire et il est vite refroidi. Au moment où il fait ses
lettres à la clientèle, il tombe sur un personnage plus cultivé que lui,
qui lui montre toutes les banalités de son style - il accepte la leçon.
Finalement, c'est dans son travail d'édition qu'il va apprendre
vraiment à écrire.
Avez-vous reçu des leçons de ce genre?
Oui.
De quelqu'un que j'ai d'ailleurs caché sous un pseudonyme - je ne peux
pas vous dire qui c'est, mais son fils est un critique très connu -, et
qui était mon contraire. Autant j'étais chaleureux, autant il était
froid, presque glacial... tout en étant bon. Les premiers jours où
j'écrivais des textes de quatrième de couverture, je les lui soumettais
et il me corrigeait. Moi qui avais des velléités d'écrivain, ça
m'agaçait un peu. Mon personnage ne se prend pas pour un écrivain, alors
ça passe mieux. Mais il est vrai que cette rigueur m'a fait du bien. Et
tous ces livres, dans la maison d'édition, qui me passaient entre les mains, ça m'a fait aussi beaucoup de bien.
La lecture est-elle un apprentissage de l'écriture?
Quand un jeune homme me demande ce qu'il faut faire pour devenir écrivain, je lui réponds toujours: lisez beaucoup.
Pourtant, cela ne suffit pas...
Non.
On peut lire beaucoup et ne pas pouvoir écrire. Mais lire, ça fait du
bien. Quand on a la chance de lire un beau morceau de prose française,
c'est un bonheur inouï. Il y a ce passage des comices chez Flaubert, que
je relis, que je connais presque par cœur, et chaque fois c'est avec
le même bonheur.
La coïncidence est amusante, parce que ce
passage de Madame Bovary parle aussi de mains, et l'observation des
mains paraît être presque une obsession dans Le lit de la merveille.
Est-ce quelque chose de très significatif pour vous?
J'ai
toujours été passionné par les mains, depuis que j'ai lu un poème - je
vais peut-être dire une bêtise, mais je ne crois pas -, un poème de
Rimbaud. J'ai tendance, quand je vois des gens, à regarder leurs mains.
J'aime bien les mains. Pas forcément les mains très belles, mais les
mains qui parlent.
Lors des réunions de l'académie Goncourt, à
laquelle vous appartenez, vous passez donc votre temps à regarder les
mains des autres?
Pas tellement. Je connaissais bien les mains
d'Hervé Bazin. A un moment, il a eu des petits ennuis moteurs, il avait
du mal à écrire. Je regardais sa main et j'avais l'impression qu'en la
regardant, j'allais le guérir. C'est très curieux...
De manière plus générale, le côté physique de vos personnages est-il très important pour vous?
Oui, il faut que je voie les personnages, que je les sente.
Y a-t-il, dans vos livres, d'autres choses qui reviennent sans cesse?
Oui,
mais je ne m'en aperçois qu'après coup, parce qu'on me le dit. J'ai
toujours l'impression que mes personnages principaux sont des gens en
marge, qui essaient se situer dans le monde comme un livre entre deux
autres. Ce ne sont pas des gens qui se complaisent à être différents,
mais ils sont toujours un peu en exil. Pas seulement parce qu'ils sont
«d'un autre pays», mais parce qu'ils rêvent d'un autre temps, d'un autre
monde. Ce qui revient souvent, aussi, c'est le contact entre les
générations. Souvent, il y a l'enfant et son grand-père, l'enfant et le
vieil anarchiste... Là, il y a Julien et l'oncle, entre lesquels naît
quelque chose de fraternel.
Pourtant, l'expérience de la vie est difficilement transmissible...
On
a envie d'apprendre des autres, mais ça ne veut pas dire que ce sont
les jeunes qui ont à apprendre des plus âgés. Ce sont aussi les plus
âgés qui ont à apprendre des jeunes. Le spectacle, la vie de quelqu'un
de plus jeune que moi m'intéresse. J'essaie d'y retrouver des choses qui
durent, qui ne changent pas. Il y a un fond d'enfance qui reste le
même. C'est l'image du bonheur...