Trois nuits et deux jours de bataille
Une reine qui passe
[De l’envoyé spécial du « Matin »]
Furnes, 20 décembre.
La tour des Templiers et celle en loques de l’église – du cadavre
de l’église – prient sur Nieuport. Marcher la nuit, après dix heures, entre l’une
et l’autre, c’est s’apparaître comme un fantôme. Nous avons été ce fantôme.
Si à Lombaertzyde et à Saint-Georges des Allemands ont dormi,
c’est du dernier sommeil. En arrière de la ville, les batteries franco-belges à
tour de bras battaient les deux villages. Bras infatigables ! Ça tombait avec
une régularité d’horloge. L’ennemi qui voulait mourir n’avait qu’à choisir sa minute.
Il y en avait pour tout le monde. Qui veut de la mort ? Qui veut de la mort ?
Nous marchions le moins possible. Nous étions dans l’une de ces
heures où l’on préfère ne pas entendre son pas. Puis ce n’est pas la ville qui nous
intéressait. Nous l’avions vue. Nous étions venu respirer la guerre à l’angle même
d’une fourche de bataille : de Nieuport partent deux routes, et à quatre kilomètres
de chacune on trouve Saint-Georges et Lombaertzyde.
Depuis quarante-huit heures, l’offensive est reprise. Les alliés
la mènent dure. L’après-midi, entre Nieuport-ville et Nieuport-bains, dans ce couloir
désertique, les dunes ont vu rougir leurs oyats. Les bataillons français et belges
ont piqué dans l’ennemi, ils se sont assurés de l’entrée de Lombaertzyde, de l’entrée
seulement. Les bataillons attendent là. Cette nuit, on leur prépare la besogne.
Cette nuit, le fer est pour rien.
C’est sans arrêt, c’est régulier, c’est positif. On ne leur envoie
pas des obus par intermittence. Pour les amuser, on leur déverse froidement le massacre,
et chaque coup hurle en tombant : Mourez, mourez, mourez.
Ils occupent encore un bout de Lombaertzyde et tout Saint-Georges.
Beaucoup devaient dormir. Ça leur vient sans avertissement. Il est onze heures de
la nuit. Ils sont écrasés sous les maisons ou écrasés dans la rue. S’ils tâtonnent,
ils ne trouvent plus le camarade, ils le sentent sous le pied, ayant roulé. La fonte
ne dit pas où elle éclate. S’ils restent là, s’ils fuient, c’est le même sort. Ils
fuient parce que c’est le mouvement d’instinct. C’est le même sort. Saint-Georges !
Lombaertzyde ! Il est plus de minuit. La chair doit traîner dans la boue, la
cervelle coller au casque. Il est une heure. Les obus passent froidement :
Mourez, mourez.
Quand vers trois heures après minuit le feu cessa, l’effroi,
effet du silence, recouvrit Nieuport. Des ruines, une sentinelle, des ruines. Ces
poutres, ces pans, ces toitures qui n’ont que leurs lattes prennent dans l’ombre
des positions provocantes. En traversant un bois, la nuit, les arbres semblent des
voleurs embusqués. Ces moignons de maisons sont autant de spectres gesticulant.
Se donnant la main tout le long des rues, ils font une sarabande abattue en plein
échevèlement. Qu’est-ce qui vous guette-là ? Ce n’est pas un homme, c’est
un mur en équilibre. La proximité du sang qui vient de gicler, le fracas apaisé
dans l’air, mais persistant dans l’oreille, l’appréhension du bruit de son pas,
la nuit, ah ! que le cœur désirerait de la chaleur !
*
* *
Ce matin, le lendemain, la mer est opale et dans le fond gansée
de bleu. Sur la ganse dix-sept navires sont posés. Nous sommes à Oost-Dunkerque.
Cette nuit le feu actif s’arrêta vers trois heures. Jusqu’au
jour, quelques coups leur rappelèrent qu’on était toujours là ; au jour, le
feu actif reprit. C’étaient les dons de la terre. À neuf heures, la mer commença
de distribuer les siens. Les dix-sept navires s’en chargèrent. Ils étaient tous
alignés. Deux petits, un gros, trois petits, un gros, deux petits, un gros et des
petits. Ils crachaient presque ensemble et de l’un à l’autre les yeux ne
couraient pas assez vite pour en saisir tous les éclairs. Les yeux cillaient. On
enfermait l’ennemi dans un angle de feu. L’angle dura jusqu’à onze heures et se
reforma l’après-midi. À onze heures, treize vaisseaux passèrent la ligne d’horizon.
Il resta quatre contre-torpilleurs. Ils se mirent à glisser. Nous les suivîmes.
À un moment ils pétaradèrent en filant à toute fumée. Ils ne tiraient pas sur la
côte. Aucun éclair. Ces coups n’étaient pas du même son que ceux que nous venions
d’entendre. Ils paraissaient sortis d’une mitrailleuse sourde. Ces contre-torpilleurs
se gardaient d’un sous-marin.
Cette poursuite nous conduisit à une autre plage. Sur le sable,
un régiment belge était figé, tête fixe, fusil au port. Une dame passait devant.
Cette dame avait sur la tête un bonnet de laine blanche ; autour du cou, un
cache-nez blanc, et l’une de ses mains était abritée dans la poche de son manteau
noir. Chaque soldat, se croyant regardé, se raidissait davantage à la seconde du
passage. Aux endroits où le sable était mou, la dame faisait de gracieux efforts
de pas. Ces soldats allaient partir. Ils étaient tous pareils. On ne distinguait
pas ceux qui devaient mourir. Ils prenaient ce regard qui leur servirait à l’heure
écrite. Que la patrie avait une jolie figure ! Le vent piquait. La reine les
regardait. Les joues de Sa Majesté avaient la grâce d’être roses…
*
* *
L’après-midi, à trois heures, nous prenons par Wilpen. Nous allons
à Ramscappelle. Nous revoyons en route la tour des Templiers et celle de l’église.
Les obus filent toujours par-dessus Nieuport. Les pièces qui les envoient sont de
toutes sortes. Les belges et les françaises se touchent. Il y en a d’ancien modèle
qui reculent. L’artilleur se met de côté pour tirer le coup et, quand il le lâche,
fait un entrechat. Après l’éclair, après le départ, cinq secondes plus tard ;
la bouche du canon se met à fumer, comme un homme, se gargarise encore, la cigarette
retirée des lèvres. Toutes tirent. C’est l’offensive. On ne ménage rien.
Nous sommes dans les pierres de Ramscappelle. Le bruit incessant
de tant de canons recouvre la ruine. Un commandant belge demande à la sentinelle :
— Tout est calme ?
— Oui, mon commandant.
— Rien de particulier ?
— Non, mon commandant.
Tout est calme ! Il faut parler fort pour s’entendre. Les
témoins d’un carnage sont sur chaque pierre de cet ancien village. Tout est calme !
Pour que tout ne soit pas calme, il faut que les shrapnells s’abattent,
déchiquettent les hommes, que les hommes soient sanglants dans les chemins, sous
le fer qui tombe. Mais passez une heure après, les morts enlevés, la boue ayant
bu le sang, et restez près de la sentinelle. Le commandant arrivera ; il dira :
— Tout est calme ?
— Oui, mon commandant.
— Rien de particulier ?
— Non, mon commandant.
Voici la ligne de chemin de fer. Il y a d’humbles choses qui
ne se doutaient pas de la gloire qui les attendait. Voyez l’Yser, c’est par endroit
un petit cours d’eau que le nain d’Hégésippe Moreau aurait bu comme l’autre, d’une
haleine. Cette ligne de chemin de fer est une pauvre petite ligne à voie simple ;
elle n’a jamais vu passer de rapide. C’était la modestie en personne. Elle s’en
allait toute étroite de Nieuport à Dixmude. C’est sur elle que s’est buté l’ennemi.
Il ne l’a franchie qu’un moment, à cet endroit même. Maintenant elle est le contrefort
des Belges. L’inondation s’étale devant.
Un fauteuil nous attend, un fauteuil, une table et des cartes
à jouer. Il nous attend dans une des tranchées-abris que sur des kilomètres et des
kilomètres habitent les Belges. Ces tranchées sont des maisons lépreuses toutes
de la hauteur d’un homme et accotées, à un remblai. Elles ont de l’eau devant, elles
en ont derrière, elles en ont dedans. On n’y pénètre que sur le centre. Mais lorsque
l’on y est il y a un fauteuil, une table et des cartes à jouer – dans celle où l’on
reçoit le visiteur. Nous avons calomnié, il n’y a pas d’eau dedans. Il semble du
dehors que puisqu’il y en a devant et derrière, il doit y en avoir à l’intérieur.
Il y a de la paille et de la fumée de pipe.
C’est bientôt quatre heures et demie. C’est le moment de jouer
aux cartes. Depuis deux jours l’heure de rentrer chez soi, de ne plus prendre l’air par l’ouverture, c’est quatre heures et
demie. À quatre heures et demie on shrapnellise.
Les Allemands ont appris de prisonniers que c’était l’heure de
la relève. L’heure est changée, ça ne fait rien, ils arrosent de confiance.
— C’est à qui de donner ?
— C’est à toi.
Nos amis belges sont vexés. Il est quatre heures et demie. Ils
avaient dit : « Vous verrez à quatre heures et demie juste ». Il
est quatre heures quarante. Ils sont honteux.
— C’est quand ça tombe dans l’eau, disent-ils, que c’est
joli.
Ils veulent au moins nous en donner l’idée, puisqu’ils ne peuvent
nous en offrir la vue.
À quatre heures quarante-cinq, ils sont vengés. Ça arrive.
— C’est dans l’eau, c’est dans l’eau qu’il faut voir ça.
Ils ont fait des judas dans le mur qui regarde « le lac ».
Nous y collons notre œil.
— Ils n’ont pas encore éventré les vaches.
L’inondation a surpris du bétail dans les champs. Une dizaine
de vaches ballonnées surnagent sur le flanc.
Il fait nuit. Nous ne voyons rien. Mais ils crient :
— Vous voyez ? Vous voyez ?
Nous ne voyons rien. Nous crions tout de même :
— Je vois ! Je vois !
Ils seraient si désolés que nous n’eussions rien vu !
— Eh bien, ça va durer trois quarts d’heure, trois quarts
d’heure sans résultat. À qui de faire ?
Les trois quarts d’heure passèrent. Il n’y eut aucun résultat.
*
* *
Si nous sommes resté par ici cette nuit, c’est qu’un grand spectacle
silencieux devait être donné à la patrie. Sur l’eau sale des inondations, vingt
barques allaient emporter à la rame des jeunes hommes habitués à un horizon plus
pur. Ils étaient partis pour d’immenses voyages ; celui-ci, borné par la
vue, serait peut-être leur plus lointain.
Onze heures du soir. Les vingt barques sont encore sur la terre.
Deux cents fusiliers marins arrivent sans un bruit. Les fusiliers marins sont plus
jeunes que tous les autres soldats. Ils ont porté dès vingt ans le ciel sur leur
col. Ça leur a fait de belles épaules. Ils ont l’aspect inébranlable. Ils sont devant
la mort sans un recul ; c’est qu’ils la regardent d’un regard fait à l’immensité.
Ils ont sous leur béret le courage du vrai fils et le don du croyant. Il est des
hommes qui meurent ; les fusiliers marins se donnent.
Ils mirent les barques à l’eau. Ils ne parlaient pas. Ils montèrent
dix dans chacune. L’un se plaçait à la petite proue ; ses yeux allaient servir
de phare. Pendant qu’ils embarquaient, aucun bruit que le clapotement. Elles partaient
l’une après l’autre. La rame était doucement maniée. Le ciel était boueux comme
la mare qui cette nuit leur remplaçait la mer. On les vit quitter la rive – la rive !
– diminuer, se fondre. Ils étaient partis l’arme bien en main, l’âme prête à quitter
le corps. On ne les vit plus. Longtemps après, longtemps on entendit des coups de
fusil. Une barque était-elle déjà un cercueil ? On entendait des coups de fusil…
*
* *
Au matin, on rendit compte que :
1° L’expédition des fusiliers marins a réussi dans l’une
de ses parties ;
2° Il n’y eut que des blessés.
L’eau devant nous, si sale pourtant, nous parut moins affreuse.
On nous permit d’aller à Oost-Hof.
Oost-Hof est une ruine de ferme en avant-poste. Il faut passer
les tranchées et marcher dans l’eau jusqu’à la cheville. Si la ferme Oost-Hof était
un but si convoité par nous, c’est qu’elle regarde en face les deux seules fermes
que les Allemands possèdent encore de ce côté de l’Yser : Groote-Hemme et Kleine-Hemme.
Avec de l’acrobatie on parvient au grenier. Voici le spectacle. Quatre clochers
de quatre villages occupés par l’ennemi : Westende, Lombaertzyde, Saint-Georges,
Mannekensevere. À gauche d’Oost-Hof, l’eau ; devant, une patrouille belge.
La patrouille est dispersée. Elle marche en guettant. Deux de ses hommes s’arrêtent,
ils font un moment le travail du bêcheur. Ils continuent après. Les hommes se couchent.
Ils tirent cinq coups de fusil. Pas de réponse. Ils se soulèvent, on ne voit avancer
que leur dos. Ils tirent encore deux coups de fusil. La veille, en trois patrouilles
vingt-deux des leurs restèrent sur le champ. Ce matin on ne répond pas. Ils reviennent.
Un éclair agrippe notre vue. Il sort de la ferme Kleine-Hemme un tout petit obus
avec un petit son, une petite fumée éclate cinquante mètres devant la ferme. On
répond à la patrouille. Deux autres suivent. La patrouille ne va pas d’un pas
plus vite. Elle rentre indifférente. Elle contourne Oost-Hof, dépasse la maison,
nous la suivons.
À l’arrivée, le chef de poste interroge le caporal :
— Qu’as-tu vu ?
— Une tranchée. Nous avons tiré sept coups. On ne nous a
pas répondu.
— Est-elle occupée ?
— Je ne sais pas.
— Pourquoi n’avez-vous pas avancé ?
— Parce que nous enfoncions de plus en plus dans la boue.
— Qu’ont fait les deux hommes qui ont creusé ?
— Ils en ont enterré un d’hier.
— Sais-tu son nom ?
— Non.
La patrouille rentre dans sa tranchée.
Deux nouvelles torches brûlent sur la droite de l’Yser. Une pièce
française vient d’allumer l’une ; une pièce belge, l’autre. Ces deux fermes
avaient des mitrailleuses.
Une pièce belge vient d’allumer une ferme belge. C’est ainsi.
Ils arrachent leur mère du viol du soudard. Quand ils l’auront enfin à eux, elle
sera morte, mais ils posséderont son cadavre pour pleurer dessus.
*
* *
Cette nuit à Coxyde un phare immense fouille la mer au ras des
vagues, mettant sur chacune de resplendissantes écailles.