Trois Alsaciens, en Alsace, répondent au comte
Hertling
(De
l’envoyé spécial du Petit Journal.)
En Alsace
reconquise, 27 janvier.
Me voici en
Alsace où je suis allé chercher la réponse au comte Hertling : je sais que
ce n’est ni les citoyens qui m’ont parlé, ni moi qui sommes chargé de la lui
retourner. C’est une affaire qui va de nouveau regarder Wilson, Lloyd George et
Pichon. Mais, outre que je n’ai pas la folie des grandeurs, ce qui m’a incliné
à préférer la conversation de mon menuisier, de mon curé ou de ma vieille dame
à celle de ces hommes considérables, j’eus la fantaisie de penser que ceux au
nom de qui on discourait avaient peut-être aussi à dire un mot.
J’ai donc revu
Massevaux, Dannemarie, Thann, d’autres villages. Les enfants d’Alsace sortaient
de l’école, fiers et gais à cause du masque à gaz battant leur petit derrière.
La réponse du menuisier
J’ai d’abord
frappé chez un menuisier. Les Boches n’étaient pas à quinze cents mètres de son
établi.
— Monsieur,
je viens vous voir pour que vous répondiez à Hertling.
Il ne
connaissait pas le discours, il ne comprenait pas. Je lui tendis le journal. Il
lut attentivement le passage sur l’Alsace-Lorraine, plus le relut. Cela fait,
il me regarda et me dit :
— Je vais
vous répondre.
Il me fit
asseoir, s’assit, reprit le journal et :
— Hertling
dit : « Quand nous réclamâmes lors de la guerre de 1870 qu’on nous
rendît les territoires qu’on nous avait arrachés criminellement, ce n’était pas
là faire une conquête mais ce qu’on appelle aujourd’hui « désannexion ». »
Je vais lui répondre : ils nous avaient tellement réannexés, nous étions
tellement en harmonie avec les Allemands que ma lutte à moi, comme celle de mes
camarades, commença dès l’école. Pour première direction le maître avait celle
de nous apprendre à « penser », à penser à l’allemande. Je me
souviens d’un fait : une fois il me fit appeler. C’était pour un devoir de
style. « Je devrais vous mettre huit sur dix, me dit-il. Comme rédaction,
c’est bien ; comme esprit, c’est mauvais ; ce n’est pas conforme au
modèle de pensée nationale auquel vous devez vous soumettre : vous aurez
zéro ». Ceci n’est rien, vous allez voir la preuve qu’on leur avait « criminellement
arraché le territoire d’Alsace ». Je fus soldat, au service de
l’Allemagne, je partis avec mes amis. Nous étions tellement véritablement Allemands
que les Allemands nous tinrent de suite sous leur surveillance. Nous nous
sentions tellement chez nous dans leur uniforme que nous n’avons jamais franchi
habillés à l’allemande la maison de nos pères. Nous nous mettions en civil pour
venir en permission.
Étendant le
bras il me montra un champ au travers du carreau.
— Tenez,
là. Et là, quand il fallait retourner, nous repassions la livrée.
Hertling
disant à mon menuisier qu’en 71 il l’avait réannexé Allemand, l’avait animé d’une ardeur
farouche. Il se leva, ouvrit la fenêtre et, me montrant à cent mètres une
enseigne en français, reprit :
— Seule
la lutte pour les enseignes vous prouverait combien nous attendions d’être réannexés Allemands. Il nous était
permis de conserver les enseignes en français existant déjà, mais non de les
remplacer une fois démolies. Pour empêcher que les affiches – que celle-là,
tenez – finissent d’être françaises, nous nous relevions afin de les retaper,
la nuit. Nous avons soigné de la sorte toutes celles de la ville. C’était
certainement notre sang allemand qui parlait alors !
Mon menuisier
ruminait.
— Et le
plébiscite ?
— Quel
plébiscite ? fit-il. Est-ce qu’ils en ont fait un en 71 ?
La réponse de M. le curé
Je fis du
chemin. Une rivière coulait dans la vallée. De grands toits glissant rapidement
de leurs arrêts tombaient très bas sur les murs. Des jeunes filles mangeant du
gâteau aux pommes riaient. Alsace ! Je sonnai chez le curé.
— Monsieur
le curé, avez-vous lu le discours du comte Hertling ?
— Non,
monsieur.
Je le lui
passai. Le prêtre mit ses lunettes. Il y eut dix minutes de silence. Le prêtre
posa ensuite le journal et dit :
— Depuis
le premier moment jusqu’au dernier, les Alsaciens ont mené une vie de lutte
contre les Allemands. Il ne me semble donc pas, comme ils le disent, que nous
avions la moindre affinité. Ils ont usé de tous les moyens pour nous
assimiler ; plus le temps passait, plus le fossé, entre nous, se creusait.
Ils avaient beaucoup plus de mal avec nous en 1913 qu’en 1880. Après 45 ans,
ils étaient contraints d’employer contre nous des moyens tyranniques. Ils ont
appelé la religion à leur secours. Le protestantisme, crurent-ils, allait leur
amener notre soumission. Avec l’exemple de la Silésie qui, catholique jadis,
était devenue aux trois cinquièmes protestante, ils eurent de l’espoir. Le
protestantisme put faire du chemin, mais ne fit jamais traverser le Rhin à un
Alsacien. C’est un prêtre catholique qui vous dit cela.
— Pourtant
le comte Hertling affirme que vous êtes des leurs ?
— Alors
pourquoi, de crainte que nous ne les mordions, ne cessaient-ils de nous
museler ? Ils ont envoyé plus de 450 000 Allemands en Alsace
pour chercher à nous entraîner dans ce torrent. Les deux lits, une seule
minute, ne se sont confondus.
— Et le
plébiscite ?
— Nous
repoussons cette injure.
La réponse de la dame aux cheveux blancs
Ayant traversé
une forêt sombre, j’arrivai dans une troisième ville. Je gravis six marches
d’un perron, heurtai le marteau. On m’ouvrit. C’était chez une dame à cheveux
blancs où m’avait conduit naguère un billet de logement.
— Madame,
lui dis-je, tout droit, je viens vous parler politique.
— Mais,
répondit-elle, rien ne fait peur à une vieille Alsacienne.
— Hertling
déclare que vos pères au moins étaient « purement allemands »,
La dame prit
sa lampe à la main et me conduisit contre un des murs de son salon.
— Voyez
ce portrait, me dit-elle, il n’est pas jeune, n’est-ce pas, avec sa
perruque ? C’est un arrière-arrière-grand-père à moi. Lisez en dessous
dans ce cadre, c’est lui que cet écrit concerne. Je lis : « Par
ordonnance rendue le 23e jour du mois de juillet de l’an 1700
par les commissaires généraux du conseil, députés, X…, bailly de la seigneurie
de… portera désormais armoiries telles qu’elles sont peintes et figurées
ici… » Et c’était dûment signé d’un délégué ayant pouvoir du roy de
France.
La dame
reprit :
— Cela ne
signifie tout de même pas que mon très ancien grand-père était un protégé du
roi de Prusse.
— Madame,
donnez-moi votre réponse au comte Hertling qui prétend que vous n’avez été que
désannexée en 71.
Il faisait
nuit, la dame parla :
« Les Français sont là ! »
— C’était
le 7 août 1914. Depuis une semaine nous vivions ici comme des fous.
Les hommes d’âge militaire, la souffrance dans les yeux, passaient leurs
journées et leurs nuits à essayer d’échapper aux Allemands. Nous ne savions de
quel côté tourner les yeux, ou vers la Haute-Alsace pour voir partir les
uhlans, ou vers Belfort pour voir arriver les Français. Dans la matinée, sur
cette place que vous voyez, les forces allemandes de notre ville se
rassemblèrent. Où vont-ils ? se demanda-t-on dévorés d’angoisse et
d’espérance. Une voisine entra brusquement dans le salon et cria tout bas :
« Ils s’en vont. » Nous les vîmes s’en aller. Que se
passait-il ? Je me remis à ma fenêtre, attendant. Un moment après, un
petit garçon me lança brusquement du trottoir : « Madame, les
Français sont là. — Où ? » demandai-je. Il me montra la gauche
de ma maison. « C’est impossible, lui dis-je, tu te trompes, les Français
ne seraient pas venus par la montagne. »
Il me
dit : « Si, si, je les ai vus. » J’appelai ma fille. Je lui
dis : « Montons à notre grenier, prends les jumelles. » Nous
montâmes. Nous ne vîmes rien. Mais ma fille tout d’un coup cria :
« Si, maman, si, sous le pommier, regarde les chevaux. » – « Et
les pantalons rouges. » Alors on s’embrassa et l’on pleura sur les joues
l’une de l’autre.
Le Petit Journal, 29 janvier 1918.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille