L'écrivain américain Philip Roth est mort hier à 85 ans, vient-on d'apprendre. Une oeuvre de grande dimension qu'il faudrait revisiter dans son ensemble et dont voici, par fragments, quelques éclats surgis de mes lectures au fil des années. Sa principale traductrice en français est Josée Kamoun (qui vient de donner une nouvelle traduction de 1984, de George Orwell).
La tache, dans la vie du professeur Coleman Silk, est le prétexte, pour Philip Roth,
à un formidable montage romanesque. Le personnage principal est un homme
complexe. Il a toujours eu le mensonge constructif. Au risque d’avoir à se
débattre avec lui-même, entre vérité et fiction. Un beau sujet pour son voisin,
bien connu des lecteurs de Roth, l’écrivain Nathan Zuckerman. Mais celui-ci ne
sait trop qu’en faire. Il lui tourne autour. Rumine. Le romancier – le vrai – inscrit
leur double quête en forme de danse désespérée dans le contexte de son époque. L’Amérique
redécouvre le puritanisme grâce (?) à l’affaire Lewinski. Les valeurs se
remettent en place. Autant dire que plus personne ne sait où il en est.
David Kepesh, un
professeur d’université, ne pense qu’à « ça ». Assez prudent pour
éviter de se lier avec une étudiante avant la fin des cours. Mais assez
imprudent pour devenir dépendant de l’une d’elles. Consuela possède un corps de
rêve. Un corps qui répond aux fantasmes et les entretient. David est le parfait
salaud et l’éperdu qui ne sait plus à quel sein se vouer. Il se confesse. A qui ?
Au lecteur, au moins. On reçoit son récit comme celui d’un ami qui s’impose
malgré les réticences. La curiosité est nourrie de détails intimes, et d’un
désarroi assez grand pour que la confiance s’installe.
L’auteur tient de hautes
conversations avec des écrivains surtout européens. Une famille dont les
membres ne se connaissent pas toujours mais ont des préoccupations en commun. Roth
les met en lumière. Revisite les camps de concentration avec Primo Levi, l’œuvre
de Bruno Schulz avec Isaac B. Singer. Tout n’est pas consensuel. C’est
formidable !
Autour d’une tombe où l’on
enterre Un homme, ses proches évoquent ce qu’il fut. Du moins, ils
essaient. Ensuite, il reste le roman pour approcher la vérité. Une vie assez
banale, ni tout à fait réussie ni tout à fait ratée. Et, surtout, les atteintes
de l’âge, le corps qui lâche : le massacre de la vieillesse. Roth avait 73
ans quand il a publié ce livre, presque ultime. Un autoportrait testamentaire à
travers un de ses doubles.
L’écrivain américain, quatrième
Man International Booker Prize
A défaut du prix Nobel de
littérature qui lui a souvent été promis, Philip Roth, 78 ans, peut ajouter à
une longue théorie de récompenses celle que vient de lui attribuer le jury du
Man Booker International Prize. Quatrième lauréat de ce prix bisannuel, l’écrivain
américain succède à l’Albanais Ismail Kadaré, au Nigérian Chinua Achebe et à la
Canadienne Alice Munro.
Son œuvre reflète les
aléas de la condition humaine, examinée à travers des personnages qui sont
souvent des doubles de l’auteur. Elle vaut autant par ses aspects tragiques que
par sa puissance comique. Cela grince de partout, et de plus en plus au fur et
à mesure que l’homme, vieillissant, fait face à la déchéance physique. Le questionnement
incessant sur l’identité juive est également au cœur d’un travail de fiction
dans lequel la réalité est transfigurée.
Son talent a été remarqué
dès son premier livre, un recueil de nouvelles : Goodbye Columbus a
reçu le National Book Award en 1960. Philip Roth n’a pas 30 ans. Il prend
définitivement place au sein des meilleurs écrivains américains quand sort, en
1969, Portnoy et son complexe, où l’intervention de la psychanalyse ne
sauve pas le personnage principal de l’abîme dans lequel le plonge sa propre
sexualité.
Dix ans plus tard, il
laisse à Nathan Zuckerman, désormais son double préféré, le soin de porter sur
l’existence son regard critique. Le cycle commence avec L’écrivain des
ombres et se poursuivra pendant près de 30 ans, jusqu’à Exit le fantôme
– les titres originaux de ces deux romans utilisent le même mot : ghost.
Dans La leçon d’anatomie ou La tache comme dans les neuf romans
où apparaît le personnage, l’histoire contemporaine des Etats-Unis est passée
au crible de son expérience personnelle.
Riche de plus de trente
livres, sa bibliographie témoigne d’une créativité capable de rebondir sans
cesse, même lorsque l’écrivain laisse entendre qu’il a épuisé ses sujets de
prédilection. L’année dernière encore, il a publié Nemesis, qui pose avec
Un homme, Indignation et The Himbling (les deux plus récents ne
sont pas disponibles en français) une série de questions sur les choix qui s’offrent
à l’homme et les circonstances qui le poussent à les faire.
Philip Roth reconnaît les
influences qu’il a lui-même subies : elles se situent autant du côté de la
littérature européenne que des grands écrivains américains, juifs ou non. Il en
a pris le meilleur pour trouver un ton à nul autre pareil.
Nathan Zuckerman a 72 ans.
Impuissant et incontinent depuis son opération de la prostate, il souffre aussi
de pertes de mémoire. On le retrouve pourtant tout frétillant à la vue de Jamie,
une jeune femme séduisante avec laquelle il imagine des dialogues piquants. Il
est à nouveau capable de colère devant le projet de biographie de son écrivain
fétiche, dont il a retrouvé la dernière compagne. Au lendemain de la deuxième
élection de Bush, Zuckerman réactive son ironie.
Trois actes, et baissez
le rideau ! Une tragédie classique, en somme, pour le dernier roman
traduit en français de Philip Roth. Bref et percutant. Une descente aux enfers
interrompue par une rémission. Premier acte : Simon Axler, comédien de
grand talent, découvre qu’il n’est plus capable de s’exprimer sur scène. « Il
avait perdu sa magie. »Deuxième acte : Pegeen, dont les parents
sont des amis, s’entiche de lui alors qu’elle était lesbienne. « Les
perspectives de l’un et de l’autre avaient radicalement changé. » Troisième
acte : « “C’est fini”, annonça Pegeen à Axler. »
La mécanique est
implacable. Du jour où Axler comprend qu’il est un acteur fini, que « ça
sonne faux », il sombre dans la dépression, tout en continuant de
temps à autre à jouer un rôle. Il en changera d’ailleurs au fil du roman, selon
les moments : patient obéissant, amant attentif, homme déçu, autant de
personnages dont il adopte la manière d’être comme il l’a fait sur scène. Il se
demande même parfois s’il ne devrait pas renforcer tel ou tel aspect du
caractère affiché. Il est resté, malgré lui, l’homme capable de se plier aux
contraintes d’une situation, et d’en jouer. Même si cela fonctionne dorénavant
moins bien avec Shakespeare : « Il n’arrivait pas à jouer le
Shakespeare assourdi, et il n’arrivait pas à jouer le Shakespeare assourdissant,
or il avait joué Shakespeare toute sa vie. »
Axler est entré dans sa
dernière pièce et, si Camus ne s’en était pas déjà servi, La chute eût
été un titre formidable. Bien meilleur que Le rabaissement, qui n’est
pas à la hauteur d’un roman où le personnage principal se débat dans une
situation insupportable. L’âge en est bien sûr responsable pour une grande
partie, bien qu’il ne soit que dans la soixantaine. Mais les véritables raisons
de ce coup de mou qui dure sont peut-être ailleurs. Il les cherchera en vain
lors d’un séjour en hôpital psychiatrique. Le remède à son état n’est pas plus
facile à déterminer. Probablement les antidépresseurs l’aident-ils à dormir et
à éloigner de lui l’angoisse qui lui faisait entrevoir le suicide. Probablement
aussi les confidences d’une autre patiente, qui va jusqu’à lui demander de tuer
son mari coupable d’avoir violé leur petite fille, lui redonnent-elles une
certaine confiance en lui. Pas assez pour reprendre son métier. Mais de quoi
séduire Pegeen, ou au moins accepter d’entrer dans cette relation improbable
puisque l’âge et leurs habitudes sexuelles les séparent.
Si Axler était moins
lucide, il n’aurait pas conscience de sa soudaine médiocrité. Il faut avoir eu
du talent pour reconnaître un jour qu’on l’a égaré quelque part, et qu’on ne le
retrouvera peut-être jamais. Philip Roth, à travers ce personnage de comédien, semble
conjurer la peur de devenir un écrivain banal. Il n’en est pas là – heureux
lecteurs ! S’il reconnaît volontiers, à 78 ans, ne plus trouver en lui l’énergie
nécessaire à d’amples constructions romanesques, il fait toujours merveille
dans l’élaboration de livres comme celui-ci. Rondement mené, le temps d’une
représentation, Le rabaissement touche là où ça fait mal, rappelle que
la vie est facétieuse et offre des sursis inattendus, mais aussi que personne
ne peut empêcher sa propre chute finale. Une leçon morale et littéraire.
La plus récente
intervention publique de Philip Roth a fait beaucoup de bruit parce qu’il s’en
prenait à Wikipedia. En désaccord avec l’interprétation donnée par l’encyclopédie
en ligne des sources d’inspiration utilisées pour La tache, il n’avait
pas été considéré comme un informateur fiable pour modifier l’article. La
version américaine de celui-ci résume maintenant le débat (1). On peut
considérer qu’il est clos. Tout en se disant que, pour un écrivain qui range
ses petites affaires avant de quitter ce monde, il y a décidément maintenant
une nouvelle manière de le faire…
Philip Roth aura donc
vécu avec son époque depuis l’enfance jusqu’à l’heure du web 2.0. En 1944, il
avait onze ans et les grandes peurs étaient engendrées par la guerre où bien
des hommes destinés à un bel avenir tombaient sur les fronts européen et
asiatique. Mais aussi par une maladie aujourd’hui presque oubliée, la
poliomyélite. Bucky Cantor, grand jeune homme baraqué mais à la vue trop
mauvaise pour entrer dans l’armée, est directeur d’un terrain de jeu à Newark, dans
le quartier juif de Weequahic. La polio est entrée dans la ville par le
quartier italien et s’est disséminée ensuite pour frapper surtout Weequahic. En
particulier des enfants qui fréquentent le terrain.
Bucky, dans une scène
presque inaugurale, fait face à un groupe de jeunes Italiens qui disent, en
crachant aux abords du terrain de jeu, vouloir disséminer la polio qui ne
frappe encore, à ce moment, que chez eux. Un peu plus tard, il calme le « dingo »
du quartier, qui promène toute la journée sa crasse et ses odeurs, en lui
serrant la main alors que certains le soupçonnent de propager la maladie. Une
grande maîtrise de soi et un sens aigu de son devoir caractérisent le jeune
homme qui se sent coupable de n’être pas au combat avec ses amis. Pour rien au
monde, il ne quitterait sa fonction malgré l’épidémie. Pour rien au monde, sauf
peut-être pour Marcia avec qui il envisage de se fiancer et qui, elle, se
trouve à l’abri très loin des miasmes de la ville, dans un camp de vacances à
Indian Hill. Il cède à son invitation de la rejoindre et part au camp avec le
sentiment d’avoir déserté.
Puisqu’il retrouve son
amoureuse dans un cadre privilégié, tout devrait pourtant bien se passer. Sinon
que Bucky est assez remonté contre le Dieu auquel Marcia est attaché. Il le
tient responsable de la maladie et des morts qu’elle provoque. Sinon aussi que
la polio s’invite au camp. Apportée probablement par Bucky lui-même…
Les deux premières
parties montraient le personnage principal à Newark puis à Indian Hill. La
dernière, plus courte, lui fait retrouver, en 1971, un des garçons du terrain
de jeu, frappé lui aussi à l’époque par la polio et handicapé comme Bucky. Celui-ci,
dans des conversations qui s’apparentent à des confessions, s’explique sur la
manière dont il a vécu la tragédie et ses conséquences. C’est simple et profond.
Imparable.
Un dernier cycle de 4
romans
Némésis, c’est la colère
des dieux ou, pour les puristes, la déesse de la colère divine. Et, pour nous, le
titre d’un cycle de quatre romans courts dans lequel Philip Roth donne en
quelque sorte son testament d’écrivain, au moment où ses 79 ans (un peu moins
au moment d’écrire ces livres) le rapprochent de la grande question : qu’y
a-t-il après la mort ? Un homme, paru en 2006 et traduit en 2007, est
une sorte d’autoportrait fictif, ouvert par l’enterrement d’un double de Roth
et poursuivi par l’évocation de ce qu’il a été pour ses proches, jusqu’au
massacre de la vieillesse. Indignation (2008 et 2010) montre comment un
jeune homme se débat, au moment de la guerre de Corée, entre sa découverte d’une
sexualité débridée et le poids de la religion présente à l’université comme
dans sa famille, bien que de manières différentes. Paru l’an dernier en
français (en 2009 aux Etats-Unis), Le rabaissement raconte la descente
aux enfers d’un comédien âgé qui a tout perdu de son talent et croit retrouver
une seconde jeunesse, le temps trop bref d’un dernier amour. Avec Némésis
(2010 et 2012), qui reprend le titre du cycle, Roth poursuit et clôt l’alternance
qu’il a mise en place entre personnages vieux
et personnages jeunes. Tous poursuivis, dans des circonstances diverses, par
cette colère divine contre laquelle ni l’acceptation ni la négation ne sont d’aucun
effet.
L’écrivain américain
semble dire, dans des entretiens récents, qu’il en a ainsi terminé avec son
travail de romancier.