Je n'ai pas attendu que Jean-Claude Pirotte reçoive, l'année dernière, le prix Apollinaire pour vous en parler ici. En 2009, ses poèmes avaient été rassemblés dans un gros volume, Le promenoir magique, que je vous avais présenté. J'y reviens - sous une autre forme, et en ajoutant quelques livres (pas tous), jusqu'au dernier que j'ai lu cette année. L'occasion est belle: il vient de recevoir le prix Goncourt de la poésie, rebaptisé cette année Robert Sabatier en hommage au romancier, poète et grand amateur de poésie disparu en juin (deux notes à lire dans ce blog, ici et là). Pour l'ensemble de son oeuvre, s'il vous plaît. Et peut-être aussi un peu pour le partage qu'il fait, comme lecteur et commentateur des poètes, dans sa chronique mensuelle du magazine Lire. Petit parcours, donc...
On n’attendait pas vraiment Jean-Claude Pirotte au détour d’une «Enfantine».
C’est pourtant bien le genre dans lequel il a lui-même rangé L’épreuve du jour, qui n’est pas
constitué tout à fait de souvenirs d’enfance, mais de l’image de ces souvenirs.
Jean-Claude Pirotte est écrivain trop fin pour ne pas faire la différence... «J’ai bien peur que mon enfance ait
cessé de m’appartenir. Que même elle ne m’ait jamais appartenu, c’est à tout
prendre un peu le sujet de ces pages décousues. Peut-être l’enfance n’est-elle
qu’illusion romanesque, une manière de tricher avec la mort en se dérobant aux
atteintes de la vie.»
Une fois encore, il suffit de quelques phrases pour qu’opère la magie d’une
écriture dont la souplesse est extraordinaire. Puis les personnages se mettent
en place: le grand-père adoré, la mère silencieuse, l’indispensable
Germaine, le souvenir d’Hélène, le père détesté, l’enfant considéré comme un
personnage, le vent et la pluie, les bistrots. Quelques fantômes qui reprennent
vie pour l’auteur comme pour nous.
Le regard sombre, voire désespéré, de Jean-Claude Pirotte se tempère de
tendresse, et la certitude de la mort n’est plus rien si se voir mort est une
manière de tenir la fin à distance.
Il y a, dans ce livre, quelque chose d’un apaisement, non pas qu’il n’y ait
plus de blessures, mais celles-ci, acceptées une fois pour toutes, ne peuvent
plus diffuser qu’une douleur sourde dont la présence constituerait presque un
accompagnement amical.
Cet apaisement est d’autant mieux ressenti que Fond de cale, roman maudit à l’histoire éditoriale pleine de
malheurs, est réédité en même temps alors qu’il était paru en 1984 – mais n’avait
pratiquement pas été diffusé.
L’histoire de Jan Idsega, qu’il écrit, est lourde de souvenirs qui n’ont,
eux, rien d’amical. Elle commence, c’est tout un symbole, par l’explosion d’une
hirondelle contre la voiture du narrateur. Une hirondelle ne fait pas le
printemps. Certes, mais elle peut donner le ton d’un livre déchiré. Coupable,
Jan Idsega? Et de quoi? Il est vrai que Hilde n’est plus là. Mais,
pour le lecteur, un mystère subsistera. Fond
de cale est un roman noir, mais pas au sens réducteur où on l’entend dans
le monde du roman policier.
Les deux livres sont, on l’a compris,
différents. Mais ils sont bien l’œuvre du même écrivain, qu’on retrouve
toujours avec plus que du plaisir.
Il y a sept ans, Jean-Claude Pirotte recevait le prix Rossel. Le temps d'Un été dans la combe, on se disait donc qu'il était, finalement, un écrivain «convenable», bien à sa place dans un palmarès où figurent à peu près tous les meilleurs romanciers belges de notre époque. On reprend aujourd'hui ce roman, à l'occasion de sa réédition sous un nouveau titre. On l'ouvre, et c'est à nouveau la complicité avec un narrateur qui, pour s'être installé dans un paysage bien précis, ne vient pour autant de nulle part. Quand un médecin lui demande les renseignements nécessaires à sa fiche, il répond: «Je suis étranger, mon nom, mon âge, qu'est-ce que cela peut vous faire?» Cet homme est une énigme qu'on est tenté de reporter sur l'auteur lui-même. Il est minuit depuis toujours ne nous livrera cependant pas la clef, à moins de se contenter d'une clef qui ne tourne dans aucune serrure, qui se contente - c'est déjà beaucoup - de peser dans les mains, avec la sensation si particulière d'un objet réel et cependant à destination inconnue.
La musique y occupe une grande place, comme si les mots n'étaient pas toujours suffisants. Et pourtant, les mots continuent de s'aligner sur les pages des carnets, ceux-ci livrés ensuite au lecteur dans leur état initial, ou réputé tel, ce qui peut être très différent.
«Avez-vous remarqué que, pour parler des mots, il faut les employer? C'est pourquoi nous ne pouvons en sortir. Je connais des gens qui s'expriment par onomatopées, néologismes, etc. C'est ajouter à la confusion. Moi, je crois dur comme fer à la littérature. Dans un sens. Par ailleurs, notez bien, je n'y crois pas du tout. Je ne suis pas de mon temps. Mais de quel temps, alors? Je serais bien en peine de vous le dire.» C'est ainsi que Jean-Claude Pirotte, quand il se collette avec les interrogations fondamentales de l'écriture, les détourne de leur sérieux habituel pour en faire une sorte de jeu - c'est-à-dire, somme toute, quelque chose de très sérieux quand même. Avec lui, on n'en sortira pas. On croit le tenir, l'avoir compris une fois pour toutes, qu'il s'échappe encore, au bord du silence qui le tente mais renonçant à y croire vraiment.
Il est minuit depuis toujours nous renvoie dans le flou, c'est-à-dire à nous-même. Jean-Claude Pirotte est de ces écrivains dont la compagnie, pour n'être pas toujours confortable, est cependant génératrice d'une meilleure connaissance de l'homme, dans ses contradictions les plus complexes. Même dans le petit texte intitulé Sainte-Croix-du-Mont, du nom d'un lieu situé dans un vignoble, et qui paraît avec des photos de Jean-Luc Chapin, Jean-Claude Pirotte parvient encore à nous faire signe: le passé et le présent nourrissent l'attente, préparent à la rencontre...
Dommage que le nouvel éditeur de Pirotte, La Table ronde, ait cru nécessaire de multiplier les références: «Il y a du Chardonne, du Blondin et du Verlaine dans sa plume mélancolique.» Ouais... Fallait-il vraiment tout cela?
En 1975, Jean-Claude Pirotte (Prix Rossel onze ans plus tard pour Un été dans la combe), avocat, était condamné à vingt mois de prison sans sursis pour avoir aidé un de ses clients à s'évader. Il a toujours nié le fait, mais s'est soustrait à la peine en franchissant la frontière, commençant une cavale qui donne son titre à son nouveau livre - rangé dans le genre romanesque, et où il ne faut donc pas chercher trop de vérité, sinon celle que la fiction révèle en transfigurant la réalité.
Il n'empêche: on y retrouve tout Pirotte, l'apparent laisser-aller de quelqu'un qui préférerait faire n'importe quoi plutôt qu'écrire, mais qui, dès lors qu'il écrit, est touché par une grâce si haute qu'elle semble nous rendre meilleur. Il est de ces écrivains qui font du bien!
Cavale commence par la redécouverte d'un carnet, des notes prises pendant cette période. Qu'en faire? Un livre?
«Donc j'ai remis la main sur ce carnet entamé il y a vingt ans, j'en ai feuilleté les premières pages, ça commence par une description minutieuse du carnet, la couverture, les marges, le grain du papier, tout ça, j'ai pensé: bah, ça deviendrait vaguement un bouquin, je n'ai qu'à recopier, c'est l'histoire d'un type dont je ne sais pour ainsi dire rien, je peux y ajouter quelques parenthèses, allonger la sauce, inventer, retrancher n'importe quoi, aucun souci, je n'ai qu'à laisser courir, et c'est ce que, oui, c'est ce que je vais faire.»
La phrase se balance ainsi, sur un rythme hésitant, qui se montre en train de se chercher, qui se trouve, qui s'impose: bien sûr, le livre n'est pas exactement cela, il est beaucoup plus. On devine qu'il s'est construit progressivement, à partir de ces carnets, sur le thème d'une errance qui détermine non seulement les sujets abordés mais jusqu'au style.
«La vérité, c'est que je n'ai rien à dire. Ou pas grand-chose. Si peu de chose que ce n'est pas la peine d'en faire un plat. Ce peu de chose est pourtant ma seule fortune. C'est aussi le signe avéré de mon infortune.»
Fortune et infortune naissent donc à la même source, qui est aussi, heureusement, source de vie et d'écriture, quoi qu'il en dise.
Une cavale, est-ce forcément une aventure? Ici, pas au sens où on l'entend habituellement. Mais une aventure humaine, à coup sûr, où les hommes se frottent les uns aux autres, avec les grosses voix rudes qu'on prend dans les bistros après un peu trop de vin, juste assez cependant pour se sentir un ton au-dessus des conversations quotidiennes. Les affirmations définitives prennent ainsi leur vraie valeur, c'est-à-dire aucune. Il y a du Blondin quelque part dans cette voix-là.
Tout pourrait tenir en un mot: liberté. Liberté d'exister et liberté de parole. Le narrateur s'approprie les lieux, les visages, et surtout une langue emplie de fulgurances. Cavale est un livre qu'on peut ouvrir à n'importe quelle page, et éprouver immédiatement une séduction à laquelle il est impossible de résister pour autant qu'on soit sensible à cela.
Au hasard, donc: «Au fond de l'arrière-salle brumeuse on entend gronder la rumeur d'un siècle ancien.» Ou bien : «Le temps est venu pour nous, cher Macache, d'établir notre fortune. Voilà qui est dit.» Et ailleurs : «Je l'entends encore, Maurice de Thonnance, parodier à l'envi les poètes abstinents, et grommeler au coin d'un comptoir son aragonade favorite: le vin c'est l'avenir de l'homme.»
Voici un roman plein de mauvais garçons et de filles douces, de rêves éveillés et de lectures vivifiantes. Jean-Claude Pirotte, l'air de rien, nous jette tout cela à la figure avec une force rare.
Un long monologue intérieur, du fond d’une prison. D’un cul
de basse-fosse, comme on disait autrefois. Humiliations et tortures en sus. Abou
Ghraib est le nom qui surgit immédiatement à l’esprit et l’on devine que
Jean-Claude Pirotte a dû être, comme beaucoup, secoué (pour utiliser un terme
modéré) par les photos diffusées en 2004. Secousse salutaire: l’écrivain
s’est emparé de la part d’imaginaire masquée par l’hyperréalisme des images. Et
donne à lire aujourd’hui un possible envers du décor.
Dans un texte composé d’une seule phrase sans véritable
début ni fin, sans majuscule ni point, mais découpé en trois parties et en courts
paragraphes, un homme rumine et cherche à ne pas perdre la tête. Il dit: «je
ne suis ni saint ni martyr, je ne suis qu’un être déchu qui ne peut que se
moquer de lui-même».
Absent de Bagdad repose, en grande partie, sur des
malentendus, au sens où la Genèse les crée entre les hommes quand Dieu,
pour les punir d’avoir voulu atteindre le ciel avec la tour de Babel, les
sépara en leur attribuant des langues différentes: dès lors, ils ne se
comprirent plus. La construction arrêtée, les hommes se dispersèrent.
Quand, aujourd’hui, ils se retrouvent, c’est parfois à
l’occasion d’une guerre. Et ils ne se comprennent pas davantage: «au
début j’avais réussi à écrire quelques mots dans ma langue, ou plutôt les
graver du bout de l’ongle sur un carton minuscule que j’avais trouvé dans le
noir en tâtonnant, ils ont dit que j’avais écrit le nom d’Allah et que c’était
de l’arabe, mais ils se trompaient, il n’y avait ni le nom d’Allah ni aucun mot
d’arabe, c’était le prénom de ma fiancée turque».
Le narrateur possède un avantage considérable sur ses
bourreaux: il est cultivé et comprend plusieurs langues. Pour conserver
cet avantage, il le garde secret. Et domine en permanence, de sa position peu
confortable, ceux qui le retiennent. Les données s’inversent: «loin
de réussir à contraindre sa victime à l’abaissement, le geôlier fait du
misérable un homme à son plus haut degré d’humanité». Les peurs les
plus vives sont du côté du pouvoir. Le prisonnier impuissant a pour lui une
totale lucidité. Et un sourire (blessé) qui lui naît parfois sur les lèvres, à
la plus grande irritation des autres.
Seuls ceux qui sont du côté du bâton croient en leur
pouvoir. Depuis le début, le détenu a trouvé le moyen de s’évader. Les
souvenirs l’aident un peu. Ainsi que de savoir exactement qui il est, jusque
dans ses défauts. La perfection n’est pas de son monde. L’illusion de la
perfection, de la justice, du bien, est en face. Et les illusions, on le sait, peuvent
être mortelles…
Paradoxalement, ce texte venu des profondeurs, comme les Mémoires
écrits dans un souterrain de Dostoïevski, d’un lieu où la lumière du jour
n’arrive pas, est éclairé de l’intérieur et baigne dans une forme de bonheur.
Le mot arrive plusieurs fois dans ces pages qui, presque à leur conclusion,
disent: «que me reste-t-il sinon l’étrange pouvoir de prolonger
encore et encore une agonie presque joyeuse».
Long poème en prose plus encore que roman, Absent de
Bagdad est un livre poignant. Il nous tend un miroir dans lequel, sans
entrer dans de grands débats philosophico-politico-religieux, un être humain
remet en question l’ordre même du monde. Nous sommes à l’intérieur d’une
agitation individuelle, pris dans un tourbillon de pensées qui cherchent à se
structurer – et y arrivent, en dépit des circonstances.
Une leçon d’humanité. Voilà bien à quoi nous invite
Jean-Claude Pirotte, pour qui le monde ne se colorie pas en noir et blanc. Son
échelle de valeurs, celle de son personnage du moins, s’articule autour d’une
perspective qui, sous sa plume, semble évidente: «qui donc leur
dira qu’en niant la dignité de l’autre c’est à la leur qu’ils portent atteinte,
c’est leur propre humanité qu’ils piétinent».
Cinquante ans de poésie (1953-2003), dont environ la moitié est inédite, cela fait un énorme pavé. Pourtant, il en manque: Jean-Claude Pirotte a perdu des manuscrits, il a publié d’autres livres depuis… Il n’a jamais pu se passer des mots, les siens et ceux des autres. Il semble bouger d’un bar à une chambre mansardée, d’une province à une province, avec toujours en poche son carnet de poèmes, accompagné d’un recueil d’un poète aimé. Pol Charles, qui a tout lu et relu, affirme qu’un de ses charmes tient au rabâchage, à la rumination. Sans doute: un demi-siècle ne le montre en définitive pas si différent entre ses débuts et ses textes récents.
Au contraire de nombreux débutants, Pirotte montre une étonnante maturité dans ses vers d’adolescent. Et il a déjà trouvé ce qui sera, ce qui est encore son inspiration: un quotidien revisité par des éclairs langagiers et des rapprochements inattendus. Un premier temps, il semble tenté par la chanson. Ce n’est peut-être qu’une impression, mais il y a, dans les années 50, bien des poèmes auxquels une musique donnerait une vie nouvelle.
Déjà, l’homme est vagabond: «je pars demain pour Sumatra.» Il ne change pas: dans Le promenoir magique, dernier recueil d’un vaste ensemble, il n’est question que de mouvement.
Mais on ne définit pas Pirotte en vitesse. Sa poésie se présente avec une exemplaire modestie. Il a «de moins en moins de mots», il écrit des poèmes «dépourvus de mystère poétique», «le poème ne résiste pas davantage / à la durée que l’amour et l’amour / comme le poème est seulement imaginaire / tu n’auras rien écrit tu n’auras pas aimé».
L’approche est douce mais dit parfois le sentiment de la perte, d’un abandon progressif. Tout n’est pas bleu ciel chez l’écrivain qui aime pourtant cette couleur. Il pleut comme à Rethel. Et «je ne suis parmi les ombres / qu’un reflet que l’ombre élude».
Cette somme est un art poétique. Le reflet d’une vie. Une formidable invitation à revisiter le monde dans ses aspects plus banals, mais traversé ici par des fulgurances qui obligent à s’arrêter longtemps sur une page avant de la tourner. Un livre de chevet à ouvrir souvent au hasard, jusqu’à faire naître une complicité nouvelle, histoire d’approfondir la familiarité que ressentaient déjà bien des lecteurs.
Le roman, avec Jean-Claude Pirotte comme avec d’autres
poètes, est un genre certes fréquentable (il l’a souvent prouvé) mais à
condition de l’entreprendre par les marges. Quitte à constater qu’une véritable
intrigue est en train de germer: «Moi
qui avais décidé d’écrire en guise d’exercice quelques pages où je me serais
épanché à l’abri des regards, d’écrire Place des Savanes en somme, je me suis trouvé sans préavis au
cœur, voire à la périphérie, d’une intrigue policière qui tient du roman
populaire à six sous.»
Les ingrédients du roman populaires sont en effet réunis. Le
narrateur ne ment pas, au moins sur ce point. Dans une atmosphère à la Mac
Orlan, un jeune lecteur cite Armen Lubin et un vieux flic se demande quel
rapport il peut y avoir entre cet Armen Lubin et le meurtre qui s’est produit
dans la taverne où les deux personnages se rencontrent. S’affrontent, presque.
Sur des terrains si personnels qu’ils ne coïncident jamais tout à fait. Sinon
dans les regards convergeant vers la serveuse. Toute une histoire aussi, cette
serveuse…
Il y a bien une place des Savanes, le titre ne ment pas non
plus. Un lieu où l’on se cache aisément et où vit le grand-père. Prêt à
transmettre sa succession au jeune lecteur qui est aussi le narrateur. Dans
l’héritage annoncé, la plus belle part peut-être est un couple de geishas, les
sœurs Ma, dotées de jambes affolantes dans leurs jupes fendues, sensuelles et
exotiques comme le voyage que l’on ne fera jamais. Sinon place des Savanes. Pas
besoin d’aller plus loin, ni de transformer l’errance du roman en logique
policière. Le flou convient à celui qui, repensons à la citation du début, se
plaît autant en périphérie qu’au cœur du récit, et tant mieux si l’on s’y perd.
On ne s’y perd d’ailleurs pas tellement, au fond, à
condition de prêter l’oreille. Les mots des poètes s’accrochent à la mémoire,
forment une traîne pareille à une étoile filante, et il suffit de suivre la
trajectoire pour récolter une moisson digne d’un viatique. «Sois sage, ô ma douleur» pour Baudelaire ici, ou,
là-bas, avec Odilon-Jean-Périer: «Une
forêt d’anges / Sonne et marche: c’est un orgue.» Et tant
d’autres, dans une promenade où l’on rencontre Neuhuys, Gérard Prévot, Hugo ou
Montaigne. Montaigne? Ce n’est pas un poète, rétorquera l’amateur de
catégories bien nettes! Et pourtant, si, quand il s’inscrit dans le flux
d’une langue amoureuse et gourmande.
Place des Savanes
est par ailleurs truffé de phrases que l’on doit à Jean-Claude Pirotte
lui-même, et qui brillent assez violemment pour s’y arrêter, le temps d’en
extraire tout le goût: «J’avais
appris peu à peu que la fin des temps c’est pour aujourd’hui – au plus tard
pour demain.» Et, puisque le narrateur est jeune, bien que riche de
ses lectures: «J’aurais
nourri ma jeune nostalgie d’une campagne aérée mais mystérieuse en ses confins
et ses détours, comme celle de Morven le gaëlique, et j’aurais pu moi aussi
rêver…»
Aux confins du roman – dites: la périphérie, si vous
voulez –, la phrase ne suit pas le but précis que pourrait lui donner un
architecte scrupuleux. Elle traîne un peu, s’alanguit, puis un dialogue
s’installe, aux répliques sèches, sans pour autant faire avancer l’intrigue.
Est-ce donc un roman paresseux? S’il faut se résoudre à le qualifier
ainsi, ce sera pour faire, du même coup, l’éloge de cette paresse grâce à
laquelle les détails sont mis en relief par des lumières rasantes. Quant à la
présence de l’alcool, sans lequel l’univers de Pirotte perdrait une partie de
son identité, elle est teintée d’une vague tristesse, comme si la vérité
n’était plus au fond de la bouteille – pour autant qu’elle s’y soit trouvée un
jour – mais que la gorgée de plus, nécessaire à l’ivresse, révélait une ombre
de vérité, projetée sur un mur de mensonges.
On se trouve bien à cette adresse fournie par Jean-Claude
Pirotte. On se blottit on fond des pages, on s’en fait un duvet. Et s’il gratte
un peu, c’est pour mieux se sentir vivant.
Poète migrateur plutôt
que voyageur, Jean-Claude Pirotte se pose là où l’appelle le souffle du vers.
Cette fois, saint Fromont l’a requis sur le plateau de l’Ajoie, dans le Jura
suisse. Ne cherchez pas Fromont dans le calendrier: il n’existe que dans
la tradition populaire et dans un livre de Pierre-Olivier Walzer, pas dans la
liste officielle de l’Eglise. Voilà qui plaît à un écrivain peu soucieux de
respecter les normes et dont le pas marque les territoires successifs. Ceux-ci
ont néanmoins tous en commun d’être traversés par une poésie d’apparence
familière dans laquelle l’ironie douce fait merveille quand il fait rimer, par
exemple, «milan» et «mille ans», bien que ce soit
davantage: «mais il fallait une
rime / et rimer n’est pas un crime / ça fait partie du décor».
Le décor, vivant et
scruté par un œil attentif, habite les pages. Les époques se superposent avec
le passage des peuples qui, au fil du temps, se sont succédé au pays de
l’Ajoie. Dont Jean-Claude Pirotte précise rapidement, afin que le doute ne soit
pas permis, que le nom n’est pas construit avec un alpha privatif (ce qui
signifierait «absence de joie») mais qu’il est «l’Ajoie comme la joie». Teintée parfois, cependant,
d’une réflexion sur l’âge, entre mélancolie et soulagement: «l’heure vient d’échanger contre un
corps volatil / cet encombrant fardeau d’os d’humeur et de chair».
P.-S. Il est plusieurs fois question du prix Rossel dans ces articles, parce que Jean-Claude Pirotte l'a reçu en 1986. Heureuse coïncidence: le prix Rossel 2012 sera remis aujourd'hui soir. Je vous ai présenté les cinq finalistes il y a un peu moins d'un mois.