J'avais beaucoup aimé le précédent roman de Jakuta Alikavazovic, Le Londres-Louxor. Elle y déployait déjà une manière de narration utilisant le flou et le détail, technique poussée encore plus loin dans La blonde et le bunker. Cela méritait bien de poser quelques questions à l'écrivaine, qui a répondu très vite par courrier électronique. (Une partie de cet entretien, accompagné d'un article, a été publié dans Le Soir.)
A lire La
blonde et le bunker, on croit deviner sous le texte une construction très
savante. Mais elle reste inaccessible, au moins à la première lecture. Cette
hypothétique structure est-elle le fruit de l’imagination du lecteur ou
existe-t-elle vraiment ?
Il y a évidemment une
construction – j’ignore si elle est savante. Deux récits croisés, qui bien
entendu finissent par n’en faire qu’un – cette architecture, que l’on trouve en
littérature (y compris de genre) comme au cinéma, met en lumière l’art romanesque
de créer, non des faits, mais des liens entre des faits, entre des éléments (en
apparence) isolés. Du reste, si la structure est sentie par le lecteur, si elle
est devinée ou mieux, « soupçonnée », elle remplit son rôle : il n’y
a donc pas, je pense, d’inaccessibilité. Le lecteur devient enquêteur, la
lecture révèle sa vraie nature : création et récréation.
Comment vous est venue l’idée de cette collection
Castiglioni qui serait à la fois « en creux » et
« dérivante » ?
J’aimais l’idée d’une
collection mystérieuse, à l’existence incertaine, qui pourrait fournir matière
à une enquête. Gray, l’enquêteur amateur, cherche cette collection pour des
raisons qui sont tout sauf artistiques, dans la tradition des détectives de
romans noirs à la recherche d’objets mystérieux ou de personnages inconnus. La
collection permet aussi de poser la question de l’exposition – chercher à voir
est ici plus important que voir.
La recherche que fait Gray de la mystérieuse
collection s’apparente, une fois que nous découvrons les dessous de l’affaire,
à un roman policier. Vous utilisiez déjà certains ressorts du genre dans Le Londres-Louxor. Avez-vous le goût de
ces mécanismes ?
Ce sont, pour ainsi
dire, les seuls qui m’intéressent : le roman à énigme est celui qui pose
le plus clairement la question du désir de lecture et du désir de connaissance.
En tout cas – c’est vous qui le dites dans les
« Sources & remerciements » –, vous avez le goût des
encyclopédies. Les pratiquez-vous de manière compulsive, sans savoir ce que
vous y cherchez et en espérant y trouver un fil qui vous conduira vers un livre
à écrire, ou au contraire les consultez-vous pour nourrir un projet déjà
défini, au moins en partie ?
Je chéris les
encyclopédies, j’ai sans conteste le gène borgésien. Cependant, sans la force d’attraction
romanesque, un fait n’est rien, il n’est qu’un fait.
De nombreux thèmes s’entrecroisent dans La blonde et le bunker. Quel était, pour
vous, au moment de l’écriture, le principal – ou les principaux ? Et leur
importance relative, une fois le livre terminé, est-elle restée la même, ou
bien certains thèmes ont-ils grandi en cours de route ?
Raymond Chandler est à
l’origine du livre. Il s’est ensuite dissout dans certaines de mes obsessions
personnelles : la fin du monde, la photogénie, Venise.
Certaines œuvres seraient-elles vraiment destinées
à ne pas être vues, en raison de leur conception ? Un artiste qui dirait
cela d’une partie de sa production serait-il crédible ?
Certains artistes
enterrent des sculptures. Elles ne sont pas visibles, elles existent sous forme
de trace. Ne pas montrer, c’est permettre une existence immatérielle à l’œuvre:
elle vit alors comme vivent certaines histoires entendues. L’œuvre invisible m’intéresse
car son existence devient en un sens littéraire.
On pense parfois, en raison de l’inaccessibilité
de la collection Castiglioni, à ces collectionneurs qui achètent des œuvres d’art
pour les enfermer et les soustraire à la vue du public. Y avez-vous pensé
aussi ?
Une œuvre peut être
mise au secret pour plusieurs raisons : parce qu’on doute de sa valeur (les
réserves des musées regorgent d’œuvres « mineures », en attente de
reconnaissance) ou au contraire parce qu’elle est jugée trop précieuse. Les
collectionneurs que vous évoquez et que je me plais à surnommer, dans ma
nomenclature personnelle, les « jaloux », sont intéressants si on
choisit de penser que le secret leur est une jouissance. L’invisibilité de l’œuvre
la rendrait paradoxalement plus visible, plus présente, car ils sont seuls à en
jouir.
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