Peu avant le quarantième
anniversaire de l’indépendance de l’Inde et son propre quarantième
anniversaire, Salman Rushdie est retourné dans son pays d’origine pour
travailler à un film. Dans le Kerala, il a vu un conteur qui ne respectait pas
les règles habituelles du genre, commencer au début de l’histoire et poursuivre
jusqu’à la fin. Celui-là faisait tout de travers et le public suivait malgré
tout. L’écrivain a retenu la leçon. JosephAnton, qui raconte les années où il dut vivre caché parce qu’il avait été
condamné à mort par l’ayatollah Khomeiny, ne s’ouvre pas par les années de
formation. Elles sont précédées du jour où, le 14 février 1989, il apprend
qu’une fatwa a été prononcée contre lui. Et où tout bascule. La lumière, en ce
beau mardi ensoleillé, est engloutie d’un coup.
Voltaire « avait déclaré un jour que pour un
écrivain c’était une bonne chose de vivre à proximité d’une frontière, de sorte
que, s’il mécontentait les puissants, il pouvait franchir la frontière et se
mettre à l’abri. » De nos jours, cette précaution est devenue très
insuffisante. « Maintenant il
existait une action extraterritoriale.
En d’autres termes, ils vous poursuivaient. » Salman Rushdie ne sera
nulle part à l’abri d’un tueur fanatique.
Il est le contraire d’un
fanatique : il s’intéresse à la religion mais n’est pas religieux. Pareil
en cela à son père qui lui a fait un beau cadeau en lui donnant un nom de
famille inspiré par Ibn Rushd, « l’Averroès
de l’Ocident » qui « avait
été en son temps au premier plan de l’interprétation rationaliste de l’islam
contre la tradition littérale ».
Si devenir écrivain est
une vocation, elle est bien la sienne, même s’il doit, pour vivre, travailler
d’abord dans la publicité. Un premier roman, Grimus, passe presque inaperçu en 1975. Un deuxième, Les enfants de minuit, lui vaut le
succès en 1981, le Booker Prize et la considération d’auteurs qui l’accueillent
parmi eux à travers leurs articles. Nelson Algren aux Etats-Unis, par
exemple : « L’Homme au bras
d’or, La Rue chaude, ce Nelson Algren, vraiment ?
L’amant de Simone de Beauvoir, l’ami d’Hemingway ? C’était comme si tout
le passé doré de la littérature venait à lui pour l’adouber. » La honte, en 1983, prolonge cet état de
grâce pour un homme qui ignore encore le mot « fatwa ».
Un an avant qu’il soit
visé par lui, à deux jours près, Salman Rushdie a terminé la rédaction de ce
qui va devenir son roman le plus célèbre en même temps que la cause de son
malheur, Les Versets sataniques. Il vient de se marier avec la romancière
américaine Marianne Wiggins, les deux événements conjugués valent bien des
vacances sur l’île Maurice pendant que ses agents font monter les enchères.
Celles-ci provoqueront la perte d’une amitié et, plus tard, un bienfait. Son
amie Liz Calder, sa première éditrice, venait de monter une nouvelle structure,
Bloomsbury, incapable d’offrir les sommes importantes bientôt en jeu. Les versets sataniques sont donc parus
chez Penguin, ce qui a évité à Bloomsbury de connaître des ennuis probablement
insurmontables en raison du manque de moyens. Et ce qui a permis à la maison de
découvrir plus tard « un obscur
auteur pour enfants encore jamais publié, J. K. Rowling. »
Joseph Anton, sous-titré Une autobiographie,
foisonne d’anecdotes. Certaines sont d’une irrésistible drôlerie, bien qu’elles
surviennent dans une période tragique. Ouverte le 26 septembre 1988, date de
publication du roman en Grande-Bretagne « C’étaient
les six derniers mois de sa “vie ordinaire”, après quoi la patine de l’habitude
et les illusions lui furent brutalement arrachées, et ce qui devint visible
alors ce n’était pas la beauté surréelle du monde mais sa monstruosité
bestiale. »
Beaucoup des faits
évoqués dans le livre ont à voir avec la littérature. Comment, par exemple, en
écrivant quelques articles critiques sur des ouvrages récents, il se fâche avec
leurs auteurs. L’essentiel est d’ailleurs bien la littérature. Salman Rushdie
note que, dans un premier temps, il n’est question que de cela à propos des Versets sataniques. Le temps d’un
paragraphe. « Bientôt le langage de
la littérature allait être submergé par la cacophonie d’autres discours,
politiques, religieux, sociologiques, postcoloniaux, et la question de la
qualité, de la véritable visée artistique semblerait presque frivole. »
Aux amis qui lui demanderont ce qu’ils peuvent faire pour l’aider, il ne peut
répondre qu’une chose : « Défendez
le texte », tant il a l’impression d’en être dépossédé. Ce dont il
entend parler ne ressemble que de loin à son roman…
Dix jours après sa
publication, ce roman, ou le roman dont on parle, est interdit en Inde. Où le
livre qui l’avait rendu célèbre, Les
enfants de minuit, avait été très bien accueilli quelques années plus tôt.
Les ennuis ne font que commencer. « Comme
la civilisation est fragile », écrira-t-il après que son livre a été
publiquement brûlé. Comme en écho à la rumeur qui enfle, sa femme lui annonce,
le 8 février, qu’elle le quitte dans quelques jours.
Alors arrive le 14
février, les mesures de sécurité, une vie qui n’est pas la sienne, bien qu’il
tente d’en préserver quelques aspects. Avec un humour qui l’aide sans doute à
mettre les événements à distance, de la même manière que la troisième personne
utilisée dans le récit, il parsème de détails les réflexions plus générales que
la situation lui inspire.
Dans cette existence sous
protection policière où tous les déplacements sont calculés en fonction des
dangers qu’ils peuvent représenter, personne ne porte son véritable nom. Salman
Rushdie doit se choisir un pseudonyme facile à retenir pour ses anges gardiens.
« Il pensa aux écrivains qu’il
aimait et tenta de combiner leurs noms. Vladimir Joyce, Marcel Beckett, Franz
Sterne. Il dressa des listes de toutes sortes de combinaisons et toutes lui
parurent ridicules. Puis il en trouva une qui ne l’était pas. Il écrivit côte à
côte les prénoms de Conrad et de Tchékhov, et il l’avait, son nom pour les onze
années à venir. » Joe, souvent, pour les policiers. Pendant onze ans,
il va vivre comme en prison, d’autant plus péniblement qu’au fil du temps,
voyant qu’on ne l’assassine pas, de plus en plus de personnes se demandent
pourquoi il est encore protégé…
L’écriture, sa raison de
vivre, souffre aussi. Mais il a promis un livre à son fils, qui deviendra Haroun et la mer des histoires. En même
temps, il commet une erreur fondamentale : il croit qu’il pourra lutter
avec ses mots contre ceux qui l’ont condamné. Il tombe dans « le piège du désir d’être aimé ».
Ce qui le conduit à s’affaiblir et, au contraire de ses espoirs, à augmenter
les risques. Il accepte alors l’idée que certaines personnes ne l’aimeront
jamais. « De toute façon, lui non
plus n’aimait pas ces gens-là. »
Il ne se trompe en tout
cas pas quand il choisit de laisser sortir un film pakistanais de propagande
contre sa personne, à la fin duquel Rushdie est tué. Son raisonnement est
imparable : le film est mauvais, donc laissons-le circuler et il
n’intéressera personne. Tandis qu’une interdiction en ferait un objet
différent : « il valait
toujours mieux autoriser les discours même les plus répréhensibles que de les
cacher sous le tapis, discuter publiquement et éventuellement se moquer des
choses détestables plutôt que de leur conférer l’aura du tabou ».
C’était en 1990, et cela nous parle, bien sûr, aujourd’hui.
Rien ne semble devoir
arrêter le bras armé de la fatwa. Le traducteur italien des Versets sataniques est poignardé mais
survit, contrairement au traducteur japonais qui est retrouvé assassiné
quelques jours plus tard. Les mois passent, il croit parfois que les choses
s’améliorent puis cela retombe très vite. « Sa
vie ressemblait à un jour de grand vent où les nuages sont chassés devant le
soleil : d’abord l’obscurité, puis brusquement la lumière, et de nouveau
les ténèbres. »
Après quatre ans de cette
existence, ses amis le trouvent plus vieux que son âge. Mais il se sent soutenu
par l’expérience d’écrivains qui, avant lui, ont dû faire face à la mort. Et de
voir se multiplier les actions de terrorisme islamiste tend à lui redonner une
énergie qu’il manifeste lors de ses « brefs
instants de liberté ». L’un d’eux lui permet de rencontrer Bono, du
groupe U2, et de nouer une nouvelle amitié grâce à laquelle il montera sur
scène pendant un concert, avec à ses pieds quatre-vingt mille personnes qui
l’acclament. Un moment de lumière, rapidement suivi de ténèbres : « le prince de Galles disait de lui
qu’il était un mauvais écrivain dont la protection coûtait trop cher »…
La réponse était venue de Ian McEwan : « La
protection du prince Charles coûte beaucoup plus cher que celle de Rushdie et
pourtant il n’a jamais rien écrit d’intéressant. »
Autre moment de lumière,
sa rencontre avec Umberto Eco à Paris. Rushdie vient d’écrire, sur Le pendule de Foucault, « la pire critique qu’il ait jamais
consacrée à un livre. » Eco fonce sur lui et lance : « Rushdie, je suis ce minable d’Eco. »
Eux aussi deviennent amis, jusqu’à former avec Mario Vargas Llosa un trio
baptisé les Trois Mousquetaires par Eco : « Parce que d’abord nous étions ennemis puis nous sommes devenus
amis. »
Le 14 février 1994, comme
les années précédentes, ses amis l’appellent pour lui souhaiter un joyeux
anniversaire. Mais, à force d’avoir mené sa campagne, d’avoir réussi à y
rallier des hommes politiques – et beaucoup d’écrivains, bien sûr – il s’est
éloigné encore un peu de ses propres livres à venir : « la littérature était un pays où il ne s’était pas rendu depuis
pas mal de temps. Il s’était écoulé presque quatre ans depuis qu’il avait
achevé Haroun et la mer des histoires
et son travail d’écriture n’avançait pas, il n’arrivait pas à focaliser sa
pensée ni à se concentrer, et commençait à éprouver une véritable panique. »
Il reprend l’idée d’un recueil de nouvelles (Est, Ouest) qu’il réussit à achever et qui est bien accueilli, et
il travaille à un roman qu’il termine aussi – Le dernier soupir du Maure. La police s’affole au moment de la
sortie du livre. Une lecture publique est prévue, elle est annulée et Salman
Rushdie entre en guerre avec les autorités pour la rétablir. « C’était sa première lecture publique
en sept ans qui ait été annoncée à l’avance. »
L’armistice sera célébré
au champagne et ses meilleurs supporters pour le Booker Prize seront les agents
de l’opération Malachite, puisque c’est ainsi que s’appelle l’opération de
protection dont il est l’objet. On ne dira jamais assez combien Joseph Anton est un livre qui fait
naître le sourire presque à chaque page.
Pendant ce temps, la
diplomatie joue son rôle en coulisses pour tenter de faire annuler la fatwa
iranienne. Là aussi, à l’espoir succède l’accablement. « On aurait dit qu’il n’y avait plus d’espoir. Mais il savait
qu’il devait continuer et qu’il allait le faire, calquant sa conduite sur celle
de l’irrésistible Innommable de Beckett. Je ne peux pas continuer. Je
continue. »
En effet. Non seulement
il écrit, mais il devient père pour la deuxième fois. Il lit un extrait des Versets sataniques pour un spectacle
dont la bande son est réalisée par Laurie Anderson et Brian Eno. Il prend des
vacances aux Etats-Unis. Et la princesse Diana meurt à Paris. « Il repensa au grand roman de
J. G. Ballard, Crash, sur le
funeste mélange d’amour, de mort et de voitures, et se dit que nous étions
peut-être tous responsables, notre soif d’images l’avait tuée et pour finir, au
moment de sa mort, la dernière chose qu’elle avait dû voir, c’étaient les
groins phalliques des appareils photo qui s’avançaient vers elle à travers les
vitres brisées de la voiture et ne cessaient de claquer. »
Une belle querelle
publique avec John Le Carré régale les lecteurs du Guardian qui publie les lettres dans lesquelles ils se répondent. « Ses lettres, déclara le Carré,
devraient être étudiées dans toutes les universités anglaises comme exemple
“d’intolérance culturelle déguisée en libre opinion”. » Cela fait
toujours un peu de peine, s’agissant de deux écrivains aussi estimables dans
leurs œuvres. L’épisode ne trouvera sa conclusion que longtemps après : « Onze ans plus tard, en 2008, il lut
une interview de John le Carré dans laquelle son adversaire d’autrefois disait
de leur vieux contentieux : “J’ai peut-être eu tort. Mais si c’est le cas
j’avais tort pour de bonnes raisons.” »
Le 26 janvier 1998, pour
la première fois depuis presque neuf ans, il dort sans présence policière chez
lui, avec sa femme et leur fils. Il se demandait « s’il était en train de reconquérir sa liberté et celle de sa
famille ou bien de signer leur arrêt de mort à tous. Était-il le plus
irresponsable des hommes ou quelqu’un de réaliste doté de bonnes intuitions et
désireux de reconstruire, en privé, une vraie vie privée ? » La
fatwa durera dix mille ans, prévient pourtant l’Iran – la récente augmentation
de la prime offerte pour la mort de Salman Rushdie prouve que l’affirmation
n’était pas vaine. Mais il n’est plus accompagné par la police que pour ses
sorties publiques. Et la liberté se reconquiert lentement, au fur et à mesure
que les services britanniques dégradent leur évaluation du niveau de la menace.
Ce pourrait être, à la
fin du neuvième chapitre, l’épitaphe du personnage qu’il a été : « M. Joseph Anton, éditeur
international d’origine américaine, est mort sans être regretté le jour où
Salman Rushdie, romancier d’origine indienne, est sorti de ses longues années
de clandestinité pour s’installer une partie de son temps à Pembridge Mews dans
Notting Hill. M. Rushdie fêta l’événement, même s’il fut le seul à le faire. »
Mais il reste un
chapitre. Son roman Furie doit sortir
aux Etats-Unis. Le 11 septembre 2001… « Ce
jour-là, un livre conçu comme un portrait satirique et ultracontemporain de New
York se transforma en un roman historique sur une ville qui n’était plus la
même que celle qui l’avait inspiré, dont l’âge d’or venait de se terminer de la
façon la plus abrupte, la plus épouvantable qui soit ».
Il ne sait pas si la
bataille des Versets sataniques a été
gagnée ou perdue. « Le livre n’avait
pas disparu, son auteur non plus, mais il y avait eu des morts, et un climat de
peur s’était installé qui rendait plus difficile de publier des livres comme le
sien et peut-être même d’en écrire. » La littérature, pour le moins,
sort grandie de Joseph Anton, où
Salman Rushdie parle de lui à la troisième personne. Non parce qu’il serait
infatué de lui-même. Mais parce qu’il a établi une distance entre l’homme qu’il
était dans ces années-là et celui qu’il est devenu aujourd’hui. Transformé,
bien sûr, par une expérience que l’on ne souhaiterait pas à son pire ennemi. Et
résolument écrivain jusque dans cette autobiographie. Il n’avait que de bonnes
raisons de l’écrire : nous avions envie de savoir comment il avait
traversé ce temps de semi-réclusion. Une fois le livre refermé, une autre envie
a surpassé la première : celle de se plonger encore dans des ouvrages où
le bonheur et le malheur se confondent avec les deux faces indissociables d’un
même individu. Où le rire et la volonté de rester debout sauvent, bien plus
encore que la protection policière, le grand écrivain qu’est Salman Rushdie.
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