jeudi 28 février 2019

La mort de Pierrette Fleutiaux

Comment envisager la mort de Pierrette Fleutiaux? Certes, elle avait 77 ans. Mais je l'avais toujours considérée comme une absolue contemporaine, ses ouvrages (à une exception près, que vous trouverez ici) m'avaient secoué et la femme qu'elle était me touchait par le souci qu'elle avait de dire vrai dans nos conversations. D'écrire, aussi, au sens le plus fort du mot, dans ses livres. Hommage à quelqu'un que je regretterai vraiment, à travers sept titres.

Nous sommes éternels (1990)
Pierrette Fleutiaux a le culot de s’attaquer à un des thèmes les plus rebattus de la littérature : l’amour, toujours l’amour. Mais celui qui unit Dan et Estelle, frère et sœur, a quelque chose de si fort qu’il rejoint les plus vieux mythes et s’inscrit, comme le revendique le titre (Nous sommes éternels), dans l’éternité.
Audace aussi – et non maladresse, comme on pourrait le penser en s’arrêtant là – qu’une première centaine de pages où Pierrette Fleutiaux jette en pâture au lecteur quelques éléments disparates de son histoire. Devant ceux-ci, on peut détourner le regard si on préfère s’appuyer sur un sol bien ferme. Mais il suffit d’oser – la moindre des choses étant d’accepter de partager une démarche qui n’est chaotique qu’en apparence – ramasser au passage les fils qui traînent là pour s’apercevoir qu’un peu à la fois, c’est toute la pelote qui vient. Il y a des nœuds dans cette pelote, mais le roman est là pour les dénouer et pour, finalement, tout expliquer. Tout, sauf l’inexplicable qui est probablement l’essentiel : pourquoi deux êtres peuvent avoir besoin l’un de l’autre au point que le monde entier s’efface devant leur amour.
Par petites touches ou par grands mouvements, Pierrette Fleutiaux fait avancer ses personnages dans leurs mystères. Ils ne possèdent pas davantage de clés que nous. C’est pour cela que Nous sommes éternels est un roman passionnant : il donne tant d’épaisseur aux années qui passent que le temps s’étire en effet à l’infini. Et comme l’écrivain des miniatures qu’étaient ses premiers livres n’a pas renoncé à « tenir » son écriture comme un chanteur tient une note, on va d’émerveillement en émerveillement à travers des moments d’une intensité qui noue la gorge et interdit de lâcher le roman dès lors qu’on en a accepté la manière.
Entretien
En écrivant Nous sommes éternels, Pierrette Fleutiaux a fait un grand pas qui l’a soudain éloignée de ses livres précédents, au moins dans la forme : elle avait toujours envisagé ce qu’elle écrivait comme des nouvelles, même élargies, tandis qu’elle a trouvé ici, au contraire, une respiration plus large en même temps que le besoin de se laisser aller au fil d’un récit qui s’amplifiait au fur et à mesure qu’il avançait. L’essai est transformé, et bien transformé. Il demande néanmoins quelques explications.
Qu’est-ce qui vous a décidé, tout à coup, à changer à ce point de dimension dans le récit ?
Je n’avais jamais osé. C’est une question de maturité. Je n’ai plus peur de mille choses qui me faisaient peur auparavant. Et j’ai l’impression d’être revenue à ce que j’aime vraiment : les grands romans russes que je lisais quand j’étais enfant.
Comment vit-on l’écriture quand on se donne cette liberté ?
C’est absolument merveilleux ! Pour la première fois, je me suis donné un espace très vaste dans lequel je pouvais laisser jouer tout ce que j’ai en moi. Je suppose que, jusque-là, je me bridais.
Saviez-vous, en commençant, que vous alliez vers un long roman ?
Non, je voulais écrire un roman d’amour très court. Et j’ai à peine commencé que tout était là. Je suppose que c’est tout un travail de l’inconscient qui s’est fait pendant des années. Et je n’avais plus qu’à suivre le filon. Ça allait tout seul, tout venait, tout était déjà inscrit, c’était extraordinaire !
Face à ce livre, on ne peut que se dire qu’on y est pour longtemps dès qu’on le commence…
C’est ce que je voulais. J’aime bien la littérature française, mais je trouve qu’elle n’est, le plus souvent, faite que d’intelligence. Ça me plaît, mais j’ai besoin d’autre chose : la sensibilité, l’inconscient, l’irrationnel…
Peut-on maîtriser un roman de cette ampleur aussi bien que des textes plus brefs ?
Je ne peux pas répondre à cette question. Elle ne s’est pas posée. J’ai travaillé trois ans en écrivant tout ce qui me passait par la tête, mais avec le sentiment que tout était déjà construit à l’intérieur. Je ne me suis pas demandé si ça m’échappait. C’était tellement évident…
Mais comment mener à la fois une vie professionnelle – puisque vous enseignez – et l’écriture d’un livre comme celui-ci ?
Ce n’est pas un problème. Quand quelque chose vous tient puissamment, vous pouvez l’oublier, vous pouvez faire mille tâches, c’est là. Il suffit de trouver un moment pour y revenir. Ce n’était pas un travail.
Quand même, n’avez-vous pas craint d’effrayer le lecteur ?
Il me semble qu’il y a beaucoup de gens qui aiment bien s’immerger dans un livre, qui ont besoin qu’on ne leur donne pas trois miettes, mais vraiment quelque chose. Le livre standard, 180 pages bien léchées, non, je ne peux plus. J’ai envie qu’on sente les risques pris, aussi. Ceci dit, on peut évidemment prendre des risques dans un volume plus petit…

Sauvée ! (1993)
Il faut, peut-être, commencer par là : Pierrette Fleutiaux a donné, depuis une vingtaine d’années – la durée est approximative – quelques superbes recueils de nouvelles, cohérents, bâtis comme de solides constructions, dignes de ses romans. Sauvée ! garde, sur le plan de la cohérence, bien des qualités. Mais il est moins certain que chacun de ceux qui ont aimé les recueils précédents y trouve son compte.
Comment dire les choses précisément sans se montrer excessif ? Il y a, dans ces nouvelles, quelque chose de Kafka sans la capacité à faire exister un univers qui, pour être inhabituel, posséderait quand même sa logique propre. On a du mal à dire cela d’un auteur dont on a aimé les livres précédents, et pour de multiples raisons. Mais, cette fois-ci, vraiment, cela ne passe pas, rien ne permet de se connecter aux bizarreries dont nous parle Pierrette Fleutiaux.
Tâchons d’en donner quand même une description sommaire, puisque chaque lecteur a bien le droit de se faire sa propre opinion, fût-elle l’inverse de la nôtre. Dans un mouvement de plus en plus ample, les premières nouvelles étant les plus courtes et les suivantes s’allongent jusqu’à occuper, pour la dernière, près de soixante pages, soit un tiers du recueil. Ce n’est pas incohérent. La vie quotidienne, voilà la difficulté, dit un personnage qui n’en finit pas de se débattre entre un trou dans lequel il monte et descend et une surface qui, visiblement, n’est pas son monde. On rencontre des gens qui creusent – « naturellement » –, d’autres qui cherchent, d’autres qui ont peut-être trouvé mais ne le savent pas, et puis bien d’autres personnages tous plus incongrus les uns que les autres, liés à un passé dont nous ne savons rien et à une logique dont nous ignorons tout.
Peut-être est-il possible d’entrer dans ce monde. Peut-être… Il faudrait alors faire de grands efforts pour tenter de partager avec Pierrette Fleutiaux des thèmes dont on devine qu’ils ont habité, souterrainement, tous ses autres livres, mais qui, dans ces cas-là, parvenaient à nous toucher par une sorte d’émergence dans le réel, fût-il contaminé par le fantastique. Tandis qu’ici, on a l’impression de contempler une altérité si fondamentale qu’elle nous reste étrangère.
Il est possible que les dernières nouvelles, les plus longues et les plus complexes – les plus hermétiques, dirons-nous –, aient modifié la perception des premières. Car, il faut bien le dire, quelques moments de bonheur avaient été fournis par des histoires généralement incroyables et cependant toujours susceptibles d’ébranler notre rationalisme. « Sauvée », la nouvelle qui donne son titre au recueil, est exemplaire : il n’y a rien à sauver, seulement à comprendre et à sentir, pour le personnage qui se sent agressé par des bruits extérieurs paraissant ne plus appartenir à son univers, ou à sa génération. Car elle fut jeune, elle aussi, elle a fait du bruit la nuit, comment peut-elle ne pas s’en souvenir ? C’est au moment où elle recommencera à supporter les bruits des autres, comme s’ils étaient les siens, qu’elle se sentira sauvée…
Pierrette Fleutiaux, décidément, ne fait rien mieux que décrire des situations réalistes en leur donnant une interprétation étrange, même si celle-ci doit rester provisoire. Si c’est à cela qu’elle s’est tenue dans toutes les nouvelles, nous ne l’avons pas compris. C’est comme si trop de sophistication, ou trop de construction, nuisait inévitablement à son propos…
Il n’en reste pas moins que cet écrivain a bien des choses à nous dire et qu’il ne faut surtout pas renoncer à attendre son prochain livre.

Allons-nous être heureux ? (1995)
Pierrette Fleutiaux est une magicienne de l’écriture. La preuve : essayez toujours de résumer Allons-nous être heureux ?, son dernier roman, et d’y intéresser ainsi un lecteur potentiel. Celui-ci vous rira au nez et se tournera vers des livres dont l’histoire lui paraît d’emblée moins banale, plus inattendue. Et pourtant, si on essaie de communiquer le bonheur qu’on éprouve à être dans un livre comme celui-ci, à découvrir les méandres d’existences parallèles, à vivre de l’intérieur les aventures de deux enfants puis de deux jeunes gens, et des familles qui les entourent, on a une chance de convaincre. Parce qu’un souffle anime ces pages et leur permet d’être rien moins que banales.
Acceptons donc d’être intrigué par ce premier paragraphe : « Au bord de l’Hudson, dans le parc de Riverside Drive, au pied du monument aux héros des guerres américaines, à New York, Amérique, un petit garçon joue au ballon. » Voilà un personnage, un début de décor. Quelques pages plus loin, au début du deuxième chapitre, débarque l’autre personnage principal : « Dans le même temps, à Miami, une petite fille est née. » Ce sont les deux fils qui vont courir à travers tout le roman, deux êtres qui vont grandir et se trouver – il ne s’agit pas de dévoiler ainsi le ressort secret du livre, il est évident que Robin et Beauty, puisque tels sont leurs noms, doivent se rencontrer, Pierrette Fleutiaux n’essaie pas de construire un improbable suspens autour de cette rencontre.
Robin veut être, comme il dit, « normal », ce qui signifie pour lui être un véritable petit Américain. Accepter de se fondre dans la masse pour être accepté par elle. Et, pour y parvenir, devenir un champion de base-ball, par exemple. Avoir le bon accent. Demander à sa mère de ne pas venir le chercher à la sortie de l’école, parce que sa mère n’a pas le bon accent, elle est française. D’ailleurs, Robin est français, lui aussi, c’est la nationalité qu’indique son passeport, et il a beau s’être choisi Batman pour compagnon imaginaire de ses jeux, il reste un étranger, un « alien ». Et, de cette situation, il voit moins les avantages dont bénéficie son père quand il achète une voiture sans payer les taxes que les inconvénients : « Etre américain, apparemment cela ne va pas de soi pour tous les petits garçons. Certains doivent d’abord cacher un nom bizarre, corriger les fautes d’accent des parents, apprendre les noms de tous les grands batteurs de base-ball, et mille autres difficultés, il y a là largement de quoi occuper les ambitions d’une vie. »
Beauty ne connaît pas ce problème : « L’Amérique l’attendait, dès sa naissance l’a prise sous son aile. » Tout n’est pas simple pour autant : si elle porte ce prénom qui désigne une apparence parfaite, c’est pour exorciser ce qu’il faut bien appeler sa laideur. Troisième fille d’un couple qui aurait souhaité un garçon – et qui à cause de cela, n’avait pas pensé à un prénom de fille avant sa naissance –, Beauty n’existe cependant que sous le regard des autres. Sa grande intelligence, mesurée par le sacro-saint QI qui établit une hiérarchie entre les individus, paraît ne lui servir à rien dans ses études, et ne l’empêche pas de souffrir.
L’un partira pour la France, où il connaîtra d’autres difficultés d’adaptation, celles d’un enfant éduqué ailleurs. L’autre, comme portée par la prédestination inscrite dans son prénom, se découvrira belle et deviendra un mannequin international, parcourant le monde qui s’offre à elle. Et ces deux-là deviendront, on ne sait trop comment, grâce aux hasards de la vie, de véritables complices, mais sans jamais savoir ce que réserve l’avenir.
Observons bien comment se déroule le roman : d’abord, au début de la chronologie, l’auteur glisse quelques faits à venir, jetant un regard vers le futur. Puis, insensiblement, au fur et à mesure que le temps passe, ce sont des faits du passé qui complètent le tableau. Un basculement de la perspective nous est imposé sans que nous en ayons d’abord conscience, mais il restera toujours cet avenir qui échappe aux éclaircissements donnés par le roman, cette zone encore obscure que le lecteur doit, s’il le veut, éclairer lui-même pour la modeler selon ses désirs. Dans l’au-delà du livre, chacun est libre de faire travailler son imagination. Ce ne sera possible qu’en fonction des éléments déjà posés, et qui sont évidemment bien plus nombreux que les quelques-uns rapidement résumés en quelques mots. Car, autour des deux personnages principaux, tout un monde gravite, provisoirement retenu par l’attraction des centres de systèmes planétaires représentés par ceux auxquels une romancière a choisi de s’attacher…
Derrière les faits, derrière les êtres, c’est donc dans un mouvement d’ensemble que nous percevons à la fois le tout et ses parties, inscrits dans une vision globale qui nous réconcilie avec l’univers tout entier. C’est une tentative d’explication du bonheur que donne ce roman, mais il en est peut-être d’autres…

Des phrases courtes, ma chérie (2001)
Sept ans. Ou plutôt, deux fois sept ans : « Sept ans pour accompagner l’entrée dans la vie de mon enfant, sept ans pour accompagner la sortie de la vie de ma mère. » Et ce sont deux périodes d’une folle exigence, d’une douloureuse patience, dont la seconde fait l’objet du nouveau livre de Pierrette Fleutiaux, Des phrases courtes, ma chérie. Un récit vrai, simple et d’autant plus poignant, d’où la romancière n’a pas exclu une certaine pudeur, comme on le comprend dans les pages intitulées : « Mon amie m’a dit… ».
Son amie Aurore lui avait dit, s’agissant de ces pages qui n’étaient pas encore destinées à devenir un livre : « Il faut que tu mettes les noms… » Pour toucher les gens, pour que le livre ait du succès. Mais ce n’est pas le but. Pour une fois, peut-être qu’Aurore n’a rien compris. Donc, pas de noms. La vérité, pourtant.
Le père est mort, la mère a vieilli, bien d’abord, moins bien ensuite. C’est le cours des choses, que les enfants se refusent à voir en face, jusqu’au moment où se présente un mur d’incompréhension, quelle que soit la bonne volonté : « Nous voulions des solutions, ma mère voulait de la discussion, c’est-à-dire être avec nous. Pour nous, il s’agissait de régler un problème, pour elle il s’agissait d’en parler. »
Et quelle solution au problème, sinon le meilleur endroit pour finir de vieillir ? C’est-à-dire mourir – un mot qu’on ne prononcera pas avant qu’il soit trop tard. Donc, une maison de retraite qui ne ressemble pas trop à un cul-de-sac de l’existence, où la mère peut encore être elle-même, dans une certaine mesure. Dans une certaine mesure seulement, et de plus en plus étroite la mesure, au fil de forces déclinant. Alors, la mère devient l’enfant de sa fille (de son fils aussi, dans un rapport différent puisqu’il est médecin et que son rôle est de rassurer scientifiquement).
L’inversion des rôles pourrait se faire sans s’en rendre compte. Pas ici : parfois, la narratrice qui se confond avec l’auteur a le sentiment d’être un véritable bourreau pour sa mère. A quoi bon en effet la secouer pour bouger, pour aller acheter une nouvelle robe ? A-t-elle vraiment de cette robe ou s’agit-il seulement de susciter un mouvement synonyme de vie « normale » ? Et puis, pourquoi une robe alors que pas un instant la fille n’a pensé aux sous-vêtements ? Pourquoi encore un bijou en cadeau alors que jamais la mère n’a voulu de cadeau inutile ?
Il y a une barrière, légère et transparente, certes, puisque construite en cellophane, entre la mère et le monde. Une barrière susceptible d’étouffer toute vie, quand même, et ce n’est pas rien. De voir se resserrer autour de la mère un contexte étouffant donne envie à la fille de bouger à tout prix, histoire de créer un appel d’air. Chaque détail compte : le coiffeur, le regard d’un enfant, une conversation avec la vendeuse. Moments de soulagement pendant lesquels il est si bon de croire que tout est resté immuable.
Pourtant, les doutes reviennent sans cesse. Et la vieillesse de la mère renvoie à la fille, comme dans un miroir, son âge qui n’est plus celui d’une jeune fille – sauf, précisément, dans les yeux de la mère.
Témoignage sensible, bien sûr, Des phrases courtes, ma chérie est en même temps tout autre chose. L’œuvre d’un écrivain pour qui tout est matière à faire des phrases. Et qui revient sur ses débuts, sous l’œil de la mère. « Dans la famille, les femmes ont le don du mot et de la phrase », dit-elle. Dans les rédactions, il fallait faire des phrases courtes et avoir une belle écriture. Plus tard, les premiers livres seront reçus avec désespoir. Ecrire, certes, mais l’imagination au service d’un certain exhibitionnisme, voilà qui est dangereux. Malgré tout, un billet, un chèque, à chaque fois, comme à la bonne écolière, en guise d’encouragement…
Alors, l’écriture continue, cette fois comme un hommage à un lien indissoluble, qui perdure au-delà de la mort. Cette mort dont la fille ne voulait pas entendre parler tandis que la mère, elle, avait le souci de régler ses affaires terrestres avant d’en finir une fois pour toutes avec elles.
La mère de Pierrette Fleutiaux deviendra celle de tous les lecteurs du récit qu’elle vient de publier. Dans la même douleur, avec la même compassion.

Histoire du gouffre et de la lunette (réédition, 2003)
De ses premiers livres (celui-ci est le deuxième, paru en 1976), Fleutiaux dit maintenant : « J’aimerais revenir à ce type de vision et d’écriture, mais je ne pense pas que je le puisse. » Il y a ici, comme dans son premier roman (Histoire de la chauve-souris) et celui qui a suivi (Histoire du tableau), des visions singulières du réel, que l’on a classées dans le registre du fantastique. Appellation commode pour des fables grinçantes plaquées sur des peurs à partir desquelles Fleutiaux propose de pures interprétations littéraires. C’est un guetteur avec sa lunette sophistiquée qui lui fait voir des choses que personne d’autre ne discerne. Ce sont les excroissances (des toiles ?) qu’un être indéterminé tente de ranger dans sa nouvelle habitation, mais cela grandit sans cesse et personne n’en veut. Ou une mère qui habite dans une maison si petite qu’on ne peut y entrer. Un florilège quotidien et effrayant.

Les amants imparfaits (2005)
Pierrette Fleutiaux ouvre Les amants imparfaits d’un bref paragraphe énigmatique : « “Nous ne parlerons pas de nos parents”, ont-ils dit. Ensemble. A moins que ce ne soit Camille qui l’ait dit à Léo, ou encore Léo à Camille. » En dehors des noms des deux personnages, cela ne nous dit pas grand-chose. Cela intrigue, bien entendu. Pourquoi pas les parents ? et à qui parlent Léo et Camille ? et où va-t-on ? La dernière question est valable à peu près pour tous les romans, à l’exception de ceux qui nous livrent la fin dans la première phrase, ce qui n’est pas le cas ici. La fin, ou ce que nous apprendrons à la fin, se trouve curieusement résumée au dos du volume, dans un court texte qui semble se moquer des lois élémentaires du suspense. Car tout roman creuse une énigme, et celui-ci en particulier, qui en même temps paraît s’en délecter par son début et l’ignorer par la quatrième de couverture. Voilà une approche inhabituelle, pour le moins. Et qui correspond à un récit tout aussi inhabituel, où l’on va creuser, en effet, une trouble fascination racontée par celui-là même qui la subit après qu’il a été choisi par Léo et Camille, des jumeaux flamboyants et effrayants.
Quand ils sont entrés dans la classe de Raphaël, ils avaient six ans, trois de moins que le narrateur. Immédiatement, ils se sont dirigés vers lui et l’ont ensuite accompagné pendant des années, le lien spontané s’étant renforcé au fil du temps. Et Raphaël est devenu leur mémorialiste, chargé de consigner les histoires que lui racontent les jumeaux. Vraies ou fausses, elles témoignent d’une parfaite conscience de leur singularité. En totale symbiose, Léo et Camille partagent tout, depuis longtemps et, semble-t-il, pour toujours. Il est d’autant plus étonnant qu’une troisième personne soit entrée, par leur volonté, dans leur intimité au point d’en vivre les étrangetés. Cela s’expliquera plus tard, quand les derniers mystères seront éclaircis.
Pierrette Fleutiaux a écrit, avec ce roman, une sorte de livre total, qui puise dans des matériaux d’une infinie richesse. La gémellité, la fascination, l’amour, la vie et la mort en sont quelques-uns des ingrédients. L’écriture elle-même, à laquelle se livre Raphaël comme à un exercice cathartique, est interrogée de manière lancinante. Ses propriétés et ses pouvoirs sont passés en revue, comme peut le faire un écrivain, c’est-à-dire en considérant qu’il y a là une pulsation souterraine et vivante. L’auteur, par la voix de Raphaël, donne au passage une belle définition de ce qu’est une phrase d’écrivain : « C’est une phrase qui semble venir d’ailleurs, qui s’énonce toute seule dans ta tête, avec un rythme qui te surprend toi-même, et qui semble porter une expérience bien plus vaste que la tienne. »
De ces phrases, Les amants imparfaits n’est pas avare. On y avance porté par un mouvement qui ne cesse jamais et qui, pour ne pas aller en ligne droite, donne une grande impression de fluidité. Ce n’est pas la première fois que Pierrette Fleutiaux porte l’art du roman à son point le plus élevé. Mais peut-être ce livre-ci, est-il, dans une œuvre commencée il y a bientôt trente ans, le véritable sommet.

Destiny (2016)
D’une part, Anne D., une Française qui a l’âge d’être grand-mère – sa première petite-fille est sur le point de naître. D’autre part, une jeune femme noire et enceinte, qui ne parle pas français, appuyée contre un mur dans le couloir du métro, l’air de se trouver mal. Elles auraient pu ne jamais se croiser. La jeune Africaine, dont le prénom est le titre du livre, Destiny, n’avait pas vocation à quitter le Nigeria pour se retrouver à Paris. Anne aurait pu tourner le regard ailleurs, faire mine de ne rien voir, comme beaucoup. Mais, portée par un sentiment ambigu, elle décide d’aider l’inconnue et de l’accompagner à l’hôpital.
Sentiment ambigu ? Qu’y a-t-il d’ambigu dans un simple geste de solidarité ? Ceci, sur quoi Pierrette Fleutiaux attire l’attention sans très bien savoir encore quels sont les tenants et les aboutissants de la relation naissante : « L’inconnue lui appartenait. Ou elle lui appartenait. Comme si quelqu’un avait dit : “Vous vous appartenez, elle et toi.” » Le dernier paragraphe du chapitre initial dessine l’ombre d’une menace : « Sous la voûte du couloir de métro, dans la rame bondée du métro, il y avait autre chose encore. Un relent de prédation. La prédatrice : elle, l’autre ? Non, juste de la prédation en suspension dans l’air. »
Beaucoup plus tard, quand les nœuds de l’histoire entre les deux femmes auront été resserrés, et desserrés, et resserrés encore, Destiny dira à Anna : « Vous avez sauvé ma vie. » Mais, pour en arriver là, il aura fallu passer par bien des malentendus et dépasser les clichés de part et d’autre : la Française vue par la Nigériane, la Nigériane vue par la Française…
Vaincre les réserves qui surgissent après la spontanéité, ou presque, du premier mouvement, est un obstacle non négligeable. Car toute la vérité n’est pas dite en quelques instants et, derrière des mensonges faits par pudeur, par prudence ou par calcul, tout cela très mélangé et presque impossible à démêler, se masque une réalité irréductible aux idées simples.
Pierrette Fleutiaux, bien que concentrée sur les nuances d’une amitié difficile, en forme parfois de dépendance, n’oublie pas le contexte général, peu favorable à l’accueil de Destiny : « Dans ce pays, des entités bienveillantes lui ont offert un répit, mais d’autres entités sont à l’œuvre, dans ce même pays ou ailleurs, qui voudraient la pousser par-dessus bord, la rejeter dans la non-existence, les bienveillantes sont de bonne volonté mais faibles, les malveillantes sont pleines de conviction ».
Le livre porte la mention « récit » plutôt que « roman », laissant supposer une implication de l’auteure elle-même, ou au moins d’une proche, dans ce qui nous est raconté. Un fragment puisé au cœur de la multitude qui vit les problèmes au quotidien. Mais un fragment qui en dit long sur les difficultés à tout comprendre.

mercredi 27 février 2019

Herman Melville et Michael Cimino, rencontre au sommet

Parfois, c’est assez rare, un roman sort du rang, nous fait un signe qu’on ne comprend pas tout de suite, forcément : il s’agit de se signaler comme différent, hors normes. De se hisser au-dessus de l’art et de la compréhension de la vie. L’ambition ne suffit pas à la réussite, encore faut-il avoir les moyens de mener en solitaire une expérience des limites. Yannick Haenel, avec Tiens ferme ta couronne, manifeste son ambition avec une exigence qui conduit son livre au niveau des monstres convoqués ici : Herman Melville et Michael Cimino, rien de moins. C’est dire qu’on se situe, entre Moby Dick et La porte du paradis, au-delà des recettes du succès, dans la prise de risques maximale. C’est fascinant.
Le scénario auquel travaille le narrateur porte sur un sujet non seulement inhabituel mais aussi peu adéquat pour l’exercice du pitch avec lequel convaincre un producteur : « l’intérieur mystiquement alvéolé de la tête de Melville ». Il le sait, son travail est irrecevable dans l’état actuel du cinéma. Il s’en fout, il poursuit son idée avec l’irrémédiable sentiment d’un échec qui, d’une certaine manière, fait déjà sa fierté.
L’obsession du créateur tourne à la déconfiture. Mais il est grandiose jusque dans ses impasses et pratique la transmutation du vil plomb en or noble avec un art consommé de la pirouette. Son scénario improbable se retrouve malgré tout, par l’intermédiaire d’un producteur français, entre les mains de Cimino lui-même. Leur rencontre à New York, rendez-vous bien sûr manqué devant un tableau de Rembrandt, Le Cavalier polonais, à la Frick Collection de New York, puis sauvé par des retrouvailles devant le musée, est une merveille de littérature épique. Un parcours dans la ville, un restaurant, la statue de la Liberté, tout est mis en relief sous les lumières d’un éclairagiste génial.
Le récit que fera le narrateur de ce moment inoubliable est mis en forme comme un thriller auquel participera, comme elle jouait dans La porte du paradis, Isabelle Huppert, arrivée par hasard dans le restaurant où se sont réunis le scénariste et le producteur français. Elle est une apparition, de la même manière que Lena à d’autres moments, maîtresse du personnage principal, qui conduit celui-ci dans le décor saugrenu du musée de la Chasse et de la Nature. La chasse occupe une place essentielle dans le roman, bien que souvent hors champ : l’image du daim poursuivi par Robert De Niro dans Voyage au bout de l’enfer, un autre film de Cimino, renvoie à « une phrase de Melville qui disait qu’en ce monde de mensonges, la vérité était forcée de fuir dans les bois comme un daim blanc effarouché ».
Les différentes pièces introduites dans le puzzle se mettent en place avec une redoutable efficacité. Il faut dire un mot du chien Sabbat, dont le narrateur a la garde chaque fois que son voisin s’absente, c’est-à-dire souvent, et qui est lui-même un rouage du récit. Tot, le propriétaire du chien, est un chasseur et possède, entre autres armes, une carabine Haenel, dont on rappelle que l’écrivain porte le nom, susceptible d’abattre peut-être un jour un homme qui aurait perdu Sabbat.
Des mystères multiples entourent les personnages, un danger mal défini semble naître des situations les plus incongrues, l’intérieur mystiquement alvéolé d’une tête, celle de Melville ou celle du scénariste, ne se visite pas selon une logique simple. Au contraire, la complexité est à la base de Tiens ferme ta couronne, mais une complexité qui trouve en nous des échos renvoyant à quelque chose de grand, d’impossible même à mesurer vraiment. C’est pourquoi on aime la folie de ce livre.

dimanche 24 février 2019

Frédéric Verger, la confirmation du deuxième roman

L’entrée en littérature de Frédéric Verger avec Arden avait été saluée par le Goncourt du premier roman. Le deuxième, Les rêveuses n’a pas rencontré les mêmes échos, c’est dommage. Car les qualités du débutant se confirment, bien que sur un ton plus mesuré et avec une audace moindre. L’écrivain avait d’abord imaginé, en Marsovie, un monde musical et grouillant de fièvre créatrice sous la menace de la chasse aux Juifs pratiquée avec entrain par le nazisme en 1944.
Cette fois, pendant la même guerre, mais en 1940, Peter Siderman, boche et juif, comme il le dit de lui, engagé à dix-sept ans dans l’armée française, parlant à la perfection la langue de son pays choisi, est fait prisonnier par ses compatriotes après avoir pris la plaque d’un mort en même temps que des lettres trouvées sur le cadavre. Il s’appellera désormais Alexandre d’Anderlange. Et sera libéré parce que sa mère, ou plutôt la mère de celui dont il a emprunté l’identité, est mourante…
Peter/Alexandre est ramené « chez lui », vers l’est, dans une partie de France annexée par l’Allemagne. Malgré ses craintes, il est accueilli avec bienveillance par sa « mère », pas si mourante que cela, ainsi que par la famille et les proches. Le quiproquo dure, s’enrichit des relations complexes avec l’occupant, d’une histoire d’amour complexe, de la crainte toujours présente d’être reconnu pour ce qu’il est – un imposteur. Cette tension culmine en des moments qui donnent au roman ses pics dramatiques.
Mais c’est surtout par l’écriture, comme on l’espérait , que ce livre est remarquable. Entre la lune qui « semblait boire à l’intérieur des yeux » lorsqu’on la fixait et « les reflets d’un monde lointain, projetés sur le chemin par une extravagance optique » devant une colonne de prisonniers, les images frappantes abondent, riches autant de ce qu’elles montrent que de la manière dont elles sont, au sens le plus fort du mot, écrites.
Le cap du deuxième roman est une épreuve quand le premier a fait parler de lui : il ne suffit pas d’y montrer la même maîtrise, il faut aussi que les lecteurs aient l’occasion de s’en apercevoir. En attendant la suite, qui devrait selon toute vraisemblance construire une œuvre puissante.

vendredi 22 février 2019

L’entre-deux-guerres de Pierre Lemaitre

Quatre ans et des poussières après Au revoir là-haut, un Goncourt qui a séduit le public et colonisé l’écran avec la complicité d’Albert Dupontel, Pierre Lemaitre a donné le deuxième volet de ce qui sera une trilogie. Couleurs de l’incendie, réédité au Livre de poche, ausculte la France de 1927 à 1933 à travers l’histoire de Madeleine Péricourt, déjà rencontrée dans le volume précédent.
Autant le dire d’emblée : on n’est pas déçu. Toutes les bonnes raisons qui ont fait aimer Au revoir là-haut en 2013 sont au rendez-vous d’un roman qui emporte autant par la succession des événements que par la force des personnages et leurs relations souvent conflictuelles. Les enjeux personnels et internationaux dans un monde en voie de basculement se mêlent intimement, la trahison et la vengeance sont des accélérateurs du récit plus efficaces que le projet, pas encore au point, d’un moteur à réaction. Le livre frémit, bouillonne, fait circuler vers la Suisse l’argent de la fraude fiscale, la morale n’est pas toujours sauve. Mais, on l’avait vu dans Au revoir là-haut, une bonne arnaque peut être un excellent ressort romanesque…
Un enterrement ouvre le roman. Il s’y produit un épisode spectaculaire. Le lecteur a à peine eu le temps de s’acclimater au contexte qu’il est happé par celui-ci. On n’est pas près d’en sortir, car l’envie de connaître la suite, autant que celle de comprendre ce qui est arrivé au début, emporte pendant plus de 500 pages traversées avec allégresse. Rien n’est bâclé dans ce qui semble pourtant, à certains moments, lancé au petit bonheur la chance. Pierre Lemaitre est un méticuleux qui ne laisse rien au hasard, on le comprendra en lisant ses explications.

« Couleurs de l’incendie » est le deuxième volet d’une trilogie. Saviez-vous, avant même d’écrire « Au revoir là-haut », que vous partiez pour trois livres ?
Non, je l’ai su seulement quand j’ai commencé le deuxième volume. En 2012, quand j’ai terminé Au revoir là-haut, j’avais pris tellement de plaisir à goûter une liberté que je ne connaissais pas, puisque je sortais du roman policier, un genre dont les contraintes sont très lourdes, j’avais pris un tel plaisir que, en feuilletoniste un peu expérimenté, j’avais laissé une ouverture à la fin du roman. Au cas où j’aurais besoin d’emprunter un couloir, je voulais que la porte ne soit pas fermée. Donc, dès la fin d’Au revoir là-haut, j’avais l’idée qu’il était possible de faire une suite. Je n’en avais pas le projet, mais les personnages étaient prêts, les situations étaient prêtes, de manière à ce que, si d’aventure je me lançais là-dedans, la chose soit narrativement possible. Il s’est passé le Goncourt, j’ai publié Trois jours et une vie, et quand je me suis attaqué à la suite, je me suis demandé si j’allais faire Au revoir là-haut 2, Le fils d’au revoir là-haut, Le retour du fils d’au revoir là-haut, etc. Je me suis dit qu’il fallait être rigoureux dans cette histoire. Ce qui m’avait surtout intéressé, c’était l’entre-deux-guerres. J’avais fait les années 20, j’avais envie de faire les années 30, et j’ai pensé que le projet pouvait conduire aux années 40, pour couvrir en trois livres cette période qui va de la fin de la Première Guerre mondiale au début de la Seconde. Sur les trois époques, j’avais quelque chose à dire – de mineur, je ne suis pas historien – et j’avais aussi un bon sujet sur les années 40. L’idée de la trilogie correspond à un souci formel et permettait aussi de creuser le sillon, ouvert avec Au revoir là-haut, d’un pays à la recherche de lui-même et qui finit par sombrer dans l’anxiété la plus totale lors de l’exode de 1940.
Sans anticiper, peut-on imaginer que, comme « Au revoir là-haut » s’ouvrait sur les derniers jours de la Première Guerre mondiale, le troisième volume se fermera sur les premiers jours de la Seconde ?
Je pense que c’est ce qui va se passer. En fait, pas vraiment. Pour un romancier, la « drôle de guerre » n’est pas un événement très excitant : il ne se passe rien. Mais le vrai début de la guerre, c’est l’exode, qui est un événement extraordinaire. On a rarement vu dix ou quinze millions de personnes perdre les pédales, verser dans l’hallucination, être prises d’une panique collective. Et c’est effectivement pendant l’exode que va se terminer le troisième volume. Faire une suite, en soi, n’est pas quelque chose qui me plaît beaucoup. Je l’ai fait avec un de mes personnages récurrents qui s’appelle Camille Verhoeven, pour une série policière.
Dans le roman noir, ça passe bien ?
Oui, mais encore, il y a des limites : ce que j’appellerais le potentiel narratif d’un personnage. Un personnage porte, dans son ADN, un potentiel d’histoires. Et, une fois qu’il l’a épuisé, il se répète. On le voit beaucoup dans le roman policier où de nombreux confrères le font, parfois d’ailleurs avec beaucoup de talent, mais on n’apprend plus grand-chose, le personnage n’arrive plus à vous surprendre parce que, d’une certaine manière, il est épuisé. J’ai failli tomber dans cet écueil avec la trilogie Verhoeven. Par bonheur, je crois l’avoir évité et avoir fait sortir le personnage au moment où il était mûr pour sortir. Là, je m’y suis pris différemment. Pour un livre, je vais puiser un personnage secondaire dans le livre précédent. Le personnage secondaire a beaucoup d’intérêt : il n’est pas épuisé du tout, son capital n’a pas été dépensé et il arrive dans votre bouquin absolument intact, avec juste ce qu’il faut pour plaire au lecteur et à moi, il possède un passé, un passif, un certain nombre de caractéristiques. Prendre un personnage secondaire et l’élever à la dignité de personnage principal, c’est à peu près inépuisable. D’une certaine manière, le fil narratif s’entretient lui-même, dans une dynamique assez féconde, je trouve. Donc, au-delà de la trilogie, rien ne m’empêcherait de poursuivre sous une autre forme. Ce sera peut-être un livre, deux livres, je ne sais pas. Mais cette manière d’utiliser ainsi les personnages est assez prometteuse.
Pour vous, qui est le personnage principal de « Couleurs de l’incendie » ? Pour le lecteur, c’est très clairement Madeleine Péricourt, pendant la plus grande partie du roman. Mais, vers la fin, son fils Paul occupe de plus en plus de place…
Je pense vraiment que c’est Madeleine, je vais essayer de vous dire pourquoi. J’avais un premier chapitre où j’entrelaçais la destinée de Madeleine et celle de Paul. Je me suis rendu compte qu’il y avait maldonne parce que, dès le deuxième chapitre, on attendait plus de Paul que de Madeleine. Donc j’ai refait ce début à de multiples reprises de manière à ne faire apparaître, globalement, que Madeleine. Même si le petit Paul, par ce qui lui arrive, devient un personnage essentiel. Là où vous avez raison, c’est que, dans la deuxième partie et surtout vers la fin, Paul devient de plus en plus important parce que, au fond, c’est le projet de Madeleine : faire quelqu’un de son fils. C’est d’ailleurs pour nettoyer le terrain par la vengeance qu’elle se livre à toutes ses exactions – c’est un personnage qui fait des choses assez vilaines. Paul était plus problématique, parce que je me suis demandé si j’allais boucler son histoire ou non. Et je l’ai bouclée pour ne pas avoir la tentation de le reprendre. Si j’avais laissé une situation ouverte, ça me tendait les bras et ç’aurait été un piège, parce que c’était une facilité. Son histoire, telle qu’elle est, est bien à sa place. Mais, au-delà, ça devient du trucage.
Vous semblez accorder une grande importance à la forme, notamment dans la construction du roman qui, pour celui-ci, commence et, à peu de choses près, se termine par un enterrement. C’est le cas ?
Oui. Il y a une chute à la fin d’Au revoir là-haut, Couleurs de l’incendie commence par une chute… C’est pour moi très important. Je pense que le lecteur qui lit seulement pour son plaisir perçoit la forme. Je ne sais pas s’il en a conscience. Mais la forme, c’est le fond qui remonte à la surface. Je pense que la solidité et l’élégance ou la puissance de la forme sont perçues confusément. Moi, j’en ai besoin parce qu’elle me tient debout, elle tient mon récit debout. La forme est le berceau de l’intrigue et je trouve que ce bébé pousse bien, donc j’en prends grand soin.
Il y a l’architecture globale, mais aussi la forme dans le détail. Avez-vous conscience de faire un usage assez singulier, et très intéressant, de la virgule ?
Je ne sais pas si c’est personnel. En littérature, je crois que je suis un peu postmoderne. C’était déjà présent dans Au revoir là-haut, mais pas autant. C’est quelque chose que j’ai beaucoup travaillé et qui vient un peu d’Aragon, notamment d’une lecture qui a été importante pour moi, Les voyageurs de l’impériale. Il y a chez lui quelque chose que j’ai toujours envié : une manière d’empoigner la littérature, de faire preuve d’une liberté de ton, d’une liberté narrative qui a peu d’équivalent, sauf peut-être au XVIIIe siècle. A l’intérieur d’une phrase, il peut faire circuler le point de vue d’un personnage à l’autre, il peut quasiment passer d’un siècle à l’autre sans que vous voyiez la couture. Il y a une extraordinaire fluidité qui est une facilité d’écriture époustouflante. Cela, je l’entremêle avec une autre leçon littéraire qui vient plutôt de Diderot, de Jacques le Fataliste, et du goût qu’il a pour le contrat implicite passé avec le lecteur. Diderot dit : je vais te raconter une histoire, je vais te prendre la main, de temps en temps ce sera très chaotique mais ne t’inquiète pas, on va y arriver. C’est ce qui lui permet de quitter son personnage, d’y revenir, de s’adresser au lecteur, tout cela avec une fluidité qu’on retrouve chez Aragon. En tant que lecteur, ça m’avait beaucoup plus et j’avais commencé à le travailler dans Au revoir là-haut. J’ai poursuivi ici sous une forme qui n’est peut-être pas personnelle mais qui traduit un souci personnel : cette idée de donner au lecteur l’illusion qu’on lui raconte l’histoire à voix haute. Cette illusion consiste à avoir un langage très écrit mais, à l’intérieur du langage écrit, de parsemer un certain nombre de signes qui appartiennent plutôt au registre de l’oral. Le but est de donner au lecteur le sentiment qu’on lui raconte l’histoire plutôt comme un conteur que comme un romancier. C’est notamment l’usage de la ponctuation qui le permet – je reviens à la question sur la virgule. En lisant, cela paraît simple, mais en réalité, c’est assez compliqué.
Vous avez tout cela à l’esprit en écrivant ?
Oui, totalement. Il y a deux moments. Il y a le moment où j’écris pour faire passer l’émotion de la scène, celle du personnage, j’essaie de traduire le mieux possible ce qui se passe. Une fois que c’est posé, il y a la question de savoir si c’est efficace, c’est-à-dire si le lecteur va bien ressentir l’émotion que j’ai voulu faire passer, et pas une autre. Si je veux qu’il soit scandalisé, je me demande si le personnage est assez scandaleux, si la situation est assez scandaleuse. Pareil pour les autres émotions, qu’elles soient positives ou négatives. C’est la question du style, de la voix, de la rythmique, de la musique…
Vos premiers romans étaient des polars, une littérature de genre. Vous parlez de votre trilogie en cours comme d’un feuilleton et vous rendez hommage à votre « maître Dumas ». Ça ne vous dérange pas ?
Non, pas du tout. Je ne crois pas aux genres mineurs. Je pense qu’il y a la littérature et, à l’intérieur de la littérature, il y a des genres. Les appellent mineurs ceux qui ont le sentiment que certains genres sont trop prosaïques…
Ou trop populaires ?
Oui, voilà, vous avez prononcé le gros mot. Quand on parle de littérature mineure ou de littérature populaire, on n’est pas dans le camp dans lequel j’essaie de m’insérer. Il y a, c’est vrai, des livres mineurs, qui sont plus représentés dans les genres que l’on dit mineurs. Dans le feuilleton, le roman policier, le roman populaire, le roman sentimental, voire dans le roman historique, il y a plus de déchets que de bons grains. Mais, au nom du fait qu’il y a plus de mauvais livres ou de livres moyens, parfois médiocres, dans un genre, le genre n’est pas pour autant frappé d’indignité. On trouve, dans ces genres-là, des livres majeurs. Il y a aussi des livres qui correspondent à des recettes et qui ne survivront pas à eux-mêmes. Mais, pour moi, la littérature populaire, c’est autre chose. Un genre populaire est un genre fédérateur pour plaire à des lectorats différents mais pas pour les mêmes raisons. Dans Couleurs de l’incendie, les lecteurs peuvent s’amuser, par exemple, de savoir que la scène où Charles Péricourt discute le soir avec un de ses députés est en fait décalquée d’une situation où, chez Proust, le duc de Guermantes réagit face à Swann qui vient lui annoncer qu’il va mourir. J’ai fait quasiment une parodie de cette scène mais quelqu’un qui n’a pas lu Proust peut apprécier la scène pour ce qu’elle vaut narrativement et émotionnellement. Un adolescent peut lire Couleurs de l’incendie comme il lirait Monte-Cristo, un autre lecteur peut trouver un autre intérêt au fond social, ou au fond politique, ou à ces jeux avec la littérature puisqu’il y a du Zola, du Balzac, du Proust, un peu de tout. C’est un petit patchwork, une salutation à la littérature dans laquelle les lecteurs plus experts dans ce domaine peuvent trouver du plaisir. La littérature populaire, pour moi, est celle qui est lisible sans qu’aucun lectorat n’exclue l’autre.
Même un lecteur de journaux trouvera des échos de son univers contemporain dans une histoire d’évasion fiscale…
Ce sont des clins d’œil à l’Histoire et ça peut amuser un lecteur qui n’a pas d’autre intérêt que de croiser des choses qu’il connaît déjà.
Presque tous vos personnages sont ambigus, ni tout à fait mauvais, ni tout à fait bons. Seul Paul semble être un modèle de pureté. Le voyez-vous ainsi ?
Ce qui touche chez Paul, c’est que c’est un enfant qui est en permanent décalage. La sexualité à l’adolescence, il va la connaître avec un effet décalé. Lorsque monsieur Dupré lui rend le service de le mettre en galante compagnie, il est presque anticipateur. C’est aussi parce que Paul est un enfant qui a un problème d’expression, et même l’expression de sa sexualité ne se fait pas. Monsieur Dupré le pressent avec beaucoup d’intelligence : quelque chose existe mais ne s’exprime pas. C’est le fond du caractère de Paul, l’incapacité d’exprimer les choses qui va peut-être le sauver puisque, pendant la guerre, même passé à la question, il ne parlera pas. C’est un personnage un peu idéal, vous avez raison, l’image de la pureté. Mais il possède aussi ses propres contradictions. Il est toujours dans l’expression de quelqu’un d’autre ou d’autre chose. Le fait qu’il fasse de la publicité montre bien qu’il va être un intermédiaire entre un produit et un client. Lui-même ne sait pas très bien s’il s’exprime à la place de l’un ou à la place de l’autre, il reste toujours dans l’entre-deux. Donc, il possède son ambigüité, mais elle n’est pas morale.
Vous aimez les grandes scènes. Les deux enterrements sont dans ce registre. La plus marquante est peut-être le dernier récital de Solange Gallinato, un pied-de-nez au nazisme en présence d’Hitler lui-même…
C’est une scène de genre – vous l’avez rappelé, je suis un écrivain de genres. Quand vous êtes romancier et que vous avez une situation comme celle-là, vous ne pouvez pas résister, il y a un plaisir… C’est un plaisir de lecteur, d’abord, c’est le souvenir que j’ai de ces morceaux de bravoure dans les grands romans, par exemple chez Dumas, il en fait des paquets énormes. C’est le plaisir que j’ai, en littérature, de trouver ces grandes scènes. Et, quand l’intrigue me le permet, le grand plaisir du romancier est d’articuler ces scènes. Il y en avait quelques-unes dans Au revoir là-haut, notamment une que j’avais empruntée d’Aragon. Elle se passait dans un centre de démobilisation en 1920, une espèce d’immense gare avec des milliers de types qui attendaient des trains qui n’arrivaient pas. C’était assez court, j’avais trois ou quatre pages qui m’avaient demandé un mois de travail, je crois, c’était colossal mais j’étais assez content du résultat. Une fois qu’elles sont allégées, qu’elles sont bien à leur place, qu’elles sont épurées, que le curseur est placé au bon endroit, ces scènes-là sont posées. La mort de Solange est aussi une scène de genre, très classique : le voyage en train, la mort pendant ce voyage, la réminiscence… Ce sont des choses qu’on trouve quasiment dans tous les romans, sous une forme ou sous une autre. C’est très amusant à faire, c’est très amusant de jouer avec les codes. Encore une fois, mon travail est une permanente salutation à la littérature.
Après Albert Dupontel pour l’adaptation d’« Au revoir là-haut », qui verriez-vous volontiers réaliser le deuxième volet ?
Je ne sais pas, parce que je ne sais pas de quel côté il faudrait faire glisser l’adaptation. Est-ce qu’il faut la faire glisser du côté de l’aventure ? Plutôt du côté politique ? Ou lyrique ? Est-ce qu’il faut en faire un geste militant, par exemple sur la liberté des femmes qui est une grande question posée par le livre ? En fonction de ça, on n’aurait pas le même metteur en scène. Si le livre intéresse des metteurs en scène, je serais curieux du point de vue qu’ils aimeraient donner. C’est à ce moment-là que je pourrais vous dire : ce réalisateur est à sa place dans ce projet. Le livre est assez polymorphe pour permettre plusieurs types d’adaptations. Vous voyez, James Ivory, par exemple, ferait de ce livre un film formidable. Jean-Pierre Jeunet pourrait faire un film formidable. Jérôme Salle ferait un film épatant d’une histoire comme ça. Coppola ou Scorsese pourraient faire un film formidable… La chance de ce livre, c’est, me semble-t-il, de permettre plusieurs voies. Le cinéma décidera peut-être d’en emprunter une…

mardi 19 février 2019

François-Henri Désérable sur les traces d’un personnage de Gary


Le troisième roman de François-Henri Désérable est une succession de moments jubilatoires et la magnifique réussite d’un projet qui aurait pu mener l’écrivain à l’échec. Après deux fictions situées dans un passé plus lointain, il aborde avec Un certain M. Piekielny les rives glissantes de l’autofiction. Il y est lui-même au premier plan, avec quelques souvenirs qu’on rapproche volontiers de sa biographie – il ne dément pas. Avec, aussi et surtout, une quête jusqu’à l’absurde d’un personnage cité par Romain Gary dans La promesse de l’aube, un certain M. Piekielny au fond très incertain…
Désérable fut un joueur de hockey sur glace. Il continue à glisser et à se faufiler entre les hypothèses les plus diverses considérées comme des adversaires à contourner. Les figures audacieuses réalisées avec brio dans ses phrases valent bien celles qu’il effectuait à la patinoire. Mais, comme lui, on ne va pas « tarasboulber l’intrigue ». Plutôt l’écouter en parler.
C’est, comme le raconte le roman, à Vilnius que vous avez eu l’idée de partir sur la piste de Piekielny ?
J’avais lu son nom dans La promesse de l’aube et le passage m’avait marqué. Je me suis vraiment retrouvé à Vilnius par hasard, je me suis vraiment fait voler mon portefeuille, je me suis vraiment promené dans les rues, et je suis tombé sur une plaque commémorative qui m’a fait penser à ce Piekielny dont je ne savais rien. Je n’ai pas tout de suite décidé d’écrire un livre sur lui mais, plus j’y pensais, plus j’avais envie de savoir qui il était.
Donc, vous avez mené l’enquête…
Oui, je suis allé plusieurs fois à Vilnius. Mais, en réalité, plus rapidement que je ne le dis dans le livre, je me suis rendu compte qu’il y avait un truc qui clochait. C’était un peu bizarre, que je ne trouve aucune trace de lui. Et puis, un jour, j’ai vu Le Révizor de Gogol.
L’enquête est le support réel dont vous aviez besoin ?
J’ai assez peu d’imagination, en fait. Mon premier livre, Tu montreras ma tête au peuple, c’étaient pour la plupart des histoires vraies. Evariste est un personnage qui a existé. Et, là, c’est un personnage fictif mais j’avais besoin de m’adosser à quelque chose. Je ne veux pas aller vers la non-fiction mais la frontière poreuse entre le réel et la fiction m’intéresse.
On vous pensait parti pour des romans situés dans le passé. Ici, vous basculez…
Oui, je n’ai jamais voulu m’enfermer dans le genre du roman historique. Je ne suis d’ailleurs pas un grand lecteur de romans historiques, et je trouve que c’est une distinction qui n’a pas lieu d’être. Il y a des livres qui sont de la littérature et ceux qui n’en sont pas, des livres où la langue n’est qu’un simple moyen de raconter une histoire et ceux où la langue est une fin. C’est la seule distinction qui devrait valoir et je suis toujours malheureux lorsque je vois, dans des librairies, que mes deux premiers livres sont sur la table des romans historiques. D’ailleurs, dans Evariste, je tenais à un narrateur contemporain. Ici, j’essaie de jouer avec les époques, à Vilnius dans les années 30, avec Gary à Londres, et l’enquête qui est d’aujourd’hui.
On rit souvent en vous lisant. L’effet est recherché ?
Disons que je le cherche, oui. Il y a une tendance que je ne m’explique pas dans la littérature contemporaine, c’est un goût pour le tragique, le plombant… La plupart des livres où il n’y a pas d’humour m’ennuient. C’est donc très conscient de ma part. J’ai décidé d’écrire après la lecture de Belle du Seigneur et c’est pour moi le livre le plus drôle de la littérature francophone.
Vous avez cette phrase, à la fin du roman : « Ecrire. Tenir le monde en vingt-six lettres et le faire ployer sous sa loi. » C’est votre ambition ?
C’est très présomptueux de dire ça. Lorsqu’on écrit, on est une sorte de démiurge devant sa page ou son ordinateur. On peut, de quelques phrases, faire jaillir tout un monde et c’est une liberté absolue, un champ des possibles infini. Mais la difficulté est de transcender tout ça par le style.

lundi 18 février 2019

Le premier roman de Niels Labuzan (entretien)


Le premier roman de Niels Labuzan, Cartographie de l’oubli, réédité au Livre de poche, est ambitieux. Son auteur s’est donné les moyens nécessaires à un livre ample : son volume suppose un souffle qui ne lui manque pas ; la matière est puisée sur un terrain peu familier à la plupart des lecteurs, le Sud-Ouest africain, colonie allemande devenue la Namibie, dont la découverte est une belle surprise ; les personnages, certains historiques, d’autres fictifs, représentent plusieurs époques, entre 1889 et 2004. Il s’est passé, sous la domination allemande, des choses terribles dont la gravité va croissant. Et, en 2004, il était temps d’en reparler. Le roman englobe tout cela. Mais on était curieux de savoir comment ce sujet et cet espace s’étaient imposés à l’écrivain.
Qu’est-ce qui vous a poussé vers la Namibie ?
C’est arrivé de manière détournée. Il y avait une attirance pour l’Afrique australe, un rêve d’enfant où l’imaginaire se développe, sans explication. Puis j’ai rencontré l’histoire de ce qu’on appelait le Sud-Ouest africain quand je suis parti au Chili à la fin de mes études. J’ai découvert que, dans le sud, il y avait eu une colonisation allemande, faite en 1845 à la demande du gouvernement chilien. Des pharmaciens, des agriculteurs, des ouvriers étaient partis d’Allemagne pour s’établir là. Quarante ans plus tard, après la conférence de Berlin, les Allemands ont envoyé des hommes dans le Sud-Ouest africain mais la différence, c’est qu’ils avaient envoyé des soldats. Une vingtaine au début, pour établir des accords d’amitié et de protection avec les indigènes, et ça a rapidement dégénéré. La relation avec la population s’est très vite détériorée. Le rapprochement entre les deux m’a intéressé, et aussi de comprendre que notre histoire européenne du XXe siècle s’était peut-être jouée en partie dans ces territoires.
Une sorte de préparation, un grand terrain de jeu pour l’entraînement ?
Exactement. A travers le personnage de ce jeune soldat, Jakob. Il arrive innocent, naïf, il ne connaît évidemment rien des guerres à venir au siècle suivant. Donc je raconte la construction d’un homme face à l’autorité, face à l’armée, et la construction d’un territoire en tant que nation, racontée par le narrateur contemporain, en passant par l’époque de l’apartheid.
Votre titre est-il une manière de dire qu’il s’agit d’une guerre oubliée ?
Oui, c’est la notion de mémoire qui m’intéressait, une mémoire que nous avons un peu perdue. Les populations ont été, là-bas, sacrifiées au nom d’une modernité et d’un idéal racial assez terrifiants.
Il y a des hommes d’exception, pourtant, dans les tribus qui se trouvaient là…
L’histoire n’est pas racontée de leur point de vue, parce que je n’avais pas vraiment les moyens de parler en leur nom, mais ce sont des personnages importants. Il y a deux chefs emblématiques, Samuel Maharero, qu’on retrouve en 2004 avec le pèlerinage en sa mémoire, et Hendrik Witbooi, dont le commandant Leutwein dit qu’il serait sans doute devenu un grand monarque s’il était né ailleurs. Ce ne sont pas des personnages idéalisés, parce qu’ils se sont toujours fait des guerres entre eux, mais ils ont été fidèles à leur peuple et à leur liberté. Mais ils ont été victimes d’une machine terrible qui s’est mise en place et qui a été lancée par une succession de gouverneurs et d’hommes qui ont pris chacun des ordres de plus en plus terribles.
Celui qui arrive est toujours pire que le précédent ?
Oui, il y a une espèce de gradation. Le premier, Curt von François, est un personnage un peu romantique. Puis on envoie Theodor Leutwein, un homme plus froid, plus stratège, mais qui a quand même une part d’humanité, il ne croit pas en tout cas qu’il est nécessaire de détruire toutes les populations. Il est remplacé par Lothar von Trotha, qui est un personnage sinistre et proclame en 1904 un ordre d’extermination totale des Hereros, femmes, enfants, vieillards, avec ou sans armes. Et il se charge ensuite de mettre en place sur le territoire les premiers camps de concentration allemands.
Jakob, votre personnage principal, traverse tout cela. Mais comment prend-il position en fonction ou non de son amour pour Brunhilde ?
Il n’a pas beaucoup de décisions à prendre. Mais celles qu’il prend sont souvent mauvaises et la seule qu’il prend vraiment par rapport à Brunhilde, qui est la fille d’un marchand et qui est un peu l’opposé de Jakob, va causer sa perte.

samedi 16 février 2019

Marcel Proust, l'année du Goncourt (1)


Le centenaire de Ruskin

On vient de célébrer en Angleterre le centenaire de la naissance de John Ruskin, l’illustre auteur des Peintres modernes, des Sept lampes de l’architecture, des Pierres de Venise, des Matinées à Florence, de la Bible d’Amiens, et de tant d’autres ouvrages qui ont tenu une si grande place dans le mouvement des idées au dix-neuvième siècle. La plupart sont aujourd’hui traduits en français, et Ruskin a trouvé chez nous des commentateurs et admirateurs passionnés, au premier rang desquels il faut citer MM. Marcel Proust et Robert de La Sizeranne. Dans son curieux roman, Du côté de chez Swann, M. Marcel Proust n’imite pas précisément le style de Ruskin, mais il adopte la même manière, ample et touffue, parfois presque inextricable comme une forêt, et colorée, éclatante, féerique comme un feu d’artifice de Turner. Ruskin est un des plus originaux parmi les prosateurs anglais, un grand poète en prose. Il a exercé une influence directe et puissante sur l’esprit public dans son pays et au dehors, ainsi que sur de nombreux artistes. Ce n’était pourtant qu’un simple critique. Il n’en a pas moins été le véritable chef de l’école préraphaélite, et William Morris a écrit à propos des Pierres de Venise : « À quelques-uns d’entre nous, lorsque nous le lûmes pour la première fois, il sembla que ce livre nous montrait une route nouvelle où le monde allait marcher désormais. »
On ne peut entreprendre en quelques lignes une véritable étude sur l’œuvre immense de John Ruskin. Quelles sont ses vues directrices ? Il est parti de l’amour de la nature, et de l’admiration de Turner, considéré comme plus naturel que les paysagistes classiques à la Claude Lorrain. Sa base, c’est alors une espèce de rousseauisme, dont il fait bénéficier un grand peintre qui eût peut-être laissé Jean-Jacques indifférent. Puis il découvre les primitifs italiens, d’abord au Louvre, puis en Italie même. C’est le second stade. Ruskin devient l’apôtre du primitivisme. Il se rattache au romantisme, tel que le comprenaient Schlegel et Mme de Staël, c’est-à-dire comme le culte du moyen âge, opposé à celui de l’esprit helléno-Iatin. Son amour du moyen âge, collaborant avec son puritanisme natif conduisent Ruskin à une théorie religieuse de l’art. Pour lui, la religion, la moralité sont les conditions nécessaires de l’art, qui ne peut prospérer qu’aux âges de vertu et de foi. Son antipathie pour le classique et son goût du mysticisme le rendent tout à fait injuste pour ce qu’il appelle le « poison de la Renaissance », non seulement pour l’art de cette époque, mais pour l’humanisme et le rationalisme qu’elle nous a rendus. Partisan de l’innocence et de l’idylle, Ruskin déteste l’esprit moderne, la science, l’économie politique, la finance, l’industrie et le machinisme. Il prêche le retour à la nature, à la vie champêtre, avec un esthétisme approprié : fabrication à la main des toiles, dentelles et objets divers, où l’artisan peut mettre sa marque, ce qui lui permet de n’être plus seulement un rouage et un instrument, mais de redevenir un homme. Ruskin a enseigné une espèce de socialisme naturaliste, moral et esthétique : l’union de ces trois termes résume toute sa pensée.
Il y a évidemment dans tout cela du bon et du mauvais. En général, Ruskin est excellent quand il affirme, contestable ou ruineux quand il nie. Il a eu raison de célébrer le prodigieux génie de Turner : Claude Lorrain et Poussin n’en gardent pas moins leur mérite. Il a vraiment conquis une province nouvelle, en révélant les primitifs. Il a dit sur le gothique des choses justes et profondes. Mais on peut partager ces admirations de Ruskin, sans le suivre dans son dénigrement de l’Antique, de la Renaissance et de l’esprit moderne. Il a raison de présenter l’art comme une chose hautement noble et sérieuse : nous repoussons comme lui le scepticisme et la frivolité des faux amateurs ; mais s’il faut à l’artiste un idéal élevé, ce n’est pas obligatoirement l’idéal naïvement mystique que préconise Ruskin : la Renaissance en avait un, tout comme le moyen âge, et qui valait mieux. Enfin, Ruskin a rendu de grands services en dénonçant certaines laideurs de notre temps, en protégeant les paysages, en prêchant la Beauté et l’éducation du peuple à ses contemporains, qui ne s’en souciaient peut-être pas suffisamment. Mais il a tort d’exécrer à ce point le progrès scientifique et industriel. Ces machines, qu’il maudit, peuvent avoir des inconvénients passagers : elles émanciperont l’homme, en abrégeant le travail, en lui fournissant des esclaves de fer ou d’acier… Et n’oublions pas en France que Ruskin nous témoigna en 1870 une amitié agissante, qu’il fut alors d’un comité pour le ravitaillement de Paris, avec Huxley et John Lubbock, et qu’il célébra de nouveau à cette époque, avec une particulière tendresse, nos cathédrales déjà menacées par l’ennemi…
P. S.
Le Temps, 14 février 1919

mercredi 13 février 2019

Le guerrier presque apaisé de Kate Atkinson

Dans Une vie après l’autre, Kate Atkinson racontait toutes les vies possibles d’Ursula Todd. Voici, avec L’homme est un dieu en ruine (traduit par Sophie Aslanides), l’unique version de l’existence de Teddy, son frère, ou une autre manière de dire ce que connurent les Britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale – et avant, et longtemps après, car Teddy aura une longue vie. Engagé à vingt ans dans l’aviation, devenu pilote de bombardier, il ne mourra qu’en 2012. Au moment où son corps n’est plus, en effet, qu’une ruine.
Teddy n’est pas doté d’un tempérament belliqueux. Au contraire, il se rêve, dans sa jeunesse, poète et paysan, jusqu’à mettre en pratique cette double vocation paisible en pratiquant, au petit bonheur la chance, tous les travaux de la terre dans différentes fermes où il trouve des emplois temporaires, et en transcrivant dans ses vers, le soir, les émotions ressenties devant le spectacle de la nature. Mais les poèmes ne valent rien, comme il sera obligé de le reconnaître plus tard, reconverti en chroniqueur plus ou moins inspiré des changements saisonniers. Il se console de la pauvreté de cette production en se disant qu’il n’écrit pas de la littérature, seulement un divertissement proposé à un public varié.
Un peu comme le fera sa fille Viola, romancière à succès, débordée par sa célébrité, dans un tourbillon de rencontres et de festivals internationaux, déçue par l’accueil tiède que fait son père à ses livres.
La mère de Viola, Nancy, n’est plus là. Elle est morte au début des années soixante en perdant sa guerre contre le cancer. La guerre, elle connaissait aussi. Pendant que son fiancé pilotait de lourds engins de mort au-dessus de l’Allemagne, elle travaillait au décryptage des codes secrets utilisés par l’ennemi, tâche qui devait rester discrète et impliquait le silence sur le détail de ses activités. De la même manière que Teddy ne pouvait pas raconter les opérations nocturnes menées au-dessus des installations allemandes et des villes en feu.
Les vols de Teddy occupent pourtant une belle place dans le roman. Quand il les raconte plus tard à Nancy, elle manifeste peu d’enthousiasme : « Oh, s’il te plaît, chéri, supplia Nancy, ne pensons pas à la guerre. J’en suis tellement lasse. Parlons de quelque chose de plus intéressant que des détails techniques des bombardements. » Le lecteur est tenté de donner tort à Nancy, car il n’est pas seulement question de détails techniques dans ces récits. Au contraire, les liens entre les hommes d’un équipage, devant les dangers induits par une stratégie militaire assez grossière, sont d’une intensité qui donne à ces moments une force digne des meilleurs romans de guerre.
Sautant d’une époque à une autre, de 1943 à 1982 puis à 1960, Kate Atkinson introduit, en filigrane, des scènes récurrentes qui constituent des guides aussi efficaces que précieux. On ne se perd jamais dans une histoire longue et complexe où Teddy revient sur des détails à la signification parfois changeante. Ainsi d’une photo, qu’on croit d’abord tachée par une auréole de thé, alors qu’elle est en réalité marquée par le sang d’un de ses compagnons d’armes.
La vie de Teddy, ensuite, aurait pu être tranquille, « évoluant vers une vieillesse paisible ». Mais cela n’aurait pu se produire que si Nancy n’était pas morte, et si le souvenir des nombreux morts dont le pilote a été responsable n’était une blessure jamais refermée. Le livre est puissant, il explore les replis les plus intimes d’un homme.

dimanche 10 février 2019

Les dessous d’un crime

On ne saura qu’à la toute fin du roman en quoi consiste cet Article 353 du code pénal qui lui donne son titre. Tanguy Viel prend son temps pour y arriver, tandis qu’il a, dès le prologue, fourni le principal élément du drame, et la raison pour laquelle Martial Kermeur se trouve devant un juge : il a poussé à l’eau et laissé se noyer Antoine Lazenec, avec qui il pêchait.
Le juge cherche à comprendre pourquoi Kermeur a commis un crime qu’il ne songe pas à nier. La plus grande partie du livre est une longue conversation de laquelle sont surtout reproduits les propos du coupable. On remonte le temps, on voit arriver Lazenec, chaussures à bouts pointus, avec ses beaux projets immobiliers qui vont transformer un château décrépi, propriété de la commune, en station balnéaire dans la rade de Brest, bel investissement locatif pour qui achètera les appartements à venir.
Les appartements ne sont jamais venus. Kermeur, comme d’autres, y avait misé toutes ses économies, les indemnités de départ de l’arsenal où il travaillait avant sa fermeture. Avec cet argent, il rêvait de s’acheter un bateau – le même que celui de Lazenec, précisément. Au lieu de cela, il a fait un chèque de cinq cent douze mille francs, en toutes lettres, à Antoine Lazenec. C’était il y a six ans, quand on pouvait encore croire aux promesses d’un baratineur capable de mettre ses interlocuteurs en confiance – et en boîte.
« Une vulgaire histoire d’escroquerie, monsieur le juge, rien de plus », dit Kermeur dans les premiers moments de son interrogatoire, quand les faits lui apparaissent soudain dans leur ensemble : « Et pour la première fois, je ressentais toute l’affaire d’un seul mouvement, comme si, en disant cela, je l’avais photographiée depuis la lune et que je regardais une planète prise dans ses grandes surfaces bleues. »
Le ressort du crime est assez simple. Kermeur en a eu assez d’avoir été roulé, il s’est fait justice lui-même, sans l’avoir prémédité – du moins le suppose-t-on, ne prenons pas la place du juge qui doit peser le geste et ses antécédents. Ceux-ci sont, on l’aura compris, l’essentiel du roman, et ce qui fait son intérêt. Dès que l’on est entré dans la quête d’une logique chez Kermeur, la curiosité oblige à aller jusqu’au bout, quand bien même tout n’est pas explicable. La part d’ombre, faite d’émotions à moitié dites, de sentiments inexprimés, le mystère qui entoure le fils de Kermeur, le silence des autres protagonistes, voilà quelques ingrédients d’un sac de nœuds démêlé pour l’essentiel par la parole. L’insuffisance de celle-ci appartient encore à la narration, car les absences sont puissantes.