mercredi 30 mars 2011

Laurent Mauvignier : des hommes et de leurs blessures

Laurent Mauvignier fait appel à Jean Genet, en épigraphe, pour poser la question à laquelle Des hommes tentera de répondre: «Et ta blessure, où est-elle?» Car il faut bien qu’il y ait une blessure quelque part pour qu’un simple cadeau d’anniversaire ait pareilles conséquences. Pour que, tout de suite, on devine que quelque chose d’anormal se produit lorsque Feu-de-Bois, un surnom qui s’est substitué au prénom de Bernard, entre dans la salle où sa sœur Solange fête ses soixante ans et son départ à la retraite.
Dans les douze premières pages, de l’arrivée de Bernard jusqu’au moment où Solange ouvre la petite boîte où se trouve le cadeau, Laurent Mauvignier travaille caméra à l’épaule. Avec les ressources de l’écriture en plus. L’image ne suffirait pas pour dire: «Aujourd’hui, on dira qu’il ne sentait pas trop mauvais.» Il a soixante-trois ans, «il n’a pas toujours été ce type qui vit aux crochets des autres», c’est donc qu’il a un passé et que son passé ne ressemble pas à son présent. Il n’empêche: il fait tache. Sinon, pourquoi le remarquerait-on à ce point? Et pourquoi un tel malaise quand Solange découvre la «grande broche en or nacré» que lui offre son frère?
Le lecteur ressent le malaise. Bernard, encore bien plus. Surtout quand Solange, qui a épinglé la broche à la place de celle qu’elle portait, l’a enlevée: «et j’ai vu comment Solange a hésité en relevant les mains vers la broche, puis en se décidant franchement à la retirer, prétextant quoi, je ne sais pas, rien, peut-être rien, elle ne va pas avec ce pull, elle est trop belle, oui, trop belle pour ce pull, tu es fou, Bernard, de l’or, et puis quoi, avec quel argent.»
Puis les conséquences du malaise, le brusque emportement contre Chefraoui, l’Arabe du village – le bougnoule, dit Bernard, qui n’en a pas fini avec sa colère, qui va se rendre chez Chefraoui, effrayer sa femme et ses enfants, provoquer un peu d’agitation chez le maire et les gendarmes, peu habitués à pareil comportement, pourtant prévisible, disent certains, de la part d’un homme si sauvage…
«Et ta blessure, où est-elle?» Bien plus loin. Elle a été ouverte quarante ans plus tôt, ne s’est jamais refermée. En 1960, la France faisait une guerre qui ne disait pas son nom. Des jeunes appelés traversaient la Méditerranée, posaient le pied en Algérie et découvraient la peur en même temps que la violence. Violence d’ailleurs exacerbée par la peur, répression sans aucune limite, représailles de même, dans des combats où il valait mieux ne pas réfléchir si l’on voulait en sortir sans devenir aussi enragé qu’un animal.
Bernard a-t-il gardé sur la peau l’odeur des villages incendiés, jusqu’à la reproduire dans sa vie récente et mériter son sobriquet, Feu-de-Bois? N’a-t-il jamais pardonné à sa mère d’avoir retiré tout le bénéfice de son travail avant la majorité? A-t-il toujours conservé des doutes sur les relations entre Mireille, rencontrée à Oran puis devenue sa femme, et Rabut, le cousin avec qui il s’est battu à la sortie d’un dancing?
Rabut, porteur, dans les premières pages, de la caméra (aussi imaginaire que subjective) dont nous parlions plus haut, et qui ne comprend pas mieux que les autres ce qui se passe quand les événements se précipitent. Rabut, porteur aussi de cauchemars partagés avec Bernard et d’autres. Rabut, qui voudrait «savoir pourquoi on fait des photos et pourquoi elles nous font croire que nous n’avons pas mal au ventre et que nous dormons bien.»
Entre les deux hommes déchirés par une haine confuse, Laurent Mauvignier dessine des souvenirs communs. Et des lignes de fuite qui se brisent sur des cadavres trop nombreux, sur des trahisons, sur de profonds malentendus. Des hommes ne parle que de cela: des hommes. Avec leurs ambitions déçues, leurs erreurs tragiques, leur insondable bêtise. Notre insondable bêtise.

(Article à paraître dans le prochain numéro de C'est dans la poche.)

samedi 19 mars 2011

Olivier Rolin : chronique d'une mort postposée

Tous ses amis avaient déconseillé à Olivier Rolin de séjourner à Bakou en 2009. Par sa faute: dans Suite à l’hôtel Crystal, un ouvrage précédent, il avait mis en scène son suicide («en tout cas celui d’un personnage qui porte mon nom») cette année-là, dans un hôtel de Bakou. L’esprit de contradiction a fait le reste: «La multiplication de ces affectueuses mises en garde fit évidemment naître en moi l’idée que je devais à tout prix me rendre à Bakou en 2009, et y demeurer assez longtemps pour laisser à la fiction de ma mort sur les bords de la Caspienne […] une chance raisonnable de se réaliser.» Le voici donc, lesté d’ouvrages sur le thème de la mort, face à la possibilité de sa propre fin…
Malgré l’argument de départ, Bakou, derniers jours n’a rien de dramatique. Bien au contraire, on y rit souvent. Olivier Rolin joue avec l’idée de ce suicide sans faire semblant d’y croire. Il l’envisage comme une issue romanesque à un voyage paresseux, au cours duquel il se laisse happer par des rencontres, des images, des souvenirs. Ses pensées sont souvent vagues. Des réflexions lui viennent en marchant «comme sans y penser, ou plutôt au gré de ce soliloque intérieur que se tiennent les marcheurs, et qui est à la pensée ce que le grommellement est à la parole éloquente.» Les pages s’accumulent, bric-à-brac sans grande organisation qui pousse l’auteur à s’interroger sur ce qu’il est en train d’écrire: «ce récit que j’écris, que vous lisez, à quoi ça rime? Et d’abord, qu’est-ce que c’est? Un journal de voyage, des lambeaux de souvenirs mal cousus entre eux, un testament? «Un livre sur rien», presque sans sujet, ou dont le sujet reste presque invisible, comme le rêvait Flaubert (mais alors, il faudrait qu’il tienne «par la force interne de son style», et ce serait évidemment présumer de mes forces)? C’est une promenade sur un fil. Un monologue à basse voix, pour des oreilles patientes, attentives. Une lettre à des amis, connus et inconnus.»
On voudrait tout citer, tout partager de ce livre, tant le bonheur de s’y trouver est grand. L’écriture fait des vagues, bat comme la Caspienne – une mer? un lac? s’interroge le narrateur, vaguement, bien sûr. Des lectures arrivent en écho. Maeterlinck, Verhaeren et Pierre Mertens passent par là. Des histoires du passé surgissent, qui contiennent, pour plusieurs d’entre elles, la matière de romans. L’espion disparu qui resurgit beaucoup plus tard, par exemple. Ou Une nuit d’amour de Charles de Gaulle, inventant la brève liaison du général avec une chanteuse lyrique après l’opéra auquel il assista à Bakou.
Olivier Rolin ne développe guère, laissant au lecteur le soin d’imaginer la suite. Comme les chats qu’il observe, il est économe de ses mouvements. Mais «ils ont l’air de savoir ce qu’ils font ici, eux» – au contraire de lui. Économe des quelques mots qu’il connaît en russe, aussi, dont il range les plus jolis dans son «petit tiroir à mots agréables». Économe de descriptions qu’il expédie en quelques lignes – et quelles lignes! Mais il n’est pas avare des doutes et des questions qui relancent sans cesse son récit.
Bakou, derniers jours est un ouvrage qui échappe à toute définition simpliste. Et qui marquera longtemps les esprits. Il est difficile de se sentir plus vivant qu’en lisant l’histoire de cette mort annoncée et manquée – tant mieux pour les prochains livres d’Olivier Rolin.

(Article à paraître dans le prochain numéro de C'est dans la poche.)

dimanche 13 mars 2011

C'est dans la poche : Spécial littératures nordiques

Un peu de retard, comme souvent - mais le Salon du Livre de Paris n'est pas encore ouvert et ce sixième numéro de C'est dans la poche est tout entier consacré aux écrivains des cinq pays scandinaves qui y sont invités.

Cinq pays, combien de langues, combien d’horizons? Une vingtaine de livres et autant d’auteurs dessinent des paysages beaux et tourmentés. Comme les habitants, semble-t-il, au moins pour le côté tourmenté, s’il faut en juger par une littérature policière qui se porte bien dans ces régions septentrionales. Le reflet, peut-être, d’une société qui connaît elle aussi ses crises.
À lire les écrivains scandinaves, on découvre des communautés aussi variées que sous d’autres contrées. Tant il est vrai que tout est, au fond, partout pareil et reproduit, sous différentes latitudes, des mécanismes sociaux similaires.
Par ailleurs, le monde est perméable.
Entre les frontières de ces pays, d’abord. Sofi Oksanen écrit en finnois l’Histoire de l’Estonie dans Purge. Plus loin dans le temps, la découverte du Groenland, à présent province danoise, s’écrit en islandais…
Ouvrons encore l’horizon. Le Suédois Henning Mankell est chez lui au Mozambique comme dans son pays natal. Le Danois Jørn Riel n’a rien trouvé d’extraordinaire à s’installer en Malaisie. Et n’est-ce pas Karen Blixen dont la vie africaine a été à l’origine du film Out of Africa?
Décidément, la carte et le territoire – comme disait l’autre – nous exposent à bien des surprises. Comme elles sont, dans l’ensemble, plutôt bonnes, personne ne songera à s’en plaindre.
Le voyage vers le nord, que Jean-François Regnard avait fait dès le XVIIe siècle (Le voyage en Laponie), est moins éreintant dans les livres que dans les conditions de l’époque. Il reste une belle destination.

Pour lire cette livraison, suivez les liens:

jeudi 3 mars 2011

L'année littéraire (16) - Le retour de Frédéric Berthet

Pourquoi suis-je, de son vivant, passé à côté de Frédéric Berthet sans le voir? Nous avions le même âge - le mien continue de croître tandis que le sien s'est arrêté à 49 ans, quand il s'est suicidé en 2003. Nous lisions souvent les mêmes livres, avions beaucoup d'admirations en commun. Je ne découvre tout cela qu'aujourd'hui - hier, en réalité - grâce à la réédition d'un roman, Daimler s'en va (son seul roman, paru en 1988), et à la publications de ses Correspondances 1973-2003.
Allons, puisque les livres sont là, il n'est pas trop tard pour être ébloui.
Car Daimler s'en va est un texte éblouissant, pétillant comme le champagne qu'on boirait en attendant la fin du monde. Daimler, détective privé, s'est suicidé avant son créateur. Sans gravité: il a franchi une porte par ennui, ne trouvant plus d'intérêt dans ce monde, malgré la manière fantaisiste dont il le considérait.
Avec ce roman, on est résolument ailleurs, grâce au point de vue détaché d'un écrivain pour qui chaque observation, chaque réflexion est l'occasion d'une pirouette. Daimler s'en va donc en dansant, et on danse avec lui comme avec son ami Bonneval, dans les deuxième et troisième parties.
Olivier Frébourg avait aimé, à sa parution, ce "roman cynique, bref, alcoolisé, désespéré au bout du compte..." Michel Déon aussi, qui l'avait écrit à Philippe Solllers: "C'est excellent. J'aime ce ton. Très curieux: il y a une nouvelle vague (Lambron, Sureau, Berthet, etc.) qui, sans vraiment innover, apporte un peu d'air dans la littérature, de la gaieté, de la désinvolture. Le lecteur en sort rafraîchi."
Deux extraits d'un copieux volume de Correspondances dans lequel on voit Frédéric Berthet se construire comme écrivain, tout entier tendu vers ce but. Il se lie d'amitié avec Roland Barthes, fréquente Jean Thibaudeau, rencontre Francis Ponge. Mais il cherche aussi à s'assurer des revenus suffisants, et c'est pourquoi il entre au Quai d'Orsay, pour obtenir un poste aux services culturels à New York où il restera trois ans, de 1984 à 1987. A ce moment, l'écrivain en lui n'a pas encore réussi à percer vraiment. A trente ans, il n'a publié, et il s'en désole, qu'un recueil de nouvelles - pour lequel il a reçu une avance de 2.859 FF...
Il n'ira, au fond, jamais très loin. Cinq livres publiés de son vivant, un succès d'estime resté ignoré du grand public, des projets plein la tête cependant et la volonté de travailler, jusqu'à mener le projet de six livres à la fois... Michel Déon, qui lui écrit beaucoup, tente de le tempérer pour qu'il se concentre sur un manuscrit au lieu de s'éparpiller. La leçon ne porte pas vraiment.
Le volume de ce qui a été publié, même si l'on ajoute l'œuvre posthume, est assez mince par rapport aux ambitions de départ. Du moins, à en juger par Daimler, l'exigence était-elle au rendez-vous, pour une belle réussite. Peut-être parce que Frédéric Berthet avait la tête théorique et le pied léger. Il s'est frotté, surtout quand il était jeune, aux grands théoriciens de la littérature qui occupaient le terrain à son époque. Mais, en ce qui concerne ses propres textes, il a appliqué cette loi qu'il exprimait dès 1980 dans une lettre (non envoyée) à Jean Thibeaudeau: "Est vrai ce qui me fait sourire." Puisque cela nous fait sourire aussi, c'est gagné!
Un seul regret à propos des Correspondances de Frédéric Berthet: quelques notes auraient été bienvenues pour situer certaines personnes, puisque toutes ne sont pas aussi connues que Patrick Besson ou Jean Echenoz.