lundi 31 août 2015

Yanick Lahens prend un tragique «Bain de lune»

Le quatrième roman, Bain de lune, de Yanick Lahens a reçu l'an dernier le Prix Femina du roman français (six voix au deuxième tour, contre quatre à Joseph, de Marie-Hélène Lafon). L’on finira bien par dire : Prix Femina du roman de langue française, puisque l’écrivaine est haïtienne, comme René Depestre ou Dany Laferrière, couronnés respectivement par le Renaudot et le Médicis. Et, l’annnée précédente, c’était Leonora Miano, une Camerounaise, qui avait reçu le Femina…
Bain de lune est un roman magique qui parle notamment des secrets enfouis sous terre, inaccessibles à ceux qui ne sont pas capables de les percevoir, alors que la population d’Anse Bleue a l’habitude de vivre en leur compagnie. Il s’ouvre sur une scène dont l’explication nous sera donnée progressivement : « Après une folle équipée de trois jours, me voilà étendue là, aux pieds d’un homme que je ne connais pas. Le visage à deux doigts de ses chaussures boueuses et usées. Le nez pris dans une puanteur qui me révulse presque. »
Une femme parle et sa voix ponctue le roman d’un récit par bribes : des événements non seulement vécus mais surtout ressentis jusqu’au fond de ses blessures par celle que le destin a séparée des siens. Destin par ailleurs inscrit dans la logique d’une histoire collective tournant parfois à la tragédie.
Car Yanick Lahens ne fait pas l’économie des années pendant lesquelles un dictateur dirigeait Haïti. Il n’est jamais nommé. Mais, quand nous sommes au début des années soixante, l’homme au pouvoir est « un médecin de campagne qui parlait tête baissée, d’une voix nasillarde de zombi, et portait un chapeau noir et d’épaisses lunettes. » Ses réseaux maillent la terre haïtienne jusqu’à Anse Bleue, entre terre et mer, où ceux qui ont fait le choix de l’ordre s’opposent aux plus démocrates. Leurs divergences reposent moins sur des convictions idéologiques que sur des calculs intéressés. L’effet en est cependant dévastateur, jusque dans les familles.
Dans ce climat délétère, les habitants d’Anse Bleue vivent malgré tout, désirent, aiment, haïssent, meurent. La possession des terres est un enjeu encore plus puissant que celle des femmes et de leur beauté pour laquelle des hommes se battent, au mépris de la religion que les prêtres cherchent à leur inculquer. Les traditions ne leur ont pas appris le même genre de foi : les dieux et les sorciers du vaudou ne sont pas qu’une tradition, ils rythment l’existence et, dans une certaine mesure, l’orientent.
Une poésie animée par le concret autant que visitée par des forces obscures donne à Bain de lune la force d’un chant tenu dans la durée. Il touche trois générations, en un même lieu qui semble, aux spécialistes venus de l’étranger, déshérité : il serait possible, disent-ils, d’y cultiver une manne miraculeuse, « blanche comme la farine de la multiplication des pains de Jésus. » Au prix d’un défrichage intensif. Et de terribles surprises.

dimanche 30 août 2015

Thomas Pynchon,le grand roman du début de siècle

Nous avons une bonne nouvelle : oubliez les antidépresseurs et toutes les autres substances plus ou moins légales absorbées pour se sentir mieux. Il y a beaucoup plus efficace et moins nocif : le roman de Thomas Pynchon, Fonds perdus En revanche, des phénomènes d’accoutumance risquent de se produire, et de conduire vers les autres livres de cet écrivain discret, qui n’apparaît pas en public pour faire la promotion de ses romans. Mais il n’y aurait qu’à s’en réjouir.
Car Pynchon est un génie, voilà, c’est dit. Rien à voir avec toute la cohorte d’écrivains prétentieux, souvent inspirés par sa manière, qui tentent de traduire le monde d’aujourd’hui dans des constructions alambiquées, tenant debout par l’effet d’un miracle provisoire  car, si on souffle dessus, ce n’est que châteaux de cartes. Un vieux fonds d’éducation nous interdit de citer des noms, la délation n’est pas le genre de la maison.
Fonds perdus se déroule à New York, du printemps 2001 au printemps 2002, entre deux éclosions florales des poiriers de Chine de l’Upper West Side, le quartier où habite Maxine avec ses deux fils, et parfois avec leur père. Maxine, inspectrice des fraudes, a perdu sa licence officielle pour avoir traité avec des hommes d’affaires peu scrupuleux. Elle a plongé avec eux mais conserve sa connaissance des flux financiers et l’utilise comme un privé spécialisé capable de repérer des anomalies dans une comptabilité. Elle a donc toujours la confiance d’un certain nombre d’hommes d’affaires qui lui confient des missions discrètes. Menées parfois à bien avec l’aide de spécialistes de spécialistes du Web Profond, des hackers avides de découvrir des pans d’Internet où personne ne va jamais. Sinon ceux qui s’en servent pour masquer des opérations douteuses.
Le décor est celui d’une ville qui a survécu au bug imaginaire de l’an 2000 mais qui ignore encore vers quoi elle se dirige : « les désastres à venir dans la Grosse Pomme, y compris le réchauffement climatique, mais pas uniquement. » En réalité, un certain nombre de signes auraient pu laisser prévoir le 11 septembre. Ce décor est précis : dans une soirée où de grands écrans passent des images en boucle, on aperçoit celles de l’entartage de Bill Gates en Belgique…
Un homme aussi riche qu’inquiétant est au centre des investigations de Maxine : Gabriel Ice, froid comme son nom, investit dans de nombreuses sociétés, misant en particulier sur les tuyaux qui conduiront l’information quand la bande passante du web sera devenue un important enjeu économique. Autour de lui gravitent, comme dans un système planétaire parfois animé de secousses, autant d’hommes de main que d’ingénieurs hyperdoués.
Quand la poussière des Twin Towers aura fini de retomber sur la ville, quelques vérités troublantes auront surgi de l’incroyable fouillis qui constitue le monde de la communication, de la politique et de l’argent. Vérités romanesques, certes, mais portées par une écriture survitaminée qui leur font toucher des cibles profondes chez le lecteur.
De cette écriture, il y aurait beaucoup à dire. Comment les majuscules y ont une fonction ironique, semblant même se moquer des écrivains qui les utilisent sans ironie. Comment, aussi, elle oblige le traducteur à des contorsions qui débouchent parfois sur de belles trouvailles : « unhackable » devient, en français, « inatthackable » ; ou le néologisme « Meufia », qui désigne le syndicat du crime des nanas WASP…
Fonds perdus est un grand, un très grand livre de notre temps. Et probablement au-delà.

vendredi 28 août 2015

Trotsky, Lowry et Michel Deville

Patrick Deville s’est attaqué à un chantier monstrueux dont il termine un pan à chaque roman. Pura Vida, Equatoria et Kampuchéa circulent autour de la planète sur trois continents. L’Amérique, le premier d’entre eux (les autres étant l’Afrique et l’Asie), est de retour, puisque le mouvement est cyclique, dans son livre le plus récent, Viva.
Trotsky arrive au Mexique en 1937, il fait en train le chemin de Tampico, son port de débarquement, à Mexico. Pas n’importe quel train : celui du président. Pas en n’importe quelle compagnie : Frida Kahlo, dont les « sourcils très noirs se rejoignent à la racine du nez comme les ailes d’un merle », est là pour l’accompagner dans son voyage. Diego Rivera est absent, mais il a joué un rôle dans l’accueil de Trotsky.
Malcolm Lowry est au Mexique depuis l’année précédente. Il rédige une nouvelle qui deviendra Au-dessous du volcan, chef-d’œuvre obtenu à force d’écrire ses échecs, « et lorsque lui manqueront les échecs veillera à échouer encore, à échouer encore mieux », écrit Patrick Deville qui rend un hommage discret à Samuel Beckett.
La méthode Deville consiste moins à créer des nœuds dans le réel qu’à mettre en lumière ceux qui existaient déjà. Retrouver les traces croisées de Trotsky et de Lowry, donc, avec leurs proches, y ajouter André Breton, Antonin Artaud, B. Traven, Arthur Cravan, d’autres encore, et reconstituer à petites touches, avec force détails, l’effervescence d’un lieu à une époque donnée. Superposer à tout cela ses propres voyages pour relier, à travers son regard, le passé au présent. Construire, au fond, une œuvre à la fois très documentée et très littéraire, à la façon d’un puzzle dont chaque pièce ne prend son sens qu’en compagnie des autres.
Le risque consisterait à laisser fonctionner la méthode pour elle-même, sans nécessité. Mais on n’en est pas là.

jeudi 27 août 2015

14-18, Albert Londres dans le château de Séduhl-Bahr




Aux Dardanelles – Dans le château de Séduhl-Bahr

(De notre envoyé spécial.)
Séduhl-Bahr, … août.
Une mère disait un jour à un capitaine de vaisseau qui était allé lui porter le souvenir de son fils immergé à l’entrée des Dardanelles : « Chaque fois que j’entends le vent souffler, il me semble que mon enfant remue dans le fond des eaux. »
Me voici sur ses eaux, allant à Séduhl-Bahr. Que cette mère ne soit pas tourmentée par l’idée que le corps de son fils n’a pas trouvé la paix. Rien n’y remue. Les grands éléments de la nature restent indifférents aux peines et aux bonheurs des hommes. Et sans la coque du Majestic rien ne dirait que cette partie de l’Égée est aussi un tombeau. Mais cette coque, où de plus en plus s’accrochent les algues, sort tel un cippe et les mouettes viennent se poser dessus, comme les oiseaux sur les croix des cimetières.
Le torpilleur qui nous conduit en Turquie porte l’amiral et son pavillon.
L’amiral ne peut se décider à faire la guerre à l’allemande, en se cachant. Il dit : « Nous avons les honneurs, il faut bien que nous ayons les risques. » La petite étoffe blanche avec les deux étoiles flotte au sommet d’un mât. Les Turcs ne manqueront ni de la voir, ni de la saluer.
En une heure nous allons parcourir le chemin qui sépare Képhalo de Séduhl-Bahr. Nous approchons. Deux sous-marins français sont au repos. La moitié de l’équipage a quitté le bord et se baigne autour. Le torpilleur les frôle. Ils reconnaissent le pavillon. Ils cessent de nager, du pied touchent le fond et, la tête et les épaules seules dépassant, se tiennent dans la position qu’exige le règlement.
Nous regardons l’entrée des détroits vers laquelle nous courons à vingt nœuds. C’est une grande bouche qui nous semble ouverte pour avaler ce qu’on lui présente. On a commencé par lui casser les dents de devant : Koum-Kaleh, Séduhl-Bahr ; il lui reste celles de derrière : Chanack, Kilihd-Bahr. Ce sont ses suprêmes défenses avec le venin qu’elle sécrète, c’est-à-dire les mines qu’elle charrie.
Abordons. C’est le River-Clyde qui sert de paravent et de ponton. C’est lui qui sert aussi d’encaisseur. Les Turcs qui sont des gars polis ont envoyé, sous forme de deux obus de 77, leur salut aux deux étoiles de l’amiral. Ce sont deux bonnes étoiles. À quatre mètres, c’est le River-Clyde qui prend. Il en a d’ailleurs l’habitude. Les zouaves qui travaillent à ses côtés aussi. Ils étaient trois, courbés sur le sol, liant des sacs quand l’éclatement se produisit. Sans se relever, ils portèrent la main ouverte à leur casque : ils disaient familièrement bonjour à la mort.
Tout Séduhl-Bahr est dans ce premier tableau.
Séduhl-Bahr, silence !
Je suis entré dans d’autres ruines, dans d’autres villes bombardées. La vie, malgré tout, n’y avait pas perdu toute racine. On voyait quelques gens aller, on apercevait des têtes de femmes derrière une fenêtre. Le boulanger vendait encore du pain, des autos passaient, d’autres bruits existaient que ceux de la guerre. Tout cela était sous l’angoisse, sous l’appréhension, mais enfin tout cela était.
Ici, suivez-nous : nous quittons le ponton de Séduhl-Bahr. Les dieux sont représentés marchant dans des bouffées de nuages, nous avançons de même dans la poussière. Voilà bien des voitures traînées par des mules, mais elles sont muettes, c’est comme si elles roulaient dans du coton. Sans parler, les zouaves sont à leur besogne. Nous montons vers les immenses murs du château romantique que nos canons ont délabré.
Ses assises ont l’épaisseur d’un bras. Bouleversés, ses canons ont la gueule en terre. Ceci renforce notre impression que l’on a voulu que tout se taise ici. Silence. Nous montons toujours. À notre gauche, dépassant de hauteur le château, une maison fut tellement découpée qu’elle donne, à la colline qui la supporte, l’allure d’une acropole présentant au ciel des ruines authentiques. Nous allons entrer dans le château. Accroupis, des Sénégalais, un petit marteau à la main, ne font rien. Étant devant un tas de cailloux, on devine que leur travail doit être de les casser ; s’ils ne s’y mettent pas c’est certainement dans la crainte de faire du bruit. En fait de bruit voilà deux sifflements. C’est une arrivée d’obus d’In-Tépé. On ne sait pas trop où ils éclatent. Voici l’entrée.
Des cimetières, il y en a d’abord un à l’entrée pour vous prévenir que ce n’est pas fini, et après il y en a partout. Nous sommes chez le commandant de l’artillerie, une vieille connaissance que nous retrouvons. Debout, dans son réduit, nous prenons du thé froid.
— Mais, lui dis-je, vous habitez un cimetière ! L’amas de terre qui étaye un des côtés de sa bicoque est le tumulus de trois tombes. Son lit est juste contre. Les morts et le vivant dorment séparés par une planche. Et souvent, à son réveil, le vivant doit recouvrir les morts : la terre éboulée a mis au jour des pieds.
Ce que disent ces ruines
— L’expédition des Dardanelles ! Vous vous souvenez alors qu’elle s’est décidée, comme elle se présentait sous un jour brillant. Le nom d’abord était joli, l’endroit prometteur : l’Orient ! Constantinople ! C’était reluisant.
Venez à Séduhl-Bahr, vous la regarderez au-dessus des murailles de la citadelle. C’est le meilleur observatoire pour la juger.
Pour une expédition, c’en est vraiment une. Vous pouvez prendre toutes les entreprises audacieuses de l’histoire, elles ne confondront pas celle-ci.
Rentrez dans les ruines de ce château, et vous le sentirez ce relent d’épopée.
À l’hôpital ce n’est pas seulement d’outils de rechange dont il faut se munir, c’est de docteurs, car on n’est jamais sûr que celui qui commence l’opération la terminera ; aux postes ce n’est pas définitivement que l’on ferme les sacs : un 77 en a rouvert plus d’un. Si la mort arrive en sifflant c’est en sifflant aussi qu’on la reçoit. C’est en sifflant que, crâne nu, sous un soleil rougi à blanc, le général Bailloud traverse la cour du château.


La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 7 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre comme elle les a vécus, Dans les remous de la bataille.

mardi 25 août 2015

14-18, Albert Londres avant le combat




L’Escadre aux Dardanelles – La matinée avant le combat

(De notre envoyé spécial.)
À bord du… … août.
— Il est cinq heures moins le quart !
J’ai, depuis la veille, embarqué sur le … C’est le canot-major de six heures quarante-cinq qui m’y conduisit.
À sept heures, le lieutenant de vaisseau, président du carré, me présentait à la table des officiers où je prenais place. Ma première soirée fut de recueillement, j’allais vivre la vie de guerre du marin…
Donc il est cinq heures moins le quart.
Au bruit des machines qui, de la nuit, ne cessa, s’ajoute celui des pas qui courent sur les planchers cuirassés, celui de tôles que l’on traîne, celui des voix qui transmettent des ordres ou y répondent. Ce navire redevient le domaine des bielles, des marteaux et des courses de souliers cloutés. Trouant ce tintamarre, un clairon lance résolument quelques notes, plus loin un autre clairon les répète. C’est l’appareillage.
Sortons de la chambre. Il faut prendre cent précautions pour éviter les pieds, les jambes, les bras qui pendent des hamacs : dédaignant le vacarme, les matelots qui ne sont pas de quart, sereins comme des anges et nus comme eux, dorment dans l’entrepont.
Nous gagnons une passerelle. C’est juste au moment où l’on remonte l’ancre. Le soleil n’a pas encore dépassé les montagnes de Lemnos, il ne fait qu’en dorer les bords.
Vers les Dardanelles
À cinq heures, le navire quittera la baie. Pendant cinq jours il doit collaborer aux opérations des Dardanelles. Cet après-midi à quatre heures et demie il tirera.
Car, depuis l’attaque du 18 mars, il y a toujours une marine dans ces parages. C’est une des amertumes de cette guerre de ténacité que l’héroïsme quotidien soit étouffé sous le poids d’une action plus éclatante. Cette journée d’il y a cinq mois semble avoir été la seule où l’escadre se soit aventurée. Pour beaucoup, elle se repose. Elle se repose en montant sans relâche des quarts exténuants, en allant lancer sans cesse de la mitraille sur la presqu’île, en parcourant un chemin de mer hanté par la torpille, par la torpille qui vise sept cents morts à la fois.
L’ancre est levée. Les matelots enroulent rapidement la chaîne. Le navire commence à tourner sur lui-même. Les hommes ont presque cessé de courir. Chaque chose est préparée et chacun est à sa place. Les canonniers sont à leurs pièces, les mitrailleurs à leur bande. On peut glisser, on est paré. De ses orgueilleux coups de gorge un coq salue le départ. Il est là, sur le cuirassé dans une cage en lattes de bois, il s’égosille, il est heureux de repartir au feu. Pendant ce temps, ses poules, la tête entre les barreaux, picorent le grain que leur a jeté un matelot.
Nous allons franchir le barrage de la baie. Le passage est étroit. Un transport militaire venant du large s’y engage. Le cuirassé siffle deux coups pour lui dire de prendre sa gauche. Le transport n’en fait rien. Le cuirassé redonne ses deux coups de sifflet, plus impérieusement. Le transport obéit. Les deux bateaux se croisent de près. Le transport baisse trois fois son pavillon pour saluer, le cuirassé une fois seulement.
Le garde-corps du cuirassé
Devant, loin encore de nous un petit navire fume et trépigne. C’est le torpilleur d’escadre qui doit nous servir de garde-corps. C’est le … À peine voit-il que nous allons quitter la baie, qu’il la quitte lui-même. Il va renifler le chemin que nous allons parcourir. Avec quel amour il nous protège ! Il est à droite, à gauche, il est devant, derrière. Nous marchons à quatorze nœuds, lui à dix-neuf et de ses cinq nœuds de vitesse supplémentaire il ne cesse de nous entourer.
Nous zigzaguons. Le sous-marin est redouté.
De plus en plus les chefs et l’équipage sont au poste de veille, le commandant est attentif autour du blockhaus, le commandant en second promène ses pas feutrés de bâbord à tribord, les officiers sont prêts à manier les canons, les mitrailleurs à tourner le moulin et tout autour du bâtiment, appuyés sur les rampes, de dix en dix pas, des marins, le menton dans la main, regardent l’eau. Ils examinent dans une attitude de contemplation la surface de la mer. Ce sont les guetteurs de périscope.
Admirable métier qui permet de prendre ceux qui le pratiquent pour des hommes rêvant au lever du soleil !
C’est le combat contre l’invisible, contre l’impondérable, combat sans visée, sans émulation et souvent sans échange, combat dont tous ressentent la présence, mais dont personne, à aucun moment, ne parle jamais. Est-ce que quelqu’un aurait là-dessus quelque chose à apprendre à son voisin ?
À voir le navire continuer sa manœuvre de protection autour de nous, on est pris d’une subite tendresse pour lui. Il agit tel un bon chien auquel on aurait dit : « Un ennemi est près de ton maître, cherche. » Il vire, se précipite, s’essouffle. On l’embrasserait.
Ceux qui ne voient rien
Ceci c’est le dessus, c’est ce qui est à la grande brise de la mer. Descendons, pendant ce trajet, dans les fournaises qui sont au-dessous le la ligne de flottaison.
Quittons la passerelle, traversons l’entrepont et en compagnie du mécanicien, prenons cet escalier qui s’enfonce.
D’abord gare à vos mains. Les rampes ici ne sont pas faites pour s’appuyer à moins que l’on ne veuille y laisser de sa peau après. Gare aussi à vos poumons si comme le navire ils ne sont pas cuirassés ; ce n’est plus de l’air, c’est du feu, du feu impur que vous engouffrez. Comment se nomme cet infernal escalier ? Ce doit être la descente aux enfers.
Et nous nous sommes promenés des chambres des machines à celles des dynamos, des bouilleurs aux foyers, suffoquant sous des bouffées de flamme, sentant sous nos pieds le plancher comme une chaufferette, recevant sur les bras des gouttes d’eau bouillante et les hommes que nous rencontrions avaient tous des figures noires où coulait la sueur et pourtant l’un d’eux, près des rues de chauffe, dans un coin qui n’était pas une oasis, souriant, confectionnait un petit bateau, et de chambre en chambre, de compartiment en compartiment, c’étaient de grosses portes d’acier où on lisait : « Fermer pendant la combat. »
Ils sont fermés pendant le combat dans leur charbon, dans leurs machines, dans leur huile. Ils ne connaissent rien de l’aventure où pourtant ils conduisent le bâtiment.
Ils ne demandent d’ailleurs jamais où on en est. On les entend dire seulement quand, depuis plusieurs heures, ils marchent vers l’ennemi et qu’aucun bruit de canon n’a encore ébranlé le navire : « Qu’est-ce qu’ils f… donc là-haut ? »
Là-haut nous y remontons. Nous avons fait du chemin. Le navire continue de plus en plus sa garde de page. Nous sommes en vue de la côte d’Asie. Mais nous tournons. Cela, c’est pour cet après-midi. Nous allons mouiller, en attendant, dans la baie… Nous y entrons. L’orchestre attaque Sambre et Meuse. Les vaisseaux rendent les honneurs. L’orchestre reprend le Tipperary.
(À suivre.)


La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 7 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre comme elle les a vécus, Dans les remous de la bataille.

lundi 24 août 2015

Claro revisite l'Histoire du monde

Dans la rentrée littéraire qui déferle, on trouve un étonnant Crash-test signé Claro. Mais aussi, du même auteur, au rayon des livres au format de poche, la réédition de Tous les diamants du ciel, roman paru en 2012.
Claro est reparti pour un tour du manège enchanté (et infernal) sur lequel il revisite l’Histoire du monde. Antoine était mitron à Pont-Saint-Esprit en 1951, quand les habitants de cette commune furent saisis de transes provoquées peut-être par une fournée de pain où l’ergot de seigle aurait mal tourné, à moins que la CIA s’en soit mêlée. Sur ce fait divers authentique aux interprétations multiples, un rêve d’écrivain, Claro nous fournit quelques détails plus loin.
Puisqu’il y a des diamants dans le ciel et que Claro a écrit Black Box Beatles, il faut bien qu’une Lucy intervienne dans le roman, car… Lucy in the Sky with Diamonds. Le LSD n’est d’ailleurs pas étranger à ce qui arrive à Pont-Saint-Esprit – au moins dans une interprétation des faits –, ni à ce qui va suivre. Dans la deuxième partie, alors qu’on a quitté, toujours en 1951, la France pour New York, voici donc Lucy. Si son arrivée est prévisible, la suite l’est beaucoup moins. Avant de se poser à Paris pour y ouvrir le premier sex-shop, Les Sept Délices, dont Antoine pousse la porte un samedi soir de l’automne 69, Lucy n’a pas vécu que 18 ans. Elle a surtout traversé des aventures qui ressemblent à une époque dont elle est à la fois témoin et actrice. Sa mémoire pèse, au contraire de celle d’Antoine dont d’ailleurs nous ne saurons rien entre ces deux dates avant qu’il se raconte à Lucy. Mais son récit est entaché de doutes sérieux.
On ne sait trop sur quel pied danser, entre deux personnages dont la présence aux autres est loin d’avoir le même sens. Mais on danse avec allégresse, sur les frémissements d’une écriture qui s’avance souverainement : « Ne revenons pas sur toutes ces choses, qui sont passées, passées et dépassées, à quoi bon les remuer, les réchauffer, pouah, on n’en veut plus et c’est mieux ainsi, car regardez dehors : l’automne est là ! » Et c’est ainsi tout le temps, dans une joyeuse pétarade dont le brouhaha est celui de cette trentaine d’années pendant lesquelles tout semblait possible : les errements les plus inquiétants de la guerre froide comme les rebondissements individuels sur les multiples possibilités d’une société de consommation qui ouvre sans limites de nouveaux marchés.
Sous le brouhaha, on entend cependant clairement les paroles plus discrètes de deux personnages qui avaient besoin de se rencontrer pour se croire complémentaires.
Qui se souvient de Pont-Saint-Esprit et de la curieuse épidémie de 1951 ?
En fait, il s’agit d’un drame qui a beaucoup marqué la France d’après-guerre. Le fait que l’intoxication ait été causée par le pain quotidien, autrement dit un aliment traditionnel et religieux, a contribué à accentuer le traumatisme. Bien sûr, ce « fait d’été » a fini par tomber plus ou moins dans l’oubli. Mais il y a quelques années, H.P. Alabarelli a émis l’hypothèse que l’affaire du pain maudit était due à une expérience d’une des cellules de la CIA chargée d’expérimenter le LSD sur des populations civiles. Cette transsubstantiation du pain en drogue m’a évidemment fasciné.
Vous utilisez autant les faits que les rumeurs. Sur le même plan ?
Dans cette affaire de pain maudit, de CIA, et dans un contexte paranoïaque, les frontières entre réel, possible, probable et faux sont brouillées. Il y a ce qu’on sait et ce qu’on peut inférer, deviner, extrapoler. La guerre froide a eu cette particularité de changer la simple trouille en fantasme. L’espionite, les gadgets, les opérations secrètes, le double jeu, tout ça a pour but d’empêcher le citoyen de faire la part entre la menace réelle et la menace possible. On n’a aucune preuve certaine que la CIA ait « dosé » la ville de Pont-Saint-Esprit, mais le seul fait que la chose soit techniquement possible suffit à en rendre le spectre prégnant.
Où se niche ce qu’on pourrait appeler la poésie du texte ?
C’est une question compliquée. C’est même LA question. Le problème du roman, dans la mesure où il cherche à traiter le réel sous l’angle narratif (et descriptif, dialogique…), c’est que très vite il s’oublie comme invention langagière pour n’être plus que rendu, restitution. La force de la chose racontée l’emporte sur l’approche, la vision, l’appréhension. On tient par exemple un sujet intéressant, et on confie à ce sujet la responsabilité du récit. D’où les impasses du roman, en particulier du roman bourgeois (le modèle dominant) qui réduit l’aventure du livre au déroulement de l’action (et à son commentaire abâtardi). La « poésie » – et par ce mot j’entends ici les forces subversives de la langue – joue, peut jouer dans le roman le rôle d’un contre-pouvoir. Ce qui manque souvent au roman, c’est justement la menace poétique. Je suis plus influencé par Rimbaud que par Balzac quand j’écris un roman, pour schématiser.

jeudi 20 août 2015

Une bande des quatre bourrée de tensions

Little Wing ? Il faut être péquenot pour vivre dans ce bled ! Ou se satisfaire de ce qu’on y trouve. Ou encore y trouver mieux que les apparences. Quatre amis, qui ont pris le temps de grandir, ont développé chacun un rapport différent au lieu où ils ont passé leurs années de totale complicité. Ce qui est possible à l’adolescence reste-t-il d’actualité quand vient la trentaine ? La question est posée, sous autant d’angles qu’il y a de personnages – les femmes en plus, qui ne se contentent pas de rôles secondaires – dans l’excellent premier roman de Nickolas Butler, Retour à Little Wing.
L’édition originale s’intitule Shotgun Lovesongs : le titre du premier album de Lee, disque de platine. Il en avait composé tous les morceaux le dos au mur. C’était réussir cela ou rater tout, comme il avait raté la seule histoire d’amour qui comptait pour lui. Ce titre mérite une explication : « On parle de shotgun wedding, de “mariage carabine”, quand le père de la fille braque un fusil dans le dos du futur époux. Il s’est passé quelque chose. Grossesse, dépucelage précoce, faillite, déclaration de guerre… peu importe, une chose est sûre : le mariage doit être conclu, et en vitesse. »
Le problème de Lee s’appelle Beth, la femme de Hank. Pas seulement Beth, mais aussi le mode de vie simple et heureux du couple, que Lee envie chaque fois qu’il revient à Little Wing et les retrouve pareils à eux-mêmes. Alors qu’il a, conséquence de son succès, tellement changé. Qu’il a couché avec des femmes que tous les hommes lui envieraient, s’ils savaient, autant qu’ils lui envient Chloe, l’actrice, avec qui il va se marier.
Précisément, si Lee se trouve à Little Wing, c’est pour un mariage. Celui de Kip et de Felicia. Kip est un autre exemple de réussite. Courtier, il a fait fortune et a décidé d’investir celle-ci dans la rénovation d’un silo désaffecté où ils se retrouvaient quand ils étaient jeunes. Avec aussi Ronny, le quatrième, champion de rodéo sensiblement diminué depuis un accident provoqué en grande partie par l’abus d’alcool.
On n’a oublié personne, ils sont tous là : Lee, Hank, Kip et Ronny. Il leur reste à accepter qu’ils ont grandi et que le monde leur refuse parfois ce qu’ils croyaient acquis à jamais. Ou plutôt, Nickolas Butler, maître d’œuvre de leur logique et de leurs contradictions, peut maintenant officier en manipulateur de marionnettes dotées de personnalités auxquelles on s’attache.

mercredi 19 août 2015

Serge Joncour bat la campagne en «Écrivain national»

Serge Joncour n’inaugure pas une stèle à sa propre gloire, même si le personnage central de L’écrivain national se prénomme Serge. Il est donc écrivain. National, il ne l’est en revanche que dans le discours du maire qui accueille l’auteur en résidence dans sa ville de Donzières. Le qualificatif lui vient, dans sa bouche en cœur de beau parleur, comme par accident, comme une fleur de plus dans une commune déjà labellisée Village fleuri de France et promise à un grand avenir grâce à la combustion de biomasse. Car on ne se paie pas que de mots à Donzières. Même, les mots ne sont là que pour faire joli. L’essentiel, c’est l’initiative locale, le progrès, l’emploi, etc., etc.
Un écrivain, national ou non, c’est décoratif, et tant mieux si, dans son prochain livre, il évoque les charmes de son séjour en bordure de forêt. Sinon que Serge se demande un peu ce qu’il fait là. Au programme de ces quelques semaines, des ateliers d’écriture, un feuilleton à écrire pour le journal du coin, une rencontre à la librairie de Michel et Marie, et beaucoup de temps à ne rien faire – l’essentiel pour un écrivain toujours occupé à préparer sa prochaine œuvre.
Et la vraie vie, dans tout ça ? Elle lui tombe dessus comme une aventure, quand il découvre qu’un homme a disparu sans laisser de traces et qu’on soupçonne Aurélik et Dora, deux marginaux vivant dans la forêt, de l’avoir tué. L’histoire de la combustion de biomasse tant vantée par le maire semble avoir suscité quelques réticences du côté de défenseurs de la nature et Dora possède un charme sauvage auquel Serge n’est pas indifférent.
Il y a, dans L’écrivain national, assez d’ingrédients pour donner naissance à un polar, à une romance ou à une réflexion sur l’écriture. Le livre n’est rien de tout cela. Ou tout cela à la fois et en même temps autre chose : la sensation des jours qui passent, dans un contexte peu propice à la maîtrise de soi-même puisque l’auteur en résidence est pris en charge et dirigé un peu trop à son goût, devient le moteur, avec des ratés qui ont leur charme, d’un récit débraillé. Mais ce débraillé-là a beaucoup de tenue.

mardi 18 août 2015

L’été très médiatique de Michel Houellebecq

Non, Michel Houellebecq ne sort pas de nouveau roman à la rentrée. Son rythme est plutôt d’un livre tous les quatre ans, et Soumission n’est pas si vieux puisqu’il est paru en janvier – le jour, on ne l’oubliera jamais, de l’attentat à Charlie Hebdo. Les lecteurs, malgré le contexte ou grâce à lui, à moins que cela n’ait strictement rien à voir et que Houellebecq soit dorénavant planté dans le paysage comme un panneau publicitaire impossible à manquer quand bien même on le voudrait, étaient au rendez-vous : 500.000 exemplaires vendus en France selon Le Figaro Magazine, plus de 600.000 selon Le Monde. On ne connaît pas les chiffres de la police…
Mais, si Michel Houellebecq n’est pas présent comme écrivain dans la rentrée, sa personne, sa personnalité, son œuvre, un peu tout cela et même davantage si vous voulez, occupent les médias mieux que si l’on attendait son prochain opus. Le Figaro Magazine a entamé, le 31 juillet, un feuilleton de quatre pages hebdomadaires (six, même, pour le lancement) dont le quatrième volet paraîtra cette semaine. Et Le Monde a publié, lundi après-midi, sur deux pages, le premier d’une enquête en six articles.
Les deux démarches coïncident peut-être par hasard. Elles sont cependant totalement opposées. D’une part, Jean-René Van der Plaetsen (Le Figaro Magazine) connaît Michel Houellebecq depuis le milieu des années 80, dit-il, et manifeste plus d’empathie que d’esprit critique envers son interlocuteur, qui semble être le véritable organisateur des pages. De l’autre, Ariane Chemin n’a pas rencontré Michel Houellebecq et s’est même heurtée à un véritable mur défensif érigé en catastrophe à l’aide d’amis et de relations interdits de dialogue avec la journaliste. Dont l’initiative pourrait même, explique-t-elle, faire l’objet d’une plante au civil. On ne sait pas trop pourquoi Michel Houellebecq est à ce point remonté contre Ariane Chemin dont il fait le procès en deuxième semaine du Figaro Magazine : « Ce qu’elle fait d’habitude, c’est un mélange de faits vrais, d’affabulations crédibles et d’insinuations malveillantes – en réalité, c’est du niveau de Voici et de Closer. »
Jean-René Van der Plaetsen et Ariane Chemin ne sont pourtant pas en total désaccord. Le premier voit dans la vie que mène Michel Houellebecq en parka et sac à dos le signe qu’« il y a des rêves de nomade chez ce citadin. » La seconde l’envisage, du haut de la tour où il habite dans le 13e arrondissement, regardant vers le périphérique qui lui permet, à volonté, « de s’échapper grâce à la diagonale du fou ».
Heureusement pour Le Figaro Magazine, l’auteur de La carte et le territoire ne prendra pas de vacances avant septembre, moment où il partira en voiture vers l’Espagne. On peut donc passer « Un été avec Michel Houellebecq » sur le papier glacé de l’hebdomadaire, avec par exemple Alain Finkielkraut, qui ne prend probablement pas de vacances non plus, dans le troisième volet de cette saison littéraire. Pendant laquelle le débat sur la laïcité, l’islam et l’identité française aura fait quelques pas de plus, mais en cercle et, donc, sans avancer.
Dans les moments où il ne bavarde pas avec Jean-René Van der Plaetsen, que fait donc Michel Houellebecq au mois d’août ? Des photos, et depuis plusieurs mois, dit-il, sans aucun roman en chantier : « En fait, je ne suis pas capable de faire deux choses en même temps. Je suis assez obsessionnel. »
Ariane Chemin écrit néanmoins, dans le premier article de ses « Six vies de Michel Houellebecq », qu’il est « occupé à travailler sa statue, son futur Cahier de l’Herne, ses interviews au « Fig’Mag’ » et au New York Times, prêt à flinguer et à parer chaque coup, plus parano que jamais. »
Au fond, Michel Houellebecq avait peut-être raison de se méfier…

dimanche 16 août 2015

La mort de Rafael Chirbes

Tous les grands lecteurs, les boulimiques, vous le diront  et vous le savez si vous en êtes: nous avons tous des manques, des livres que nous aurions voulu lire et pour lesquels le temps a manqué. Cette année, parmi mes remords, ouvrages parus depuis janvier, mis dans mon programme de lecture et finalement laissés, à regret, de côté, il y avait Sur le rivage, de l'écrivain espagnol Rafael Chirbes. Dont la mort, hier, à 66 ans, me rappelle que ce roman a longtemps été derrière moi, dans ma bibliothèque, avant de partir, il y a quelques semaines, pour une autre bibliothèque, celle de l'Institut français. Ce n'était pas de l'indifférence: j'ai lu d'autres livres de Rafael Chirbes. Et en voici trois, qui vous décideront peut-être à y aller voir de plus près.

Chaque fois, c’était la même chose. Le dimanche, l’après-midi était triste, empli de « quelque chose d’évitable qui nous ferait autant de mal que nous en avaient fait la misère, la guerre et la mort. » Les trois pages en italiques qui ouvrent La belle écriture donnent le ton plutôt qu’elles situent les personnages. Les faits viendront ensuite, dans le corps du roman, il sera toujours bien assez tôt. Au début, il n’y a que cela : cette peine infinie due à on ne sait quoi, rendue sur un mode mineur. Ensuite, il y a tout le reste, dans le monologue d’une femme qui parle à son fils et gratte les souvenirs comme on gratte une croûte pour que la plaie ne guérisse pas – ce n’est pas exactement ce qu’on veut faire mais on ne peut pas s’en empêcher, la douleur est toujours là et il doit exister, quelque part, l’impression qu’on est vivant tant qu’on la sent.
Est-ce la guerre ou une femme qui a brisé l’harmonie de la famille ? Il n’y aura pas vraiment d’explication, de toute manière les choses sont liées et plus personne ne peut les dénouer, si longtemps après.
L’oncle Antonio, celui qui par son talent de dessinateur permettait à la famille de vivre en travaillant le bois, était rentré changé après trois ans de prison. Brisé et en même temps désireux sans cesse de reprendre son envol. Ambigu, aussi, dans son attitude avec la femme de son frère – celle qui parle. Il agissait sans s’occuper des autres, prenant l’argent et disparaissant quelque temps. « Il me semblait que ton oncle n’avait pas de scrupules ; et, en même temps, je n’arrivais pas à chasser une image affligeante : je le voyais au fond d’un puits, sans force même pour crier. Chaque fois qu’il partait, en nous prenant notre argent, il nous faisait souffrir, mais c’était comme s’il se laissait entraîner par le courant d’un fleuve dans lequel il voulait se noyer. Et c’était ton père le coupable, coupable de le repêcher et de l’obliger à vivre. Oui, la faute nous retombait toujours dessus parce que nous ne le laissions pas se noyer une fois pour toutes. »
Puis Isabel est arrivée, comme sortant d’un autre monde avec ses manières de princesse et sa belle écriture. Elle a fini de séparer les membres de la famille, jusque dans la mort qui devait être la seule conclusion de l’histoire. Les mots qu’elle traçait avec soin dans un cahier, où elle racontait ses journées et ses aspirations, étaient installés comme un rempart contre la petitesse et le manque d’ambition, des caractéristiques qui n’étaient pas les siennes. Mais la mère, qui raconte sur un rythme paisible, au-delà de toute colère et de tout reproche, puisque depuis longtemps cela ne sert plus à rien, en a tiré sa propre conclusion : « La belle écriture, c’est le déguisement des mensonges. »
On est happé par ce bref roman de Rafael Chirbes, une gifle qui claque et fait piquer les yeux, plus de surprise que de douleur. La concision de La belle écriture, troisième roman de l’auteur, le rapproche de Tableau de chasse, le quatrième, traduit en français en 1998 et réédité en poche. Placés face à face, ils pourraient être les deux aspects de ce qu’il était possible de vivre dans la société espagnole franquiste : subir, pour la femme, ou conquérir, pour l’homme qui, lui aussi, se raconte à la fin de sa vie et attend la mort.
Il a fait fortune, si vite que les moyens utilisés n’ont pas dû s’accorder avec la morale. Mais quelle était sa morale à lui ? Le goût du pouvoir sur les hommes et davantage encore sur les femmes l’a mené pendant toute son existence sans qu’il comprenne jamais rien. On peut gagner beaucoup d’argent et être un parfait imbécile dans les rapports humains, comme il le prouve par son incompréhension à chaque fois qu’une femme le quitte – puisqu’il lui donnait tout, croit-il…
Autant nous partageons la fragilité blessée de la mère dans La belle écriture, autant il est impossible d’éprouver quelque sympathie que ce soit pour le narrateur de Tableau de chasse. Pourtant, Rafael Chirbes nous le fait, parfois, paraître presque humain. C’est un tour de force.

Résolu à contrecœur à fêter son soixante-quinzième anniversaire, l’industriel José Ricart voit tomber, en parallèle, le bulletin de santé de Franco : les médecins décèlent toujours des indices de vie chez ce dernier…
Mais la longue agonie est sur le point de s’achever, et l’avenir s’annonce incertain pour ceux qui ont construit leur fortune ou leur pouvoir sur l’ordre franquiste.
La chute de Madrid tient en une journée. Mais la mémoire de ceux qui la vivent remonte le temps jusqu’à leur jeunesse, jusqu’au moment où il fallait choisir son camp… Pris entre son fils, qui ne veut rien savoir de la politique, et ses petits-enfants, qui s’y sont engagés résolument, José Ricart se retrouve au centre d’un réseau familial et amical tendu à se rompre.
Le grand mouvement de l’histoire est une vague sur laquelle chacun a sa propre manière de surfer… ou de couler. Rafael Chirbes le montre avec sensibilité.

vendredi 14 août 2015

Il y a dans l'air une odeur de rentrée littéraire, suite

Oui, on trépigne. Ensemble autant qu'en ordre dispersé.
Hier après-midi, Le Monde, dont le supplément livres revient la semaine prochaine et dont le prix littéraire sera attribué le 11 septembre, présentait la rentrée sur une page touffue. Beaucoup de noms cités, encore davantage d'oubliés, c'est la loi du genre à moins de se placer dans le registre du catalogue. Pour savoir quel livre le quotidien met le plus en évidence, il faut se limiter à une indication, mais de taille: la photo en première page, dans l'appel vers les articles en pages intérieures, est celle de Delphine de Vigan, qui publie D'après une histoire vraie (Lattès).
Le "vrai" est d'ailleurs le thème choisi par Raphaëlle Leyris pour définir une des tendances fortes de la rentrée littéraire. Je veux bien. Mais, comme c'est le cas d'au moins la moitié des romans publiés depuis que le roman existe, on n'en fera pas tout un fromage.
Comme Le Point de cette semaine, Marianne plonge d'emblée dans le grand bain en élisant pas moins de douze romans qui sont les coups de cœur du service culture.
Passons donc en mode catalogue, voici les choix de l'hebdomadaire:
  • Boualem Sansal, 2084. La fin du monde (Gallimard)
  • Javier Cercas, L'imposteur (Actes Sud)
  • Carole Martinez, La terre qui penche (Gallimard)
  • Patrick Roegiers, L'autre Simenon (Grasset)
  • Olivier Poivre d'Arvor, L'amour à trois (Grasset)
  • Christophe Boltanski, La cache (Stock)
  • Philippe Jaenada, La petite femelle (Julliard)
  • Alain Mabanckou, Petit Piment (Seuil)
  • Richard Powers, Orfeo (Le Cherche midi)
  • Christos Tsiolkas, Barracuda (Belfond)
  • Toni Morrison, Délivrances (Christian Bourgois)
  • David Foster Wallace, L'infinie comédie (L'Olivier)

Il en reste 589 - 12 = 577...

jeudi 13 août 2015

Il y a dans l'air une odeur de rentrée littéraire

C'est reparti. Enfin, presque. En ce qui me concerne, après avoir glissé quelques lectures de la rentrée entre des livres qui méritaient d'être sauvés de la vague qui risque de les recouvrir la semaine prochaine, je m'y suis vraiment mis mardi. Mes commentaires attendront encore un peu. Car, même si quelques maisons d'édition sollicitent leurs distributeurs, les libraires et les lecteurs dès aujourd'hui (Belfond, par exemple, avec trois romans français), on ne verra arriver que les 19 et 20 août les livres les plus attendus, dont quelques-uns prolongeront leur existence jusqu'à la fin de l'année et au-delà pour les plus heureux.
La presse refrène mal son impatience.
Dans L'Obs, aujourd'hui, David Caviglioli signe un long article sur La rentrée littéraire, vue de dos - en clair, sur l'art et la manière de concevoir les quatrièmes de couverture, un espace publicitaire, en somme, occupé par quelques lignes ou un texte plus consistant. L'auteur les rédige parfois lui-même, ou quelqu'un s'en charge dans la maison d'édition, c'est affaire de culture d'entreprise, pourrait-on dire...
Le Point a craqué: quatre romans qui seront mis en vente la semaine prochaine occupent dès aujourd'hui une belle place dans les pages culturelles. Il faut peut-être retenir les titres et les auteurs qui bénéficient de ce traitement privilégié - traitement devant lequel les éditeurs affichent souvent un air dubitatif, les articles parus avant que le livre soit disponible risquant d'être oubliés au moment où le lecteur peut l'acheter.
Bref, il s'agit de 2084. La fin du monde, de Boualem Sansal (Gallimard), La zone d'intérêt, de Martin Amis (Calmann-Lévy), La dernière nuit du Raïs, de Yasmina Khadra (Julliard) et Six jours, de Ryan Gattis (Fayard).
En guise d'apéro, Le Figaro (où le retour du supplément littéraire n'est annoncé que pour début septembre), propose une double page qui n'a pas seulement l'odeur de la rentrée mais aussi celle des marronniers et de la difficulté qu'il y a, en cette entre-saison, à remplir les colonnes.
Une photo de Mathias Enard, Delphine de Vigan et Alain Mabanckou annonce le sujet à la Une. A l'intérieur du journal et du dossier (La rentrée littéraire: une exception française), on retrouve les mêmes, moins Alain Mabanckou, plus quelques autres. On a droit aux habituelles lamentations sur la surproduction liée au phénomène des prix littéraires, les femmes sont mises à l'honneur et c'est d'ailleurs une femme, Cécile Boyer-Runge, qui est interrogée sur sa rentrée littéraire - deux auteurs phares, remarque Mohammed Aïssaoui: Jean d'Ormesson et Jean-Marie Rouard. 5% de l'Académie française... Ce n'est probablement pas de ce côté qu'on ira chercher du sang neuf, mais il ne devrait pas en manquer dans les semaines qui viennent.
On en reparlera, bien entendu.

mercredi 12 août 2015

14-18, Albert Londres dans le labyrinthe grec

La Grèce ou le labyrinthe

(De notre envoyé spécial.)
… juillet 1915.
En politique, la Grèce est le pays du labyrinthe. Je suis entré dans ce labyrinthe, je n’en suis pas sorti. Ne croyez pas que je m’y étais aventuré seul. J’ai pris pour guides des ministres, un directeur des affaires politiques. M. Venizelos et des confrères. Ensemble, tour à tour, nous avons parcouru le dédale. Ils marchaient à côté de moi. Nous allâmes ainsi longtemps. Quand il s’est agi de marcher vers la sortie, que ce fût avec l’un, que ce fût avec l’autre, nous n’avons fait que nous heurter contre les glaces. Je ne me suis pas encore retrouvé.
Permettez qu’en votre compagnie, je recommence la promenade, peut-être que, plus perspicaces que moi, vous arriverez à me débrouiller.

Une scène royale

Nous sommes au début, dans la première quinzaine de mars. La Grèce va partir. Venizelos le veut. S. M. la reine ne le veut pas.
Il faut rapporter une scène royale qui s’est passée à cette heure.
Il ne restait, au roi, plus qu’une nuit pour décider de la guerre ou de la démission de son premier ministre, de celui dont il disait : « Est-ce qu’enfin nous ne ferons rien sans que Venizelos soit de moitié avec nous ? »
S. M. Sophie, reine de Grèce et sœur de l’empereur d’Allemagne, avait déclaré dans la journée : « Tant que je serai ici, ce pays ne sortira pas de la neutralité. » Le soir vint. La reine se présenta dans les appartements du roi. Le roi balançait encore intérieurement entre les deux décisions. La reine – et ce n’est pas moi, c’est la cour qui le raconte – se changea subitement en reine de tragédie. Il ne lui manquait qu’un péplum pour être un personnage d’Eschyle ou d’Euripide. Si la Grèce déclarait la guerre, elle irait jusqu’à lui enlever ses enfants ! Pour échapper aux imprécations de la souveraine, le roi sortit dans ses jardins, la nuit était froide – et cette fois ce n’est plus la cour, c’est le peuple qui le raconte – c’est là qu’il prit son mal.
Ce n’est qu’une histoire de cette période, il y en a d’autres.
Pour calmer le courroux de la reine et conjurer ses menaces, le roi accepta la démission de Venizelos.
Et la Grèce dit alors : « Le peuple jugera. » On nomma un nouveau président du Conseil. On convoqua les électeurs. Et patiemment on attendit les urnes d’où la lumière devait sortir.
Le peuple, dans certaines circonstances, pour des souverains ou pour un gouvernement, est ce qu’il a de mieux, comme ombre pour s’étendre, dormir et oublier. Après cette alerte, à son abri, la reine respira. Par contre, le roi faillit mourir.
La politique est sans pitié. Pour le nouveau gouvernement grec, la maladie du roi allait devenir un excellent agent électoral. En Macédoine, en Épire, dans le Péloponèse, le gouvernement faisait dire : « Grecs ! vous aimez votre roi, n’est-ce pas ? Bien, mettez vos bulletins de vote dans les urnes vénizélistes, ce serait plonger vos doigts dans les plaies sanglantes de Constantin-le-Victorieux (on sait que les victoires grecques dans la guerre de 1913 ont rendu le roi très populaire dans son pays). Le peuple grec était perplexe. Il voulait de Venizelos, il ne désirait pas s’ensanglanter les doigts. Il cherchait un moyen de prouver à la fois son amour à son souverain et son attachement à son grand homme. Le moyen se présenta sous la forme d’une icône.

Deuxième histoire

Et voici la deuxième histoire de cette période.
Le souverain était très mal. Où les docteurs allemands avaient échoué, seule la divinité pouvait réussir. À l’île de Tinos, il y a, célèbre dans toute l’Hellade, une icône de la Vierge qui guérit chaque année des milliers de Grecs – des Grecs seulement, la Vierge ne connaît pas d’autres nationalités, de sorte que si la reine Sophie avait été malade, l’icône n’aurait pas guéri la reine Sophie – la cour, le gouvernement, le clergé décidèrent d’envoyer chercher l’icône.
Le peuple se dit : « C’est notre affaire, nous allons pouvoir prouver que tout en votant pour Venizelos, nous n’avons pas l’intention de fouiller dans les plaies du roi. » L’icône arriva au Pirée. Trente mille électeurs, derrière le métropolite, étaient venus la chercher. Ils l’accompagnèrent jusqu’au palais. Tout le reste d’Athènes était aux fenêtres. Publiquement, d’avance, la capitale se lavait les mains.
Que je n’oublie pas de dire que l’icône fit son miracle. On l’apporta dans la chambre de l’auguste malade. Se réveillant et l’apercevant, il dit : « Qu’est ceci ? » On le lui apprit. Alors il voulut la baiser. Il se souleva et à cet instant précis, l’abcès qui devait l’emporter perça. S. M. était sauvée.
Il n’y avait plus aucun doute : le roi de Grèce était marqué du doigt de Dieu. Sa popularité ne fit qu’augmenter.
Enfin le jour des élections arriva. Le peuple parla. Je ne connais pas M. Gounaris, je ne crois cependant pas me tromper en affirmant qu’il est sourd : il n’entendit sa voix que trois jours après qu’elle eut résonné.
Cette surdité a son explication – et c’est la troisième histoire de cette période.
L’explication s’appelle le baron Schenck. Je dois vous présenter le baron Schenck.

Le baron Schenck

Mince, possédant un bon tailleur, cavalièrement hautain, il paraît, quand il regarde les gens, laisser choir de son œil à leurs pieds des pièces de cent marks, à la façon des élégants faisant glisser leur monocle.
C’est le grand argentier de l’Allemagne en Grèce.
À mes rapides passages à Athènes, je l’avais rencontré, dans les couloirs de l’hôtel, attendant sa clientèle. Il avait installé son bureau au rez-de-chaussée ; c’est là qu’il guettait les hommes qui se considéraient comme une marchandise. Une fois, je le vis en magnifique redingote : il allait chez la reine.
Schenck, baron allemand, et S. M. la reine des Hellènes ne peuvent naturellement que s’entendre. Il suffit au palais que l’on annonce Schenck pour que S. M. s’empresse. Et quand S. M. est avec Schenck, personne au monde ne saurait déranger Schenck et S. M.
C’est lui qui paya les élections en Macédoine. Malgré la Macédoine, Venizelos avait encore 184 députés. Alors Schenck, auquel son argent donne des idées, proposa de ne pas proclamer de suite les résultats. Il pensa que, la finance aidant, on pourrait changer la majorité. (Car on sait que les Allemands ne doutent de rien.) Il s’y occupa pendant trois jours. On ne dit pas s’il y récolta des gifles, mais les trois jours écoulés, les 184 formaient encore le bloc.
Depuis, le baron a l’œil déconfit, surtout depuis hier : le patron de l’hôtel, pour des motifs qui ne s’impriment pas, l’a flanqué à la porte.

Après le vote populaire

Donc les élections sont terminées. On devait consulter le peuple, le peuple s’est prononcé. Venizelos est désigné pour reprendre le pouvoir. Le gouvernement le dit lui-même. Le 20 juillet, lors de la convocation de la Chambre, il passera la main. Mais quelques jours coulent et des traits circulent, M. Gounaris, prétend-on, veut retarder la réunion du Parlement. Les journaux libéraux s’émeuvent. Ils demandent : Est-ce vrai ? M. Gounaris déclare qu’il n’a jamais eu cette intention, que la situation de la Grèce est grave, que ce n’est pas l’heure de s’amuser à des petits jeux. Très bien ! Très bien ! crie-t-on. La Grèce n’attend plus que le 20 juillet. Cinq jours avant, les premiers bruits recommencent : la Chambre ne sera pas convoquée. Les gens disent : « Pensez-vous ? Ce n’est pas possible. » Le lendemain, subitement, Gounaris se dresse et crie : « Je ne veux pas tuer le roi ! » Qui vous accuse de vouloir tuer le roi, demande-t-on, effaré ? « Je ne veux pas tuer le roi, répète Gounaris ; réunir la Chambre le 20 serait l’assassiner. » Et rassemblant dans une phrase toutes les molles subtilités d’Orient, il proclame : « On me disait que le roi était encore malade, j’ai recommandé aux médecins avec insistance de ne pas exagérer les dangers par sollicitude démesurée pour la santé du souverain. Malgré mes recommandations, ils m’ont assuré par écrit que si je n’ajournais pas la Chambre, il y avait péril pour la vie de Sa Majesté, alors je n’ai plus hésité. »
C’est une phrase qu’il faudra porter sur soi. On la relira dans ses moments de neurasthénie et dans les yeux renaîtra le sourire !
La rentrée de la Chambre est retardée. Le jeu consiste désormais à exploiter contre l’Entente les incidents qui naissent des visites de bateaux pris dans la mer Égée, à colporter de prétendus propos diplomatiques dont on se sert contre les puissances alliées, à méditer la façon dont le roi, dans son message aux représentants du peuple, pourrait, tout en reconnaissant que Venizelos a droit au pouvoir, faire entendre aux vénizélistes que servir présentement sa Patrie, c’est ajourner Venizelos. Si cela ne réussit pas, le roi usera-t-il de son droit de dissoudre la Chambre ? On ne le pense pas. Ce serait affronter trop gros. Venizelos sera-t-il premier ministre dans vingt jours ? Oui, et ses amis le croient. Alors, que se passera-t-il ? C’est à cet endroit qu’essayant de sortir du labyrinthe, nous n’en trouvons plus l’issue.
Car… la reine voudra toujours être le roi…


La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 7 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre comme elle les a vécus, Dans les remous de la bataille.

mardi 11 août 2015

14-18, Albert Londres ausculte la Bulgarie




Pourquoi la Bulgarie regarde

(De notre envoyé spécial.)
Sofia, … juillet 1915.
Pour comprendre les dispositions de la Bulgarie, il faut d’abord connaître son caractère et les raisons qui ont fait tel ce caractère. Ne pas rattacher l’attitude présente des Bulgares à l’état profond de leur esprit serait autant les trahir dans le jugement que l’on peut porter sur eux que se mal disposer à les juger.
Travailleurs, opiniâtres, tenaces, ayant pendant des siècles, dans leur ville et leurs hameaux, subi le minaret, voilà trente-huit ans seulement que, grâce au sang russe versé pour leur cause, cessant d’être perdus dans l’empire ottoman, ils commencèrent à vivre une vie nationale.
Trente ans plus tard, en 1908, leur prince ayant pris la couronne, ils se sentirent encore plus réunis. Ils comprirent qu’ils formaient un bloc déjà puissant et qu’ils pouvaient se permettre de laisser percer leurs aspirations. Leur capitale qui n’était il y a dix ans qu’un grand village, vit des rues, des maisons, des jardins, se tracer, se monter, se planter. Ils respiraient. Leur poitrine s’élargissait si bien que parfois, les uns contre les autres, pour se donner de l’air, ils regardaient à gauche la Mer Noire, en bas la Mer Égée. Une poussée et ils pourraient y atteindre. Ils persistèrent dans leur labeur. Étant prêts, ils attaquèrent. La poussée se produisit. Ce ne fut d’abord que victoires pour eux et leurs alliés. Leur rêve même n’avait jamais été jusqu’aux limites qu’ils atteignaient. Ils allaient réaliser plus que leur espoir. D’un coup, pour des raisons qui ne dépendirent ni de l’héroïsme de leur armée, ni de leur délabrement, par un revers du sort, par la nécessité de combattre leurs alliés, tout s’écroula.

Appel sans réponse

Ils se débattirent, luttèrent, en appelèrent aux grandes puissances. Les grandes puissances ne prirent pas leur défense. Ils appelèrent encore. Il ne pouvait pas se faire qu’après avoir tout entrevu il ne leur restât plus rien ? Ils appelèrent. Aucune réponse ne vint pour eux. Comme des assiégés s’enferment dans leurs murs pour mieux résister, ils rentrèrent dans leur défaite, ils jurèrent que pour eux rien au monde n’existerait plus tant qu’ils n’en seraient pas sortis.
La guerre éclata. L’Europe fut en feu. La Bulgarie regarda au-dessus de son mur. C’était elle, uniquement elle, qu’elle essayait d’entrevoir dans ce tremblement. Écœurée, aigrie, ne croyant plus à rien, plus aux promesses, plus aux amitiés, elle calculait ses chances. L’Europe ! elle s’en fichait ! la victoire de l’Allemagne ! elle s’en fichait ! la victoire de la France ! elle s’en fichait ! que la Russie, sa mère, fût blessée, elle irait jusqu’à s’en ficher ! Ce qu’il lui fallait, c’était la Macédoine.
Celui qui sera le plus fort ou qui pourra la lui donner, celui-là sera son allié. Si c’est la Chine, si c’est la Patagonie, elle sera avec la Chine et la Patagonie. Quand on a subi ce qu’elle a subi, que depuis deux ans on ne vit que dans un but, que l’occasion de présente peut-être de le toucher, on ne fait pas de sentiment. La transformation de l’Europe, la place morale à prendre, le triomphe des races, tout cela n’a pas d’importance : La Ma-dé-doi-ne.
La Bulgarie, cuirassée, prête, fourbie, attendit donc. En novembre, une occasion se présenta pour elle d’occuper la Macédoine. Les Serbes repoussés par les Autrichiens étaient à bout. Sans munitions, tous sur un même front, ils reculaient. Pour fouler la terre convoitée, les Bulgares n’auraient pas eu besoin d’enfoncer les portes, tout était libre et ouvert, ils n’avaient qu’à s’y installer. Mais ce qu’ils veulent, ce n’est pas seulement occuper la Macédoine, c’est être certains de la conserver. Or, savaient-ils qui serait victorieux de l’Entente ou de l’Alliance ? Marcher contre les Serbes, c’était devenir l’ennemi de l’Entente. Leur sagesse l’emporta sur leur désir. Frémissants, ils restèrent neutres. La France, depuis les événements balkaniques de 1913, a perdu son auréole en Bulgarie. La Bulgarie jugeant sa cause seule juste se demanda pourquoi la France, la grande justicière du monde, n’avait pas pris sa défense. Il s’ensuivit un sentiment populaire de désaffection et l’appel au pouvoir d’hommes à tendances germanophiles. L’Entente, par conséquent, en ce mois de novembre, considéra la neutralité de la Bulgarie comme un succès.
Un sursaut
Dans les Balkans, le théâtre occidental de la guerre ne passionne pas. Leurs regards étaient tournés uniquement vers ce qui se passait autour d’eux et en Russie. La Bulgarie regardait la Grèce et la Roumanie. La Grèce regardait la Bulgarie. La Roumanie, l’œil sur la Russie, par les autres, se laissait regarder. Dans ce concert de regards, les Balkans gagnèrent février.
Les premiers bateaux alliés apparurent alors devant les Dardanelles. Les Balkans, quoique nullement endormis, eurent un sursaut. On venait de leur marcher sur le pied.
La Grèce, par les yeux de son grand citoyen, entrevoyant lumineusement ses destinées, tout enflammée, se levait déjà pour nous accompagner chez les Turcs. La Bulgarie, aux écoutes, se sentit remuée. Elle entendait que Venizelos, pour participer à la fête de Constantinople, s’apprêtait à lui céder un morceau de la Macédoine. Cette fête était donc si belle qu’elle méritât d’avance un sacrifice ? Impatiente du gain qu’elle pourrait en retirer, elle eut, à cet instant, l’idée d’y prendre part. D’y prendre part, même avant la Grèce pour être la première. Mais bientôt tout s’éteignit, car la Grèce avait un roi.
Calmée – la peur de la Bulgarie avait été de se faire devancer – elle retrouva sa sérénité. Elle pouvait encore attendre.
Les opérations dans les Dardanelles ayant rencontré des difficultés ne se menaient pas aussi rapidement qu’on aurait pu le croire. Chaque jour la Bulgarie sentait combien cela lui donnait d’importance. De ce côté de la guerre, par sa situation sur la carte, c’était elle maintenant qui pouvait donner à l’Entente l’appui le plus efficace, le coup le plus direct à l’Alliance.

Au carrefour

Les circonstances la plaçaient sur un piédestal au carrefour des deux parties de l’Europe. En effet, les deux parties de l’Europe se rencontrèrent chez elle. Chacune, l’une à droite, l’autre à gauche, venait lui apporter des présents sur un plateau d’argent. Il y a deux ans, pensa-t-elle, les grandes puissances me dédaignaient, on parlait même de me supprimer, aujourd’hui ce sont elles qui viennent s’asseoir près de moi pour m’offrir et me demander des choses.
Rengorgée elle écouta.
L’Allemagne lui disait :
« Je vous accorde tout ce que vous désirez ; en échange je ne vous demande même pas de prendre les armes contre les alliés. Je sais que le soldat bulgare ne pourrait pas tirer sur le soldat russe, laissez-moi le passage. Fin juillet l’armée Mackensen sera libre. Nous tomberons sur la Serbie. Deux semaines, et elle n’exista plus. À ce moment, permettez-nous de rejoindre les Turcs à travers votre territoire.
— Bien, répondait la Bulgarie.
L’Entente lui disait :
« Dans les deux cas vous devez être avec nous. Même si, par impossible (et ce ne sera pas), l’Allemagne l’emportait, son intérêt, surtout la compréhension qu’elle en a, l’empêcherait, malgré ses assurances, de faciliter le développement d’une autre race. Vainqueurs avec nous qui le serons…
— Bien, répondait la Bulgarie.
La Bulgarie est un pays de paysans. Comme eux, âpre au gain – et le gain aujourd’hui consistait en des provinces – frappée de sa nouvelle fortune, elle se dit : « Puisque, du coup, sans discussion, on m’offre tant, c’est que je puis obtenir davantage. Pourquoi me presserais-je de répondre ? Les troupes alliées mettront encore des mois à venir à bout des Dardanelles. La Roumanie est au mutisme, la Grèce en relevailles, j’ai le temps. »

Ils veulent des gages

— J’ai le temps, répète M. Radoslavoff, le président du Conseil.
M. Radoslavoff est un homme courtois et madré. Ayant beaucoup fréquenté les Turcs, il en a gardé cette politesse d’esprit qui va jusqu’à vous cacher la vérité plutôt que de vous dire une chose désagréable. Ne vous provoquant jamais, il est difficile de lutter avec lui. « Puis, proclame-t-il, moi, je suis un paysan ! » laissant entendre par là qu’il en a la ruse et la finesse.
— Très bien, lui renvoyait un jour un diplomate, puisque vous êtes un paysan, prenons un exemple de paysan :
Vous venez au marché avec un poulet. C’est le début du marché. Vous en vouliez vingt sous, on vous en donne vingt sous, mais vous réfléchissez. Vous vous dites : J’ai le temps, j’en trouverai sûrement un plus haut prix. Et la fin du marché arrive. On a acheté du veau à la place du poulet, votre poulet vous reste dans les mains.
— Quand le poulet est bien gras, répondit M. Radoslavoff, il trouve toujours acquéreur.
Pour l’instant, les Bulgares en sont là.
……………..
Cependant, l’unité politique de leur race ayant été déchirée à la minute où elle allait s’accomplir, c’est en vue seule de la reconstituer qu’ils sont en armes. Rien ne pèsera devant ce but. De l’Alliance ; de l’Entente, ils ne sont exactement sûrs d’aucune. On leur fait des promesses : méfiants, ce ne sont plus des promesses, ce sont des gages qu’ils veulent. Pour croire, ils demandent à toucher. Ce genre de diplomatie, direz-vous, est un peu primitif. C’est le leur. À tout prendre, pensent-ils, dans l’incertitude où nous sommes, rester intacts nous paraît encore le meilleur. Quand tout le monde sera épuisé, nous serons forts.
Ce sont des matérialistes.


La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 7 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre comme elle les a vécus, Dans les remous de la bataille.