Georges Ohnet a écrit, comme beaucoup de ceux qui ont vécu ces années-là, sur la Grande Guerre. Pourquoi exhumer son Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914 de préférence à d’autres textes qui lui sont contemporains ?
Georges Ohnet était, aux yeux des lecteurs de la fin du 19e siècle, ce que sont pour nous, aujourd’hui, Marc Levy ou Guillaume Musso. Jules Lemaître, qui brillait en son temps comme critique littéraire alors qu’il aurait tant aimé être reconnu comme écrivain, avait écrit sur Georges Ohnet un article mémorable dont un bon mot, raconte Victor Giraud, résume l’effet : « Depuis l’article de M. Lemaître, a-t-on dit fort joliment, bien des gens continuent de lire M. Ohnet, mais on ne trouve plus personne qui s’en vante. » [1]
L’ouverture de l’article consacré à Georges Ohnet par Jules Lemaître dans la Revue bleue [2] donnait le ton : « J’ai coutume d’entretenir les lecteurs de la Revue de sujets littéraires : qu’ils veuillent bien m’excuser si je leur parle aujourd’hui des romans de M. Georges Ohnet. »
Voici Georges Ohnet évacué d’urgence du champ (de bataille ?) littéraire. Au lecteur qui s’étonnerait de voir plusieurs pages consacrées à ce qu’on appellerait volontiers, suivant la terminologie de Roland Barthes [3] un écrivant plutôt qu’un écrivain, une explication est apportée sans tarder : « si ces romans sont en dehors de la littérature, ils ne sont peut-être pas en dehors de l’histoire littéraire. Et s’ils ne s’imposent pas à l’attention par eux-mêmes, ils la sollicitent par l’étonnante fortune qu’ils ont eue, et qui est de deux sortes. »
D’une part, le succès est énorme – comme Marc Levy ou Guillaume Musso. Deux cent cinquante éditions pour Le maître de forges, cent cinquante pour La comtesse Sarah et Serge Panine qui a, en outre, été couronné par l’Académie française, etc. « C’est là, comme on dit, le plus grand “succès de librairie” du siècle. M. Georges Ohnet est bien modeste s’il ne s’estime pas le premier écrivain de notre temps. »
D’autre part, les ouvrages de l’auteur à succès se publient dans l’indifférence générale des lettrés. « Je ne dis pas qu’il n’y ait eu parfois quelque affectation dans ce dédain ; je ne dis pas que tous ceux qui méprisent La grande Marnière en aient bien le droit ; mais je dis que parmi les artistes dignes de ce nom il n’en est pas un seul qui fasse cas de M. Georges Ohnet. »
Le cas serait donc désespéré ? D’une certaine manière, oui, et les arguments du critique, longuement développés, se résument en quelques lignes qui terminent l’introduction de son article : « le triomphe de M. Ohnet s’explique entièrement par l’espèce de son mérite. Son œuvre est merveilleusement adaptée aux goûts, à l’éducation, à l’esprit de son public. Il n’y a rien chez lui qui dépasse ses lecteurs, qui les choque ou qui leur échappe. Ses romans sont à leur mesure exacte ; M. Ohnet leur présente leur propre idéal. La coupe banale qu’il tend à leurs lèvres, ils peuvent la boire, la humer jusqu’à la dernière goutte. M. Ohnet a été créé “par un décret nominatif”, dirait M. Renan, pour les illettrés qui aspirent à la littérature. S’il n’est pas un grand écrivain, ni même un bon écrivain, ni même un écrivain passable, il est à coup sûr un habile homme. Le rêve poncif qui fleurit dans un coin secret des cervelles bourgeoises (il va sans dire que je parle ici non d’une classe sociale, mais d’une classe d’esprits), personne ne l’a jamais traduit avec plus de sûreté, de maîtrise, ni de tranquille audace. »
Ne croirait-on pas, en remplaçant un seul nom dans ce qui précède (Ohnet par Levy ou Musso), un article écrit aujourd’hui ?
Jusqu’à sa conclusion, Jules Lemaître enfonce le clou : « il sait ce qui plaît au client, il le lui sert, il le lui garantit. Tout cela n’est certes pas le fait du premier venu ; mais qu’il soit bien entendu qu’un c’est un effet de marchandises qu’il s’agit ici, de quelque chose comme les “bronzes de commerce”, et non pas d’œuvres d’art. Il ne faut pas qu’on s’y trompe. Je n’ai voulu que prévenir une confusion possible. »
La charge ne passe pas inaperçue. Georges Ohnet est quelqu’un, Jules Lemaître, qui a renoncé peu auparavant à l’enseignement, est appelé à ne pas rester n’importe qui. En outre, note quelques jours plus tard, sous la signature d’Auguste Marcade, Le Figaro dans son supplément littéraire [4], l’époque, comme la nôtre, est davantage à la critique molle qu’à la critique assassine : « La critique littéraire s’est faite bonne femme, de nos jours. On ne la voit guère montrer ses ongles qu’à de rares occasions, principalement lorsque M. Zola et ses amis, Huysmans et Guy de Maupassant font paraître leurs œuvres conçues d’après la nouvelle esthétique naturaliste. Nos mœurs se sont singulièrement adoucies, et nous n’osons pas plus dire la vérité vraie à un écrivain, que nous ne sentons le courage brutal de siffler au théâtre. »
Mais, aux arguments de Jules Lemaître, Auguste Marcade en voit un seul que pourrait lui opposer Georges Ohnet : « Si M. Jules Lemaître trouve les héros du Maître de forges poncifs, il peut lui répondre en lui montrant la fortune énorme qu’ils lui ont apportée : plus de six cent mille francs ! »
Littérairement, la réplique est peu convaincante. Mais, puisque c’est le public qui fait le succès d’un Georges Ohnet et qu’il continue à acheter ses ouvrages, elle n’est pas si vaine. Quoi qu’il écrive, il est lu.
Et l’on en vient donc à cette série de fascicules, que Georges Ohnet commence à faire paraître, sous le titre de Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, dans les premiers mois de la Grande Guerre. Jean Vic, qui publie en 1918 le premier volume de La littérature de guerre [5], n’est pas beaucoup plus tendre : « Ce journal voulait être une histoire générale de la guerre, et on annonçait primitivement un fascicule mensuel. L’auteur raconte les événements tels qu’ils viennent à la connaissance des Parisiens, et les accompagne de réflexions un peu longues, un peu ternes, un peu monotones, sagement moralisatrices. Les dates manquent et la lecture en est gênée. Vers le 1er août 1916, cet ouvrage était à son onzième fascicule et à sa mille-quatre-cent-huitième page. »
Jean Vic se contentera de signaler, dans le deuxième volume de sa bibliographie critique, que le Journal de Georges Ohnet s’est arrêté au seizième fascicule. Sous cette remarque rapide (et inexacte, puisqu’un dix-septième fascicule est paru), on devine du soulagement…
Pourquoi donc rééditer les 2 176 pages de ce Journal alors que l’inexistence littéraire de Georges Ohnet est avérée et que même ses écrits sur la guerre ne présentent qu’un intérêt mineur ?
La réponse est évidente : parce que Georges Ohnet, parce que ses lecteurs, parce que son statut auprès de ceux-là même dont Jules Lemaître mesurait l’esprit assez étroit pour se retrouver chez lui comme s’ils étaient chez eux.
Le témoignage du feuilletoniste, ses impressions de guerre, sa logorrhée de commentateur imprécis, tout cela représente très probablement une pensée assez commune à bien d’autres Parisiens. Elle tient du Café du Commerce ? Oui, sans doute. Mais ces « longues » de comptoir nous disent un état d’esprit. Et celui-ci mérite d’être connu.
[1] Revue des deux mondes, 1er avril 1912, p. 621.
[2] Revue politique et littéraire (Revue bleue), 27 juin 1885, pp. 803-807. Repris dans : Jules Lemaître, Les contemporains : Études et portraits littéraires, Première série. Paris, Librairie H. Lecène et H. Oudin, 1886, pp. 337-355.
[3] Roland Barthes, Essais critiques. Paris, Seuil, 1964.
[4] Le Figaro. Supplément littéraire du dimanche, samedi (!) 4 juillet 1885, p. 107.
[5] Jean Vic, La littérature de guerre. Manuel méthodique et critique des publications de langue française (août 1914 – août 1916). Préface de Gustave Lanson. Paris, Payot & Cie, 1918.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire