Photo Lars Haefner |
La Foire du Livre de Jérusalem couronne Ismaïl Kadaré, écrivain albanais de grand talent qui puise son inspiration dans les mythes autant que dans le présent. Son parcours personnel a été marqué par les événements qui ont secoué son pays et en ont fait, un temps, un des Etats les plus fermés de la planète. J'ai eu le bonheur de le rencontrer deux fois, autour d'une des ruptures qui l'ont le plus marqué. En 1989, quelques jours avant la chute du Mur de Berlin, il vivait encore en Albanie et Le concert venait d'être traduit en français. Nous nous étions vus à Strasbourg. Un an plus tard, il quittait son pays pour la France, dans une sorte d'exil qui n'allait durer que peu de temps: il y est rentré en mai 1992 et je l'ai retrouvé à Liège en septembre de la même année, alors qu'il y présidait la Biennale de poésie et que La pyramide paraissait à Paris. Souvenirs de ces deux rencontres.
Le concert (1989)
On connaît mal l’Albanie et vos livres sont donc pour nous un des rares moyens d’en apprendre
quelque chose…
La littérature joue un grand rôle pour connaître un
pays. Ce que vous dites est vrai, mais pas complètement. Il y a aussi d’autres
livres qui sont publiés, mais j’ai publié plus que les autres, alors…
Vous êtes aussi le plus connu.
Le plus connu, oui. D’autres écrivains sont aussi pas
mal connus, mais dans des milieux plus restreints. Ça me donne une sorte de
responsabilité.
Est-ce que ça joue un rôle dans votre écriture ?
Non. Je n’ai pas changé. Par exemple, Le Général de l’armée
morte, Les Tambours de la pluie et Chronique de la ville de pierre ont été
écrits quand je n’étais pas connu du tout. Et les livres que j’ai écrits plus
tard n’ont pas été adaptés ou modifiés selon le goût international, pas du tout.
Vous étiez en URSS quand la rupture entre l’Albanie
et l’URSS a été consommée. Pour la Chine, vous étiez en Albanie. Est-ce que
cela a créé pour vous, sur le plan romanesque, une différence de perspective ?
Je n’ai pas senti ça, parce que les deux drames se
sont joués de manière très différente. Je n’avais donc pas besoin d’être
présent en Chine à ce moment-là, dans ce cadre.
Vous aviez déjà écrit un récit sur le sujet. Ce roman
en est une amplification. La première fois, vous n’aviez pas tout dit ?
Non, j’avais conscience d’avoir écrit un morceau d’un
tout, que je devais prendre le temps d’écrire toute cette histoire. J’avais
peut-être besoin de distance, d’être un peu éloigné des événements. Quand les
événements sont très proches, ce n’est pas bien.
Le Concert est marqué dans le temps par le citronnier
qui arrive au début, et à la fin vient le fruit du citronnier. Il y a ces deux
bornes, et, pendant ce temps-là, il se passe des tas d’autres choses. Qu’est-ce
qui est le plus important ? Les événements politiques, ou bien la
naissance du fruit du citronnier ?
Je crois que tout est important. On ne peut pas nier
l’une au profit de l’autre. Je n’ai pas fait ça pour amener un contraste, ou
par ironie. Non, c’est comme ça dans la vie : il y a les choses qu’on dit
grandes et les petites qui sont mélangées. Pour moi, l’une est plus importante ;
pour l’autre, c’est une autre. La vie, le théâtre humain, c’est très compliqué.
Je n’ai pas fait ça pour faire de la littérature. Intuitivement, j’ai pensé que,
pour quelqu’un, c’était sa vie normale.
Quand vous écrivez un roman, il est souvent situé sur
deux plans : l’histoire collective et l’histoire individuelle…
Oui, parce que, dans les pays socialistes, les
destins personnels sont très liés avec la société. Là-bas, que vous le vouliez
ou non, vous êtes mêlé au destin commun. S’il y a un événement national, il est
lié avec votre maison, avec votre appartement, avec votre salaire.
D’autre part, vous avez aussi, presque toujours, une
vision mythique. Vous avez écrit une petite nouvelle qui paraît emblématique de
votre œuvre, Prométhée enchaîné. C’est votre vision du monde ?
Je crois que chacun a cette dimension mythologique. Mais
l’écrivain la souligne, ou l’exorcise. La mythologie vit dans chacun des êtres,
en profondeur. Et moi, comme écrivain, je l’ai tirée en surface.
La pyramide (1992)
Vous avez présidé la 18e Biennale de poésie à
Liège sur le thème « Poésie-liberté ». Que retenez-vous des débats
qui se sont déroulés depuis vendredi en bord de Meuse ?
C’était une Biennale sérieuse, où on a bien travaillé,
ce qui n’est pas toujours le cas dans les rencontres internationales d’écrivains.
C’est parfois personnel, parfois sensationnel, parfois exhibitionniste, parfois
ça dérape. Mais, ici, ça s’est bien passé.
Le sujet vous était particulièrement cher…
Pas seulement pour moi, pour tout le monde, et aussi
très actuel. On peut se dire que c’est un peu tard, mais il n’est jamais trop
tard pour parler de la liberté. On peut croire que tous les problèmes sont
résolus, mais on en est loin. Et on a toujours besoin de la poésie, l’humanité
en a besoin. Je sais bien que, dans l’opinion générale, les poètes sont
considérés comme en dehors du monde et, malheureusement, souvent c’est vrai. Mais
ce n’est pas différent de ce qui se passait pour les grands poètes du passé. Dans
notre imagination, nous les voyons au centre de la vie, alors qu’en fait ils en
étaient très loin.
Aujourd’hui, le plus terrible pour la poésie, c’est une
agression par la médiocrité, par le cynisme, par le calcul, par le marché. Nous
subissons une propagande terrible pour l’argent…
Quelle est, actuellement, votre situation personnelle ?
En mai, vous êtes rentré en Albanie…
J’avais quitté l’Albanie avec un but très précis, pour
aider concrètement la démocratisation de mon pays qui était alors complètement
bloquée. Je voulais faire quelque chose de très fort, de sensationnel, un
scandale positif. Je pense que ça a marché. J’avais dit que je reviendrais en
Albanie quand le pays serait démocratique, et c’est arrivé. Il y a encore des
problèmes graves, mais les conséquences de cette grave maladie qu’était la
dictature communiste disparaîtront un peu à la fois.
Etes-vous donc rentré définitivement ?
Je partage maintenant ma vie entre Paris et l’Albanie.
J’aurais bien voulu rester toujours là-bas mais les conditions de travail y
sont difficiles pour moi, d’un point de vue intellectuel. Il y a beaucoup de
tensions politiques et intellectuelles, et j’ai rencontré la chose que je peux
le plus difficilement supporter dans la vie : la haine.
Quand vous aviez quitté l’Albanie, vous vous demandiez si
vous seriez capable d’écrire des romans ailleurs. Ce que vous dites maintenant,
c’est à peu près exactement le contraire ?
Quand je suis parti, je ne savais pas que l’Albanie
allait changer aussi vite. À ce moment, quand l’Albanie est devenue
démocratique, mon exil a cessé d’être dramatique et j’ai retrouvé le goût d’écrire.
Ça a changé beaucoup de choses. Peut-être que, si l’Albanie était restée une
dictature, je n’aurais pas pu écrire.
Voilà donc que paraît La Pyramide, un roman
commencé en Albanie et terminé en France…
La première moitié est même parue en Albanie, dans la
presse d’opposition, mais je n’avais pas eu le temps de le finir là-bas. Il a
quand même joué un rôle important, parce que le mouvement de rébellion
démocratique avait déjà commencé.
Pourtant, vous parlez de l’Égypte et de Chéops, mais la
transposition est aisée.
C’est très clair ! Quand on a commencé à
construire le tombeau de Hodja, son mausolée, tout le monde s’est mis à appeler
ça la pyramide. Et quand on a su que j’avais écrit un roman qui s’appelait La
Pyramide, tout le monde a compris qu’il était question du mausolée !
Qu’est devenu ce mausolée ?
Un centre de conférences pour la danse… On dit qu’il
va devenir une discothèque !
Votre roman est une fable sur le pouvoir…
Je suis hanté depuis longtemps par les grands travaux
de l’humanité, les pyramides, la Grande Muraille de Chine… On ne peut pas
déterminer, à leur sujet, où finit le travail et où commence le crime. Au
départ de tous les grands travaux de l’humanité, vous allez trouver un crime. Ils
ont accompagné l’humanité pendant des millénaires, et jusqu’au mur de Berlin, pour
lequel Honecker va être jugé. C’est comme quelque chose de diabolique qui se
répète.
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