samedi 30 septembre 2017

14-18, Albert Londres : «Victor-Emmanuel, du talon, touchait son Alsace à lui.»




(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Aux armées, septembre.
En août 1916, étant sur le front italien, des carabiniers arrêtèrent ma voiture. Il s’agissait de ne pas traverser encore le pont de Gorizia sur l’Isonzo. Cinq jours auparavant, nos alliés avaient enlevé la ville. Les Autrichiens, des hauteurs, sitôt qu’un passant s’y montrait, bombardaient le pont. Or, plus qu’aucun autre jour ce pont devait faire le mort, dans dix minutes Victor-Emmanuel le franchirait ; le roi d’Italie allait visiter Gorizia.
L’auto passa. Elle ne portait que deux personnes : le roi et un officier. Le pont fut franchi. Je suivis. Nous entrâmes dans Gorizia. Le roi descendit et se mit à marcher dans la ville verte. Il pleuvait, elle était déserte. Les mains derrière le dos, il parcourait les rues. Sous ce ciel gris, il était seul avec son officier. Et il s’attardait, et il traînait, et il contemplait. Arrivé au bout d’une avenue, pour la revoir […] il s’approchait d’une grille pour plonger dans un jardin, il traversait une place pour lire l’inscription d’un socle. C’était un pèlerin, non un promeneur. Victor-Emmanuel, du talon, touchait son Alsace à lui.
Ce matin nous sommes en France, c’est septembre 1917. Loin de pleuvoir, il fait un temps doré. Loin d’être solitaire, la ville est en fête. C’est une kermesse. À travers les rues étroites, par le frôlement de leurs drapeaux, les maisons de droite échangent des baisers avec les maisons de gauche. Tout le monde est beau. Sur la place aux arbres et au lierre, un bataillon de poilus forme trois côtés d’un carré, le quatrième est fait de vieux pompiers ; au centre, autour du rond de la fontaine, un tableau éblouissant remue : cent jeunes ou petites filles, le grand nœud noir battant leurs cheveux, les robes bleues, marron, vertes, les tabliers jaunes, noirs, violets, les hauts bas blancs, se donnent la main. Nous ne sommes plus à Gorizia, mais à Massevaux. Elles attendent, disent-elles, monsieur le roi. Il peut venir : sur un côté la vieillesse fidèle, sur trois autres, la force héroïque, au milieu la beauté qui s’entr’ouvre. Victor-Emmanuel va voir notre Alsace à nous.
Il y viendra directement. Son train doit déjà l’avoir descendu à Belfort. Les chefs français l’ont reçu là. Neuf heures ! Les voitures arrivent. C’est le roi. Les pompiers d’Alsace, de leur vieille main redressent leur sabre court ; les soldats bleus, rudement présentent leur fusil, les jeunes et petites filles, sous leur nœud noir, agrandissent leurs yeux contents. Les dames d’Alsace sont tout autour sur leur balcon. Le roi fait la visite de la place, le Président de la République l’accompagne. Le général de Castelnau est là. Castelnau, de coutume, est de figure sévère ; ce matin, il semble heureux.
En s’avançant vers l’estrade il frappait le sol joyeusement, de sa canne. Son geste gai disait : « Ce n’est qu’un commencement, mais ce bout d’Alsace, on l’a eu, on l’a eu et je n’y suis peut-être pas pour rien. » Ribot aussi était là. Il était grand, grand ! On ne voyait que lui. On eût dit qu’expressément, aujourd’hui, il avait commandé sa taille, afin qu’en présence du roi d’Italie, le ministre des Affaires étrangères de France, bien vu de tout le monde, puisse de Massevaux proclamer sa politique qui va de Metz à Strasbourg. Notre musique jouait. Le roi, ses ministres, nos chefs étaient groupés. Les pompiers, les vieux pompiers tenaient un drapeau tricolore surmonté d’une aigle. Victor-Emmanuel le regardait. Cette aigle sur ce drapeau républicain l’intriguait. Sa Majesté ne demandait rien, mais Sa Majesté était curieuse. On le comprit. Un Alsacien expliqua. Ce drapeau remontait au Second Empire. C’était celui des pères de ces pompiers. Quarante-quatre ans il avait été caché dans une cave. L’aigle et les trois couleurs avaient attendu ensemble. Les séparer, après un demi-siècle de réclusion, n’eût pas été de noble allure. Séquestrés en commun, ils seraient libérés tous deux. C’est ce qui fut fait. L’homme qui racontait cette histoire au roi leva la tête, il désignait une vieille dame, à son balcon : « C’est elle qui le cacha tout ce temps. » Les regards montèrent, la vieille dame s’inclina : Alsace !
Et les nôtres défilèrent. Regardez, Majesté, ce casque, cet uniforme ont fait râler quarante années les Allemands. Malgré les ordres, ils ne les ont jamais remplacés ; ce cuivre et ce drap, sur ces têtes et ces épaules, n’ont cessé de protester ; ce sont les vieux pompiers d’Alsace. Regardez ! c’est le tour des vétérans, ils ont sur leur poitrine la médaille de Crimée, la médaille du Mexique, la médaille d’Italie. Avez-vous vu parfois des Allemands se battre pour l’Italie contre les Autrichiens, Majesté ? C’est ceux-là pourtant, et ces deux-là aussi, avec leur jambe de bois et leur croix de 70, que les traités disaient Allemands. Regardez ! voilà le bataillon de soldats bleus, retour de l’Aisne. Sa Majesté, toute droite, devant tant de jeunesse offerte, saluait.
Sa Majesté remonta en voiture. Elle arriva à Thann, déjeuna, puis repartit. Elle prit à travers les Vosges. Là, Elle reconnut son front : c’était la même guerre que chez Elle : montagnes. Entre deux crêtes Elle vit la plaine d’Alsace, et Mulhouse dont les cheminées fumaient, et Colmar dont les toits brillaient. En vue de Mulhouse, de Colmar, pensive, Elle s’arrêta, puis elle franchit nos cols, donna une pensée aux Français tombés à la Chipotte et dont les tombes, sous tous ces bois, sont aussi nombreuses que les sapins, puis continua. Où allait-elle ? À Verdun.
Verdun, Alsace, les deux noms se tiennent.
Le roi d’Italie, en les réunissant par ce seul geste, le proclamait. C’est à Verdun que les Français ont regagné l’Alsace. C’est derrière le Mort-Homme, 304, Vaux, que pointait la flèche de Strasbourg. Sortant de toucher du pied Thann et Massevaux, du regard Mulhouse et Colmar et jusqu’au Rhin la plaine encore malheureuse, Victor-Emmanuel venait porter son tribut à la citadelle garante de leur délivrance. Aussi soixante drapeaux l’attendaient, tous les héroïsmes de Verdun du premier au dernier jour. Tous ! Ceux des heures noires et ceux des heures dorées, soixante drapeaux ! Ils passèrent devant lui, en un carré prestigieux. C’était massif, puissant, enlevant, ce bloc de gloire, tel ces chefs-d’œuvre qui enferment l’infini dans leurs limites, réunissant tant de passé et d’avenir était plus grand que l’immense champ où il s’avançait. Soulevés, le roi, le Président, les généraux saluaient. Les divisions Philippot, Deville, Caron, Cadoudal, toutes des rives de Meuse, d’hier ou d’aujourd’hui, suivaient, tête et arme hautes, et suivait également le 3e zouaves dont le grand-père du roi était caporal, qui prit Douaumont et pénétra de trois kilomètres en pleine chair allemande ; il l’arrêta et le décora, et ces grandeurs ayant défilé, comme pour apposer son sceau sur tant de noble histoire, d’un pur élan, se tournant vers Pétain, il lui donna, rare honneur, la croix de l’ordre de Savoie.

Le Petit Journal, 30 septembre 1917.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

vendredi 29 septembre 2017

La boulimie du Prix Médicis

Mais comment font-ils, les jurés du Médicis? Ils ont lu tous les romans français, tous les romans étrangers, tous les essais de l'année? N'exagérons rien. Mais ils sont les seuls à allonger leur deuxième sélection pour le roman français (avec La Bosco, de Julie Mazzieri, paru chez José Corti), ce qui porte à quinze le nombre d'ouvrages sélectionnés. Ils y ajoutent, avec une générosité sans pareille, à moins que ce soit de l'esprit d'indécision, douze romans traduits et onze essais. Allez tenter, vous qui voyez clair dans les boules de cristal, un pronostic sur le verdict final, connu le 9 novembre. Pour ma part, je m'en garde, et je me contente de noter que, en l'absence de toute élimination dans la seule liste donnée jusqu'ici par les jurés du Médicis, François-Henri Désérable reste sélectionné pour tous les prix majeurs de l'automne. Oui, tous: dans l'ordre d'attribution, Académie française, Jean Giono, Goncourt, Renaudot, Femina, Interallié, Médicis... N'en jetez plus, consultez plutôt les sélections que voici.

Roman français
  • Jakuta Alikavazovic. L’avancée de la nuit (L’Olivier)
  • Kaouther Adimi. Nos richesses (Seuil)
  • Delphine Coulin. Une fille dans la jungle (Grasset)
  • Louis-Philippe Dalembert. Avant que les ombres s’effacent (Sabine Wespieser)
  • François-Henri Désérable. Un certain M. Piekielny (Gallimard)
  • Arthur Dreyfus. Sans Véronique (Gallimard)
  • Brigitte Giraud. Un loup pour l’homme (Flammarion)
  • Anne Godard. Une chance folle (Minuit)
  • Olivier Guez. La disparition de Josef Mengele (Grasset)
  • Mahir Guven. Grand frère (Philippe Rey)
  • Yannick Haenel. Tiens ferme la couronne (Gallimard)
  • Christophe Honoré. Ton père (Mercure de France)
  • David Lopez. Fief (Seuil)
  • Julie Mazzieri. La Bosco (Corti)
  • Chantal Thomas. Souvenirs de la marée basse (Seuil)

Roman étranger
  • Brit Bennett. Le coeur battant de nos mères (Autrement)
  • Renato Cisneros. La distance qui nous sépare (Bourgois)
  • Paolo Cognetti. Les huit montagnes (Stock)
  • Gouzel Iakhina. Zouleikha ouvre les yeux (Noir sur blanc)
  • Han Kang. Leçons de grec (Serpent à plumes)
  • Esther Kinsky. La rivière (Gallimard)
  • Eka Kurniawan. Les belles de Halimunda (Sabine Wespieser)
  • James McBride. Mets le feu et tire-toi (Gallmeister)
  • Zakhar Prilepine. L’archipel des Solovki (Actes Sud)
  • Juan Gabriel Vasquez. Le corps des ruines (Seuil)
  • Colson Whitehead. Underground Railroad (Albin Michel)
  • Michael Winter. Au nord-est de tout (Sous-sol)

Essais
  • Frédéric Boyer. Là où le coeur attend (P.O.L.)
  • Charles Dantzig. Traité des gestes (Grasset)
  • Shulem Deen. Celui qui va vers elle ne revient pas (Globe)
  • Caroline Emcke. Contre la haine (Seuil)
  • François-Xavier Fauvelle. A la recherche du sauvage idéal (Seuil)
  • Catherine Millet. Aimer Lawrence (Flammarion)
  • Jacques Rancière. Les bords de la fiction (Seuil)
  • Philippe Sands. Retour à Lemberg (Albin Michel)
  • Maud Simonnot. La nuit pour adresse (Gallimard)
  • Nicholas Stargardt. La guerre allemande (Vuibert)
  • Pierre Vesperini. Lucrèce (Fayard)

jeudi 28 septembre 2017

L'Académie française retient neuf romans

Michel Le Bris ne s'était pas trompé en me disant hier qu'il avait quelques chances d'être retenu pour le Grand Prix du roman de l'Académie française. Kong est bien là, aux côtés d'ouvrages plus souvent sélectionnés que le sien, à l'exception de ceux que viennent de donner Gaëlle Nohant et Julie Wolkenstein, aussi peu signalés que le sien dans les listes rassemblées dans cette page.
Restent six, plus prévisibles. Et je ne vais pas vous faire languir, les voici.
  • Jean-Baptiste Andrea. Ma reine (L'Iconoclaste)
  • Louis-Philippe Dalembert. Avant que les ombres s’effacent (Sabine Wespieser)
  • François-Henri Désérable. Un certain M. Piekielny (Gallimard)
  • Pauline Dreyfus. Le déjeuner des barricades (Grasset)
  • Yannick Haenel. Tiens ferme ta couronne (Gallimard)
  • Michel Le Bris. Kong (Grasset)
  • Gaëlle Nohant. Légende d'un dormeur éveillé (Héloïse d'Ormesson)
  • Julie Wolkenstein. Les vacances (P.O.L.)
  • Alice Zeniter. L'art de perdre (Flammarion)


La deuxième sélection sera annoncée le 12 octobre et le prix, remis deux semaines plus tard.

La première sélection (différente) du Prix Décembre

Je ne vous ai pas oubliés, compagnes et compagnons de lectures. Mais j'étais plongé dans l'énorme et enthousiasmant nouveau roman de Michel Le Bris, Kong (Grasset) et j'avais bien besoin de tout mon temps pour en terminer les 944 pages (devenues plus de 2.000 sur l'écran de ma tablette). Le volume a, m'expliquait hier Michel Le Bris, apparemment freiné certains jurés des prix littéraires - moins les jurées, puisque le Prix Femina a retenu ce livre dans sa première sélection. Au Goncourt, me disait-il, des réticences ont été directement liées à l'épaisseur du roman. Peut-être les académiciens français, qui donnent aujourd'hui leur première liste, auront-ils eu le temps de grimper avec Kong au sommet de l'Empire State Building? L'écrivain en avait l'espoir, sachant que quelques voix se porteront vers lui. On le vérifiera tout à l'heure.
En attendant, le Prix Décembre a donné ses choix hier. Ils ne ressemblent pas aux autres, c'est déstabilisant et ça fait du bien. Simon Liberati est nommé deux fois, des essais côtoient de la fiction et un des plus gros romans de la rentrée, celui de Grégoire Bouillier, a été retenu. Onze ouvrages sont pour l'instant en piste, avant une deuxième sélection le 24 octobre et le prix, le 7 novembre, dans la semaine de (presque) tous les couronnements.
  • Claude Arnaud. Portraits crachés (Laffont)
  • Jean-François Billeter. Une rencontre à Pékin (Allia)
  • Grégoire Bouillier. Le dossier M (Flammarion)
  • Frederika Amalia Finkelstein. Survivre (Gallimard, L’Arpenteur)
  • Christophe Honoré. Ton père (Mercure de France)
  • Simon Liberati. Les rameaux noirs (Stock)
  • Simon Liberati. Les violettes de l’avenue Foch (Stock)
  • Marc Pautrel. La sainte réalité (Gallimard)
  • Pacôme Thiellement. La victoire des sans rois (PUF)
  • Joann Sfar. Vous connaissez peut-être (Albin Michel)
  • Chantal Thomas. Souvenirs de la marée basse (Seuil)

lundi 25 septembre 2017

Une catastrophe dans la Russie de Poutine

Lors d’une longue conversation entre un colonel et un général, celui-ci se met à bâiller. Presque au même moment que le lecteur. Comme si Marc Dugain avait compris le principal défaut de son roman, Une exécution ordinaire : beaucoup trop d’informations y sont condensées dans de longues tirades qui sentent l’artifice. Il est vrai que la matière ne manque pas puisqu’il s’agit, en gros, de traverser un demi-siècle d’histoire soviétique et russe, des derniers moments de Staline jusqu’au naufrage du Koursk, rebaptisé ici l’Oskar – mais c’est le même sous-marin nucléaire, le même accident, les mêmes théories, la même chape de plomb sur une vérité interdite ou introuvable.
Le reproche est à peu près celui qu’adressaient systématiquement ses adversaires à Emile Zola : trop de documentation mal digérée. Il n’en reste pas moins que cette manière d’embrasser une époque, une société, continue de susciter l’admiration. Et il en va de même pour l’ambition de Marc Dugain, qui compense assez largement sa faiblesse par un infaillible sens de la narration. A tel point qu’il sera difficile, voire impossible, de voir désormais Vladimir Poutine autrement que sous les traits de Plotov, son sosie dans le livre. Même silhouette, même parcours, même volonté. Mêmes phrases, comme : « Les terroristes, nous les buterons jusque dans les chiottes. » Et petit-fils du cuisinier de Staline, pour la cohérence romanesque.
Cohérence romanesque qui tient aussi au personnage du narrateur. Sa mère a été, dans un secret tel qu’il a ruiné son couple, le médecin personnel de Staline, selon des méthodes peu rationnelles que désapprouvait la doctrine officielle. Son fils a disparu dans le naufrage du sous-marin. Et lui-même, longtemps professeur d’histoire, tient celle-ci pour une fiction dans ce pays. Elle a tant de fois été réécrite…
Tant qu’à parler de cohérence, allons jusqu’au bout de la démonstration avec la lecture que fait le narrateur des Lettres de Russie de Custine, récit datant de 1839 : « De ce livre qui croyait décrire la Russie des tsars, Custine sans le savoir avait fait le texte le plus prémonitoire sur l’Union soviétique où je naquis, trois ans après la mort de Staline. »
Thèse ou hypothèse : des tsars à Plotov-Poutine, rien n’a changé. Le sous-marin aux 118 morts ne serait alors qu’un moyen de le démontrer, contexte à l’appui grâce aux confidences d’anciens du KGB devenus, pour l’un d’entre eux au moins, confident du nouveau président.
Le tableau est sinistre. Et le roman, formidable – bien qu’entaché de ce que nous avons déjà dit. En sept parties, il offre une profusion de points de vue convergents. Met en scène un faux écrivain et vrai journaliste venu enquêter avec discrétion sur la catastrophe de 2000. Fait vivre des personnages embarqués, parfois contre leur gré, dans le même bateau d’un pays en pleine (r)évolution. Bref, il dessine, parfois à l’emporte-pièce mais toujours de manière très convaincante, un pan de notre histoire contemporaine. Une sorte d’exploit, en somme.

samedi 23 septembre 2017

14-18, Albert Londres : «Il le décora, l'embrassa.»



Les héros de Verdun défilent devant Albert Ier

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front de Verdun, 22 septembre.
Verdun, ce matin, défila devant la Belgique. Sur l’un de ses champs, Albert Ier est apparu ; il venait dire à la citadelle que sa victoire était aussi celle de son pays. Le Président de la République, le général en chef accompagnaient le roi. Il faisait beau. Les régiments qui, le lendemain de l’affaire des 20 et 24 août, derrière leurs drapeaux, sur ce même terrain, avaient déjà passé, repassèrent. Alors, ils étaient encore raides de boue et l’héroïque fatigue battait leur visage aujourd’hui brossés, ils se présentèrent.
Ouvrez le ban !
Le Président de la République s’avança vers un général aux cheveux blancs ; ce général se tenait devant le front des troupes ; son attitude était toute simple, toute profonde ; il semblait très loin de la cérémonie dont il était le centre. Un colonel, à haute voix, se mit à lire ; c’était sa citation :
« Sur le Grand Couronné de Nancy, a sauvé le pays », entendait-on. Sur cette poitrine, le président accrocha la médaille militaire ; Curières de Castelnau était décoré.
Tout un autre rang s’alignait. Albert s’avança ; il apportait son ordre aux vainqueurs français. Le premier, c’était le général Fayolle ; il le décora, l’embrassa ; le second, c’était le général Guillaumat ; il le décora, l’embrassa ; le troisième, c’était le général Philippot ; il le décora, l’embrassa. Puis il en décora encore quarante autres, soldats, officiers, aviateurs, artilleurs ; puis on ferma le ban et les divisions défilèrent.

Les divisions héroïques

Voici la 5e brigade. Le 24 août, à quatre heures cinquante, enlevait la cote 304, s’emparait du bois en Équerre, de la tranchée de Souvin ; le soir, à dix heures, s’emparait de l’ouvrage de Palavas, de la croupe de Romenot, du Gâteau de Miel de Lorraine et atteignait le ruisseau de Forges. Prisonniers : 56 ; prises : douze mitrailleuses, six canons. Le roi des Belges salua.
Voici la 42e division. Le 20 août, attaque entre le saillant des Caurières et la croupe à l’est du ravin de la Platelle. Le 26, redonne entre la tranchée du Chaume et la sortie de Beaumont. Prisonniers : 1 300 ; prises : 48 mitrailleuses, 14 canons dont un de 105. Le roi des Belges salua.
Voici la 165e division. Le 20 août, attaque au nord de Louvemont, enlève quatre lignes de tranchées ; le 22, emporte l’ouvrage de Nassau ; le 26, s’empare du bois de Beaumont. Prisonniers : 1 600 ; prises : 50 mitrailleuses, 4 canons. Le roi des Belges salua.
Voici la 14e division. Relève, après l’assaut du 20 août, les troupes d’attaque à la cote 344 ; subit tous les contre-coups, maintient tout. Le roi des Belges salua.
Voici la 25e division. Le 20 août, à l’aile gauche du dispositif général, attaque sur un front de 2 000 mètres au sud du bois d’Avocourt, atteint tous ses objectifs ; prisonniers : 750 ; prises : 30 mitrailleuses, 10 canons. Le roi des Belges salua.
Voici la 26e division. Le 20 août, attaque entre Malancourt et La Hayette, enlève les redoutes ennemies sur 3 500 cents mètres de largeur et 1 500 de profondeur ; prisonniers ; 500 ; prises ; 20 mitrailleuses. Le 24, attaque de nouveau entre Vassincourt et La Hayette, progresse de 2 000 mètres ; prisonniers : 100 ; prises : 8 mitrailleuses, 4 canons. Le roi des Belges salua.
Voici la 128e division, celle de Riberpray ; s’empare, le 8 septembre, du bois Le Chaume ; le 9, poursuit son succès, organise le terrain qu’elle conserve, malgré tout ; prisonniers : 800 ; prises : 9 canons ; le général Riberpray tué à l’ennemi. Le roi des Belges salua.
Voici la division marocaine. Pardon, elle n’est pas là ; pourtant, le 20 août, elle prit Régneville.
Voici l’aviation. Pendant l’attaque de Verdun, elle abattit 74 avions ; ajoutons-en un de plus ; à l’instant, elle vient d’en descendre un autre. Entouré de flocons blancs, le Boche s’approchait pour voir la revue. Ce fut le coup du roi.

Le Petit Journal, 23 septembre 1917.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

vendredi 22 septembre 2017

Le palmarès 2017 des libraires

Livres Hebdo a révélé hier soir le résultat de son enquête auprès de 300 libraires qui ont donné leurs coups de cœur de la rentrée littéraire. Ils ont lu tout l'été, voici les résultats, dans l'ordre.

Romans français
  1. Sorj Chalandon. Le jour d'avant (Grasset)
  2. Alice Zeniter. L'art de perdre (Flammarion)
  3. Miguel Bonnefoy. Sucre noir (Rivages)
  4. Claudie Gallay. La beauté des jours (Actes Sud)
  5. Léonor de Récondo. Point cardinal (Sabine Wespieser)
  6. Lola Lafon. Mercy, Mary, Patty (Actes Sud)
  7. Véronique Olmi. Bakhita (Albin Michel)
  8. Alice Ferney. Les Bourgeois (Actes Sud)
  9. Kamel Daoud. Zabor ou Les psaumes (Actes Sud)
  10. Jean-Luc Seigle. Femme à la mobylette (Flammarion)
  11. Monica Sabolo. Summer (Lattès)
  12. Philippe Jaenada. La serpe (Julliard)
  13. François-Henri Désérable. Un certain M. Piekielny (Gallimard)
  14. Patrick Deville. Taba-Taba (Seuil)
  15. Marc Dugain. Ils vont tuer Robert Kennedy (Gallimard)
  16. Jean-Marie Blas de Roblès. Dans l'épaisseur de la chair (Zulma)
  17. Amélie Nothomb. Frappe-toi le cœur (Albin Michel)
  18. Kaouther Adimi. Nos richesses (Seuil)
  19. Sébastien Spitzer. Ces rêves qu'on piétine (L'Observatoire)
  20. Olivier Guez. La disparition de Josef Mengele (Grasset)
Romans étrangers
  1. Colson Whitehead. Underground Railroad (Albin Michel)
  2. Anna Hope. La salle de bal (Gallimard)
  3. Paolo Cognetti. Les huit montagnes (Stock)
  4. Ron Rash. Par le vent pleuré (Seuil)
  5. Emily Fridlund. Une histoire des loups (Gallmeister)
  6. Nathan Hill. Les fantômes du vieux pays (Gallimard)
  7. Orhan Pamuk. Cette chose étrange en moi (Gallimard)
  8. Viet Thanh Nguyen. Le sympathisant (Belfond)
  9. Britt Bennett. Le cœur battant de nos mères (Autrement)
  10. Maja Lunde. Une histoire des abeilles (Presses de la Cité)
  11. Martin Suter. Eléphant (Bourgois)
  12. Jenni Fagan. Les buveurs de lumière (Métailié)
  13. Gail Honeyman. Eleanor Oliphant va très bien (Fleuve)
  14. Karl Geary. Vera (Rivages)
  15. Richard Wagamese. Jeu blanc (Zoé)
  16. Juan Gabriel Vasquez. Le corps des ruines (Seuil)
  17. Christoph Ransmayr. Cox ou La course du temps (Albin Michel)
  18. Barney Norris. Ce qu'on entend quand on écoute chanter les rivières (Seuil)
  19. Roxane Gay. Treize jours (Denoël)
  20. Valeria Luiselli. L'histoire de mes dents (L'Olivier)
Quelques leçons à tirer de ce qui pourrait être une liste de suggestions de lectures?
  • Le formidable tir groupé d'Actes Sud en roman français (et la totale absence de la même maison dans les traductions qui ont assis, dans les débuts, sa réputation), avec quatre titres dans les neuf premiers du classement.
  • La grande discrétion du premier roman français - un seul titre, mais il est excellent - tandis que presque la moitié des romans traduits sont des œuvres de débutants.
  • La présence massive des romancières en tête du classement français, avec six ouvrages dans les huit premiers.
  • La domination massive, ce n'est pas une surprise, des traductions de l'anglais et de l'américain, surtout de l'américain d'ailleurs, mais j'ai renoncé à compter.
  • Vous vous en moquez, mais quand même: mon approbation globale à une liste dans laquelle je ne trouve que des romans que j'ai aimés ou que j'ai envie de lire. Constatant comme à chaque rentrée, mais je le savais, que j'ai beaucoup plus avancé dans le domaine français (j'ai lu 12 des 20 livres) que dans les traductions (j'ai trop honte...). Le basculement se fera, est en train de se faire...

jeudi 21 septembre 2017

Thomas Gunzig, Prix Filigranes

Les prix littéraires attribués sous des enseignes de librairies ne sont pas, au fond, si différents des autres. Celui de Filigranes, à Bruxelles, avait sélectionné sept ouvrages qui auraient pu, presque tous, figurer dans les listes des jurys traditionnels. L’an dernier, d’ailleurs, le premier Prix Filigranes avait couronné Le dernier des nôtres, d’Adélaïde de Clermont-Tonnerre (Grasset), qui avait reçu ensuite le Grand Prix du roman de l’Académie française. Ce ne sera très probablement pas le cas, et on s’en désole, du lauréat 2017, mais on se réjouit, pour un tas de raisons, de voir un coup de projecteur dirigé vers La vie sauvage, de Thomas Gunzig. Il était par ailleurs le seul écrivain belge de la sélection.
Il y a bientôt vingt-cinq ans que cet ancien vendeur de livres – il a travaillé une dizaine d’années chez Tropismes, une des plus belles librairies bruxelloises, et voilà qu’une autre le récompense – fournit avec une belle régularité des écrits sous toutes les formes, beaucoup de nouvelles, du roman, du théâtre, un scénario (Le Tout Nouveau Testament, de Jaco Van Dormael), des chroniques en pagaille…
Le cynisme tendre, un faux cynisme et une vraie tendresse, qu’il pratique fait mouche, une fois encore, dans son dernier livre, un roman cette fois. La vie sauvage est l’histoire d’un garçon qui a survécu, bébé, à un accident d’avion dans lequel ses parents sont morts en compagnie de tous les autres occupants de l’appareil et a grandi dans des villages africains en proie à des guerres qui ne disaient pas toujours leur nom mais avaient tous les effets d’une guerre déclarée, parfois en pire.
Retrouvé, « sauvé » de la barbarie, Charles rejoint l’Europe et la famille de son oncle Alain, quinquagénaire massif et rougeaud, bourgmestre (c’est ainsi qu’on appelle un maire en Belgique) de sa commune, parfait politicard rompu aux manœuvres pas toujours honnêtes de son milieu. Il est affublé d’une femme sophistiquée, aussi désœuvrée que débordée, et de deux enfants adolescents. Aurore a seize ans et des velléités d’indépendance bien masquées par la manière dont elle fait disparaître ses gros seins, trop gros, dans des vêtements amples. Frédéric est très pâle, passionné d’informatique et surtout des pires images qu’on peut glaner sur Internet quand on en visite les bas-fonds, assez insignifiant dès qu’il se trouve en groupe, chose qu’il préfère d’ailleurs éviter.
Charles a laissé, dans la jungle – je le dis ainsi pour aller vite –, la jeune fille qu’il aime, Septembre, et le secret qu’ils possèdent en commun : l’endroit où est entreposé un gros paquet de dollars. C’est malgré lui qu’il s’est retrouvé en Europe, mais forcément pour son bien, pensent les bien-pensants, et il ne rêve que de retrouver sa belle, comparables aux images les plus fortes du Cantique des cantiques ou de la poésie de Baudelaire. Car Charles est loin d’être inculte : il a beaucoup lu – et bien lu, comme le prouve sa première intervention en classe, à propos de Rimbaud, alors que tout le monde croyait qu’il allait être largué. Thomas Gunzig parsème son roman de citations qui sont les cailloux semés par Charles sur le chemin du retour.
Mais il ne suffit pas d’avoir les cailloux, il faut aussi trouver le moyen de forcer les autres à son départ. C’est alors une machination à laquelle participe le charme naturel de l’adolescent et un art de la séduction dont il a rapidement compris l’usage qu’il pouvait faire.
La vie sauvage est un roman parfois déconcertant, toujours réjouissant.

10 romans sélectionnés pour le Prix Jean Giono

Aux dernières nouvelles, comme le dirait Bibliobs, mais pas aujourd'hui, combien d'académiciens le jury du Prix Jean Giono compte-t-il? J'avoue n'en avoir rien su avant de consulter le lien vers lequel je vous renvoie, ils étaient deux l'an dernier, il semble n'y avoir plus que Frédéric Vitoux cette année, Erik Orsenna n'étant plus présent dans la liste fournie par mon excellent confrère. Je me posais la question, non seulement pour vous donner la réponse en même temps qu'à moi, parce qu'il faut craindre, mais pour le seul Vitoux donc, une surcharge de travail le 26 octobre, jour de proclamation du Prix Jean Giono (après une deuxième sélection le 3 octobre) qui est aussi celui du Grand Prix du roman de l'Académie français. Encore que, avec un peu de chance (pour Vitoux, car pour les lecteurs la malchance déjà signalée lors de ces derniers jours pour d'autres sélections se répéterait), les mêmes titres figureront de part et d'autre.
Car en effet, donc, bon sang, mais c'est bien sûr, le (mauvais) pli semble prix pris, les noms familiers sont là, deux ouvrages seulement (sur dix) n'apparaissaient jusqu'ici dans aucune sélection: ceux de Carine Fernandez et d'Alexandre Lacroix.
  • Jean-Baptiste Andrea. Ma reine (L'Iconoclaste)
  • Delphine Coulin. Une fille dans la jungle (Grasset)
  • François-Henri Désérable. Un certain M. Piekielny (Gallimard)
  • Carine Fernandez. Mille ans après la guerre (Les Escales)
  • Olivier Guez. La disparition de Josef Mengele (Grasset)
  • Alexandre Lacroix. La muette (Don Quichotte)
  • Monica Sabolo. Summer (Lattès)
  • Frédéric Verger. Les rêveuses (Gallimard)
  • Alice Zeniter. L’art de perdre (Flammarion)
  • Jean-René Van der Plaetsen. La nostalgie de l’honneur (Grasset)
Vous pouvez vérifier dans le document que je mets à jour au fur et à mesure que viennent les informations, Prix littéraires 2017, où se glisse discrètement, sans la moindre ostentation, un petit scoop que vous découvrirez si vous êtes observateur, et dont je vous dirai davantage plus tard dans la journée.

mercredi 20 septembre 2017

Victor Segalen à la Une



C'est dans Le Figaro littéraire, paru par exception ce jeudi en raison d'une grève demain, et à l'occasion de la sortie du livre que Jean-Luc Coatalem a sorti il y a quelques semaines, Mes pas vont ailleurs (Stock). Inspirée par la vie vagabonde et riche de Victor Segalen, cette fiction biographique fait rêver. "Segalen est plus connu qu'on ne le pense", dit Jean-Luc Coatalem à Astrid de Larminat, qui l'interroge.
A l'appui de cette affirmation, il cite François Mitterrand, Patrick Deville, Régis Debray qui font souvent référence à Segalen, et ajoute le nom de Michel Onfray qui va lui consacrer un livre.
(Il s'agit d'un court essai, Le désir ultramarin, annoncé chez Gallimard le 2 novembre, et qui commence par cette phrase paradoxale: "Victor Segalen, médecin militaire diplômé de l'Ecole de santé navale de Bordeaux, n'aime pas la mer.")
Je parlais aussi de Jean-Luc Coatalem dans la présentation du petit livre inédit en volume publié le mois dernier à la Bibliothèque malgache: Victor Segalen, par Gilbert de Voisins, où sont rassemblés pour la première fois les quatre grands articles que le compagnon de voyage en Chine consacra à son ami.
Dans le même temps, et parce qu'un bonheur ne peut venir seul, une réédition de René Leys avait été proposée par la Bibliothèque malgache, dans sa collection littéraire. Un roman autour duquel je tournais depuis longtemps, que je n'avais jamais en réalité lu intégralement, et dont la préparation de la version numérique m'a valu de beaux moments de lecture.
Ce n'est pas fini. Car une plongée dans les écrits de Victor Segalen est une excursion en eaux profondes, lors de laquelle on croise aussi Rimbaud ou Gauguin.
Voilà pourquoi, alors que s'annonce une grande exposition Gauguin à Paris, escortée de diverses publications, la Bibliothèque malgache peut annoncer la prochaine disponibilité d'un ouvrage numérique où le peintre rencontre l'écrivain - ce qu'ils n'ont jamais fait dans la vraie vie. Les Lettres à Georges-Daniel de Monfreid, de Paul Gauguin, sont précédées, comme dans leur édition originale de 1919, par un long hommage de Victor Segalen et suivies du texte que celui-ci consacra à l'artiste après sa mort, Gauguin dans son dernier décor.
A suivre, donc...

mardi 19 septembre 2017

C'est quoi, le style?

N'importe qui, alignant trois phrases ou 315 pages, peut croire avoir du style. Il y a quelques heures, je discutais avec l'auteur d'un livre (315 pages) dont le texte, des notes prises au quotidien sur sa vie dans le Sud de Madagascar, semble jeté là au hasard des premiers mots qui lui passent par la tête, et tant pis s'il en manque, des mots, "c'est mon style", m'a-t-il dit, coupant court à la démonstration laborieuse entamée pour lui prouver qu'il n'en avait aucun. Bon... Après tout, qui suis-je pour penser le contraire? Ce n'est pas moi qui l'ai écrit, son livre! (Et je m'en félicite.)
N'importe qui, lisant un livre, peut dire qu'il a un style. Ou pas. Je viens de le faire. Le jury du Prix du Style aussi, avec la participation, depuis l'an dernier, s'ils y sont encore [vérification faite, non], mais j'espère que oui parce que j'avais bien ri, de Tristane Banon et Marc Levy, a publié sa première sélection, en attendant la seconde le 2 octobre et la proclamation le 21 novembre. Regardez-la bien, cette sélection, vous y apprendrez que Marc Dugain est jugé digne d'être récompensé pour son style. Avis pour le moins inattendu, on peut le féliciter pour bien des qualités, celle-là semble cependant assez douteuse. Bref, voici les quatorze ouvrages retenus.
  • Kaouther Adimi. Nos richesses (Seuil)
  • Jakuta Alikavazovic. L'avancée de la nuit (L'Olivier)
  • Michèle Audin. Comme une rivière bleue (Gallimard)
  • Sophia Azzeddine. Sa mère (Stock)
  • Miguel Bonnefoy. Sucre noir (Rivages)
  • Delphine Coulin. Une fille dans la jungle (Grasset)
  • Cyril Dion. Imago (Actes Sud)
  • Marc Dugain. Ils vont tuer Robert Kennedy (Gallimard)
  • Brigitte Giraud. Un loup pour l'homme (Flammarion)
  • Gaëlle Nohant. Légende d'un dormeur éveillé (Héloïse d'Ormesson)
  • Véronique Olmi. Bakhita (Albin Michel)
  • Evelyne Pisier et Caroline Laurent. Et soudain, la liberté (Les Escales)
  • Monica Sabolo. Summer (JC Lattès)
  • Chantal Thomas. Souvenirs de la marée basse (Seuil)
P.-S. Je reçois à l'instant les résultats des Prix de la Vocation, ils sont deux lauréats pour la littérature et, si je n'ai pas lu Mise en pièces, de Nina Leger (Gallimard), il m'a semblé que L'été des charognes, de Simon Johannin (Allia) était un remarquable premier roman, plein de colère non retenue. Les distractions manquent à la campagne. Alors, les gamins explosent des chiens, goûtent à l’odeur de la charogne, se cognent dessus, se font cogner par les parents, regardent ceux-ci picoler. Toute la noirceur d’une vie qui débouchera, plus tard, sur d’autres distractions, guère plus saines. Comme s’ils avaient été coulés dans un moule dont ils devaient déborder à force de pourriture.
Un prix Prix de la Vocation de poésie a été aussi décerné, à Jean d'Amérique.

14-18, Albert Londres : «Trois années n’ont pas diminué l’émotion»



Alsace !

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Thann, 15 septembre.
Pleine de grâces, l’Alsace, partout où le soldat de France s’est présenté, tant qu’elle peut, lui ouvre ses bras.
Ce que nous faisons pour elle est bien, mais ce n’est pas d’administration que nous vous parlerons.
Si nous n’avions eu que le projet de vous raconter comment on organise la vie matérielle de la partie de cette province redevenue heureuse, nous serions allés dans un bureau au milieu de cartons verts, aurions entassé des notes, puis aligné des statistiques ; or, c’est dans les villes, les villages, que nous nous sommes promenés, c’est l’air libre des vallées que nous avons respiré ; et, ainsi, ce fut bien plus beau, car ce n’est pas ce que nous faisons pour elle, mais ce qu’elle fait pour nous que nous avons vu.
Cette Alsace, arrachée à sa chaîne, accourt maintenant, toute joyeuse au-devant des sauveurs. Soyez de leur sang, à n’importe quel titre et vous aurez son sourire. Vous ne l’aurez pas parce que vous le provoquerez ; il viendra de lui-même et de loin au-devant de vous. Ce n’est pas le partisan qui s’exprime de la sorte, c’est le voyageur. Un homme circule et, parce qu’il est Français, verra les visages s’illuminer, les portes s’ouvrir, empressées, et la main qu’il serre rester avec émotion dans la sienne. À chaque pas, l’âme éparse de l’Alsace, d’un geste qui s’abandonne, se penchera sur son épaule ; les deux grands nœuds noirs battent toujours pour lui.

L’accueil

Circulons donc. Foulons ce sol. Trois années n’ont pas diminué l’émotion que vous en ressentez ; d’autres années ne l’amoindriront pas davantage. C’est de la terre reconquise. Dès qu’avec elle vous êtes en contact, elle vous communique le choc, et quelque chose qui ne cessera plus se met doucement à vibrer, et nos soldats en sont tout autres. Ne nous détournons pas, ce n’est pas nos soldats que nous voulons rencontrer aujourd’hui, ce sont ceux qui les aiment. Ceux qui les aiment ont des fils, et tous ces jeunes flâneurs de la rue sont en culotte rouge. C’est une fantaisie que se payent ces mères. La culotte du Français qui n’est plus rouge depuis longtemps, l’est restée pour eux. Ils l’ont vue ainsi quarante-quatre ans, ils ont rêvé tout ce demi-siècle d’en habiller leurs gamins, et quand l’heure arrive, les Français se mettent en bleu ! Ce n’était pas possible, c’était décolorer leur joie ; ne nous suivant pas dans nos progrès, ils ont taillé l’ancien drap. C’est pourquoi l’on voit, plantés sur les places, un tas de petits derrières garance, très fiers.
Étiez-vous allés à Strasbourg ? Quel que soit le magasin où vous entriez, on vous reconnaissait de suite comme Français ; la figure s’éclairait toute pour vous accueillir, et l’Alsacienne, ne voulant pas séquestrer cette joie pour elle seule, criait immédiatement dans l’escalier : « Un Français ! » Rapides, ses parents descendaient et venaient s’épanouir à leur tour. Les magasins de l’Alsace désenchaînée sont pareils. Arrêtez-vous à Thann, à Dannemarie, à Massevaux. On ne criera plus : « Un Français ! », l’accueil du visage sera aussi clair. Que voulez-vous ? Une carte postale ? On se dégagera précipitamment de son comptoir et si vous le désirez, pendant un quart d’heure, on vous donnera du charme pour votre sou. Avez-vous faim ? Le patron gagnera sa cuisine, et appelant à lui son art, vous confectionnera avec amour le repas ; sa fille, qui sera montée revêtir son plus neuf corsage, vous le servira. Elle présentera sa joie en même temps que les plats.

La visite de Pétain

L’Alsace n’est pas qu’heureuse, elle est déjà installée dans la France. Et je vais vous en faire la preuve par une histoire. Hier, Pétain s’y promenait. Les habitants qui, de même que les enfants, sautent sur tous les prétextes pour mettre leur habit neuf, se précipitent sur toutes les occasions pour sortir les drapeaux, avaient pavoisé. Un vieux, une heure avant, ne l’avait pas fait ; cependant, à la dernière minute, il planta ses trois couleurs. C’était curieux. Ce vieux était un farouche Français. Il avait eu mille rencontres avec les Allemands qui n’avaient pu le réduire ; c’était le « Quand même » du village et il n’avait pavoisé que d’une main ! Le général en chef passe : « Vive Pétain ! Vive la France ! » Tout le monde le crie et le recrie, tout le monde excepté le vieux. Il regardait la manifestation du coin de l’œil. Un de ses voisins, renversé, le touche du bras :
— Alors, tu ne cries plus : « Vive la France ! », toi ?
— Bah ! fait le vieux, c’était bon du temps des Boches.
Je vais perdre ma route pour vous conter une seconde histoire. Je ne la perdrai, d’ailleurs, pas plus que cela, puisque c’est à Massevaux que je vous conduirai. Nous partirons de Thann, de sa cathédrale, de sa cathédrale à qui les Boches ont refait la toiture avec des mosaïques d’un vert et d’un jaune que je vous recommande. Nous arriverons à Massevaux pour y trouver notre histoire. C’est par l’histoire que l’on connaît la vie des peuples. C’est pourquoi je vais vous dire encore la mienne. Elle s’appellera : la fiancée de Massevaux.
Parmi les jeunes filles de la ville, l’une d’elles, depuis longtemps, vivait plus fière que toutes les autres. Le bonheur l’habitait, elle passait comme un rayon. Elle avait pour cela un motif : c’est que son fiancé à elle s’était échappé de la serre allemande : il était parti servir en France et avait gagné son étoile. Portée par une joie intérieure qui irradiait, elle vivait : un jour, un de ces jours terribles où tout se finit, le fiancé est tué. Massevaux l’apprend et Massevaux, d’une seule pensée, se tourne vers la douleur de la jeune fille. Le lendemain, la jeune fille, faisant son même chemin, traverse la ville. Elle n’était pas écroulée sous le chagrin, elle n’était pas défaite. Massevaux se dit : « Peut-être ne le sait-elle pas ? » Massevaux apprit qu’elle le savait ; alors, quelqu’un lui demanda :
— Comment se fait-il, vous qui n’existiez que par l’amour de votre fiancé, que vous voici sans larmes et encore si droite ?
— C’est, répondit-elle, que je ne puis pas être désolée ; mon fiancé est tué, c’est vrai, mais l’armée française est toujours là.
Elle est toujours là, ayant conquis la dernière hauteur, face à la plaine d’Alsace, agrippée à l’Hartmanswillerkopf, chauve de tous ses sapins tragiques.

Le Petit Journal, 19 septembre 1917.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

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Lectures pour une ombre
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Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
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Dans les remous de la bataille