jeudi 30 août 2018

Pauline Delabroy-Allard, primo-romancière primée deux fois


Je vous le disais, je vais donc le répéter, profitons-en, car il n'est pas certain que ça va durer: les premiers romans écrits par des femmes sont à la fête dans cette rentrée littéraire, dans ce début de rentrée au moins. Sur le site des Editions de Minuit, Ça raconte Sarah, de Pauline Delabroy-Allard, est toujours renseigné: "à paraître". Il ne sera en effet en librairie que le 6 septembre. Le temps d'imprimer une bande (bleue, je suppose) avec une double mention: Prix Envoyé par la Poste - Prix des libraires de la ville de Nancy et des journalistes du Point (la prévoir haute, cette bande).
L'écriture est une dentelle insistante à la Duras, l'amour y est torride comme chez Miller (Henry), l'atmosphère pèse des tonnes, pire qu'un thriller (psychologique). On étouffe dans ce livre qui pourtant vous emporte très haut - et vous en saurez davantage en lisant Le Soir, puisque je réserve un article à ce quotidien dans les jours qui viennent (peut-être bien le samedi 8 septembre, les colis seront à peine déballés chez les libraires).

Premère sélection du Prix Landerneau des lecteurs

Parmi les dix romanciers et romancières dont la liste suit dans quelques lignes, six ne vont rêver qu'une semaine au Prix Landerneau des lecteurs 2018. Dès le 5 septembre en effet, ils ne seront plus que quatre, parmi lesquels les membres du jury auront un mois pour décider qui l'emportera - le résultat de la dernière délibération sera annoncé le 4 octobre.
On trouve surtout des noms déjà bien connus dans cette liste, sinon du grand public, au moins des grands lecteurs curieux de découvrir puis de suivre des œuvres en cours de construction. des prix divers en ont déjà récompensé plusieurs, je pense à Nina Bouraoui, Agnès Desarthe, Anne-Marie Garat, Serge Joncour, Yasmina Khadra, Pascal Manoukian, j'en oublie peut-être. Six femmes confirment que les romancières dominent cette rentrée - mais il faudra attendre, ça commencera la semaine prochaine, les premières sélections des jurys les plus traditionnels, souvent aussi les plus masculins (à l'exception notable du Femina, bien entendu), pour savoir si ça se confirme...
  • Emmanuelle Bayamack-Tam. Arcadie (P.O.L.)
  • Nina Bouraoui. Tous les hommes désirent naturellement savoir (JC Lattès)
  • Agnès Desarthe, La chance de leur vie (L’Olivier)
  • Sophie Divry, Trois fois la fin du monde (Noir sur blanc)
  • Carole Fives. Tenir jusqu’à l’aube (L’Arbalète Gallimard)
  • Anne-Marie Garat. Le Grand Nord-Ouest (Actes Sud)
  • Serge Joncour. Chien-Loup (Flammarion)
  • Yasmina Khadra. Khalil (Julliard)
  • Pascal Manoukian. Le paradoxe d’Anderson (Le Seuil)
  • François Roux. Fracking (Albin Michel)

mercredi 29 août 2018

« Là où les chiens aboient par la queue », d’Estelle-Sarah Bulle, Prix Stanislas


Sus aux clichés dans le premier roman d’Estelle-Sarah Bulle, Là où les chiens aboient par la queue – un autre premier roman de femme très remarqué ces dernières semaines, et pour lequel l’écrivaine recevra, le 8 septembre à Nancy, le Prix Stanislas.
Les Antillais, les Guadeloupéens en particuliers, ne forment pas, comme on le pense trop souvent avec un sens abusif des étiquettes, une communauté où tout le monde pense et réagit de la même manière – pas plus qu’aucun autre peuple du monde d’ailleurs. Les individualités dominent, et celles de ce roman sont assez fortes pour faire entendre des voix divergentes portées par une langue qui se permet quelques audaces.
Une jeune femme interroge sa tante, pour comprendre le passé d’où elle vient, même si elle est maintenant ailleurs. Le mouvement est la vie, certes, mais il modifie tant les perceptions que les points de repère s’effacent, et qu’il peut devenir nécessaire de les restaurer. La tante s’appelle Antoine, ce qui n’est déjà pas banal, elle a vécu tous les changements de société face auxquels chacun a réagi à sa manière – et elle en particulier, fort caractère qui la prépare à ne pas avaler sans réfléchir ce qui semble évident. Ainsi de l’espèce de trahison que constituerait le manque de solidarité entre Antillais. « Mais si tu mets dix personnes dans une salle d’attente, tu crois qu’ils vont finir par former une grande et belle famille ? La Guadeloupe, c’est comme une salle d’attente où on a fourré des Nègres qui n’avaient rien à faire ensemble. Ces Nègres ne savent pas trop où se mettre, ils attendent l’arrivée du Blanc ou ils cherchent la sortie. »
Le mystère des noms cachés est moins percé qu’approché, car la réalité est toujours double et une partie doit en rester secrète : « C’est comme un petit trésor caché qui te protège. » Des pans entiers d’une culture menacée surgissent ainsi aux moments les plus inattendus, de même que les paradoxes apparents dans lesquels on se trouve quand on a choisi (ou non, d’ailleurs) d’exister dans plusieurs mondes à la fois, au risque de ne plus très bien savoir ni d’où on vient ni qui on est. Aucune démonstration dans le propos, mais beaucoup d’affirmations qui ne valent pas pour des généralités : le cas particulier suffit bien à nourrir une histoire à rebondissements dans la traversée de plusieurs époques.

Citation
On entendait dire qu’en métropole, c’était la croissance et le plein emploi. Ici, les usines fermaient les unes après les autres. La banane et le rhum antillais n’étaient plus rentables. Il y avait de nouvelles activités dans l’île, car les gens ne peuvent pas rester simplement à regarder les bateaux passer. Mais les immeubles qui fleurissaient dans Pointe-à-Pitre, le tourisme et l’électricité, c’était le fait d’entreprises réservées aux Blancs qui avaient les moyens d’investir depuis la métropole, directement par-dessus nos têtes.
ESTELLE-SARAH BULLE
Liana Levi, 282 p., 19 €, ebook, 14,99 €

mardi 28 août 2018

Adeline Dieudonné, ça y est (déjà)!

On l'attendait, mais peut-être pas si vite: avec le nombre de sélections de prix littéraires dans lesquelles figure son premier roman, La vraie vie, on sentait bien que quelque chose était en train de se produire autour d'un livre atypique qui emporte l'adhésion des lecteurs et des lectrices comme par une vague qui est en train de se transformer en tsunami.
Donc, se disait-on, l'un ou l'autre de ces prix allait bien lui revenir, voire plusieurs. C'est fait déjà, et à toute allure puisque le Prix Première Plume, dont la sélection a été annoncée, sauf erreur, hier, et qui ne sera remis que le 20 septembre, vient d'en faire sa lauréate 2018. Alors que le livre sort demain, il donne l'impression d'avoir eu déjà une vie très riche...
C'est peu dire qu'on s'en réjouit, car il y a là quelque chose d'inédit, de frais (jusque dans la douleur). Sans déflorer l'article (avec un entretien) que je publie ce samedi dans Le Soir, je peux vous offrir, en avant-goût, la réponse de la romancière à une question que je lui avais posée, et pour lesquelles (question et réponse) la place manquait - c'est donc un petit bout, avec quelques autres, de l'entretien qui a été coupé à la mise en page. Je demandais à Adeline Dieudonné si sa soudaine notoriété ne lui faisait pas peur.

La notoriété, non. Parce pour un auteur je crois que ça reste relativement limité. En revanche ce qui me fait immensément plaisir c’est la liberté qui va avec la reconnaissance. En tant que comédienne, j’ai souvent voulu initier des projets, des collaborations pour créer mon propre emploi. Mais quand vous n’avez pas de « nom », les portes sont difficiles à ouvrir, vous n’avez pas de budget. Aujourd’hui les choses changent pour moi, mon travail a de la valeur aux yeux des autres, je vais pouvoir proposer plein de choses.

La belle rentrée des primo-romancières

Ne cherchez plus la tendance de ce début de rentrée littéraire: elle est aux premiers romans écrits par des femmes. Leur présence est massive, certaines d'entre elles ont écrit des livres qu'on remarque et qui, une fois lus, restent dans les mémoires. Pierre Assouline en a retenu quatre dans sa première chronique de la saison, La rentrée en fanfare des premiers romans, puis deux autres (dont un signé d'un homme, c'est vrai, et qui d'ailleurs n'est pas tout à fait un premier roman, il vous expliquera tout ça mieux que moi) dans la suivante, Des violences faites aux femmes et aux hommes.
Le Prix du roman de la Fnac embraie sur le même thème (d'accord avec vous, ce n'est pas vraiment un thème, tous ces romans sont très différents les uns des autres et seules leurs qualités les réunissent, en même temps que nous avons l'impression de découvrir d'un coup une nouvelle génération d'auteures audacieuses et talentueuses) puisque les quatre finalistes sont des femmes qui signent leur premier roman. Elles ont résisté à 28 autres candidats et candidates à un titre convoité qui sera attribué le 14 septembre.

  • Meryem Alaoui. La vérité sort de la bouche du cheval (Gallimard)
  • Inès Bayard. Le malheur du bas (Albin Michel)
  • Estelle-Sarah Bulle. Là où les chiens aboient par la queue (Liana Levi)
  • Adeline Dieudonné. La vraie vie (L'Iconoclaste)

Dans la foulée, le Prix Première plume 2018, d'une autre librairie importante (le Furet du Nord) avec le crédit agricole ira, le 20 septembre, à un premier roman, ça, c'est normal, mais surtout à une primo-romancière puisque, ici aussi, on se moque de la parité (on imagine déjà quelques mâles prêts à se plaindre de leur effacement). Elles sont quatre également, et deux d'entre elles viennent d'être citées:

  • Estelle-Sarah Bulle. Là où les chiens aboient par la queue (Liana Levi)
  • Pauline Delabroy-Allard, Ça raconte Sarah (Minuit)
  • Adeline Dieudonné. La vraie vie (L’Iconoclaste)
  • Abnousse Shalmani. Les exilés meurent aussi d’amour (Grasset)

Parmi les six noms que vous venez de lire, à deux reprises pour deux d'entre eux, on en retrouve également... deux, décidément, dans la sélection de 13 romans français publiée il y a quelques jours pour le Prix des Libraires de la Ville de Nancy et des journalistes du Point, attribué le 7 septembre. Huit femmes ont laissé un peu de place pour cinq hommes...
  • Inès Bayard. Le malheur du bas (Albin Michel)
  • Emmanuelle Bayamack-Tam. Arcadie (P.O.L)
  • Adrien Bosc. Capitaine (Stock)
  • Laurence Cossé. Nuit sur la neige (Gallimard)
  • Pauline Delabroy-Allard. Ça raconte Sarah (Minuit)
  • David Diop. Frère d’âme (Seuil)
  • Jérémy Fel. Helena (Rivages)
  • Claire Genoux. Lynx (Corti)
  • Serge Joncour. Chien-Loup (Flammarion)
  • Michel Jullien. L'île aux troncs (Verdier)
  • Maylis De Kerangal. Un monde à portée de main (Verticales)
  • Emmanuelle Pirotte. Loup et les hommes (Cherche Midi)
  • Vanessa Schneider. Tu t'appelais Maria Schneider (Grasset)

lundi 27 août 2018

« Le paradoxe d’Anderson », de Pascal Manoukian

Plusieurs fois, en lisant le troisième roman de Pascal Manoukian, j’ai pensé à Gérard Mordillat qui a abordé des sujets proches de celui-ci. Mais il y met généralement plus de rage, la colère n’est pas contenue, elle s’exprime à travers des personnages devenant, au fil des pages, et malgré leur défaite souvent annoncée, des héros du prolétariat – et sans que jamais ce mot de « prolétariat » ait, bien sûr, la moindre connotation négative.
Le sujet ? Il est dans le titre, encore ne comprend-on pas tout de suite ce titre si on n’en a jamais entendu parler auparavant (c’était mon cas) : Le paradoxe d’Anderson est exposé dans le livre de sciences économiques et sociales dans lequel Léa révise au début du roman – mais, comme elle le referme en se disant : « Il sera toujours temps demain », il faudra attendre un peu avant de savoir de quoi il s’agit.
Ce qu’on sait à ce moment ? Léa est la fille d’Aline, qui travaille chez Wooly où il y a des tricoteuses, et de Christophe, qui vit dans la chaleur « devant les fours où il transforme le sable en verre. » Léa prépare le bac et elle a un petit frère, Mathis. Ils vivent dans un village, Essaimcourt, où il n’y a ni école ni café. « Essaimcourt a la beauté de ces arbres presque morts, chaque feuille est un miracle et vient apporter sa tache de vie là où celle-ci a presque disparu. »
Alors, ce paradoxe d’Anderson ? Pour un paradoxe, c’est est un, et des plus sérieux : il explique à Léa qui l’étudie qu’il ne sert à rien de faire des études, ou à peu près : « Anderson a défini que l’acquisition par un étudiant d’un diplôme supérieur à celui de ses parents ne lui assurait pas nécessairement une position supérieure dans la vie professionnelle. Par exemple, imagine que moi, après trois ans de fac ou cinq ans d’école de commerce, je finisse caissière chez Simply. Ça, c’est le paradoxe d’Anderson. »
Léa possède les outils pour comprendre ce qui commande l’économie et ce qui en découle, les emplois. Ceux de ses parents, en particulier, qui les perdent d’ailleurs en cours de route comme on égare un objet auquel on tenait, sinon que la perte ne se fait pas par mégarde mais selon une logique sur laquelle les travailleurs des usines ont peu de poids. Bloquer l’accès des lieux tant que les licenciés n’auront pas été réintégrés, s’en prendre au patronat ? Ou attendre le passage dans la région du jeu des 1 000 euros ? Les dernières pages sont la terrible conclusion d’une lutte finale qu’Eugène Pottier n’imaginait pas ainsi en écrivant les paroles de « L’Internationale ».

Citation
En face, les volets sont clos depuis plus d’une année. Personne n’a rien vu venir. Une charrette en plein mois de juin, la veille des vacances. Trente licenciements secs. La direction a prévenu les employés par un SMS groupé. Élise, la voisine, et Jérôme, son mari, faisaient partie de la liste. Huit mois après, un huissier vidait leur maison et posait des scellés. Trop de dettes.

PASCAL MANOUKIAN
Seuil, 304 p., 19 €, ebook, 13,99 €

dimanche 26 août 2018

14-18, Albert Londres : « Écoutez le drame solitaire.»




Le torpillage du « Balkans »
Sur les lieux de la catastrophe

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
À bord d’un torpilleur, … août 1918.

— Holà ! Écoutez aussi les récits du champ de bataille de la mer.
Il ne m’a pas fallu longtemps pour en vivre un. Embarqué au soleil couchant, le lendemain matin, le drame surgissait, atterrant.
Presque à la même heure, à la fin du jour, trois paquebots quittaient un port de la Méditerranée. Des torpilleurs les escortaient. J’étais sur l’un d’eux.
La vie du marin est si rude, si triste et faite d’une si monotone abnégation que, jusqu’à présent, je n’avais pu voir, sans le plaindre, un jeune homme s’y destiner. Aujourd’hui, il faut faire plus que de le plaindre : il est bon, dès l’appareillage, de prier pour son âme, si l’on est bien avec Dieu.
*
Les bâtiments filaient dans la nuit. Tous allaient en Corse. Nous ne devions apercevoir d’abord que deux hydravions rentrant à leur hangar. Nous quittant après sept heures de mer, l’un des paquebots, hélas ! devait rencontrer plus cruel.
Il fut torpillé. Cinq cents victimes, dit-on. Écoutez le drame solitaire.
Le matin, à l’heure de l’aube innocente, nous arrivions à notre escale.
Nous, nous n’avions rien subi ; le sans-fil ne nous avait rien transmis ; l’autre devait être aussi à son port, pensions-nous. Cependant, il est quelqu’un qui n’est pas satisfait : le commandant de la marine de l’endroit, qui monte à notre bord, n’a pas été avisé par ses sémaphores du passage ni de l’arrivée de notre compagnon. Il est inquiet. Il nous demande si nous ne savons rien.
— Rien.
Il flaire le malheur.
Voilà un message. On le porte au chiffre. Pour aller plus vite, tous les officiers sont dessus. Il dit : « Un hydravion fait savoir qu’il aperçoit des radeaux chargés de naufragés en face Calvi. » Le bateau qui nous laissa, à une heure du matin, est coulé.
— Appareillage !
Notre torpilleur, sur-le-champ, retarde sa mission. Notre convoi attendra au port que nous venions le reprendre ; il court au naufrage.
Nos matelots qui savent où ils vont, avec la même indifférence de la souffrance et du danger, gagnent leur machine, leur chaufferie ou le pont. Un chauffeur, qui est un loustic, en redescendant dans son puits, prononce :
— Quand je suis en congé, que j’ai un col propre et suis débarbouillé, on dit que je ne f… rien, mais je m’en f…
Ça c’est pour moi, le terrien. Nous filons. Un nouveau télégramme nous envoie le point où le sous-marin vient d’être vu. C’est au nord. Nous avons mis cap sur le nord.
Nous longeons la côte. Tenez, voilà l’endroit où l’autre semaine, après onze jours de perdition en mer et une messe de morts dite par leurs amis, atterrirent, pesant quinze kilos de moins, les deux aviateurs de Toulon. Nous avançons. Un second sans-fil nous confirme le premier : « sous-marin à tel point ». Nous approchons du lieu terrible. Le commandant, le second, les matelots scrutent. L’enseigne, du bout de son compas, fait une croix sur la carte : l’emplacement du pirate. Nous ne voyons rien. Nous marchons vingt minutes encore. Tous nos regards au large. Sur son rocher, ville arabe, Calvi surgit. Nous apercevons devant nous un petit torpilleur numéroté. Il est arrivé premier.
— C’est là.
Le chien du bord qui, jusqu’ici avait dormi sans se déranger, se met à se plaindre. C’est là. C’est plus triste qu’un champ de bataille de la terre, car on y lit plus d’agonie et la bataille est finie, finie à tout jamais. Nos machines faisant moins de bruit, nous glissons dessus. Des canots chavirés, des morceaux de radeaux, des bouteilles, des banquettes, des planches, des ceintures de sauvetage, des chapeaux, des ombrelles, une cage à oiseaux, avec l’oiseau noyé dedans, un chien avec son collier et sa laisse, une poupée ! où est sa petite maman ? Puis des cadavres.
— Canots à la mer, crie le commandant, qui croit les naufragés vivants. Mais il reprend son ordre : ils sont morts ! C’est notre sillage qui les fait bouger.
Nous ne sommes pas venus pour ramasser des cadavres. Nous cherchons. Comme un chien court au gibier, le torpilleur pointe du nez vers tout ce qui remue :
— Mort.
— Mort.
— Là-bas !
Nous pointons dessus.
— Morts aussi.
Nous parcourons ce champ d’épaves. Alors, nous faisons signe au petit torpilleur d’approcher. Il approche. Le commandant prend le porte-voix et lui crie en détachant toutes les syllabes :
— Est-ce qu’il y a encore des naufragés dehors ?
L’autre porte-voix répond :
— J’ai ramassé des cadavres seulement.
— Il y en a encore devant vous.
— Je vais les prendre.
— Depuis combien de temps êtes-vous là ?
— Deux heures.
— Vous savez où était le sous-marin ?
— Oui.
— Combien de rescapés ?
— 102.
— Où sont-ils ?
— À Calvi.
— Vous resterez à explorer jusqu’à la nuit.
— Bien.

La Corse en deuil

Il s’était passé ceci :
Cette nuit, après nous avoir quittés pour suivre sa route différente, à une heure et demie, la lune couchée, dans le noir, le bateau reçut la torpille. Avant de le perdre de vue, nous lui avions crié : « Bonne chance ! » Il coula en moins d’une minute.
Il n’a même pas eu le temps de nous envoyer le S.O.S. C’est pourquoi, quoique étant si près, nous n’avons rien su immédiatement.
C’est un hydravion qui, au petit matin, aperçut des survivants sur le radeau. Ils mouraient de froid et d’épouvante. Il y avait des femmes et des enfants. Toute la Corse pleure.
Le torpilleur numéroté ramasse les cadavres. Quand un homme meurt au large sur le bateau, on le jette à la mer. Ceux-là, on les repêche. Pitié nationale ! Nous, à notre tâche ! Regagnons notre convoi. Nous avons trois jours encore de navigation. Personne ne parle plus à bord, ni officiers ni marins. Ils viennent de passer sur leur champ de bataille à eux. Ils pensent et se reconnaissent prêts au même sacrifice. Tout le monde a les yeux rougis ; ce n’est pas d’avoir pleuré, ce sont les escarbilles.
Le Petit Journal, 26 août 1918.


Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

samedi 25 août 2018

« Les prénoms épicènes », d’Amélie Nothomb


Champagne ! (what else ?) Amélie Nothomb est de retour et personne ne dira que c’est une surprise. Il ne faut pas aller bien loin dans Les prénoms épicènes, un des romans vedettes de la vingt-septième rentrée littéraire d’Amélie Nothomb, pour déboucher la première bouteille. Dominique a vingt-cinq ans, elle (oui, cela aurait pu être « il », la faute à un prénom épicène, précisément) est assise à une terrasse de café, un homme la regarde, il lui propose un verre et hop ! c’est parti : « Garçon ! Du champagne. » Il s’appelle Claude (et oui aussi, cela aurait pu être elle, vous avez compris, et compris le titre du même coup), il se prépare à organiser son avenir : « Je monte à Paris créer une société », ce qui vaut bien, avec la rencontre en sus, une bouteille de champagne, et du supérieur : du Deutz. Je ne suis pas spécialiste du champagne, je ne connaissais pas. Après l’avoir rencontré trois fois dans le roman (un parrainage ?), je ne l’oublierai peut-être pas. En tout cas moins vite que le roman lui-même, lu il y a trois ou quatre semaine et dont le souvenir disparaît comme les bulles d’un champagne éventé (par exemple).
Mais un roman d’Amélie Nothomb sans champagne ne serait pas à la hauteur de la mythologie que l’écrivaine s’est constituée à la force du poignet (pour autant qu’elle rédige à la main, ce que j’ignore, en fait). En le servant d’abondance, elle fournit à ses lecteurs et lectrices des points de repère utiles pour ne pas s’égarer. Tandis qu’un cœlacanthe, sauf erreur, c’est la première fois qu’elle en fait remonter un des profondeurs grâce à Épicène – c’est le prénom pour le moins inhabituel qu’elle a donné à son héroïne, mais un roman d’Amélie Nothomb sans un prénom original serait comme une dinde farcie sans farce. Elle a onze ans quand elle réalise qu’elle a encore sept ans à tirer dans la prison qu’est le couple de ses parents – Dominique et Claude, faut-il le préciser ? Et hop ! champagne ? Non, cœlacanthe ! « Il existe un poisson nommé cœlacanthe qui a le pouvoir de s’éteindre pendant des années si son biotope devient trop hostile : il se laisse gagner par la mort en attendant les conditions de sa résurrection. Sans le savoir, Épicène recourut au stratagème du cœlacanthe. »
Voilà pour quelques anecdotes en surface d’une lecture qui, au contraire du poisson auquel on vient de faire allusion, peine à plonger plus loin. Une fois encore, Amélie Nothomb a succombé au charme d’une idée étirée sur la longueur d’un roman – court, certes, mais que cela devient fatigant !

Citation
Il lui faisait l’amour chaque soir. Ce n’était pas le verbe qu’elle employait dans sa tête, tant cette activité lui était devenue pénible : il n’était question que de l’engrosser, elle le savait bien.Son ventre lui inspirait désormais de la terreur : on attendait de lui une dynastie qu’il refusait de produire. Sans le savoir, elle connaissait les angoisses de Marie-Antoinette aux premiers temps de son mariage.

AMÉLIE NOTHOMB
Albin Michel, 154 p., 17,50 €, ebook, 11,99 €

La mort de Franck Venaille

Je n'ai pas assez lu Franck Venaille qui vient de mourir à 81 ans. Son oeuvre, essentiellement poétique, court sur plus d'un demi-siècle, et un nouveau livre sortira d'ailleurs en octobre: L'enfant rouge (Mercure de France). Il m'est malgré tout arrivé de croiser ses livres, ou d'écrire un article sur une émission de télévision qui lui était consacrée - ses liens avec la Belgique étaient puissants, comme on le rappelle dans les quelques traces écrites qui suivent.


1992, « En toutes lettres » (télévision, RTBF)
La littérature et la télévision ne font pas toujours bon ménage. Même si on le déplore, il faut aussi dire que c’est, somme toute, normal : le commentaire autour d’un livre, même s’il est fait par son auteur, est toujours beaucoup moins important que le livre lui-même. Et ce n’est que dans le temps de la lecture qu’on peut y découvrir son charme ou ses faiblesses. Pas dans le temps d’une émission de télévision.
Il ne faut pas renoncer pour autant à parler de livres dans des émissions, bien au contraire. Si cela peut faire passer d’un plaisir à un autre, pourquoi pas ? Les journalistes qui continuent, malgré le manque évident d’enthousiasme de leur hiérarchie, à donner aux écrivains, dans des magazines télévisés, une place suffisante pour qu’ils ne soient pas obligés de simplifier leur démarche à l’excès, doivent être salués. Même si les résultats ne sont pas toujours à la hauteur de leurs ambitions. Quand, en outre, l’émission est bonne, ce n’est plus encourager, mais applaudir qu’il faut faire.
Marianne Sluszny mérite donc bien qu’on prête attention à son nouveau « En toutes lettres », consacré à Franck Venaille. Celui-ci n’est pas une des grandes vedettes de la littérature comme celles qui occupent souvent les plateaux – et les salons, à moins que ce soit la même chose – parisiens. Il est cependant un écrivain qui mène depuis longtemps une œuvre exigeante, plus importante sans doute que bien d’autres dont on parle davantage.
Il a aussi, et cela nous touche, cette particularité de fixer sa mémoire dans une Belgique à la fois réelle et rêvée. Réels en effet, les cafés, l’Escaut, le club d’Anderlecht. Rêvées cependant, l’unité nationale autour de la littérature, la sainteté, quelques autres caractéristiques d’un songe. Peu importe : ce qui compte chez Franck Venaille, c’est comment il s’approprie les choses, comment il les fait siennes et les transforme en littérature.
C’est ainsi qu’il s’était lancé, il y a quelque temps, et pour écrire un livre, dans un long voyage à pied pour descendre l’Escaut de sa source à son estuaire, en rendant hommage à Verhaeren au passage et en pensant à Hugo Claus ou à Louis-Paul Boon. Ce voyage s’est transformé en échec puisque, pour des raisons physiques, Franck Venaille n’a pu le mener jusqu’à son terme. Mais, quand il le raconte, il le fait avec une sérénité qui prouve bien qu’il s’en est nourri quand même…
Voilà un homme à qui on donne l’occasion de parler, et ce qu’il nous dit, de sa voix tranquille, nous séduit. Son portrait nous le rend proche, parce qu’il est réalisé sous un angle familier : Venaille parle de nous, il nous renvoie une image de ce que nous sommes. Cette image est probablement déformée, mais du moins elle existe.
Cela dit, si Franck Venaille considère la Belgique comme un territoire privilégié, il ne s’en contente pas. Son livre le plus récent, Le Sultan d’Istamboul, nous envoie jusqu’au Bosphore, en compagnie de… Venaille le Magnifique, sultan au milieu du XVe siècle. Blessé, meurtri, loin de lui-même, puisque séparé de son aventure par le temps qui s’est écoulé depuis qu’on a attenté à sa vie, il raconte et médite. En lisant ce roman, on a une surprise : on y retrouve la voix de Franck Venaille, cette voix que la télévision nous avait donnée ! C’est donc qu’un peu de littérature passe dans l’émission de Marianne Sluszny. Nous ne pouvions lui faire meilleur compliment.

1994, La halte belge
Il y a toujours quelque chose de fascinant à voir un écrivain français prendre des chemins plus familiers aux écrivains belges, comme Franck Venaille le fait, une fois encore, dans La halte belge, un petit livre où il rassemble deux textes : « L’Oiseau d’Anderlecht » et « L’Homme de Brussel-Noord ». Les spécialistes dateront aisément le premier, puisqu’il y est question de Munaron, Grün, Vercauteren, Scifo et d’un match contre le Bayern de Munich, auquel assiste l’homme qui passe par là. Il a cinquante ans, et cherche à Bruxelles quelque chose qui pourrait s’appeler l’apaisement avec soi-même, jamais nommé comme tel mais quand même très présent, en filigrane. Où le trouver mieux que dans une ville dont un habitant peut dire : « Je vis dans une ville qui cherche perpétuellement dans quelle langue elle va exprimer sa vérité. »
L’homme regarde autour de lui, écoute ce que disent les gens, et on sent qu’il aime ces lieux, qu’il les fait siens et y retrouve sa mémoire, puisqu’il y est déjà passé auparavant et qu’il remet ses pas dans les traces de pas précédents.
Franck Venaille a un regard qui, peut-être, nous en apprendra long sur l’âme même de Bruxelles. Parce qu’il est un homme qui marche dans la ville et qu’il s’interdit toute idée préconçue…

2014, La bataille des éperons d’or

L’or a beau ne pas se ternir, il se tache. Celui de la bataille des Eperons d’or en 1362 est marqué par le sang comme le sont les images d’une guerre faite une mitraillette à la main. Et l’ombre s’en étend du stade où joue le KV Kortrijk jusqu’aux tourbes de la Haute-Fagne. Et l’espoir de retrouver des joies d’enfant est souvent déçu, emporté avec le reste par la fureur des temps et des vents, quand les mots disent la mort.

2017, Goncourt de la poésie
Franck Venaille, dont l’œuvre poétique abondante se développe depuis un demi-siècle, reçoit ce prix de consécration. Il avait publié, en 2014, un recueil très inspiré par les paysages et le passé de la Belgique, La bataille des éperons d’or (Mercure de France). Le même éditeur sort son nouveau livre cette semaine : Requiem de guerre, qu’illustre dans les premières pages une photo de cheval, trouve les mots qui disent la mort et, malgré tout, la vie : « J’ai décidé de mourir avant de naître. » Le couple cavalier/cheval de guerre est d’une beauté tragique qui ne se pousse pas en avant mais s’inscrit, modestement, dans la succession des jours et des nuits. Celles-ci peuplées de rêves obscurs où les ombres, parfois, s’illuminent dans un bref éblouissement.
Frank Venaille creuse, dans une langue pure et rude, des cavernes où les mots se cherchent des familles amicales. Il ne se paie pas d’images faciles mais revisite des lieux où la mort pue, sous le regard de Villon.

jeudi 23 août 2018

Les rédactions font leurs choix dans la rentrée

Chaque semaine, les pages livres des quotidiens et des hebdomadaires voire des mensuels (et l'ensemble d'un numéro parfois pour les plus spécialisés) sont des choix rédactionnels. Certains, plus ambitieux, proposent une véritable sélection dans la rentrée littéraire et Le Monde des livres, on vous l'a dit, ponctuera même celle-ci (je vous renvoie à la présentation que j'en faisais), le 5 septembre. En voici deux aujourd'hui, qui ont pour particularités de s'arrêter là (pas de prix un peu plus tard) et d'être réalisées par couples: France Inter avec le JDD, L'Obs avec France Culture. On verra ce que ces sélections, chacune de dix titres, ont en commun.

Celle de France Inter et du JDD sépare en parts égales les romans français des romans traduits.

Romans français
  • Christophe Boltanski. Le guetteur (Stock)
  • Nina Bouraoui. Tous les hommes désirent naturellement savoir (Lattès)
  • Jérôme Ferrari. A son image (Actes Sud)
  • Nathalie Léger. La robe blanche (P.O.L?)
  • Emmanuelle Richard. Désintégration (L’Olivier)
Romans étrangers
  • Javier Cercas. Le monarque des ombres (Actes Sud)
  • Dan Chaon. Une douce lueur de malveillance (Albin Michel)
  • Carolin Emcke. Notre désir (Seuil)
  • Zadie Smith. Swing Time (Gallimard)
  • Jón Kalman Stefánsson. Ásta (Grasset)
Celle de L'Obs et de France Culture les mêle allègrement (et tout aussi allègrement envoie bouler le traditionnel ordre alphabétique, d'ailleurs la désorganisation était totale dans l'émission de radio qui a présenté la sélection).
  • Lisa Halliday. Asymétrie (Gallimard)
  • Rachel Kushner. Le Mars Club (Stock)
  • Maylis de Kerangal. Un monde à portée de main (Gallimard, Verticales)
  • Vanessa Schneider. Tu t'appelais Maria Schneider (Grasset)
  • Anton Beraber. La grande idée (Gallimard)
  • Simonetta Greggio. Elsa mon amour (Flammarion)
  • François Vallejo. Hôtel Waldheim (Viviane Hamy)
  • Jérôme Ferrari. A son image (Actes Sud)
  • Yves Bichet. Trois enfants du tumulte (Mercure de France)
  • Nicole Krauss. Forêt obscure (L'Olivier)
Ces rédactions donnent l'impression de n'avoir pas lu la même rentrée littéraire - tant mieux. Seul Jérôme Ferrari se trouve dans les deux sélections. Il est d'ailleurs aussi dans celle du Monde des livres. Prélude à une belle saison pour l'ancien lauréat du Goncourt?

«Les jours rouges», de Ben Arès

Communiqué de presse
de la Bibliothèque malgache

À Toliara et alentours, Malgaches, Karana et Vazaha se croisent, se mêlent et s’emmêlent pour le meilleur et pour le pire. On nage. Dans le cours imprévisible, les remous, la mêlée, parfois hors des flots. On vit en ville comme au village. Dans les gargotes, sur les routes de goudron éclaté et les pistes de sable. Comme chez soi en dur, en tôles ou en vondro. Reclus ou en ribote. On improvise. Aux détours d’un zébu, d’un fou, d’un trépassé ou d’un éloquent soudard. Dans le charivari infernal, le vif des traditions locales, les êtres marchent au charbon ou flottent, dévient malgré eux de foutaises en désespoirs, de malentendus en traquenards ou états de grâce. On se chamaille. On palabre pour un bien commun, un canard qu’on déplume ou un sort venu de nulle part. On s’étripe pour le sel et la terre, on rouscaille, chante la guigne ou la poisse, on s’esclaffe, se dégage, rit de l’homme, la femme qui n’a pas fini d’en voir. Et si au final les genres, les classes, les origines se confondaient pour laisser planer tous les doutes ? Et si, pétris et navigués, dénudés, au lieu de fuir, nous acceptions que tous étions du même cru, de la même trempe, sans distinction ? Qu’il en déplaise à Dieu, aux illustres Aînés, aux arrogants et férus du langage sinistré, il nous est offert de boire la vie jusqu’à la lie, la lune nouvelle et l’art de résonner du tsapiky au soleil de l’amour noir.
B. A.

Mise en vente le 23 août 2018
Édition exclusivement numérique, 3,99 € (12.000 ariary à Madagascar)
ISBN : 978-2-37363-074-9


Les premières lignes

Nous l’attendions, elle si rare, si précieuse dans notre sud aride, déshérité par les eaux divines et les coins de verdure. Depuis des lunes et des lunes, pas une goutte n’était tombée des cieux ! Les prières des plus grands sorciers, de nos plus illustres ombiasy n’étaient, semble-t-il, point entendues.
Le soleil, chaque jour, nous assommait, conduisait nos corps de commerçants des rues – gargotiers, vendeurs de soupes, d’ailes ou de cuisses grillées, tireurs de posy posy, conducteurs de charrettes à bras ou à zébus, réparateurs de bicyclettes ou de chaussures, porteurs, légumières, bouchers de saucisse, de porc ou de bœuf et poissonnières étalant des crabes, poulpes, crevettes, calmars, mérous, cabots, thons, marguerites et capitaines parmi les colonies de mouches tournoyant autour des jus, du sang, de la saumure et des sueurs, charbonniers parmi les sacs, le charbon étendu pour être débité, trié à proximité du tas d’ordures, dépotoir fumant du quartier, vendeuses de mangues, citrons, sambos ou ces beignets triangulaires fourrés d’oignon, de pomme de terre et de viande hachée, soky ou pâtés d’oursin, démerdeurs, ivrognes, filles traînant ci et là à l’affût de quelque picaille – à l’état d’inertie.

L’auteur


Ben Arès est né le 28 mars 1970 à Liège en Belgique. Dans les années 2000, il attacha beaucoup d’importance à la place du poète dans sa ville et fut l’animateur de revues littéraires et de lectures publiques en divers viviers de la cité avec David Besschops et Antoine Wauters. Fin 2009, sous l’impulsion d’une motivation singulière et intime, il quitta la Belgique pour aller vivre à Toliara au sud-ouest de Madagascar où une vie au corps à corps l’attendait. Il partage désormais son temps entre l’enseignement de l’Histoire-Géographie et des Arts plastiques au Collège Français, sa vie de famille dense, pleine de surprises, et l’écriture. Il est soucieux de plus en plus de dépeindre les tableaux de la vie courante et les sentiments des êtres appelés à s’en sortir par-delà le Bien et le Mal.


Ses livres

Aux secrets des lèvres, poésie, Tétras-lyre, Liège, 2006
Eau là eau va, poésie, éditions (o), Bordeaux, 2007
Entre deux eaux avec C. Decuyper, poésie, Le Coudrier, Bruxelles, 2007
Rien à perdre, poésie, La Différence, Paris, 2007
Ne pas digérer, roman, La Différence, Paris, 2008
Là où abonde le sel, récit, Boumboumtralala, Liège, 2009
La déferlante, poésie, Maelström, Bruxelles, 2009
Cœur à rebours, poésie, La Différence, Paris, 2009
Sans fil, poèmes, L’Arbre à paroles/Bibliothèque malgache, Amay/Antananarivo, 2009
Ali si on veut, récit, avec Antoine Wauters, Cheyne éditeur, 2010
Naître, adieu, une fuite, compte d’auteur, Tana, 2010
Aux Dianes, long poème, Tétras-lyre, Bruxelles, 2012
Mon nom est Printemps, un triptyque, L’Arbre à paroles, Amay, 2013
Tromba, une transe, Maelström, Bruxelles, 2013
Je brûle encore, nouvelles, Dodo vole, Caen, 2017

mercredi 22 août 2018

«Frère d'âme», de David Diop


On ne peut en dire autant de tous les romans de la rentrée (ni de tous ceux qui sortent à d’autres moments, d’ailleurs) : celui de David Diop, Frère d’âme, possède un ton singulier, incantatoire, halluciné, un peu au-dessus de la langue que nous utilisons dans les rapports quotidiens avec nos semblables (ou nos différents), en tout cas ailleurs. Il y a de quoi : les circonstances sont celles de la Grande Guerre où la vie d’un homme dans les tranchées valait moins que l’éclat d’obus qui le tuerait, et quasi rien s’il avait la peau noire d’un tirailleur sénégalais. (Malgré les envolées lyriques, là, on sort un instant du roman, avec lesquelles la presse coloniale célébrait le courage et l’héroïsme de nos bons indigènes.)
Alfa Ndiaye a passé ses jeunes années avec son ami, son frère jusqu’à être amoureux de la même femme, Mademba Diop. Celui-ci, blessé à mort sur le champ de bataille où ils sont tous les deux, lui demande de l’achever mais Alfa n’en trouve pas la force. Il lui remet comme il peut les tripes dans le ventre, mais les chairs, bien que sans espoir d’amélioration, sont plus faciles à rassembler que les esprits. Et celui d’Alfa sombre dans un délire où un passé vécu comme une légende se mêle à la sauvagerie des combats d’aujourd’hui, il est devenu un monstre après avoir été un héros : il coupe les mains des ennemis qu’il tue au corps à corps, les ramène comme des trophées et passe pour un individu dangereux, ce qui n’est pas faux.
La suite le montrera d’ailleurs : Alfa s’est déconnecté de ses origines, du monde où il se trouve et de lui-même, incapable de faire la part des choses entre le réel et les démons qui grouillent sous son crâne. Qu’il entende des voix est un moindre mal, qu’il se cherche dans le labyrinthe d’un cerveau atteint par les événements est somme toute assez naturel. Mais il plane désormais, comme la princesse capricieuse d’un conte dans le dernier chapitre, dans « un endroit où tout se confond, un endroit où la terre elle-même ne porte pas de cicatrices distinctives, un endroit où la terre n’a pas d’histoire. »
Frère d’âme tient de la fable cruelle, dans laquelle un homme se déshumanise par la faute de ses semblables. Cent ans après, une guerre qui a fait bien des dégâts (c’est le propre de toutes les guerres) donne encore naissance à des romans qui l’envisagent sous des angles inédits. Tant mieux.

Citation
Nous avons grandi tout doucement, Mademba et moi. Et tout doucement nous avons renoncé à prendre la route du nord de Gandiol pour attendre le retour de Penndo. À l’âge de quinze ans, nous avons été circoncis le même jour. Nous avons été initiés aux secrets de l’âge adulte par le même ancien du village. Il nous a appris comment se conduire. Le plus grand secret qu’il nous a enseigné est que ce n’est pas l’homme qui dirige les événements mais les événements qui dirigent l’homme.

DAVID DIOP
Seuil, 176 p., 17 €, ebook, 11,99 €

mardi 21 août 2018

«L'ère des suspects», de Gilles Martin-Chauffier


Il ne manque pas de réjouissantes formules à l’emporte-pièce dans L’ère des suspects, le nouveau roman de Gilles Martin-Chauffier – son onzième, avec quelques jolis prix littéraires au palmarès (Jean-Freustié, Interallié, Renaudot des Lycéens) qui ne suffisent pas à faire passer son statut d’écrivain devant celui de journaliste, au moins pour ceux qui prennent Paris Match pour un grand magazine. Il y a pourtant de l’allant dans son écriture et un goût de la sentence parfois paradoxale assez rafraîchissant.
Celle-ci, par exemple, d’un flic lecteur du Figaro (mais il trouve, en matière de police, Le Parisien mieux informé) qui goûte l’information à l’ancienne tout en regrettant les généralités quotidiennes sur les « musulmans de France » et les dangers que court l’« identité de la France » : « À mon avis, les réseaux sociaux menacent beaucoup plus notre personnalité que le Coran. » Le flic s’appelle Gildas Méheut, il est commissaire de police à Vessières et, ce jour-là, il constatait les méfaits de la chaleur. « Le changement climatique n’est pas une lubie d’écologiste. » D’autres soucis s’annoncent, forcément, on est dans un roman à l’allure policière et il faut y mettre un peu de mouvement.
Le paysage est une cité dite « zone sensible », expression sur laquelle s’interroge une jeune stagiaire, Danièle Bouyx, étudiante en droit, un peu mademoiselle-je-sais-tout, qui vient de se sentir agressée par un môme agité. Emmanuel Duval, brigadier de police qui accompagne Danièle dans sa première visite-découverte des lieux, réagit vivement à la recherche vaine qu’elle fait de la sensibilité chez les habitants : « Ils sont sensibles à l’injustice. Ici, tout le monde est au chômage. Ils demandent juste qu’on les respecte. Qu’on ne contrôle pas leur identité quatre fois par jour. Qu’on leur laisse une chance. »
Lors de cette patrouille qui n’en est pas tout à fait une, les choses ne se sont pas très bien passées et Driss Aslass, 17 ans, qui habitait en plein « Gaza », comme on surnomme le quartier, a été retrouvé un peu plus tard à l’état de cadavre au-dessus de la voie du RER. Emmanuel l’avait coursé à la demande de Danièle, sachant qu’il réagissait comme un imbécile et qu’il n’avait besoin d’en faire autant.
Bref, tout finissant par se savoir malgré les mensonges par omission, l’équipe à peine formée est mise en cause dans la mort de Driss. L’embrouille se complique des prises de position tranchées qui ne manquent jamais dans ce genre de situation, pour les nuances, passez votre chemin – allez voir plutôt du côté du roman qui, précisément, possède toutes les qualités nécessaires à une saine remise en question de quelques idées reçues (de tous bords) et se lit avec d’autant plus de plaisir que la réflexion prolonge celui-ci.

Citation
On était à trente kilomètres de la tour Eiffel mais on aurait pu être à Marseille ou à Düsseldorf, notre coin n’avait aucun caractère. Ses habitants étaient plus pittoresques. On en voyait de toutes les couleurs et de tous les styles. Une majorité d’étrangers dont on se demandait pourquoi ils avaient échoué ici. Arriver en France par la Seine-Saint-Denis, c’est se faufiler au Ritz par la cave.

GILLES MARTIN-CHAUFFIER
Grasset, 285 p., 19,50 €, ebook, 13,99 €