dimanche 29 décembre 2019

Et Nabokov, alors ?

Le name dropping fait rage dans les innombrables interventions qui fustigent, sur les réseaux sociaux, Gabriel Matzneff depuis que Le consentement, de Vanessa Springora, est devenu le déclencheur d’une indignation collective – et le révélateur de quelques voix divergentes.
Coïncidence, Sue Lyon vient de mourir, jeudi, à 73 ans. Elle n’avait plus rien, et depuis longtemps, de la nymphette que sa moue boudeuse rendait parfaite en Lolita, dans l’adaptation du roman de Vladimir Nabokov par Stanley Kubrick en 1962.
Parfois, le nom de Nabokov survient au détour d’un commentaire autour (et, en l’occurrence, comme je vais essayer de le montrer, plutôt loin à côté) de Matzneff. Dans Lolita, le roman, Humbert Humbert (le narrateur qui fait une longue confession) a 37 ans au moment où il rencontre Lolita, 12 ans et demi. Au passage, on note que le film de Kubrick ajoute quatre ans à la jeune fille, l’âge de Sue Lyon au moment de la sortie du film.
Le parallèle avec Matzneff est tentant – surtout si on n’a pas lu ou vu Lolita. Ce n’est pas le cas, évidemment, de Vanessa Springora, bien placée pour juger du degré de perversion auquel se situe le roman de Nabokov, « que j’ai lu et relu après ma rencontre avec G. », écrit-elle dans Le consentement.
Et Nabokov, alors ? Vanessa Springora est très claire :
J’entends souvent dire, par ces temps de prétendu « retour au puritanisme », qu’un ouvrage comme celui de Nabokov, publié aujourd’hui, se heurterait nécessairement à la censure. Pourtant, il me semble que Lolita est tout sauf une apologie de la pédophilie. C’est au contraire la condamnation la plus forte, la plus efficace qu’on ait pu lire sur le sujet.
Elle ne s’interdit pas de poser la question d’éventuels penchants du romancier pour les nymphettes, d’autant que, rappelle-t-elle, il avait déjà abordé le sujet dans L’enchanteur. Mais au fond, « je n’en sais rien », répond-elle. Et son analyse place Nabokov aussi loin que possible de Matzneff :
Pourtant, malgré toute la perversité inconsciente de Lolita, malgré ses jeux de séduction et ses minauderies de starlette, jamais Nabokov n’essaie de faire passer Humbert Humbert pour un bienfaiteur, et encore moins pour un type bien. Le récit qu’il fait de la passion de son personnage pour les nymphettes, passion irrépressible et maladive qui le torture tout au long de son existence, est au contraire d’une lucidité implacable.
S’il était possible de ne pas tout mélanger et de garder cette lucidité devant le brouhaha du scandale, tout le monde s’en porterait mieux. Oui, c’est peut-être beaucoup demander…

vendredi 27 décembre 2019

La rentrée d'hiver à la Fnac (et chez Claro)

Oui, moi aussi, j'ai basculé en 2020, même si quelques articles sont encore à paraître dans Le Soir samedi (oh! c'est déjà demain!) sur des livres de 2019. Après, actualité brûlante oblige, celui paru hier sur un ouvrage de 2020, le déjà célèbre Consentement de Vanessa Springora, désormais ennemie jurée de Josyane Savigneau.
La Fnac s'intéresse aussi à la rentrée d'hiver, même si aucun prix littéraire n'est lié à la sélection qu'elle en fait - au contraire de la rentrée d'automne. Vingt romans et récits pour annoncer janvier, équitablement répartis entre les deux principaux genres, mais cinq (six?) traductions seulement dans un choix où la littérature française domine donc, et de loin. Jugez vous-mêmes.
  • Blandine de Caunes. La mère morte (Stock)
  • Sandrine Collette. Et toujours les forêts (Lattès)
  • Aurélien Delsaux. Pour Luky (Noir sur blanc)
  • Joseph Denize. Quand on parle du diable (Julliard)
  • Jean Echenoz. Vie de Gérard Fulmard (Minuit)
  • Iegor Gran. Les services compétents (POL)
  • Fabien Henrion. Plunk (Plon)
  • Régis Jauffret. Papa (Seuil)
  • Marcus Malte. Aires (Zulma)
  • Mesha Maren. Sugar Run (traduit par Juliane Nivelt, Gallmeister)
  • Gaëlle Nohant. La femme révélée (Grasset)
  • Joseph O'Connor. Le bal des ombres (traduit par Carine Chichereau, Rivages)
  • Delia Owens. Là où chantent les écrevisses (traduit par Marc Amfreville, Seuil)
  • Karina Sainz Borgo. La fille de l'Espagnole (traduit par Stéphanie Decante, Gallimard)
  • Guillaume Sire. Avant la longue flamme rouge (Calmann-Lévy)
  • Charles Sitzenstuhl. La Golf blanche (Gallimard)
  • Deb Spera. Le chant de nos filles (traduit par on ne sait qui, on s'en fout chez Charleston)
  • Vanessa Springora. Le consentement (Grasset)
  • Min Tran Huy. Les inconsolés (Actes Sud)
  • Cherise Wolas. La résurrection de Joan Ashby (traduit par Carole Hanna, Delcourt)

Claro n'a pas choisi vingt titres mais un seul dont il a dit je ne sais combien de fois sur Twitter ces dernières semaines à quel point il avait été secoué par Enfant de perdition, de Pierre Chopinaud. J'aurais voulu le lire avant les vingt de la Fnac, mais il ne m'est pas encore passé sous les yeux. Cela ne tardera pas trop, j'espère.
(Oui, Jean-Paul, j'aurais mieux fait de vous envoyer un message plutôt que cette bouteille à la mer, je sais...)

jeudi 26 décembre 2019

La mort d'Ari Behn, pas seulement époux de princesse

L'écrivain norvégien, qui vient de se suicider à 47 ans, était surtout connu de la presse people pour avoir épousé, en 2002, la princesse Martha Louise de Norvège (le divorce a mis fin à leur relation, dont trois filles étaient nées, en 2016).
On vous dira moins que son roman traduit en français par Céline Romand-Monnier, Les hommes passent à Tanger, paru chez Actes Sud en 2006, est excellent. Le journal d'un lecteur vous l'affirme, et je m'en explique.

Andy est un jeune Norvégien dont l’allure et les longs cheveux blonds attirent les regards. Mais il ne les cherche pas : la route est longue jusqu’à Ouagadougou, qu’il a décidé de rejoindre lentement pour y retrouver son amie. Il est prêt à accueillir les surprises du voyage, et même à supporter, de la frontière espagnole à Madrid, un groupe d’Anglais éméchés qui vont assister au match entre le Real et Manchester United.
En revanche, il refuse l’aide du très complaisant Antonio Valderon qui lui agrippe le bras et lui pince les fesses en gare de Madrid, tentant d’abord de lui vendre une place pour le match puis se proposant de le guider vers l’Afrique que, dit-il, il connaît mieux que personne. Avec son costume blanc, sa chemise jaune, son foulard de soie à pois rouges, ses chaussures blanches à bouts pointus et son parfum qui empeste, Valderon est la caricature de l’importun. L’importun s’accroche au beau blond : de son apparition à la troisième page jusqu’à la fin, il ne cessera plus d’accompagner Andy. En faisant tout pour le conquérir.
Résolument hétérosexuel, le voyageur novice se laisse néanmoins, petit à petit, entraîner dans les dérives de Tanger, une ville où il n’est pas loin de rester, épave parmi d’autres épaves dans un univers hétéroclite.
Les hommes meurent à Tanger et lorsqu’ils se réveillent, ils sont tous devenus homosexuels, dit Jefferson Orlando qui se veut écrivain. Un des nombreux personnages qui hantent la ville et dont aucun n’est tout à fait ce qu’il dit être, ni même ce qu’il croit. Tanger, dans le beau roman de Ari Behn, est un piège où se laissent prendre des êtres pathétiques.
Même l’icône absolue, Paul Bowles – mais sa femme avait beaucoup plus de talent, répète-t-on à qui veut bien l’entendre –, ne ressemble plus qu’à un mourant, presque éteint.
Dans ce climat déliquescent où la perversion s’enorgueillit d’être voyante, Andy fait donc de la résistance. Mais oublie progressivement le but de son voyage. Et quand, dans un sursaut d’énergie, il reprendra la route, ce sera pour connaître d’autres aventures qui l’amuseront de moins en moins.
Le romancier norvégien qui signe ce livre, son deuxième, est l’époux d’une princesse. Un époux remuant : Les hommes passent à Tanger a fait scandale dans son pays, nous dit l’éditeur français. Un bien beau scandale, sur fond de tourisme sexuel et de cul-de-sac – dont Andy s’extraira de justesse, bien qu’il soit peut-être déjà trop tard pour lui.

dimanche 22 décembre 2019

Neutraliser, ce n’est pas neutre


Plus de 30 terroristes ont été « neutralisés » au Mali.


Le mot est passé dans le langage courant des communiqués officiels et du journalisme qui s’y est plié, le petit doigt sur la couture du pantalon, les pudeurs collectives sont préservées et l’État ne fait pas figure d’assassin.
(Cette réflexion, et les lignes qui suivent, ne constituent pas un jugement moral sur le bien-fondé de la « neutralisation » de terroristes ou d’autres criminels, qu’ils soient passés à l’acte ou susceptibles de le faire. Seulement une inquiétude sur l’usage des mots.)
Donc, on « neutralise », et cela passe sur l’opinion comme s’il s’agissait d’un jeu vidéo sans risques de rapports directs avec la réalité de souffrances, de sang qui coule, que sais-je…
Bien sûr, ce serait différent si on disait :
Plus de 30 terroristes ont été abattus au Mali.
Plus de 30 terroristes ont été tués au Mali.
Plus de 30 terroristes ont été mis hors d’état de nuire au Mali.
Plus de 30 terroristes ont été exécutés au Mali.
Plus de 30 terroristes ont été anéantis au Mali.
Plus de 30 terroristes ont été exécutés au Mali.
Plus de 30 terroristes ont été abattus au Mali.
Plus de 30 terroristes ont été éparpillés par petits bouts façon puzzle au Mali. (Moi quand on m'en fait trop, je correctionne plus : je dynamite, je disperse, je ventile…)
Etc.

samedi 14 décembre 2019

C’était Nicole de Buron

Test matinal, peut-être rude pour un samedi : Nicole de Buron, qui vient de mourir à l’âge respectable de 90 ans, ça vous dit quelque chose ? Si vous regardiez (trop, toujours trop) la télévision dans les années soixante, peut-être avez-vous vu les 39 épisodes du feuilleton Les saintes chéries ? Nicole de Buron en avait écrit le scénario et les dialogues, elle avait aussi travaillé pour le cinéma avec l’oubliable (?) Gérard Pirès d’Erotissimo. Et publié un paquet de livres qui recoupent parfois le reste de son travail. Ainsi Les saintes chéries, dont voici, pour donner le ton, le premier paragraphe.
L’Homme ouvre un œil. Le referme. Se retourne. Se rendort. Passent cinq minutes. Ce silence vous réveille complètement. Vous appelez : « Chéri ? » L’Homme pousse un long gémissement et se cache sous les couvertures. Vous vous levez alors en soupirant et vous allez préparer le petit déjeuner. Lorsque vous revenez, l’Homme est assis sur le lit, les cheveux en broussaille, les yeux gonflés, l’air hagard. Il bâille à se décrocher la mâchoire. Vous inspectez sa gorge et vérifiez qu’il n’a pas d’angine.
Malgré cela, vous savez ce que c’est (ou non), l’insistance amicale ou pesante d’attaché(e)s de presse qui se moquant pas mal de savoir si vous appréciez ou pas les livres de l’autrice qu’elles vous apportent sous le bras, repas compris (et un de plus si nécessaire, offert par la Compagnie des Bateaux Mouches fondée par le mari de Nicole de Buron – corruption ? je m’interroge encore), –, fit que j’ai non seulement lu mais aussi croisé Nicole de Buron. Ce qui, en trois articles, donna ceci.

C’est quoi, ce petit boulot ? (1989)

Nicole de Buron découpe en tranches la vie d’une femme, accompagnée de son mari, de son travail, de ses deux filles. La recette est simple mais efficace, elle l’a prouvé déjà dans quelques livres qu’on a trouvés, au moment de leur parution, en grosses piles dans les librairies. Celui-ci n’échappe pas à la règle. Et pourtant, le lisant, on se dit que la recette est bien usée…
« Petite Chérie » – ne pas confondre avec « Fille Aînée » – passe son bac, hourrah ! et s’invente de petits boulots pour la durée des vacances… qui se prolongeront au hasard des rencontres et des projets. C’est le règne de la débrouillardise, quitte à taper maman d’un coup de main ou d’une lessive si c’est nécessaire. Passe encore pour le sujet, on en a vu d’autres, et de pires.
Mais le ton ! l’écriture ! Une sorte de langage parlé qui résumerait tous les tics de l’époque. Le genre de vocabulaire qui sera démodé dans six mois, si ce n’est déjà fait. À force de vouloir à tout prix garder le contact avec la jeunesse, Nicole de Buron tombe souvent dans le ridicule. Mais on nous dit qu’il ne tue plus…

Où sont mes lunettes ? (1991)

Nicole de Buron rit haut : au restaurant, il est difficile de la rater. Le comble : ce n’est même pas pour se faire remarquer, c’est tout simplement parce qu’elle n’a aucune raison de se retenir quand elle est en joie. Et cela lui arrive souvent. Elle semble, du moins, davantage portée sur l’humour que sur la haute philosophie. Et, si elle passe des pages et des pages à raconter, dans ses romans, des malheurs quotidiens qui pourraient être les siens, c’est sans s’apitoyer. Toujours, elle rebondit sur les moindres problèmes pour essayer de faire rire les autres aussi. Cela marche plus ou moins bien. Parce qu’il lui arrive, dans son souci d’utiliser tous les moyens possibles pour le faire, d’aller trop loin – à notre goût –, de tomber dans la complaisance au lieu de rester dans la caricature.
C’est ainsi que nous avions trouvé son roman précédent, C’est quoi, ce petit boulot ?, particulièrement irritant à force d’adopter des tics de langage « jeune » qui ne lui allaient pas du tout. Elle ne se fâche pas vraiment quand on lui dit cela, mais elle se défend quand même vivement, expliquant que c’était un portrait-charge d’une certaine jeunesse. Admettons. Comme on peut admettre qu’à une certaine époque les films d’éducation sexuelle n’étaient pas des films pornographiques parce qu’ils ne montraient des choses alors immontrables que sous prétexte culturel…
Bref, Où sont mes lunettes ? est un livre plutôt plaisant sur le thème de l’âge qui rattrape une personne ne s’y attendant pas le moins du monde. Parce qu’elle reçoit un document très officiel lui annonçant qu’il sera bientôt temps de penser à rassembler ses documents pour bénéficier de la retraite de la sécurité sociale, la narratrice, écrivain, revient sur quelques épisodes de son passé. L’âge n’est qu’un prétexte à parler d’autre chose, et en particulier d’amour. Puisque c’est cela, la grande affaire du personnage principal !
Roman à caractère très autobiographique, Où sont mes lunettes ? n’est cependant pas tout à fait fidèle à ce qu’a été la vie de Nicole de Buron : « Par exemple, je n’ai pas de fils », dit-elle avec malice, sachant bien que ceux qui la connaissent l’y reconnaîtront malgré ce camouflage minimum.
Les lecteurs qui n’auront pas eu l’occasion de rire quelques heures avec elle auront, pour leur part, une petite surprise : comme il s’agit, d’une certaine manière, d’un livre-bilan, tout n’y est pas raconté sur le ton de la plaisanterie.
« C’est la première fois que j’essaie d’écrire un livre où je ne suis pas tout le temps en train de rigoler. Je l’ai voulu comme ça, plus sérieux, mais j’ai eu un mal de chien. Au fond, je crois que je me suis dévoilée… »
Tant mieux. Sur le même genre de sujet (« sérieux »), Hervé Bazin écrit avec L'École des pères un pensum là où Nicole de Buron choisit la politesse de l’humour.
Quant à prévoir la suite, c’est une autre histoire. Il est question d’une pièce de théâtre pour Brialy, d’un rôle qu’elle a écrit pour Muriel Robin – « Ce que j’aime, c’est le café-théâtre ! » –, mais pas trop de cinéma : « J’aime mieux écrire des livres. On est plus libre. »

Mais t’as-tout-pour-être-heureuse ! (1996)

Nicole de Buron, comme beaucoup d’auteurs populaires, est venue à la Foire du livre de Bruxelles pour la réédition, chez Belgique Loisirs, d’un livre paru il y a quelque temps : Arrête ton cinéma !, qui avait reçu le grand prix de l’humour.
Elle vient aussi de publier un nouveau roman : Mais t’as-tout-pour-être-heureuse ! L’histoire d’une déprime, ce qui n’a, en soi, rien de comique.
« C’est drôle après », dit-elle, et elle le prouve. Elle n’est cependant pas de ceux qui peuvent rire de tout : « La mort d’un enfant ne me fait pas rire, pas davantage que les petits Rwandais qui ont des moignons à la place des jambes. »
La dépression, Nicole de Buron connaît, puisqu’elle est passée par là. « Mais je ne raconte pas ma dépression, je l’ai romancée. J’ai aussi demandé autour de moi, aux autres, comment s’était passée leur déprime. » Cela donne une dépression exemplaire, avec le passage par tous les épisodes classiques. Comme chaque fois qu’elle aborde un sujet, Nicole de Buron ne s’est donc pas contentée de son expérience, mais s’est documentée : « J’ai lu Styron, Daninos, des ouvrages spécialisés. » Sans doute, quand elle devra relire ce livre, pour l’une ou l’autre obligation professionnelle, connaîtra-t-elle la même impression qu’avec les autres : « Je ne sais plus ce que j’ai vécu et ce que j’ai inventé. »
Plusieurs choses ressemblent cependant à ce qu’elle a vraiment connu. Ainsi, l’incompréhension de son mari : « Mon mari ne croit pas à la dépression. Je raconte souvent des choses fausses, mais, là, c’est vrai. La déprime, pour lui, ce sont des histoires de magazines de bonnes femmes… »
Elle qui écrit tous les jours, de 5 heures à midi, a aussi connu, comme elle le raconte, la panne totale pendant cette période. « Ne plus pouvoir rien faire, et surtout ne plus pouvoir écrire, c’est une véritable douleur. Je vais toujours mal quand mon travail va mal. »
Restait, une fois sortie de cet état, à décider d’en faire un livre drôle. Cela a pris un certain temps.
« Quand on est dedans ou quand on en sort, on n’a pas du tout envie de rigoler. Et puis, plusieurs années après, c’est venu comme une explosion. C’est la première fois que j’écris un livre si vite. Pourtant, il représentait un défi pour moi. En outre, il faut savoir que quinze pour cent des Français sont déprimés et que, parmi eux, il y a deux femmes sur trois personnes atteintes. »
D’ailleurs, Nicole de Buron reçoit un courrier de lecteurs qui est surtout un courrier de lectrices. « Souvent, elles sont moroses, tristes, elles me racontent leurs malheurs. Et elles me disent : vous nous faites du bien, vos livres devraient être remboursés par la sécurité sociale. J’ai donc décidé d’écrire un livre pour les faire rire. C’est comme si je leur offrais un antidépresseur. »
Les humoristes sont souvent des gens tristes, c’est un lieu commun qui revient plusieurs fois dans le roman. Or Nicole de Buron paraît avoir joyeux caractère. Serait-elle l’exception ? Ne nous y trompons pas : « J’ai un tempérament anxieux », affirme-t-elle. Admettons. Admettons aussi qu’elle a tendance à fuir, habituellement, les gens déprimés : « Ma mère était dépressive et, quand j’étais adolescente, elle s’appuyait beaucoup sur moi. C’était très lourd à porter… »

vendredi 13 décembre 2019

Santiago H. Amigorena, choix Goncourt de la Belgique

Les 250 étudiants belges qui ont choisi Le ghetto intérieur corrigent, d'une certaine manière l'absence de Santiago H. Amigorena des principaux palmarès d'automne. Je m'en réjouis.
Dans son premier livre, Une enfance laconique (1998), Santiago H. Amigorena déclarait : « je n’ai jamais parlé, j’ai toujours écrit. » A présent, Le ghetto intérieur explique pourquoi. Et comment les ouvrages parus depuis constituent un ensemble en six parties dont le plus récent est, en fait, à l’origine : « Il y a vingt-cinq ans, j’ai commencé à écrire un livre pour combattre le silence qui m’étouffe depuis que je suis né. »
Voici donc la source à laquelle la parole s’est tarie, dans un mimétisme avec le silence où s’est enfermé, comme dans un ghetto intérieur, Vicente Rosenberg. Il est arrivé en Argentine en 1928, a épousé Rosita, trois enfants sont nés, la vie était plutôt bonne, en particulier grâce au père de Rosita qui avait chargé Vicente de diriger un magasin où il vendait les meubles fabriqués par l’entreprise familiale.
Mais la mère de Vicente, enfermée dans le ghetto de Varsovie, bien concret celui-là, donnait des nouvelles de plus en plus alarmantes. Lisant les lettres qui arrivaient de loin en loin, Vicente envoyait un peu d’argent, réclamait mollement le départ de sa mère pour qu’elle le rejoigne dans un exil plus sûr que la survie précaire du ghetto, et les risques bien plus inquiétants ensuite.
Mollement : tout est là, en un sens. Quand il sera trop tard, Vicente se sentira coupable de n’en avoir pas fait assez pour emporter la décision de sa mère. Rosita, qui se désole de voir Vicente s’étioler, est incapable du moindre geste qui pourrait soulager son mari, car elle a compris le fond du problème : « ça ne sert à rien d’essayer de soulager sa culpabilité – tout simplement parce qu’il a raison de se sentir coupable. »
Vicente savait ce qui se préparait, ce qui allait arriver, sans vouloir le savoir. Une réalité impensable, à laquelle aucune justification n’est nécessaire tant elle impose son évidence. « Hier ist kein warum », écrira Primo Levi dans un texte que Vicente lira plus tard, « ces mots qui résument la volonté que les nazis ont eue, dans les camps, de créer un espace absolument différent, un espace où il n’y aurait pas de pourquoi. »
Il n’y a pas non plus de réaction possible à une situation qui n’offre aucune prise. Vicente fuit, dans le jeu et le silence. Ses amis se demanderont comment il a pu tant vieillir en quatre ans. Il est débordé par les événements, impuissant à maîtriser sa propre vie puisqu’il n’a pas réussi à agir…
Retenu, au bord du souffle, Le ghetto intérieur est un livre qui empoigne l’âme. On le quitte sans le quitter vraiment, il en restera toujours quelque chose, chez Amigorena comme chez nous.

jeudi 12 décembre 2019

Jean-Luc Coatalem, Prix Jean Giono

Jean-Luc Coatalem, qu’il endosse l’habit de journaliste ou d’écrivain, nous entraîne souvent vers des pays lointains qu’il semble toujours découvrir avec la gourmandise de celui qui aime partager. Dans les endroits les plus inattendus – la Corée du Nord, par exemple, dans Nouilles froides à Pyongyang –, il exerce son regard à saisir des scènes qui en disent long sur la réalité d’un lieu. D’où lui vient ce goût des ailleurs ?
Voici la réponse, dans La part du fils, sous forme d’une enquête familiale à propos des silences qui entourent la belle figure de Paol, un de ses grands-pères : « Paradoxalement, ce manque originel de récit familial, ce trou généalogique, aura fait de moi un écrivain. A tout, si j’y réfléchis, j’allais préférer les histoires exotiques, les personnages et les décors tropicaux, comme si j’avais à multiplier les hypothèses. »
Paol, né en 1894 à Brest, a fait la Grande Guerre avant de devenir officier colonial en Indochine et d’être remobilisé en 1939. Puis d’être arrêté par la Gestapo en 1943 et de disparaître dans un camp en Allemagne. A-t-il été dénoncé ? Si oui, par qui ? Avait-il des liens avec la résistance ? Lesquels ? Qu’est-il exactement devenu après son arrestation ?
Autant de questions restées sans réponses, en partie parce que la famille préfère ne pas remuer les ombres du passé, mais qui hantent le petit-fils. Jean-Luc Coatalem sait ce qu’il doit à Paol et à son passé extrême-oriental : « sans doute que ma fascination pour le grand Est viendrait de là. Huit ou neuf fois de suite, je me rendrais dans cette ancienne Indochine, le Vietnam, le Cambodge et le Laos, m’attachant aux villes, aux stations d’altitude, à certains bâtiments de brique noircie ou moutarde »…
En tirant les fils ténus qui le relient encore aux faits du passé, l’auteur réussit à reconstituer le parcours de son grand-père. Mais en partie seulement, des éléments manquent, certains indices sont, il le reconnaît lui-même dans une postface, minces. Bien qu’écrivant « au plus près d’un homme disparu dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale », il revendique donc, bien obligé, une part de fiction.
En même temps, il bute sur les limites de l’écriture. Cette histoire de déportation, écrit-il alors qu’il fait route vers le camp de Dora (pas un prénom de femme mais l’acronyme de « Deutsche Organisation Reichs Arbeit ») où Paol survécut moins de deux mois et demi, « appartenait à une zone d’effroi inaccessible à ceux de mon époque, impossible à décrire, à transmettre réellement »
.Il n’empêche : Jean-Luc Coatalem a essayé et La part du fils est tout le contraire d’un échec. Ce qu’il transmet n’est peut-être pas exactement ce qu’il avait cherché. Mais il a rapporté de Dora bien plus qu’une pierre avec laquelle il permet symboliquement à son grand-père de rentrer chez lui. On peut voir le vrai, même quand la lumière n’est pas parfaite.

mercredi 11 décembre 2019

Emma Becker, prix Roman des étudiants France Culture-Télérama

Pour un mensuel culturel français, un journaliste rencontre Emma Becker. Il remarque chez elle une « discrète absence de soutien-gorge ». Il est question du troisième roman de l’autrice, La Maison. Curieuse entrée en matière ? Oui. Déplacée ? Pas sûr : le livre raconte deux années de la vie d’Emma Becker dans un bordel de Berlin.
Une expérience de certaines limites de la sexualité dans le but avoué (pas sur le lieu de l’activité) d’écrire sur le sujet, en connaissance de cause. Une démarche plus consciente que chez d’autres femmes ayant pratiqué et raconté la prostitution, pensons à Grisélidis Réal ou à Nelly Arcan. On la rapprochera plutôt, au risque de faire bondir quelques âmes pures, des six mois pendant lesquels Florence Aubenas a cherché du travail en demandeuse d’emploi anonyme pour écrire Le quai de Ouistreham. La journaliste citait des exemples antérieurs : « un Américain blanc est devenu noir, un Allemand blond est devenu turc, un jeune Français s’est transformé en SDF, une femme des classes moyennes en pauvre, et je dois en oublier. » En voici donc une nouvelle version, sur un autre terrain.
Il y a de l’audace à s’y lancer. Emma Becker n’est pas une débutante, ses premiers romans, Mr. et Alice, l’ont plongée dans le grand bain de la littérature. Il était déjà question de relations entre femmes et hommes – dans les deux cas, l’homme était plus âgé que la femme et la possibilité d’une autofiction était proposée. S’agissait-il d’une initiation nécessaire avant de tâter l’eau de l’autre grand bain de la prostitution ? (Elle précise souvent sa légalité en Allemagne, ce qui évacue, sinon le point de vue moral, au moins quelques autres questions.) Peut-être. Mais ses collègues, dont elle fait des portraits souvent attachants, n’ont pas toutes franchi les étapes préliminaires…
« Ma vie, c’est d’écrire, alors je peux bien faire semblant pendant quelques mois encore d’être une pute – et si des mecs comme le Grec y croient, c’est que je suis une bonne actrice », glisse-elle, et pourquoi ne pas la suivre ? Les scènes réalistes sont nombreuses, elles n’écartent ni les aspects les plus glauques ni la possibilité de moments agréables. Il est vrai qu’après une période passée dans un bordel moins reluisant que la Maison à laquelle elle s’attache, elle bénéficie de conditions idéales pour une pratique bienveillante. Il s’agit, au fond, de prendre soin de ses semblables, par le sexe, affirme-t-elle.
Mais alors, pourquoi, comme une de ses copines qui avait lu une première version du texte, l’avons-nous trouvé « très triste » ? En partie, sans doute, à cause de la surabondance de sperme et d’autres humeurs corporelles, que la vie sociale ignore et qui renvoient à une condition naturelle pas si joyeuse qu’on le voudrait. Mais aussi parce qu’il impossible de se défaire de l’idée qu’au fond, non, décidément, si tolérant qu’on soit, cette condition n’est ni enviable ni même acceptable. Le livre aura au moins servi à conclure ainsi.

jeudi 5 décembre 2019

Bernard Pivot à la retraite

Bernard Pivot tweete aussi. Plus finement que Donald Trump, cela va sans dire (même s’il a dû rattraper récemment ce qui avait été considéré comme un dérapage, passons sur l’anecdote). Le voici donc démissionnaire de l’académie Goncourt, dommage pour elle, tant mieux pour lui, à l’en croire.
© Librairie Mollat

Pour célébrer une vie tout entière consacrée au livre, j’exhume deux vieux articles. Le premier célébrait l’homme de télévision, il y a un quart de siècle. Le second était un entretien téléphonique à l’occasion de la Foire du livre de Bruxelles dont il allait être, quelques jours plus tard, l’invité d’honneur lors de la soirée inaugurale. Retour vers le futur, en 1993.

Vingt ans de gourmandises culturelles

On parle encore de « l’effet Apostrophes ». Malgré leur compétence et leur volonté, les animateurs d’autres émissions littéraires n’ont pas pu remplacer la grand-messe du vendredi soir au cours de laquelle un pourcentage curieusement élevé (pour ce type d’émission) de téléspectateurs communiait autour de la valeur littéraire, vraie ou fausse, parvenant presque à faire croire au monde entier que la France était toujours une nation où le Livre ne s’écrivait pas sans majuscule.
Ce n’était pourtant pas un miracle. Ou alors, ce miracle a un nom, qu’il porte toujours, et à nouveau le vendredi soir, sur France 2. Bernard Pivot est l’intermédiaire par lequel bien des lecteurs ont découvert des auteurs, et sa passion de découvreur, élargie désormais à tout ce qui lui paraît culturel, n’a pas fini de faire naître des vagues de bonheur.
D’« Ouvrez les guillemets » à « Bouillon de culture », en passant donc par l’inévitable « Apostrophes » – ce qui, on le notera, constitue un bien petit nombre d’émissions pour vingt ans de carrière –, Bernard Pivot a promené, et continue de promener son regard pétillant, son étonnement calculé, sa mine réjouie sur un univers qui se marie généralement assez mal avec la télévision.
Secret n° 1
S’il est parvenu à faire pénétrer le livre dans bien des foyers, c’est d’une part, en restant simple et d’autre part, en privilégiant les rencontres avec des personnages.
La simplicité est indispensable pour faire croire au téléspectateur qu’on n’en sait pas plus que lui et qu’on a, comme lui, encore tout à apprendre – c’est vrai, d’ailleurs, mais bien des animateurs préfèrent laisser entendre, au contraire, qu’ils ont tout compris. Pas Bernard Pivot. Bien sûr qu’il a lu les livres, vu les films, les spectacles, bien sûr qu’il s’est documenté et qu’il est mieux armé que le grand public pour interroger ses invités. Mais il a l’art de ne pas le faire sentir et de rester au niveau du curieux moyen, qui a envie de savoir. Avec lui, on n’a pas peur d’apprendre. D’autant que, comme tout le monde, il aime le vin et le foot. Alors, Bernard, entre un coup de rouge et un tir au but de Papin, pourquoi pas un bouquin, finalement ? Cela ne doit pas faire plus mal à la tête qu’un pinard mal dégrossi…
Secret n° 2
L’art de l’interview, la manière de mettre en valeur les invités, tel est le deuxième secret de Bernard Pivot. Si Modiano est devenu une vedette grâce à « Apostrophes », et malgré la difficulté qu’il a à terminer ses phrases, c’est que cet être aussi peu télégénique que possible est « passé », comme on dit, tout entier à travers l’écran, avec sa personnalité dans tout ce qu’elle peut avoir de complexe et d’intéressant. Lui, et beaucoup d’autres, peuvent être reconnaissants à Bernard Pivot de les avoir laissés s’exprimer, en prenant le temps qu’il fallait pour le faire, et en recevant, quand c’était nécessaire, l’aide d’une perche bien tendue, ni trop complaisante ni trop visible. Du coup, les personnages sont devenus les moyens du succès de Bernard Pivot. Il en avait tant et tant à sa disposition, il ne s’est pas privé de puiser dans une telle réserve ! Bien sûr, cette pratique engendre quelques inévitables malentendus. Le téléspectateur oublie qu’il découvre une personne et croit souvent que son œuvre sera évidemment du même ordre, alors que les différences sont généralement sensibles. Combien d’exemplaires des livres de Claude Hagège, savant linguiste qui fit un jour un tabac face à Raymond Devos, ont-ils été lus ? Bien moins, en tout cas, que ceux qui avaient été achetés par un public croyant trouver un mode d’emploi simple à une matière complexe…
Que Bernard Pivot soit devenu une personnalité incontournable du monde culturel, c’est évident. Il est beaucoup plus connu que la plupart des créateurs qu’il invite sur son plateau. Il le regrette d’ailleurs. Mais peut-on lui reprocher d’avoir du talent ? Et faudrait-il en venir à regretter qu’un homme de goût et talentueux ait du succès ? Non, bien sûr. Alors, bon anniversaire, Monsieur Pivot, et longue vie télévisuelle !

Sur le livre et la Foire du livre (de Bruxelles)

Une Foire du livre, est-ce important ?
Toutes les manifestations, qu’elles relèvent de la télévision, des prix littéraires, de la foire ou de la fête, sont importantes. Le livre est fragile, et ce qui permet de le mettre à la une de l’actualité doit être encouragé.
Depuis vingt ans, l’attitude des gens par rapport au livre a-t-elle changé ?
Ce qui n’a pas changé, c’est que le livre comme cadeau fait toujours autant plaisir. En revanche, le livre est moins présent dans l’actualité. On parle plus de la télévision, qui parle d’elle-même d’ailleurs, on parle peut-être plus de cinéma. Les rubriques consacrées au livre ont eu tendance à rétrécir dans la presse ou à la télévision.
N’y a-t-il pas, pour le grand public, un problème d’argent ?
Oui, c’est sûr. J’entends des jeunes, notamment, dire qu’ils liraient davantage si le livre était moins cher. C’est pourquoi d’ailleurs le livre de poche marche très bien au détriment de la nouveauté. En même temps, il ne faut pas être dupe de ce discours. Souvent, le prix du livre est un alibi. On ne veut pas faire l’effort. Mais on ne se privera pas d’un bon repas, même s’il est très cher.
À propos du prix du livre, précisément, vous receviez, vendredi soir, Jacques Toubon à « Bouillon de culture » et il n’a pas été question de la loi Lang qui oblige depuis 1981 à vendre les livres au prix fixé par l’éditeur. Cette loi reste-t-elle donc considérée comme une bonne chose ?
Oui, mais ce serait facile s’il n’y avait que des bons arguments d’un côté et que des mauvais de l’autre. On peut dire que, grâce au prix unique, les libraires ont pu subsister en France. Certains ont disparu mais, s’il n’y avait pas eu la loi Lang, le nombre de librairies fermées serait beaucoup plus grand aujourd’hui. En même temps, les partisans de la liberté du prix font remarquer que le livre serait moins cher s’il était possible de faire un rabais de 20 %. Et on en vendrait peut-être davantage. Contre cela, argument suprême : ce qui se vendrait moins cher, ce serait évidemment les best-sellers et les ouvrages qui ont un public d’avance, au détriment des livres confidentiels. Tous les arguments se retournent et renvoient les uns aux autres.
Estimez-vous que votre travail est un privilège ?
Le mot est exact, oui : c’est un vrai privilège que de pouvoir visiter une exposition l’après-midi, aller voir un film en projection privée à 18 heures, aller au théâtre à 20 h 30, regarder une émission de télévision, et terminer la journée en lisant un livre.
Avez-vous l’impression d’avoir réussi à faire partager ce privilège ?
On peut me faire certains reproches mais, en général, les gens s’accordent pour dire que j’ai pu faire partager le plaisir de la découverte des livres, aujourd’hui du théâtre et du cinéma, et que, si j’ai une qualité, c’est l’enthousiasme communicatif.
Si vous deviez recommencer, vous referiez la même chose ?
Oui, je pense que je recommencerais par une émission sur les livres. Mais trouverais-je aujourd’hui une chaîne qui accueillerait « Apostrophes » ?
Vous avez lancé, il y a quelques années déjà, et sur une idée belge, des championnats d’orthographe. Vous les abandonnez, vous organisez les « Dicos d’or », mais les Belges ne peuvent plus y participer !
Non seulement les Belges, mais les Suisses, les Canadiens… C’était l’arrêt total ou le repli sur l’Hexagone, pour des raisons purement économiques.
Pensez-vous nécessaire de continuer à défendre la langue française ?
Je n’emploierais pas le mot « défendre », je dirais qu’il faut continuer à illustrer la langue française, par des livres, par des bons films, des pièces de théâtre, par la création. Une langue se porte bien lorsqu’elle véhicule des œuvres d’art.

mercredi 4 décembre 2019

Vinciane Moeschler, lauréate du Prix Rossel


Je n'ai pas pu vous l'annoncer hier, la faute à des remplacements de poteaux dans le quartier, vous savez, ces poteaux qui supportent les fils grâce auxquels l'électricité est acheminée jusqu'à chez moi - et mes voisins. Mais celles et ceux qui suivent la vie littéraire en Belgique savent déjà que Vinciane Moeschler est la lauréate, cette année, du Prix Rossel pour Trois incendies (Stock).
La romancière n'a pas tort de dire, dans l'entretien qu'elle a donné au Soir après avoir appris la bonne nouvelle: «C’est une belle histoire par rapport à ce livre, qui est sorti au mois de mai et qui n’a pas eu énormément de visibilité.»
En effet, je ne l'avais absolument pas vu passer, la visibilité n'avait pas été assurée. On se contentera donc, pour le roman de cette autrice franco-suisse (le cas est rare dans le palmarès du prix) installée depuis longtemps en Belgique, de copier ce qu'en dit l'éditeur.
Beyrouth, 1982. Avec son Rolleiflex, Alexandra, reporter de guerre, immortalise la folie des hommes. Mais le massacre de Chatila est le conflit de trop. Ne comprenant plus son métier, cet étrange tango avec la mort, elle éprouve le besoin vital de revoir sa mère, Léa…
Celle-ci, née en Belgique, a connu une enfance brutale, faite de violence et de secrets. Alors que sa mémoire s’effrite, sa fuite des Ardennes sous les assauts des nazis lui revient, comme un dernier sursaut avant le grand silence.
Et puis il y a Maryam, la fille d’Alexandra, la petite-fille de Léa. Celle qui refuse la guerre, se sent prête à aimer et trouve refuge auprès des animaux…
De Beyrouth à Buenos Aires en passant par Bruxelles, Berlin et Brooklyn, Vinciane Moeschler brosse le portrait de trois femmes, trois tempéraments — trois incendies.
Pour en savoir plus, et surtout lire un extrait du roman, suivez ce lien qui sera votre guide.

lundi 2 décembre 2019

L’Espagne rêvée de Pierre Assouline

Un cocido, voilà comment Javier Cercas définissait Retour à Séfarad, le livre que Pierre Assouline était en train d’écrire : un pot-au-feu littéraire, pour le dire plus vite que le romancier. Il y croise la documentation et la fiction, y mêle des poèmes, des portraits, de l’enquête… Son maître ? Cervantès et l’inépuisable Don Quichotte. L’occasion de touiller dans les plats de l’Histoire ? L’appel d’un roi, Felipe VI, en 2015, aux fils de Séfarad : rentrez au pays et retrouvez la nationalité espagnole perdue lors de l’expulsion en 1492. Cinq siècles de mémoire, des souvenirs antérieurs à la naissance.
La décision de l’écrivain, descendant de ces Juifs exclus, est inébranlable : il va demander, et forcément obtenir, la nationalité espagnole. Oui, mais ce n’est pas si simple. L’administration, même de bonne volonté, reste un labyrinthe dont certains passages étroits se traversent avec lenteur. Qu’importe ! Un obstacle sert à rebondir et le livre se nourrit de ces péripéties chaque fois qu’il en cherche l’origine lointaine.
« Pas de ligne droite en histoire dès lors que l’on s’installe dans la longue durée. Ce n’est que tours, détours et retours », écrit Assouline dans un ouvrage dont la couverture (originale) porte la mention : « roman ». Et qui, dans les dernières pages, détaille une copieuse bibliographie après quelques remerciements personnels. Le goût des archives a encore frappé : devant des listes de noms, l’auteur est capable de rêver jusqu’à fournir à chacun une trajectoire individuelle. Sa manière d’être « l’ambassadeur des morts auprès des vivants ».
Cependant, fidèle à la méthode de Maigret – l’imprégnation –, il dit aussi : « Il faut quitter les bibliothèques sous peine d’y mourir engloutis. » Il part donc en Espagne, selon un programme en partie fixé mais surtout très libre, il rencontre des gens, il parle, il écoute, regarde. Il se retrouve dans des régions dépeuplées, fouille les cicatrices de la guerre civile. Il écrit son Espagne, c’est-à-dire Séfarad, un pays peut-être imaginaire.
Et, s’il ne devient pas espagnol, à quel roi pourrait-il s’adresser pour obtenir une autre nationalité ? A celui des Belges, peut-être, « pour sévices rendus à leurs gloires nationales Simenon et Hergé (j’ai calé pour Brel et Magritte, ils l’ont échappé belle). »

samedi 30 novembre 2019

2019, bilans et palmarès

Quand j’entends le mot « bilan », je crois toujours que « comptable » va suivre. (Cela pourrait être pire, l’expression « bilan de santé », le jour où elle me viendra naturellement à l’esprit, n’augurant pas favorablement de la suite. Mais, puisque ce n’est pas encore le cas, continuons à nous encanailler dans la littérature !) Et, quand j’entends « bilan comptable », je sous-entends que cela ne m’intéresse pas beaucoup.
Néanmoins et malgré tout, lisant Livres Hebdo, j’y trouve les chiffres (vous voyez bien !) des ventes des romans de la rentrée littéraire qui vient de nous occuper quelques mois (et dont me distraient, ces jours-ci, les programmes des éditeurs pour janvier et février). 55 titres ayant été classés dans les listes hebdomadaires des meilleures ventes, pour des chiffres (réels, nous assure-t-on) échelonnés de 189 327 (Soif, d’Amélie Nothomb) à 3 349 exemplaires écoulés (La télégraphiste de Chopin, d’Éric Faye).
Côté palmarès (il y eu concours ?), comme si les prix d’automne ne suffisaient pas, deux magazines ont établi les leurs : 30 livres pour Le Point, 100 pour Lire. Repris parmi les parutions de toute l’année, soit sur une durée plus longue.
Quant à moi, ni bilan, ni palmarès, mais environ 250 nouveautés lues depuis janvier, avec un premier choix unique : Sur la route du Danube, d’Emmanuel Ruben (Rivages), de l’enchantement duquel je ne suis pas encore sorti. Et environ 90 de ces livres qui mériteraient une mention d’excellence. (C’est beaucoup, c’est probablement trop, mon côté bon public me perdra, un jour.)
Est-il possible de croiser tout cela, d’extraire la part commune de ces différentes listes reposant chacune sur des critères propres ? On va essayer…
J’ai lu un quart des choix du Point, où figure un gros paquet de livres probablement très intéressants mais hors des territoires que j’arpente habituellement (quelque part autour du Danube et très au-delà, pourvu qu’il soit question de littérature). Parmi eux, six ouvrages que je défendrais volontiers si on me le demandait (cherchez l’erreur) :

  • Santiago H. Amigorena. Le ghetto intérieur (POL)
  • Jonathan Coe. Le cœur de l’Angleterre (Gallimard)
  • Diana Evans. Ordinary people (Globe)
  • Capucine et Simon Johannin. Nino dans la nuit (Allia)
  • Victoria Mas. Le bal des folles (Albin Michel)
  • Ottessa Moshfegh. Mon année de repos et de détente (Fayard)
  • Jesmyn Ward. Le chant des revenants (Belfond)
Quelques-uns de ces ouvrages apparaissent dans les meilleures ventes de la rentrée selon Livres Hebdo : 52 641 exemplaires pour Mas, 47 836 pour Coe, 13 992 pour Amigorena. Trois sur cinq romans de la rentrée, pas mal…
En tout cas, j’applaudis à la présence de deux ghettos, celui de l’intérieur et celui de l’Angleterre, moins au troisième, la Salpêtrière.
Il y a d’autres titres intéressants dans les meilleures ventes, y compris dans les toutes premières positions : oui à Amélie Nothomb, à Sylvain Tesson, à Jean-Paul Dubois. D’autres félicitations peuvent être envoyées : Patrick Modiano, Cécile Coulon, Marie Darrieussecq, Bérengère Cournut, Jean-Philippe Toussaint, Sylvain Prudhomme, Chris Kraus, Edna O’Brien, Audur Ava Olafsdottir, Julia Deck, Monica Sabolo, Patrick Deville, Tommy Orange, Joyce Carol Oates, Jean-Luc Coatalem et Brigitte Giraud. J’ai été moins convaincu par Karine Tuil, Laurent Binet, Emma Becker ou Sébastien Spitzer. Et pas du tout par Géraldine Dalban-Moreynas. Ce qui me permet de donner un avis (en très bref ici, en un peu ou beaucoup plus long dans des articles du Soir) sur la moitié de ces 55 livres. 14 ont été écrits par des femmes, 13 par des hommes – je ne l’ai pas fait volontairement, je me moque bien de savoir si le livre que je lis est écrit par un homme ou par une femme, il n’empêche que le résultat a quelque chose de satisfaisant… Mais six traductions seulement, c’est bien peu. (Jamais content !)
Quant à Lire, il désigne comme livre de l’année un titre à côté duquel je suis complètement passé : Les Furtifs, d’Alain Damasio (La Volte). Et puis, 99 autres livres, un chiffre pas si éloigné du mien, mais avec une ouverture bien plus grande sur tous les secteurs de l’édition. J’en resterai, en feuilletant le numéro de décembre, à l’intersection entre les choix du magazine et mes lectures, accords et désaccords feront la musique que vous voudrez y entendre.
D’accord : Cécile Coulon, Sylvain Tesson, Delphine de Vigan, Patrick Modiano, Jean-Paul Dubois, Amélie Nothomb, Sylvain Prudhomme, Bérengère Cournut, Sofia Aouine, Victor Jestin, Emmanuel Ruben, Capucine et Simon Johannin, Joyce Carol Oates, Orhan Pamuk, Otessa Moshfegh, Chris Kraus, Jesmyn Ward, William Boyd, Michael Ondaatje, Jonathan Coe, Edna O’Brien, Mircea Cartarescu, Manuel Vilas
Pas d’accord : Guillaume Musso, Karine Tuil, Victoria Mas, Laurent Binet, Emma Becker.
Oui, le plus souvent, je confirme les choix de Lire, pour (recommençons à compter, sauf si vous en avez assez) 13 femmes et 16 hommes, c’est un peu moins satisfaisant, 11 traductions sur 28 ouvrages me font quand même du bien. (Si vous trouvez une erreur de calcul, revenez en arrière, il ne devrait pas y en avoir. Ou jetez-moi votre boulier compteur à la tête !)

jeudi 28 novembre 2019

Catherine Poulain de la pêche à la cueillette

Catherine Poulain a été révélée avec un premier roman, Le grand marin, paru deux ans et demi avant celui-ci. Un livre rude dans lequel une femme, Lili, affrontait les éléments et un univers masculin, celui-ci comme ceux-là capables de blesser – et de rendre plus fort à condition d’y survivre. On s’interrogeait sur la possibilité d’un deuxième livre, tant les débuts donnaient l’impression d’avoir condensé tout ce qu’une vie pouvait avoir fourni comme expérience humaine. La réponse est venue avec Le cœur blanc. Et les inquiétudes sont levées : Catherine Poulain a plusieurs existences et les moyens littéraires de les transposer avec la même puissance que dans son livre d’ouverture.
De la pêche à la cueillette, on pourrait cependant croire que l’intensité est moindre. Mais le travail de saisonnier – ou de saisonnière, pour Rosalinde – n’est pas une sinécure, l’héroïne a eu le temps de l’apprendre : « on a l’habitude, après huit ans à trimer sur leur terre, dans leurs champs, pour leur fric, pour sa croûte. »
Au quotidien, le travail n’attend pas : il faut du rendement au moindre coût. On cueille, on charrie des caisses, le dos est rompu, les muscles noués, et l’attention ne peut faiblir parce que la qualité des asperges, par exemple, est à ce prix. Sans rien dire, quand on est une fille ou une femme, du patron qui vient ostensiblement pisser juste à côté, exhibitionniste sans crainte de représailles.
Rosalinde, comme Lili dans Le grand marin, occupe une place pour laquelle elle s’est battue, même si elle ne sait pas très bien, au fond, pourquoi elle est là, pourquoi elle préfère un travail aléatoire – il faut sans cesse chercher l’embauche quand une exploitation a donné tout ce qu’elle pouvait. Elle a, dit Ahmed, le cœur blanc, c’est-à-dire le cœur pur. Parfois, elle pleure. De fatigue, de détresse, allez savoir. Alors, elle fait comme les autres, elle boit. Cherche un corps qui se frotterait contre le sien, dans une tentative perdue d’avance pour oublier on ne sait quoi.
« Quelquefois l’âme est fatiguée. On sent ses soubresauts inquiets, furieux, comme un tourment qui s’exaspère, une agonie secrète qui vous étonne et vous déchire. Vous prend le désir d’autre chose, des goûts de départ absolu, de fuite qui sait, d’océan peut-être. » L’incertitude règne, elle domine le temps, coupe les envies, et pourtant Rosalinde y revient sans cesse.
Elle n’est pas la seule femme. La solidarité est cependant un rêve, vite évanoui comme les autres rêves que l’on peut nourrir dans le brouillard de la fatigue. La violence est plus présente que la douceur, et l’on se déchire, histoire de trouver là un peu de chaleur humaine.
On se frotte à une existence qui pique, on en ressent les limites et les aspirations. Catherine Poulain écrit à l’os, sans gras, c’est pourquoi elle n’a pas besoin d’ajouter des effets de manche pour nous toucher.

dimanche 24 novembre 2019

L’harmonie de la musique, la violence du monde

Habité par le chant, porté par les voix de ses personnages, Le temps où nous chantions, deuxième roman traduit (par Nicolas Richard) en français de Richard Powers est un choc qui fait vibrer les âmes, qui remue les cœurs. Une œuvre ample dans laquelle se déroulent plusieurs fils, tous soutenus par des mélodies choisies dans un vaste répertoire, de la musique ancienne aux airs à la mode.
C’est une famille dont tous les membres se réunissent sans cesse pour former un chœur dans lequel le plaisir est intense. Pour les trois enfants, il dépasse de très loin tout ce qu’ils peuvent connaître à l’extérieur du foyer. Pour les parents, il est le lien initial, autour duquel ils se sont rencontrés, et qu’ils perpétuent en même temps qu’ils en font une part de leur héritage. La meilleure part. Car, pour le reste, dans une Amérique où les tensions raciales sont toujours au bord d’exploser, ils ont réuni des éléments potentiellement dangereux : David Strom est un juif allemand qui a émigré en 1939 ; Delia Daley est noire. Leurs enfants, métis, n’appartiendront vraiment à aucune société – sinon celle de la musique.
L’harmonie règne chez les Strom, quand ils ne regardent pas trop ce qui se passe autour d’eux. Ils sont dans une bulle gonflée d’harmonies et des explications de David sur l’univers. Physicien, celui-ci fréquente les grands savants de son époque. Et c’est d’ailleurs un violoniste nommé Albert Einstein qui sera en partie responsable de l’éclatement de la bulle : fasciné par le talent évident de Jonah, le fils aîné, il convainc ses parents de lui donner la chance de devenir un grand chanteur. Pour cela, il faut affronter le monde, en commençant par des écoles qui ne voient pas toujours d’un bon œil arriver un enfant noir. Malgré ses dons, Jonah se heurte donc à un refus avant d’intégrer un établissement digne de lui. Quoique le jeune homme prétende longtemps en apprendre moins là-bas qu’à la maison. Il n’y trouvera vraiment son équilibre qu’au moment où son frère Joseph le rejoindra. Moins doué pour le chant, il sera néanmoins un parfait accompagnateur – et pourra, un jour, vivre de sa facilité à tresser des mélodies au piano, tandis que la carrière de Jonah a pris son envol.
Quant au troisième enfant, Ruth, elle est celle qui introduit les fausses notes de la violence. Elle rejoindra les Black Panthers, excédée par la manière dont les Noirs sont traités malgré des lois qui ont bien évolué depuis la jeunesse de ses parents. A travers elle et son mari, les affrontements deviennent une réalité à laquelle il faut faire face, au risque d’y perdre la vie…
Un grand roman, dont on se souviendra longtemps.

samedi 23 novembre 2019

L’ornithologie, c’est la guerre

Les livres de Jean Rolin, souvent, nous prennent par surprise. Même et peut-être surtout quand le titre est explicite. Le traquet kurde, par exemple. N’importe quelle encyclopédie, au hasard, Wikipédia, fournira la liste de tous les traquets, du traquet motteux au traquet de Perse, en passant par le traquet à tête grise et celui à queue noire. Les Œnanthes, si l’on préfère le nom scientifique. Encore le traquet kurde (ou Œnanthe xanthoprymna, au choix) n’est-il pas le mieux documenté puisqu’il n’a pas droit à sa page personnelle. Jean Rolin devait le savoir puisqu’il fournit, au début de son ouvrage, un superbe dessin de l’oiseau – car, oui, nous ne l’avions pas encore dit, il s’agit d’un oiseau – dû à Brian Small. Il précisera, un peu plus tard, le poids de l’animal, de 20 à 25 grammes, dont l’image ne permet pas une estimation.
Voici donc le personnage principal. Moins connu que Britney Spears, certes, dont l’absence illuminait les pages du Ravissement de Britney Spears. Mais pourquoi pas cet oiseau puisque Jean Rolin a forcément les moyens romanesque de l’utiliser pour nous séduire ?
Le narrateur, dans les premières lignes, se trouve devant « une jonchée de petits oiseaux morts, inodores, vidés de leurs entrailles et bourrés de coton, les yeux blancs, les couleurs de leur plumage un peu ternies, sans doute, mais pas au point que l’on ne puisse reconnaître dans ces dépouilles les choses vivantes qu’elles ont été. » Quelle apocalypse est-ce là ? Pas du tout : nous sommes au Bird Room du Museum britannique d’histoire naturelle, où les oiseaux morts sont étiquetés avec soin. Parmi les informations portées sur l’étiquette, le lieu de la collecte et le nom de la personne qui a trouvé l’oiseau. Sur les quatorze traquets kurdes rangés là, cinq sont attribués au colonel Richard Meinertzhagen. Il ne sera pas, dans cette histoire, le gentil ornithologue de service : très vite, ses actes sont qualifiés de « méfaits » et, quelques lignes plus loin, le voici convaincu de vol dans la salle où nous nous trouvons.
La guerre entre scientifiques, ce n’est pas nouveau. Plusieurs d’entre elles ont nourri la littérature de sujets saignants où l’ambition humaine fait fi de la rigueur supposée régner dans ce milieu. Il ne manque pas non plus de goût pour la victoire chez certains ornithologues, et ce Meinertzhagen, un sale bonhomme au fond, est capable de toutes les traîtrises pour mettre son nom à côté d’un ridicule petit piaf – mais assez rare pour provoquer le désir singulier d’hommes passionnés par les oiseaux et par la gloire.
Dans ce qui devient une véritable enquête, le narrateur, c’est-à-dire à coup sûr Jean Rolin lui-même, part sur le terrain, se livre à des observations au cours desquelles l’inattendu n’est jamais à exclure. Ou le prévisible : quand on se promène près de la frontière kurde, dans des paysages occupés par les combattants du PKK, une paire de jumelles peut être considérée comme l’outil d’un espion plutôt que d’un ornithologue amateur… Ils sont ainsi, les inconscients : ils prennent des risques inconsidérés pour… pour quoi, au fond ? Observer un traquet kurde, ou écrire quelques pages de haute volée ?
Les deux vont de pair, comme vont de pair, souvent, dans le récit de temps plus éloignés, toujours à propos des oiseaux, la traque d’une espèce peu commune et des activités moins licites liées aux intérêts de pays curieux d’en savoir plus sur des territoires à surveiller. Voilà pourquoi le détestable Meinertzhagen croise le célèbre Lawrence d’Arabie, qu’il prétend avoir fessé dans le couloir d’un hôtel. T.E. Lawrence lui rendra d’ailleurs cette fessée en décrivant Meinertzhagen qui prend le même plaisir à « tromper son ennemi [ou son ami] par quelque astuce peu scrupuleuse qu’à défoncer un à un, dans un coin, les crânes d’une troupe d’Allemands, avec son casse-tête africain ».
L’ornithologie passait pour une passion calme ? Jean Rolin nous détrompe avec virtuosité.

jeudi 21 novembre 2019

Femmes, femmes, femmes

Névrosée. On retourne les stigmates, comme le dit avec une fierté bien placée le dossier de presse de la maison d'édition baptisée ainsi et qui sort aujourd'hui ses douze premiers titres. Une belle manière de s'affirmer avec force dans un projet qui n'est pas resté au stade de rêve caressé et dont voici donc la concrétisation avec la collection Femmes de lettres oubliées. Femmes de lettres belges, je le précise pour nos amies et amis d'ailleurs, et leurs ouvrages publiés, à l'origine, entre 1875 et 1991, auxquels s'ajoute un inédit de Madeleine Bourdouxhe.
Voici d'ailleurs la liste des douze titres disponibles:
  • Une Parisienne à Bruxelles (1875), de Caroline Gravière
  • L’invisible (1892), de Jeanne de Tallenay
  • Modeste Autome (1911), de Marguerite Baulu
  • L’intelligence du bien (1915), de Jeanne de Vietinghoff
  • Âme blanche (1929), de Marguerite Van de Wiele
  • Loremendi (1943), de France Adine
  • Le Beaucaron (1949), de Nelly Kristink
  • Dora (1951), de Marianne Pierson-Pierard
  • À la poursuite de Sandra (1963), de Louis Dubrau
  • L’odeur du père (1972), de Marie Denis
  • Nu-tête (1991), d’Anne François
  • Mantoue est trop loin (inédit), de Madeleine Bourdouxhe
Certaines de ces autrices, je dois le reconnaître, m'étaient totalement inconnues. Mais certainement pas Anne François, dont Nu-tête m'avait frappé à sa sortie. J'avais alors écrit un article sur le roman, article prolongé par un entretien à l'occasion de la remise du Prix Rossel qu'elle avait obtenu pour ce roman.

Nu-tête révèle d’emblée un tempérament hors du commun, un écrivain qui ne craint pas de puiser dans son histoire personnelle la matière première d’un roman où la réalité se trouve évidemment transposée, et même transcendée par un récit qui s’y intègre sans s’y superposer.
Pour dire, dans un premier temps au moins, les choses simplement, ce roman raconte comment s’établissent, dans le cadre d’une maladie grave – la maladie de Hodgkin –, des relations ambiguës entre un médecin (Vanardois) et sa malade (Cécile). Le thème principal est donné d’emblée, comme dans une pièce musicale, et les variations suivent, altérées par la chronologie, celle-ci inévitablement liée à la progression de la maladie : le médecin, visiblement séduit par sa patiente, décide de la placer complètement en son pouvoir. Il a en effet sur elle, davantage même qu’un seigneur du Moyen Âge, droit de vie et de mort. Et il dit, dès la première page, réconciliant ainsi sa vocation et son désir : « Je l’aime. Ou plutôt non, pas encore. Pas avant de l’avoir arrachée à la mort. » On ne sortira pas de là : d’un côté, un homme sûr de dominer, à défaut de la situation – la maladie peut avoir des sursauts inattendus –, au moins celle qui la subit ; de l’autre, une malade qui dira, elle (mais c’est à la fin du roman, et entre les deux la situation a été plus clairement exposée) : « Il va de soi que je ne suis pour Vanardois qu’un cas parmi tant d’autres, destiné à illustrer des statistiques... »
Et si l’un des sujets du roman était là ? Entre le médecin et la patiente, il y a deux manières à ce point différentes d’appréhender la même réalité qu’elles ne peuvent pas se rencontrer vraiment. Vanardois se préoccupe surtout d’être celui qui tiendra Cécile par la main, ou celui qui lui fera connaître la plus grande souffrance, pour son bien évidemment, afin d’être l’indispensable barre à laquelle s’accroche la danseuse qui s’exerce – puisque Cécile, de plus, a avec son corps le rapport privilégié de quelqu’un qui l’entraîne souvent : « Il lui fallait quelqu’un qui l’aimât assez pour la mener au pied de ce mur qui l’attirait comme un aimant. Le mur de la douleur, du souffle précaire, des frontières de la mort. » Car il interprète l’attitude de Cécile comme un désir de dépassement des limites davantage que comme une acceptation des inévitables inconvénients de la maladie. Cécile, en revanche, dont la voix alterne dans le roman avec celle du médecin, vit les choses au plus près de son corps et ne peut qu’enregistrer comment celui-ci réagit, bien ou mal – plus souvent mal que bien, hélas ! – aux traitements qu’on lui fait subir.
Une troisième voix trouve place dans le livre. Elle est la froideur même, le suivi strictement médical de l’état de santé de Cécile. Elle est en contrepoint avec tout le reste, puisqu’elle est totalement dépourvue de sentiments et retrace, avec les mots qui sont en usage dans le milieu médical – langage codé, bien sûr ! –, l’évolution de la maladie et des interventions.
Tout cela, monté avec beaucoup de talent (qui doit peut-être quelque chose au métier d’Anne François, réalisatrice à la télévision), nous raconte l’histoire d’une inévitable possession, à laquelle Cécile ne peut échapper. À une époque où les médecins, quelle que soit leur spécialité, interviennent d’abondance dans la littérature, il n’est pas mauvais que le point de vue se retourne et permette à d’autres personnes de donner de la voix.
Quoi qu’il en soit, Anne François n’est pas un écrivain de tout repos. Certaines de ses pages sont même très dures. Elles n’en sont pas moins nécessaires puisqu’elles nous parlent d’un corps, d’une personne, et d’une situation dont il est difficile de parler et dont il est, dans Nu-tête, clairement question, sans fausse pudeur et sans concessions.

— Le roman pour lequel vous venez de recevoir le prix Rossel est votre premier livre. S’est-il passé longtemps entre le moment où vous avez commencé à y penser et celui où il est paru ?
— Ça a pris dix ans, puisque j’étais malade en 1981. Au moment où j’étais hospitalisée, j’avais déjà très fort envie d’écrire. Comme je n’avais pas grand-chose à faire, je prenais des notes, mais sans savoir ce que j’allais en faire et surtout pas dans l’idée que j’allais écrire un livre sur la maladie. Et puis, un beau jour, je suis tombée par hasard sur la correspondance médicale – mon père est médecin et il avait reçu toutes les lettres. J’ai été frappée par le fait qu’elles disaient sans cesse : « Tout se passe très bien ». Le décalage entre ce que j’avais vécu et les lettres a provoqué un déclic...
— Quand vous étiez malade, aviez-vous l’impression qu’une relation comme celle que vous décrivez dans Nu-tête était possible, ou bien est-ce une mise en scène romanesque qui est venue par après ?
— C’est une mise en scène, complètement. Je n’avais aucun recul au moment où j’ai traversé cette maladie. C’est pour cela que le personnage du médecin m’a été très utile dans la rédaction : il me permettait d’injecter dans le présent un point de vue que la malade n’a pas. Je ne trouvais pas intéressant du tout d’être malade, c’était très ennuyeux.
— Le temps qui s’est passé était donc nécessaire aussi pour permettre ce recul ?
— Il était nécessaire à trois niveaux. D’abord pour accepter ma maladie, ensuite pour faire un travail psychologique qui est un peu le travail relaté là-dedans, et enfin pour apprendre à écrire. Au début, on commence à faire des nouvelles et puis on cale, on sent qu’on n’a pas la maturité pour aller plus loin. Je sentais que je devais apprendre.
— Apprendre quoi, précisément ? L’écriture elle-même, la structure du récit ?
— Ce qui est difficile, c’est de trouver une constance. Quand on écrit, il y a des moments qui sont bons, des parties de phrases qui sont bonnes, des parties de situation, mais c’est inégal. Avoir de petites intuitions, je crois que c’est donné à tout le monde, peut-être pas dans l’écriture mais dans l’un ou l’autre domaine. Mais maîtriser ça sur une certaine longueur, encore que mon livre soit assez court...
— Vous disiez que vous aviez écrit d’abord des nouvelles. Votre ambition était-elle de « faire long », d’arriver au bout d’un vrai livre ?
— Quelque part, j’ai l’impression de n’avoir pas écrit un vrai livre, parce qu’il a 150 pages. Pour moi, au-dessous de 300 pages... Mais je n’aime pas non plus cette mode de vendre la littérature au kilo. Les gens sont obligés de diluer ce qu’ils ont à dire parce que l’éditeur est rassuré par un gros tas de papier. Je trouve ça absurde !
— Quand avez-vous eu le sentiment que vous aviez fini d’écrire votre livre ?
— Quand j’ai eu la fin. Je trouvais qu’un « happy end » n’avait pas de sens puisque, pour moi, l’histoire était celle de la maladie et pas un prélude à une histoire d’amour. D’autre part, je ne voulais pas non plus qu’elle meure. Dans un cas comme dans l’autre, ce n’était pas intéressant. Alors, une fois que j’avais la fin, je ne pouvais pas aller plus loin.
— En écrivant un récit pour l’essentiel à deux voix, n’était-il pas bien plus difficile de vous placer du point de vue du médecin ?
— Oui, c’était plus difficile.
— Et comment y parveniez-vous malgré tout ?
— Je me référais à des modèles, à une série d’hommes qui m’ont fascinée par leur comportement un peu particulier. Le personnage du médecin était déjà apparu dans une nouvelle où il n’était d’ailleurs pas médecin, mais c’était ce type d’homme qui cherche à avoir une emprise très forte sur quelqu’un d’autre, dans une relation de séduction elle aussi très forte. En outre, ici, j’étais poussée par la mécanique du récit. Je savais où ça allait.
— Nu-tête a été très bien reçu dès sa parution. Vous y attendiez-vous ?
— Non.
— Quelle impression cela donne-t-il, de publier un premier roman et de se trouver immédiatement sous les feux de l’actualité ?
— C’est difficile à dire. C’est gratifiant, évidemment. Écrire un roman est un effort énorme, et je vois autour de moi que les gens qui écrivent sont obligés de faire un parcours du combattant extrêmement pénible. Ils s’épuisent, ils se découragent, ils dépriment. Donc je suis contente d’avoir échappé à ça. Une série de choses y ont contribué. C’est vrai que je travaille à la télévision. Et, il n’y a rien à faire, je croise dans les couloirs des gens qui connaissent des gens qui font des émissions. L’attachée de presse a immédiatement aimé le roman, le représentant, des librairies où j’ai travaillé...
— Vous avez dû rencontrer des lecteurs qui vous ont parlé de Nu-tête. Comment recevez-vous leurs lectures ?
— Ça dépend. Il y a des lectures que je trouve décevantes et d’autres que je trouve extraordinaires.
— Qu’est-ce qui vous a déçue, par exemple ?
— Quand on me dit : C’est trop court, vous auriez quand même pu faire quelques pages en plus, ça m’énerve parce que, pour moi, c’est complet. Et quand on me dit : Oui, mais elle l’épouse, son médecin, à la fin ? Je comprends qu’on puisse se le demander, mais, pour moi, ce n’est pas le propos du livre. Je n’aime pas trop non plus ce que j’appelle la lecture de détective : Tiens, Untel, ce n’est pas ton petit copain de telle année ? Et les gens qui essaient de savoir qui est le médecin et si, vraiment, j’ai eu une relation de ce genre avec le médecin, c’est délirant ! Par contre, j’aime bien lire les critiques qui ont apprécié, parce que leur lecture va assez loin. Il est toujours plus agréable de lire les critiques positives, bien entendu...
— Le succès de votre premier livre vous pousse-t-il à en écrire un deuxième ?
— J’aimerais bien. Mais le succès d’un premier livre a un côté écrasant. On se dit que, si on en fait un deuxième, ce n’est pas pour qu’il soit moins bon ou moins bien accueilli.
— En outre, vous avez débuté avec un sujet qui vous touchait de près. Pour un deuxième livre, il faut une autre idée. L’avez-vous ?
— Je pars souvent d’un point de vue sur une situation. J’ai un point de vue que je suis en train de développer, mais je n’arrive pas à cerner suffisamment la situation. Toute la difficulté est de rentrer dans la peau des gens. Il faudra que je trouve quelque chose de plus proche de moi que ce que j’ai essayé de faire. Ça m’épate quand je lis Dostoïevski, Flaubert, ou d’autres comme eux, qui peuvent parler de tout et de tout le monde comme s’ils étaient à l’intérieur et qu’ils savaient tout.
— Est-ce un don ou une question de travail ? Pensez-vous que vous y arriverez ?
— Ça ne me semble pas hors d’atteinte, mais il me semble qu’il faut des années et des années pour y arriver. Ce qui me pose le plus de problèmes, c’est de trouver le temps, la disponibilité. C’est difficile quand on a, comme moi, un contrat pour quatre mois, et puis pour cinq, six mois...
— Vous disiez que vous aviez d’abord écrit des nouvelles. N’avez-vous pas cherché à les publier ?
— Non, je n’ai jamais voulu.
— C’était vraiment un exercice ?
— Oui, mais il y en a que j’aime bien et que j’aimerais adapter pour la radio. L’une d’elles, notamment, est fort axée sur la musique contemporaine. Ça m’intéresserait de faire un travail à la fois littéraire et musical.
— Vous avez aussi écrit une pièce de théâtre...
— Oui, mais c’était une catastrophe. J’avais accepté de retravailler les dialogues avec les comédiens. Et, quand je suis arrivée à la répétition, ils faisaient des impros tout le temps. Ils ne jouaient plus rien de mon texte et je ne voyais pas dans quelle mesure je pouvais intervenir. Ce qu’ils voulaient, en fait, c’était prendre la situation, faire des impros, et que, moi, je réécrive leurs impros. Mais ce n’était plus mon histoire et, en même temps, ils l’avaient prise. Donc je n’avais pas le plaisir d’entendre ce que j’avais écrit, et je ne pouvais plus utiliser cette situation. Mais, par ailleurs, le fait de travailler avec des comédiens m’a beaucoup appris. Ils repassent une scène trente fois, ils enlèvent une virgule, ils enlèvent un point... Je trouvais ça mortel, mais je me rends compte que ça m’a aidée pour l’écriture.

Anne François a, comme elle le souhaitait, écrit et publié un deuxième livre, Ce que l'image ne dit pas (1995). Puis je me souviens du chagrin qui m'a habité quand elle est morte, en 2006. Elle avait 47 ans.