lundi 24 juin 2013

Le mythe du cow-boy et la guerre d’Irak

Nicholas Evans a connu le meilleur tout de suite, quand son premier roman, L’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux, est devenu un best-seller international dès sa parution en 1995, rapidement et efficacement relayé par le film de Robert Redford. Dix-sept ans plus tard, au moment où son cinquième livre sort en traduction française, l’écrivain britannique n’a toujours pas retrouvé le même niveau de succès. Il ne s’en inquiète pas outre mesure : « J’ai eu beaucoup de chance avec mon premier roman. Heureusement, on ne sait jamais pourquoi un livre marche très bien et d’autres moins. Mais avoir eu cela une fois dans ma vie, c’était un beau cadeau. »
Il y a aussi des chevaux dans Les blessures invisibles, bien qu’ils jouent un rôle moins central. Il y a surtout, autour de Tommy enfant puis adulte, en Angleterre et aux Etats-Unis, bon nombre de personnages aux trajectoires complexes qui se croisent et s’éloignent, selon les périodes, pour de bonnes ou de mauvaises raisons.
Parmi les éléments en apparence disparates que Nicholas Evans organise dans un récit ample, il en est un qui a, plus que les autres, déclenché l’écriture : « C’était en 2003, quand Bush et Blair, d’autres aussi, ont envoyé des soldats en Irak. Comme des millions de gens en Angleterre et partout dans le monde, j’étais furieux. Un soir, à la télévision, j’ai vu une conférence de presse de George Bush, dans son ranch au Texas. Il était habillé comme un cow-boy. Il avait un Stetson, des bottes, un jean. J’ai été frappé par le fait que le président des Etats-Unis, le pays le plus puissant du monde, au moins à ce moment-là, se présente en cow-boy. L’Ouest sauvage continuait à être un symbole très important. J’ai été immédiatement renvoyé à mon enfance. Petit garçon, j’étais fasciné par les westerns, je jouais aux cow-boys et aux Indiens. Aujourd’hui, on connaît la vérité sur la conquête de l’Ouest : c’est une histoire violente, pleine de massacres d’hommes et d’animaux. Pourtant, le mythe reste plus puissant que la vérité… »
Tommy est lui aussi un enfant fou de westerns. Mais pas très heureux dans sa famille. Moins encore au pensionnat où il devient le souffre-douleur d’autres élèves. Sa sœur, Diane, déjà une jeune femme – on comprendra mieux les années qui les séparent grâce à une des nombreuses révélations qui font rebondir le roman –, est une actrice pleine d’avenir. Les Etats-Unis l’appellent et elle devient la compagne de Ray Montane, un acteur spécialisé dans les… westerns, précisément. De quoi faire le bonheur de Tommy, ou presque. Car il devra apprendre combien la fiction de l’écran est parfois très éloignée de la réalité. « Ray joue le rôle d’un homme bon et honnête, mais sa personnalité n’est pas du tout celle-là. »
Ray ne deviendra donc pas le père de substitution que cherche l’enfant au milieu des secrets de famille mis progressivement au jour et qui ont déchiré sa vie. Beaucoup plus tard, Tommy sera lui-même père d’un fils, Danny, qui devient militaire et se trouvera accusé d’un massacre en Irak – on revient à cette guerre. Nicholas Evans n’a eu besoin que de suivre l’actualité pour cet épisode : « J’ai lu beaucoup de choses sur le massacre de Haditha, en 2005, qui vient d’ailleurs d’être jugé. Et, finalement, personne ne sera vraiment puni. »
La construction du roman bouscule sans cesse la chronologie. Dès le premier chapitre, on apprend que la mère de Tommy est condamnée à mort. « On le sait, mais on ne sait pas grand-chose », dit Nicholas Evans dans un grand éclat de rire. Il réserve en effet, dans les quatre cents pages qui suivent, de belles surprises à son lecteur. Même si celui-ci ressemble à l’écrivain, l’atmosphère dramatique de la scène initiale l’aidera à poursuivre : « Je suis un lecteur lent. Et, si un livre ne m’intéresse pas après 60 ou 70 pages, parfois, je le laisse. Donc, je veux que le lecteur soit tout de suite dans l’histoire. » Le résultat est convaincant.

vendredi 21 juin 2013

Un été d’amour en terre irlandaise

Ellie est heureuse, parce que son bonheur est sans ambition particulière. Orpheline, elle a été engagée comme gouvernante dans la ferme de Dillahan, veuf après un accident dont il s’est toujours senti responsable. Les deux solitudes se sont rapprochées, le mariage a suivi, malgré la différence d’âge. Dillahan est un homme bon, plein d’attentions pour une jeune épouse qui le seconde parfaitement. Le couple repose sur une complémentarité de bon aloi, tout le contraire d’une passion amoureuse. Dans l’Irlande des années cinquante, où la famille est une structure aussi sociale que religieuse, la situation n’a rien de particulier.
Mais la simplicité avec laquelle Ellie mène une existence peu propice aux contacts extérieurs la rend plus fragile devant l’inattendu. Quand, à l’enterrement de Mrs Connulty, notable de Rathmoye et fidèle aux bonnes œuvres de la paroisse, Ellie voit un jeune homme prendre des photos, elle ignore encore le séisme qui se prépare. Dans un premier temps, d’ailleurs, toute la ville s’interroge sur la raison de ces photos qui semblent incongrues, et au moins inhabituelles. Pourquoi photographier un service funèbre ?
En réalité, Florian, qui s’essaie à la photographie faute d’avoir le talent d’aquarelliste de ses parents, est tombé par hasard sur le cortège. Il était venu à Rathmoye pour prendre des clichés d’un cinéma incendié, cherchant dans un sujet sinistre le déclic qui ferait de lui un artiste, ou au moins lui permettrait de s’en approcher.
Au contraire d’Ellie, Florian est un homme libre, et même un homme indécis sur son avenir. Il s’est retrouvé un peu malgré lui dans la région après le décès de ses parents, il n’a pas l’intention d’y rester et caresse le projet de vendre la maison familiale, ainsi que tout ce qu’elle contient, avant de partir vers Dublin, première étape d’une autre vie.
Ellie et Florian n’ont rien en commun. Sinon que celui-ci trouve celle-là séduisante, et qu’elle n’est pas insensible au charme du jeune homme. Cet été-là ne sera pas comme les autres…
William Trevor, quatre recueils de nouvelles et six romans traduits en français avant celui-ci, compose son récit à la manière d’un aquarelliste – en guise peut-être d’hommage aux parents de Florian. Chaque touche nouvelle interdit le remords dès qu’elle est posée sur la page, et la construction de l’intrigue amoureuse n’autorise aucun retour en arrière. Pour Ellie, en particulier, consciente de trahir son mari, consciente aussi des rumeurs qui courent les rues et qui font d’elle, dans l’esprit du lieu et du temps, une dépravée.
Lumineux et grave à la fois, le roman raconte un émerveillement provisoire, un engagement qui n’est pas vraiment partagé entre les deux protagonistes. Il le fait avec une finesse de sentiments telle que jamais on ne pense à se moquer de la naïveté d’Ellie, emportée malgré elle, et malgré Florian qui n’en demandait pas tant, dans des rêves irréalisables.
Bien des détails mériteraient d’être relevés. Ils servent tous à nous rendre le décor et ses habitants plus proches, jusque dans les gestes accomplis pour la bonne marche de la ferme. N’en citons qu’un, car il survient comme le grain de folie qui apporte des vérités au mauvais moment : Orpen Wren, vieux protestant, n’a plus toute sa tête et croit vivre à une époque antérieure, mais il éveille des échos troublants dans son délire apparent.


mercredi 19 juin 2013

Le Livre de poche a 60 ans (3) L'âge du numérique

Sur le site Internet du Livre de poche, il y a longtemps qu’une place est faite aux avis des blogueurs, à côté de ceux des libraires, des lecteurs et des jurés – puisqu’un « Prix des lecteurs » rassemble un certain nombre de personnes choisies pour désigner chaque année deux lauréats, l’un en catégorie « Littérature », l’autre en « Polar ».


A l’occasion du soixantième anniversaire, l’éditeur a demandé à autant de blogueurs de choisir un de leurs livres préférés. Un catalogue a ainsi été constitué avec Les 60 coups de cœur des blogueurs et j'en ai choisi un exemple en illustration de cette page. Il n'a pas été choisi au hasard. Oui, votre serviteur a été retenu parmi les 60 commentateurs (influents ?) de la blogosphère littéraire. Pas d’inquiétude : cette petite bouffée de vanité s’évaporera très rapidement.
Mais le numérique, ce sont aussi et surtout les ebooks, les livres électroniques, dont je parlais il y a quelques jours comme concurrents directs du format de poche. On s’y est mis aussi, d’abord discrètement, et maintenant avec la volonté affirmée d’aller de l’avant :
« Avec près de 500 titres commercialisés à la fin de l’année 2012, le catalogue numérique du Livre de Poche propose aux lecteurs une grande diversité de titres : des classiques souvent accompagnés d’un appareil critique et de notes, de la littérature contemporaine et des documents, des polars, des pratiques…
Ils sont regroupés sous la marque L’E-book du Livre de Poche.
En 2013, ce label fera notamment la part belle à des auteurs comme Patricia Cornwell, Ken Follett, Robert Ludlum, Stefan Zweig… »
Les nouveautés comptent encore un grand nombre de classiques, pour des raisons évidentes : les textes sont libres de droits, il ne faut négocier qu’avec les éventuels préfaciers et commentateurs. Viennent donc de paraître des ouvrages d’Emile Zola, Arthur Rimbaud, Victor Hugo, Clément Marot, Aloysius Bertrand, Jean Racine, Stendhal, Jules Verne…
Mais Boris Vian, particulièrement à l’honneur cette année d’adaptation de L’écume des jours au cinéma, est aussi dans le catalogue, ainsi que quelques autres cités ci-dessus.
Plus original : cette semaine (le 17 juin, pour être précis) est paru le premier épisode du « premier roman-feuilleton numérique ». L’affirmation est excessive, car l’expérience a déjà été tentée – et parfois réussie – par des éditeurs purement numériques. Mais il vaudra peut-être la peine de s’intéresser à ce Guillaume Pipon, encore inconnu puisqu’il s’agit de son premier roman. A666 – c’est le titre de son ouvrage – est le résultat d’un concours d’écriture organisé par Le Livre de poche et le site WeLoveWords. On nous y promet « un véritable lot de mystères, d’action, de retournements », ce qu’il faudra bien entendu vérifier. Dix épisodes se succéderont à raison de deux par semaine, jusqu’au 18 juillet. C’est annoncé comme une lecture de vacances, mais on n’est pas obligé d’être en vacances pour lire, n’est-ce pas ?

mardi 18 juin 2013

Maurice Nadeau et Samuel Beckett : quelques précisions

Hier, quand la nouvelle de la mort de Maurice Nadeau a commencé à circuler, on pouvait lire un peu partout une dépêche qui, dans son début, donnait quelques noms d'écrivains prestigieux découverts par cet éditeur à propos duquel tous les superlatifs utilisés étaient justifiés. Mais lui attribuer la découverte de Samuel Beckett, même si on ne prête qu'aux riches, était pour le moins abusif. Ce n'est pas parce que Wikipédia le dit qu'il suffit de recopier des éléments de la notice pour ne pas faire d'erreur.
Il faut s'en faire une raison: Maurice Nadeau n'a pas découvert tout le monde et il est passé - de peu, mais quand même - à côté de Samuel Beckett. Il m'en avait parlé en 1990, de la même manière qu'il en avait parlé à beaucoup de gens. Je lui demandais quel était son plus mauvais souvenir d'éditeur:
Au fond, ce que je regrette le plus, c'est de ne pas avoir publié celui que je considère comme le plus grand, Beckett. J'aurais pu le publier, et je n'ai pas osé. La timidité, ou le manque d'argent... je ne l'ai pas pris! Oui, ça, c'est un mauvais souvenir...
Il fournit quelques explications supplémentaires à Laure Adler, dans Le chemin de la vie:
Beckett. Je l’ai raté, c’est Lindon qui l’a publié. Tu vois, nous avions quelque chose de commun. Beckett, c’était son épouse qui promenait à travers Paris ses manuscrits dont personne ne voulait! Elle m’a donné à lire deux ou trois pages, de je ne sais plus quel roman qui a été publié plus tard. Je n’ai pas pris position parce que je ne savais pas, au fond, de quoi il s’agissait.
Cela ne l'a pas empêché, très vite, d'écrire des articles sur le futur prix Nobel de littérature, de se rapprocher de lui, de publier de nombreux textes inédits dans Les Lettres nouvelles, et de lui donner plus d'une page, pour un autre inédit, dans le premier numéro de La Quinzaine littéraire. Cela s'appelle Assez et commence ainsi:
Tout ce qui précède oublier. Je ne peux pas beaucoup à la fois. Ça laisse à la plume le temps de noter. Je ne la vois pas mais je l'entends là-bas derrière. C'est dire le silence. Quand elle s'arrête je continue. Quelquefois elle refuse. Quand elle refuse je continue. Trop de silence je ne peux pas. Ou c'est ma voix trop faible par moments. Celle qui sort de moi. Voilà pour l'art et la manière.
Dans le même numéro de La Quinzaine, Piot Rawicz publiait un article sur La maison de Matriona, d'Alexandre Soljenitsyne. "Le premier article en France sur Soljenitsyne", écrit ce matin Claire Devarrieux dans Libération. C'est peu vraisemblable: Une journée d'Ivan Denissovitch existait en traduction française depuis 1963. Le livre était paru chez Julliard, où travaillait Maurice Nadeau à l'époque. A-t-il pour autant découvert Soljenitsyne, comme l'affirme Wikipédia (et la dépêche d'hier)? Je ne le jurerais pas, ni le contraire d'ailleurs. Et je me contente volontiers des auteurs dont il est certain qu'il nous les a fait connaître. Ils sont bien assez nombreux pour qu'il ne soit pas nécessaire d'en ajouter.

lundi 17 juin 2013

Maurice Nadeau, une maîtresse nommée littérature

Maurice Nadeau, comme Nelson Mandela - certes dans un autre registre. On sait que même les grands hommes meurent un jour. Maurice Nadeau avait eu 102 ans en mai et il s'est battu jusqu'au bout pour la littérature, en particulier pour que vive, après lui, La Quinzaine littéraire fondée en 1966. Éditeur majuscule, lecteur découvreur, il nous laisse, depuis hier, un héritage fondamental.
Retour en deux temps sur un homme que j'avais rencontré une fois seulement (c'est ici) mais dont j'ai souvent, à ma modeste mesure, croisé le chemin.


2011 : ses cent ans


Maurice Nadeau est un homme innombrable. Pas tant par son âge, puisqu’on peut en donner la mesure, 100 ans le 21 mai, que par son travail. Il a fait les yeux doux à la politique, mais la littérature a été sa maîtresse, avec une exemplaire exigence. Il l’a servie sans faiblir, malgré les infidélités des auteurs qu’il avait découverts, malgré le manque chronique de moyens financiers, malgré une errance d’une maison d’édition à une autre, jusqu’à ce qu’il décide de fonder la sienne.
Comme lui, les Editions Maurice Nadeau sont toujours en activité. Lui, il vient d’ailleurs de publier des entretiens avec Laure Adler sous un titre emprunté à Lautréamont et qui fut aussi le nom d’une collection qu’il a créée : Le chemin de la vie.
Maurice Nadeau n’accorde pas trop d’importance à son âge. D’ailleurs, « il n’y a pas de quoi se vanter d’avoir cent ans », remarque-t-il. A moins d’avoir un secret pour y parvenir ? Du genre une cuillerée d’huile d’olive chaque matin ? Nous ne le saurons pas. S’il y a une recette, une seule, ce serait la lecture : « Cette possibilité miraculeuse de sortir de la petite vie, celle qu’on nous impose, et de se trouver tout d’un coup dans des mondes qu’on n’imaginait pas, où on se trouve bien, où on se trouve mal, mais on se trouve ailleurs. C’est toujours un monde beaucoup plus intéressant que le sien propre. Voilà pourquoi je me suis toujours adonné à la lecture, pourquoi c’est mon occupation principale, encore aujourd’hui. »
Lecteur, donc, Maurice Nadeau exerce son esprit critique. Dans une Histoire du surréalisme publiée en 1945, définitive selon lui puisqu’il y actait la fin du mouvement. Dans Le roman français depuis la guerre (1969), panorama exemplaire d’une littérature en train de se faire. Dans de multiples préfaces, parfois rassemblées en volumes, sur Flaubert, Sade ou Leiris – quatre textes sont repris en fin de volume, sur Calet, Baudelaire, Balzac et Lowry.
Et surtout dans la presse. Pendant sept ans, il a été critique littéraire au Combat de Camus, il a travaillé à France-Observateur et à L’Express, il a fondé, en 1966, La Quinzaine littéraire, avec François Erval. Elle reste, après avoir traversé des turbulences dues aux conditions économiques de sa réalisation – les collaborateurs n’y sont pas payés, parce que cela ne serait pas possible –, une revue de référence, hors des pressions des milieux de l’édition.
L’édition, c’est précisément son autre terrain de jeu. Un terrain presque aussi vaste que le paysage parisien.
« Tu as fait le tour de Paris », lui dit Laure Adler. « C’est-à-dire que partout on finissait par me dire gentiment “Bon, ça va, c’est très bien ce que vous faites, mais vous comprenez… on ne gagne pas beaucoup d’argent… ” », répond-il.
Si Maurice Nadeau avait été l’éditeur d’une seule maison, son catalogue serait un des plus riches de la seconde moitié du vingtième siècle. Mais il n’a été longtemps que directeur de collection et, quand il était poussé vers la sortie, il n’emportait pas ses auteurs avec lui. Au contraire de beaucoup, il ne signe d’ailleurs de contrat que pour un seul livre, sans exercer le « droit de suite » qui lie un écrivain à une enseigne.
Au Pavois, il publie David Rousset en 1947. Puis, chez Corrêa (Buchet-Chastel), Henry Miller, Lawrence Durrell, Malcolm Lowry. Chez Julliard, où il crée la collection « Les Lettres nouvelles » en 1953, en même temps que la revue du même nom, il découvre Tahar Ben Jelloun, Angelo Rinaldi, Hector Bianciotti, devenus académiciens (le premier au Goncourt). Il continue à faire traduire des écrivains étrangers en masse : Leonardo Sciascia, John Hawkes, Witold Gombrowicz… Malgré ses qualités, la collection perd plus d’argent qu’elle n’en gagne.
En 1965, il lit le manuscrit du premier roman de Georges Perec, Les choses« Je le lui fais retravailler un peu, il me le rapporte, et paf ! il décroche le Renaudot. On tire tout de suite à 200.000. Et c’est au même moment qu’on me dit : “Ça va, vous avez assez perdu d’argent comme ça !” Les choses sont concomitantes mais ces gens ne le savent pas, ce sont des banquiers, ils ne voient que les résultats. Ils se disent : “Il fait perdre trop d’argent, on le met à la porte !”Je suis donc parti en leur laissant ce prix. L’aventure avait duré de 1953 à 1966. Je savais qu’elle continuerait ailleurs. »
En effet. Il se retrouve chez Laffont, dont il éreintait souvent les livres dans ses articles. Pour deux ans seulement, le temps que le conseil de surveillance lui dise « ce que j’avais déjà entendu ailleurs : je perds trop d’argent. » Il rebondit grâce à une petite maison d’édition, qui lui propose de coéditer ses livres sous le nom Le Sycomore/Maurice Nadeau. Et, finalement, en 1978, il crée sa propre structure, Les Lettres nouvelles/Maurice Nadeau, dont il n’a gardé, depuis 1984, que son nom. Mais sa politique n’a pas changé : il lit les manuscrits, il mise sur des découvertes. Extension du domaine de la lutte, le premier roman de Michel Houellebecq, par exemple…
« L’édition réclame des gens qui ont envie de découvrir des écrivains. Heureusement, il y a quelques petits éditeurs, surtout en province, qui essaient de publier ce qui leur plaît, et c’est cela le plus difficile. Les grands éditeurs, eux, publient ce qui plaira au plus grand nombre, en vue, surtout, du profit. Nous ne faisons pas le même travail. »
Un jour – le plus tard possible, espérons-le –, le temps abattra cet homme, comme les autres. Mais l’occasion est belle de célébrer la présence parmi nous de cette exception culturelle à lui tout seul, un chêne qui a poussé droit sans céder à aucune pression extérieure. Sur Le chemin de la vie, Maurice Nadeau a trouvé bien des merveilles qu’il a tenu à partager. Grâces lui soient rendues, pourrait-on dire, en paraphrasant le titre d’un de ses livres.

2012 : le vainqueur des prix littéraires

En librairie, on vend mieux que bien, depuis la distribution des lauriers d’automne français, les romans de Joël Dicker, Jérôme Ferrari, Patrick Deville, Julie Otsuka ou Scholastique Mukasonga. Leurs éditeurs se réjouissent : Bernard de Fallois et L’Age d’homme, Actes Sud, Le Seuil, Phébus, Gallimard. Dans la sagesse de ses 101 ans, Maurice Nadeau ne dit rien. Disons-le à sa place.
Qui a publié les premiers ouvrages d’Emmanuelle Pireyre, Prix Médicis ? Maurice Nadeau : Congélations et décongélations et autres traitements appliqués aux circonstances, en 2000, et Mes vêtements ne sont pas des draps de lit, en 2001. Et les premiers ouvrages de Mathieu Riboulet, prix Décembre ? Encore Maurice Nadeau, quatre titres entre Un sentiment océanique en 1996 et Le regard de la source en 2003.
Maurice Nadeau est éditeur depuis la fin des années quarante.
Sur la durée, il est statistiquement normal qu’il ait été le premier à publier des écrivains alors inconnus et aujourd’hui célébrés. Mais il est au-delà des statistiques. Le goût et la curiosité sont ses guides, beaucoup plus sûrs comme cette saison de prix vient encore de le prouver. Disons-le donc : le gagnant des prix est Maurice Nadeau.

Le Livre de poche a 60 ans (2) Succès et catalogue 2013

Nous vous parlons souvent, ici, de rééditions au format de poche. Elles ne sont pas toujours choisies dans la collection qui fête son soixantième anniversaire (aucun privilège !) mais beaucoup en viennent. Depuis le début de l’année, nous y avons trouvé, entre autres exemples, des ouvrages d’Arnaud Delalande, Vikram Seth, Eric Reinhardt, Patricia Cornwell, Donato Carrisi ou Riikka Pulkkinen : deux Français, quatre traductions pour ce panel incomplet. Le Livre de poche reste un territoire international où le grand public se sent comme chez lui.
On en veut pour preuve le dernier (à la date du mercredi 12 juin) classement hebdomadaire des meilleures ventes de livres au format de poche publié par la revue professionnelle Livres Hebdo. On y trouve sur vingt-cinq ouvrages classés, sept parus au Livre de poche, presque le tiers :
5. Volte-face de Michael Connelly
8. Le passager de Jean-Christophe Grangé
9. L’île des oubliés de Victoria Hislop
10. L’écume des jours de Boris Vian
11. Et puis Paulette… de Barbara Constantine
15. Spirales de Tatiana de Rosnay
24. Rien ne s’oppose à la nuit de Delphine de Vigan
La liste de mes envies, de Grégoire Delacourt, vient de paraître, trop tard pour entrer dans un classement qu’il dominera, à coup sûr, la semaine prochaine. On attend, au début du mois prochain, le probable succès de L’amant de Patagonie, d’Isabelle Autissier. Et la période de la rentrée littéraire verra arriver, comme c’est la coutume, quelques ouvrages précédemment primés ainsi que d’autres dont les auteurs publient en même temps leur nouveau roman.
Et nous ne parlons là, par goût pour les fictions avec lesquelles les écrivains nous introduisent dans leur monde, que de littérature au sens traditionnel du mot.
Le Livre de poche, c’est en outre un certain nombre de séries qui échappent à cette étiquette. Ginette Mathiot et son célèbre livre de cuisine ont été cités dans les meilleures ventes de tous les temps au Livre de poche.
Elargissons donc l’horizon, en survolant les nouveautés parues ou à paraître de mai à juillet 2013. On verra que les séries abondent, dans les domaines les plus divers.
« Biblio romans » et « Biblio essais » accueillent, l’une la Correspondance 1923-1941 de Vita Sackville-West et Virginia Woolf, l’autre le onzième volume des Questions de principe de Bernard-Henri Levy, où le philosophe regroupe ses chroniques du Point, expliquant ici en préface comment et pourquoi il s’astreint à cet exercice.
Les policiers et les thrillers occupent aussi une belle place parmi ces parutions, et deux d’entre eux étaient d’ailleurs repris dans les meilleures ventes ci-dessus : les romans de Michael Connelly et de Jean-Christophe Grangé.
Dans la série « Littérature de l’imaginaire » sont groupés deux genres très populaires, la fantasy et la science-fiction, avec notamment L’Algébriste, de Iain Banks, décédé dimanche dernier.
L’inusable Ginette Mathiot est de retour avec Je sais cuisiner autour du monde (« Vie quotidienne »). En « Bien-être/Santé », Laurence de Cambronne propose une nouvelle édition de Votre premier mois avec bébé. Et les « Bulles en poche », pour la bande dessinée, rééditent La page blanche de Pénélope Bagieu et Boulet.
Il faut encore compter avec « La Lettre et la plume », où l’on trouve La Méditerranée en goélette & L’Amérique en auto, de Georges Simenon, pour une fois chroniqueur plutôt que romancier.
Cette longue énumération n’est pas exhaustive, puisque toutes les séries ne sont pas représentées pendant les mois envisagés pour l’instantané que nous avons tenté de prendre. Nous avons une affection particulière pour « La Pochothèque », où de forts volumes rassemblent des œuvres souvent complètes, dans une présentation élégante et à un prix modéré qui n’interdit pas la qualité des commentaires. On y trouve par exemple Miguel de Cervantès, Lawrence Durrell, Doris Lessing, Irène Némirovsky, Georges Perec ou Stefan Zweig…

samedi 15 juin 2013

Le Livre de poche a 60 ans (1)


En février 1953, la France a vécu une véritable révolution culturelle. Les effets n’ont pas fini de s’en faire sentir. La création du Livre de poche – la collection, pas le format – a changé les habitudes de lecture, a donné une nouvelle vie à bien des livres, a inventé des graphismes qui n’avaient pas cours auparavant dans l’édition. Retour sur six décennies bien remplies.
Au point de départ d’une grande aventure, il faut toujours un homme audacieux, capable de bousculer les idées reçues et de convaincre des partenaires. Cet homme s’appelait Henri Filippachi. Il avait été nommé, en 1936, directeur du service Distribution de la Librairie Hachette, un des éditeurs (comme son nom ne l’indique pas) les plus importants de l’époque. Après la guerre, il imagine d’adapter en France le format américain du Pocket Book et, avec l’aide de Guy Schoeller (celui-ci inventera plus tard la collection Bouquins), crée Le Livre de poche. Albin Michel, Calmann-Lévy, Grasset et Gallimard suivent le mouvement, les premiers titres peuvent paraître en février 1953, vendus à 2 francs, c’est-à-dire six fois moins cher, en moyenne, qu’un ouvrage en format traditionnel.
Il n’est pas inutile de rappeler quels furent les premiers titres mis en vente dans cette nouvelle collection :
N° 1 : Kœnigsmark de Pierre Benoit
N° 2 : Les Clés du royaume d’A.J. Cronin
N° 3 : Vol de nuit d'Antoine d’Antoine de Saint-Exupéry
N° 4 : Ambre de Kathleen Winsor
N° 5 : La Nymphe au cœur fidèle de Margaret Kennedy
N° 6 : La Symphonie pastorale d’André Gide
N° 7 : La Bête humaine d’Emile Zola
Il y avait là de la littérature populaire, des œuvres de qualité, des traductions, de quoi proposer une gamme tout de suite assez variée pour séduire un large public. Un très large public : aujourd’hui, Le Livre de poche revendique, malgré la création de collections concurrentes dans les vingt ans qui suivirent (J’ai lu en 1958, Presses Pocket et 10/18 en 1962, Points en 1970, Folio en 1972), des chiffres impressionnants :
5 200 titres au catalogue à la fin 1912 ;
plus de 2 000 auteurs à la même date ;
plus d’un milliard de livres fabriqués et vendus depuis 1953.
Le Grand Meaulnes, d’Alain-Fournier, a dépassé les 5 millions d’exemplaires. Au-delà des 4 millions, on trouve Vipère au poing, d’Hervé Bazin, le Journal d’Anne Frank et Germinal, d’Emile Zola. A plus de 3 millions : J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir, de Christine Arnothy, Lettres de mon moulin, d’Alphonse Daudet, La cuisine pour tous, de Ginette Mathiot, Thérèse Desqueyroux, de François Mauriac, Le parfum, de Patrick Süskind, Le silence de la mer, de Vercors. Il faudrait ajouter neuf titres à plus de 2 millions d’exemplaires et une soixantaine de millionnaires…
En effet, cela frappe les esprits. Et les auteurs, malgré des droits moindres que pour une première édition, se réjouissent d’être repris en poche, car le revenu plus petit par exemplaire est largement compensé par le nombre. Quant aux lecteurs, qui sont pour beaucoup des acheteurs, ils sont nombreux à attendre la réédition à prix réduit des livres dont ils avaient entendu parler au moment de leur sortie…
Bref, tout le monde est content.
Sauf quelques-uns, bien sûr : Julien Gracq, par exemple, n’a jamais voulu que ses livres paraissent au format de poche et celui-ci, à sa création, fut décrié comme tant d’autres innovations dans le domaine culturel. La revue de Jean-Paul Sartre, Les Temps modernes, écrivait sous la plume de son directeur : « Les livres de poche sont-ils de vrais livres ? Leurs lecteurs sont-ils de vrais lecteurs ? » Mais l’œuvre de Jean-Paul Sartre a beaucoup bénéficié du format de poche par la suite, et le maître à penser d’une partie de l’intelligentsia a dû se résoudre à conclure que la polémique n’avait pas de raison d’être…
Il suffit d’ailleurs d’entrer dans une librairie pour constater que le poche – c’est-à-dire Le Livre de poche et les autres collections d’un format comparable – y occupe une belle place. Des Etats-Unis nous vient la rumeur que l’avenir du poche serait compromis en raison du succès croissant des liseuses, tablettes et autres supports électroniques pour la lecture d’ebooks. Le phénomène doit être suivi de près, mais nous n’en sommes pas encore là.

lundi 10 juin 2013

Cette semaine en librairie, bientôt l'été

Les arrivages de nouveautés vont se tarir, c'est la saison qui veut ça. Mais tous les livres étant pour toutes saisons, les deux titres arbitrairement élus cette semaine n'auront même pas besoin du beau temps pour être en phase avec les humeurs diverses qui vous animeront prochainement. (Tiens! on dirait presque un horoscope, non?) Côté thriller, on découvre Anders De La Motte et on continue à suivre Dan Wells.

Henrik Pettersson, dit HP, la trentaine, vit de petits larcins en marge de la société suédoise. Lorsqu'il trouve dans le métro un portable dernier cri, son premier réflexe est de le revendre. Mais l'appareil affiche obstinément un message: «Tu veux jouer?» En cliquant sur OUI, Henrik ne se doute pas que ce «jeu» aux apparences innocentes va l'entraîner dans une escalade dont l'enjeu ultime pourrait bien être sa propre vie...
Rebecca Normén est l'exacte opposée de HP: sérieuse et rationnelle, elle a récemment été promue garde du corps. Tout irait pour le mieux dans sa vie si elle ne trouvait pas régulièrement des petits mots menaçants dans son casier. L'expéditeur en sait beaucoup trop long sur son passé. Mais que cherche-t-il? À jouer avec elle?
Les mondes de HP et de Rebecca vont se rapprocher de manière inexorable. Mais si la réalité n'est qu'un jeu, qu'est-ce qui est encore réel?

Dan Wells, Nobody
Si l’envie vous prend de jouer au chat et à la souris avec un serial killer, dites-vous bien que vous serez toujours la souris. L’avertissement, qui vaut pour tout le monde, ne semble avoir aucune prise sur John Wayne Cleaver. Obsédé par les tueurs en série, celui-ci n’a en effet aucun scrupule à entrer dans le jeu.
Il faut dire que John a un atout de taille dans sa manche: des pulsions homicides incontrôlables. Il lui arrive en effet à lui aussi, de temps à autre, de se transformer en monstre assoiffé de sang. Aussi a-t-il décidé de s’attaquer aux éléments les plus meurtriers de la société plutôt que de s’en prendre à d’innocentes victimes. Cette fois, le serial killer qu’il a choisi de défier en l’attirant dans sa petite ville tranquille de Clayton se nomme Nobody. Après quelques interminables semaines d’attente, des meurtres commencent enfin à ensanglanter Clayton. Nobody est bel et bien là. Et la partie peut commencer.
Fidèle à son habitude, Dan Wells nous offre un nouveau cocktail d’humour noir et de suspense. Servi bien frappé.
Dan Wells est né en 1977. Après Je ne suis pas un serial killer et Mr Monster, publiés chez Sonatine Éditions, Nobody est l’ultime volume de la trilogie consacrée à John

Wayne Cleaver.

vendredi 7 juin 2013

Sortie d’une armoire, une robe accuse

Elsa s’avance vers la mort. Presque tranquillement. Sa vie a été pleine, ponctuée de publications et de succès. Mais le cancer l’a rattrapée et il ne lui reste qu’à profiter comme elle l’entend des dernières semaines, des derniers jours – quitte à se montrer joyeusement capricieuse. De temps à autre, une crainte surgit : elle n’est pas prête, dit-elle. Le plus souvent, elle essaie de ne pas y penser. D’autres y pensent pour elle. Les médecins, bien sûr. Et la famille. Surtout la famille : un mari, une fille, deux petites-filles, un homme et une majorité de femmes pour faire la lumière sur quelques épisodes du passé.
Car le couple formé par Martti, artiste peintre réputé, et Elsa, auteure de livres de référence, n’est paisible que si on le considère de l’extérieur, sans creuser sous la surface. Une robe sortie d’une armoire sera le révélateur de tensions anciennes, longtemps cachées pour sauver l’amour, l’essentiel au fond. La robe qu’Elsa donne à sa petite-fille Anna appartenait à une autre femme : « C’est celle d’Eeva », dit Elsa. « J’ignorais qu’elle était restée dans le placard toutes ces années. » Ce n’est pas la première fois que des vêtements d’Eeva se retrouvent au mauvais endroit, signe d’une histoire moins fluide que prévu. Eeva était entrée dans la famille comme jeune fille au pair. Puis elle est devenue la maîtresse de Martti qui a failli tout quitter pour elle.
Anna, désireuse de savoir et de comprendre, cherche les traces d’Eeva. Celle-ci fut une mère de substitution pour la fille d’Elsa, souvent absente en raison de ses activités. Des liens ambigus se sont noués avant de se distendre. Disparition d’Eeva. Jusqu’à la quête d’Anna, qui permet à Riikka Pulkkinen, romancière très douée, de faire renaître la jeune femme. De suivre son parcours, depuis les premiers moments de trouble en compagnie de Martti jusqu’à la fin de sa vie.
L’armoire des robes oubliées est le deuxième roman de Riikka Pulkkinen, le premier traduit en français. Ses débuts en 2006, nous dit-on, avaient déjà été très bien accueillis par les lecteurs finlandais. Si Raja (La frontière) possédait quelques-unes des qualités de ce livre-ci, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi. La finesse de l’approche dénote un sens aigu de la psychologie individuelle autant que collective. Tous les membres de la famille, et Eeva en sus, sont influencés par la compagnie des autres. Mais ils suivent leur propre chemin avec une volonté affirmée, même quand cela suppose des débuts de conflits. Qu’ils gèrent ensuite comme ils peuvent, c’est-à-dire au mieux. On s’attache à chacun, quels que soient les défauts qu’on découvre peu à peu. Ces personnages sont profondément humains, forces et faiblesses confondues dans des caractères clairement définis. Cette traduction, décidément, en appelle d’autres.


jeudi 6 juin 2013

Tom Sharpe, la mort d'un rigolo

Tom Sharpe m'a beaucoup, beaucoup fait rire. Je viens d'apprendre sa mort, à l'âge de 85 ans, en Espagne. Plutôt que de me lamenter, je vais essayer de vous faire rire avec moi en remontant, depuis le début, la saga de Wilt. Ce qui n'est pas rien. Cinq volumes irrésistibles...

Wilt, 1 à 3
En 1976 vint Wilt : Chaque fois qu’Henry promenait son chien ou, pour être plus précis, chaque fois que son chien l’emmenait promener ou, pour être exact, chaque fois que Mrs Wilt leur enjoignait de débarrasser le plancher car c’était l’heure de ses exercices de yoga, il suivait invariablement le même chemin.
Première phrase programmatique. Wilt est affublé d’une épouse qu’il déteste et qu’il envisage très sérieusement de tuer. En répétant son futur crime sur une poupée gonflable qui lui a valu des ennuis, il déclenche une imprévisible série de catastrophes.
Dans le deuxième volet, cet homme fidèle par peu de goût pour la gymnastique sexuelle tombe raide dingue d’une jeune fille au pair. Mal lui en prend : elle se révèle une bombe au sens premier du mot, avec tout ce que cela implique de terrorisme actif.
Et, dans le troisième tome, une étudiante de son lycée est retrouvée morte par overdose dans la chaufferie de l’établissement. Il suffit de quelques contradictions bénignes dans les déclarations de Wilt pour que celui-ci aggrave son cas. Et se transforme en dangereux espion sur une base américaine…

Tom Sharpe n’a pas toujours fait rire tout le monde : aux début des années soixante, alors qu’il était installé en Afrique du Sud depuis une dizaine d’années, il en a été expulsé pour avoir écrit et représenté une pièce dénonçant l’apartheid. Revenu en Angleterre, il a créé en 1976 un formidable personnage de professeur bougon qui attire les catastrophes. Trois fois déjà, il l’avait plongé dans des situations dont il n’aurait pas dû se tirer.
Au fil du temps, et puisqu’il a si bien survécu qu’il renaît aujourd’hui dans une quatrième aventure, Wilt a vu son métier de professeur de culture générale se transformer en travail administratif. Il gère l’impossibilité d’organiser un département du « Tech » (un Institut professionnel qui dispense aussi des cours pour adultes) où il n’enseigne plus guère. Eva, son épouse, n’est pas devenue plus agréable en prenant des années et des kilos. Elle s’est même reproduite dans d’intenables quadruplées qui poussent de plus en plus souvent Wilt au bistrot, la bière lui étant d’un grand réconfort. Bref, la vie professionnelle et la vie domestique se rejoignent sur le terrain de toutes les déceptions.
Curieusement, au début de Wilt 4, notre héros, de retour au foyer conjugal la vessie pleine et pressé de se soulager, trouve une Eva euphorique : toute la famille est invitée aux Etats-Unis chez l’oncle Wally et la tante Joan. Un couple riche qui envisage de rédiger un testament en faveur des quadruplées. A condition que celles-ci cessent de jurer comme des charretiers et respectent les vraies valeurs de l’Eglise du Christ vivant de Wilma, ce qui paraît peu vraisemblable. Quant à Wilt, sa décision est vite prise : Plutôt crever qu’aller aux Etats-Unis pour se faire traiter comme un minus par l’oncle Wally et la tante Joan ! Il prétexte donc le remplacement d’un collègue pour rester en Angleterre et s’organiser une randonnée pédestre en père peinard, à l’aventure mais pas trop.
Les vacances tranquilles de Wilt et le merveilleux séjour américain de ses cinq femmes sont évidemment un programme trop paisible pour l’imagination perverse de Tom Sharpe qui ne tarde pas à lancer ses premières peaux de banane sous les pieds du marcheur solitaire en même temps qu’il glisse un stock de drogue dans les innocents bagages des voyageuses.
A partir de là, des deux côtés de l’Atlantique, c’est reparti pour de l’agitation en chaîne, comme on aime. A l’ouest, la brigade des stupéfiants est sur les dents. A l’est, l’inénarrable inspecteur Flint, qui s’est déjà cassé trois fois les dents sur le cas Wilt et a failli devenir fou lors d’un interrogatoire délirant, n’arrive à croire ni à la Wilt Connection ni à la possibilité qui lui serait enfin offerte de coincer le dangereux individu qui se cache derrière la personnalité d’un tranquille professeur. On en a vu d’autres. On en verra encore…
Tom Sharpe ne se casse pas la tête à construire des scénarios complexes. Il tire sur un fil et advienne que pourra, un malentendu entraîne un incident qui tourne à la catastrophe avec un naturel désastreux. Les dialogues sont à fleurets non mouchetés, cela éclabousse dans tous les sens et on se laisse prendre, une fois encore, à une fantaisie comique qui balaie toute raison sur son passage.
C’est parfois à hurler de rire, à condition de ne pas avoir le bon goût comme critère absolu. Mais que viendrait faire le bon goût dans cette suite de péripéties plus folles les unes que les autres ? Tom Sharpe doit être de ces auteurs prêts à exterminer leur entourage pour un bon mot. Et, quand il abandonne finalement ses personnages en déposant chez Wilt, en guise de touche finale, un doigt de sagesse bien inutile, nous nous retournons sur un champ de ruines : on a connu bien des malheurs et qu’est-ce qu’on s’est amusé !

On reconnaît un roman de Tom Sharpe, dans la traduction française, au ton et à la longueur de son titre. Respirons un grand coup et allons-y, d’un souffle : Comment enseigner l’histoire à un ado dégénéré en repoussant les assauts d’une nymphomane alcoolique. Il s’agit bien d’une aventure de Wilt. My name is Wilt, Henry Wilt, dirait-il s’il était homme à se présenter fièrement devant tous ceux qui mettent en danger son intégrité physique et mentale ainsi que sa liberté. Le monde est pour lui le lieu d’un vaste complot dans lequel un flic ne cesse de vouloir l’arrêter (il y arrive parfois), son épouse de lui faire des ennuis, ses quadruplées de multiplier ces ennuis par bien plus de quatre, tandis que tous les autres y ajoutent leurs vices personnels.
Cette fois, Wilt est chargé, pendant les vacances, de préparer Edward Gadsley à des examens. Madame Wilt n’y voit que des avantages : leurs propres vacances seront gratuites dans la propriété de la famille du jeune homme et un très bon salaire permettra aux « quadruplettes », ces sauvageonnes rejetées de touts les établissements scolaires, d’intégrer une institution plus huppée. La mère d’Edward, qui a monté l’affaire, en bave déjà : ses appétits sexuels seront peut-être comblés par le professeur. Qui ne demande qu’à s’enfuir. Il n’a aucune envie de coucher avec sa patronne, Edward est un monstre prêt à faire feu sur tout ce qui bouge et où est, dans tout cela, le repos qu’il a mérité ?
Tom Sharpe n’aime rien tant que jeter son souffre-douleur préféré dans la fosse aux lions. Et jamais à l’heure paisible où ils vont boire… Le cinquième Wilt, comme les précédents, est un roman de la démesure, pas seulement pour le titre. Certes, il faut aimer les grosses farces et le théâtre de boulevard pour l’apprécier comme il se doit. C’est-à-dire sans se prendre la tête, en se laissant aller aux péripéties même invraisemblables. Toutes barrières logiques levées, le terrain est largement ouvert au rire.

Les angoisses dérisoires d’un contemporain

De livre en livre, Nicolas Fargues pose son regard aigu sur des personnages auxquels il paraît craindre de ressembler. Il les traite donc avec une ironie souriante au lieu de leur enfoncer la tête sous l’eau définitivement, comme on le sent parfois sur le point de le faire. Il leur gratte les plaies comme s’il les soignait, alors qu’il les entretient.
Le nouveau triste héros avec lequel il compte nous amuser cette fois est un écrivain de quarante-trois ans. Outre qu’il prend conscience, parfois, de son âge, il n’est plus l’auteur à succès qu’il a été – et n’envisage pas vraiment, faute de sujet, de le redevenir. Son père ne trouve plus son nom quand il le cherche dans les actualités de Google, son éditeur annule un dîner sous un prétexte qui pue la mauvaise foi.
A propos de puer, signalons l’importance capitale des odeurs dans La ligne de courtoisie. L’écrivain achète « des bougies odoriférantes », il se contraint à « tolérer dans le métro les exhalaisons dermiques et autres remugles intestinaux de mes congénères anonymes ». Dorothée, rentrant de son cours de yoga sans avoir pris le temps de prendre une douche, exacerbe « par tous les pores de son derme cette odeur apocrine naturellement soufrée qui, jadis, m’avait fait tant hésiter à partager de nouveau son lit au terme de notre première copulation. » Et autres notations du même genre, pendant les quatre-vingts premières pages soumises aux réflexes d’un homme occidental respectueux des codes sociaux. Parmi lesquels la courtoisie, qu’il a développée comme un art de l’esquive peu convaincant dans la pratique, n’est pas le moindre. D’autres conduisent à évaluer les qualités respectives des produits proposés à la convoitise de celui qui peut les acquérir, soupesées en fonction des regards des autres…
Mais tout va changer. Il s’installe à Pondichéry. Du moins, tout changerait peut-être si les contraintes ne lui retombaient pas d’emblée dessus. La maison qu’il a louée n’est pas libre, c’est lui qui finit par se faire engueuler. Et son éventuel avenir d’écrivain ne se dessine qu’à l’ombre de Stephen King, auprès duquel il se sent tout petit… Malgré un séjour bourré d’inconvénients qu’il glisse sous le tapis, au contraire de la crasse contre laquelle il s’acharne, cela pourrait n’être pas si mal. Sinon qu’il faut rentrer en France, pour d’autres aventures dérisoires.
Et c’est ainsi, sans trop se prendre au sérieux, que Nicolas Fargues fait le tour des angoisses contemporaines.


mercredi 5 juin 2013

L'art du jeu et de la vie

On pourrait, au départ, émettre une hypothèse : le sport est une métaphore de l’existence. Et, à l’arrivée, constater que Chad Harbach est désormais un des écrivains à l’avoir démontrée le plus efficacement. Y compris pour des lecteurs européens dont la plupart ne connaissent ni ne comprennent les règles du baseball, puisque c’est de ce sport qu’il est question. Les lecteurs se moquent bien d’évaluer ou non la place d’un arrêt-court sur le terrain, à partir du moment où le pivot de l’équipe est de toute évidence Henry Skrimshander, avec son talent exceptionnel. Et où le moment où il bascule de la confiance vers le doute est aussi le déclencheur d’un certain nombre d’événements majeurs. Dans lesquels s’empêtrent, comme dans des filets, plusieurs autres personnages de premier plan.
Nous sommes sur le campus du Westish College, une université du Wisconsin. Mike Schwartz, capitaine de l’équipe, a pris Henry en charge. Il l’entraîne pour améliorer la technique qu’il a développée seul – et en lisant L’art du jeu, sa bible. Mais la fragilité de Mike apparaît quand il ne parvient pas à enrayer la baisse de régime de son protégé. Celui-ci, en même temps, se rapproche dangereusement de Pella, la fille du président de l’université, qui vit en couple avec Mike. Tandis que Guert Affenlight, le président lui-même, jusque-là fou de Melville, ce qui ne prêtait pas à conséquences, tombe amoureux d’Owen, compagnon de chambre d’Henry. Ces liaisons interfèrent sur l’équipe de baseball, caisse de résonance du campus qui est également secoué.
Chad Harbach a, nous dit-on, travaillé dix ans sur la rédaction de ce premier roman d’une rare ampleur, dont chaque élément éveille des échos plus loin, où toutes les facettes de personnalités très riches sont mises en lumière au fil du récit. L’ouvrage se lit comme un feuilleton dont la profondeur de champ aurait été particulièrement soignée. Et, quand on le referme, on sait que ses protagonistes continueront longtemps de nous hanter.


lundi 3 juin 2013

Cette semaine en librairie, des cadavres partout

Réjouissons-nous: ils bougent très bien, les cadavres que nous présentent trois éditeurs cette semaine. Celui de Jean-Marc Roberts, éditeur disparu il y a peu, reprend ses postures de vivant sous la plume de Philippe Claudel. Celui de John Fante, mort il y a 30 ans, nous donne encore de belles secousses littéraires. Et celui de Mats Sverin, dans le nouveau polar de Camilla Läckberg, fournit l'occasion d'une septième enquête à son héroïne préférée...

Philippe Claudel, Jean-Barck
«J’ai connu un Jean-Marc. Il y en avait au même moment des dizaines d’autres. J’en suis sûr. J’aimais ta géométrie variable, que je n’ai jamais constatée mais que je supposais. Tu avais l’art de l’adaptation. Ce qui t’importait, c’était moins toi-même que celui qui te faisait face. Tu ne te mettais jamais en avant. Tu faisais exister l’autre. Il devenait à ton contact l’être soudainement le plus important. Tu étais changeant, arc-en-ciel. Je te soupçonnais de pouvoir dire à l’un quelque chose et au suivant son contraire. Aucune hypocrisie dans cela. Tu n’étais pas là pour juger des opinions. Tu nous prenais comme nous étions. Tu nous donnais ce que nous espérions trouver. Tu savais, pour l’être toi-même, qu’un auteur est plus fragile qu’une libellule. Il te fallait tout simplement préserver les conditions dans lesquelles ses ailes pouvaient continuer à se déployer, fines et somptueuses.»

«Un jour j'ai sorti un livre, je l'ai ouvert et c'était ça. Je restai planté un moment, lisant et comme un homme qui a trouvé de l'or à la décharge publique. J'ai posé le livre sur la table, les phrases filaient facilement à travers les pages comme un courant. Chaque ligne avait sa propre énergie et était suivie d'une semblable et la vraie substance de chaque ligne donnait sa forme à la page, une sensation de quelque chose sculpté dans le texte. Voilà enfin un homme qui n'avait pas peur de l'émotion. L'humour et la douleur mélangés avec une superbe simplicité. Le début du livre était un gigantesque miracle pour moi. J'avais une carte de la bibliothèque. Je sortis le livre et l'emportai dans ma chambre. Je me couchai sur mon lit et le lus. Et je compris bien avant de le terminer qu'il y avait là un homme qui avait changé l'écriture. Le livre était Demande à la poussière et l'auteur, John Fante. Il allait toute ma vie m'influencer dans mon travail.» (Charles Bukowski, 1979)
«Une ligne, dix lignes, une page. On ouvre un livre de John Fante et l'on se dit que c'est ça. Que la vie est là, brute, brutale, brûlante. L'émotion à l'état pur. Des mots qui mordent dans le tendre. Et toute cette souffrance qui jaillit d'un volcan jamais éteint, jamais refroidi.» (André Clavel, L'Express)

Camilla Läckberg, Le gardien de phare
Par une nuit d’été, une femme se jette dans sa voiture. Les mains qu’elle pose sur le volant sont couvertes de sang. Avec son petit garçon sur le siège arrière, Annie s’enfuit vers le seul endroit où elle se sent en sécurité: la maison de vacances familiale, l’ancienne résidence du gardien de phare, sur l’île de Gråskär, dans l’archipel de Fjällbacka. Quelques jours plus tard, un homme est assassiné dans son appartement à Fjällbacka.
Mats Sverin venait de regagner sa ville natale, après avoir travaillé plusieurs années à Göteborg dans une association d’aide aux femmes maltraitées. Il était apprécié de tous, et pourtant, quand la police de Tanumshede commence à fouiller dans son passé, elle se heurte à un mur de secrets. Bientôt, il s’avère qu’avant de mourir Mats est allé rendre une visite nocturne à Annie, son amour de jeunesse, sur l’île de Gråskär – appelée par les gens du cru “l’île aux Esprits”, car les morts, dit-on, ne la quittent jamais et parlent aux vivants…
Erica, quant à elle, est plus que jamais sur tous les fronts. Tout en s’occupant de ses bébés jumeaux, elle enquête sur la mort de Mats, qu’elle connaissait depuis le lycée, comme Annie. Elle s’efforce aussi de soutenir sa sœur Anna, victime, à la fin de La Sirène, d’un terrible accident de voiture aux conséquences dramatiques… Avec Le Gardien de phare, Camilla Läckberg poursuit la série policière la plus attachante du moment.

samedi 1 juin 2013

Stéphane Hoffman, une bourgeoisie en fin de cycle

Quarante ans d’un mariage tout confort, sans excès. Mais, à l’intérieur, cela secoue si bien que Pierre et Hélène sont au bout d’un cycle dont ils se sont satisfaits, aidés par l’aisance matérielle et ancrés dans les habitudes. Parmi celles-ci, la plus remarquable est probablement qu’Hélène aimait Pierre absent. Il l’était souvent, cumulant les responsabilités et les postes dans des affaires florissantes qui lui prenaient à peu près tout son temps. « Une maîtresse serait moins prenante », disait Hélène, trouvant commode l’occupation de son mari et imaginant mal Pierre couchailler à gauche ou à droite – ce qu’il faisait pourtant.
Hélène s’est mise en tête de fêter dignement leur quarantième anniversaire de mariage, histoire de montrer à toutes leurs connaissances qu’ils vont bien. Tandis que Pierre a entrepris de se dégager du monde professionnel. Les deux projets sont en rupture totale avec les accords tacites qu’ils avaient passés entre eux. Ils ne sont plus dans des autos tamponneuses, à la liberté d’action limitée par la dimension de la piste, mais plongent dans l’inconnu. Un peu effrayant, cet inconnu. A moins qu’il soit l’occasion de rebondir.
Dans Les autos tamponneuses, Stéphane Hoffmann fouille, à la pointe sèche, les blessures secrètes d’une bourgeoisie qui s’ennuie sans oser se l’avouer. Sourires de façade et rancœurs tenaces, la recette est ancienne et cependant fonctionne encore très bien quand elle est réalisée, comme ici, sans la moindre lourdeur. Et avec un petit sourire ironique.