vendredi 28 février 2014

Manuel de l'arriviste littéraire (6)


Les débuts (suite)

Tuez votre maîtresse ou battez-vous en duel, avons-nous dit, et vous ferez un début sensationnel, surtout si vous savez donner de la publicité à l’affaire.
Il ne peut être question de rater votre maîtresse ; si elle en réchappe, vous vous serez donné beaucoup de mal pour rien. Donc, avant de faire votre coup, exercez-vous longtemps à l’avance et ne laissez rien au hasard. Prenez la précaution de vous faire photographier avant le crime, afin que les journaux publient autre chose que la photographie qui sera prise de vous à l’anthropométrie et où vous serez représenté sans faux-col ni cravate, c’est-à-dire très désavantagé physiquement. Autant que possible, tuez une maîtresse que vous n’aimez plus et qui se cramponne, de cette façon vous ferez deux excellentes affaires en même temps.
Quant au duel, c’est un moyen qui fut beaucoup à la mode, mais qui a été très galvaudé. Il est encore cependant honorable. Le duel importe peu, c’est sa préparation qui est essentielle. Il faut que les échanges de lettres et polémiques qui le provoquent durent interminablement. Tous duellistes littéraires qui se respectent doivent faire appel, pour diriger le combat, à M. Rouzier-Dorcières.

P.-S. La présentation de cette série d'articles publiés dans L'Aurore en 1914 se trouve ici. Ils ont été retrouvés grâce à Gallica.

jeudi 27 février 2014

Le corps selon Daniel Pennac

Daniel Pennac avait établi, dans Comme un roman, les droits du lecteur – quelques lignes célèbres, citées partout. En ce qui concerne le romancier, pas besoin de liste : il possède tous les droits, y compris celui de ne pas porter la mention « roman » sur un livre afin de mieux le faire passer, avec l’aide d’un avertissement signé D.P., pour un authentique journal. Ce que n’est pas, disons-le tout de suite, Journal d’un corps, même présenté comme la transcription de carnets tenus de 1936 à 2010 par le père de Lison, c’est-à-dire de 12 à 87 ans, jusqu’au dernier moment de lucidité avant la mort.
Très vite, il décide de ne pas faire comme tout le monde : « Ceux qui écrivent leur journal tout court, Luc ou Françoise, par exemple, parlent de tout et de rien, des émotions, des sentiments, des histoires d’amitié, d’amour, de trahison, des justifications à n’en plus finir, ce qu’ils pensent des autres, ce qu’ils croient que les autres pensent d’eux, les voyages qu’ils ont fait, les livres qu’ils ont lus, mais ils ne parlent jamais de leur corps. » Voilà donc son sujet, dicté en partie par sa mère quand elle lui dit qu’il ne ressemble à rien. Et par la confirmation de cet avis quand il se compare, dans le miroir de son armoire, à la planche du Larousse reproduisant un écorché. Tous ces muscles dont il ne trouve pas trace chez lui…
En outre, il souffre d’une sensibilité écorchée qui le fait tourner de l’œil à la vue du sang ou à la moindre douleur. La faute à son imagination et à un manque d’amitié entre lui et son corps. Il est nécessaire d’y remédier par l’observation autant que par l’action. Ecrire ces pages, développer ses muscles, lutter contre le vertige…
Au fil des années, quelques descriptions peu banales indiquent comment le narrateur s’approprie son corps. Il apprend à « rouler sa chaussette » pour faire pipi plus loin – plus tard, le mot « décalotter » trouvera grâce à ses yeux, parce que cela « vous a un petit air de voiture décapotable qui ne me déplaît pas. Sans compter la calotte des curés. Je décalotte, et hop ! un curé de moins. » A 25 ans, sa relation avec Caroline est comparée aux fulgurances d’une carie, manière de ne pas dévier de cap et de ne pas tomber dans le journal intime. L’arrachage sauvage d’un polype est une scène aussi insupportable pour le lecteur que celle du dentiste dans le film Marathon man. En revanche, le plaisir est au rendez-vous des feux rouges où l’automobiliste peut tranquillement se curer le nez. Plaisir encore, « au-dessus d’un étron irréprochable, tout d’une pièce, parfaitement lisse et moulé, dense sans être collant, odorant sans puanteur, à la section nette et d’un brun uniforme, produit d’une poussée unique et d’un passage soyeux, et qui ne laisse aucune trace sur le papier, ce coup d’œil d’artisan comblé : mon corps a bien travaillé. »
Rien n’est étranger au corps, même pas l’angoisse générée par une pelote de nerfs, ni la sensation de manque quand meurent des proches puisque c’est leur absence physique qui fait souffrir. Paradoxalement, rien ne reste pourtant plus étranger que le corps, quand bien même on a passé une vie à son écoute. « Vous ne savez donc rien de votre corps ? Le sujet ne vous intéresse pas ? », demande un médecin à l’homme de 86 ans, sans imaginer l’ironie de ses questions…
Pour achever de convaincre les incrédules, Daniel Pennac place successivement le siège de l’âme dans les sinus, dans les testicules et dans les os. Preuves à l’appui !

mercredi 26 février 2014

Philippe Claudel guidé par les odeurs

Il faut relire souvent les pages d’A la recherche du temps perdu dans lesquelles Proust relate l’expérience de la mémoire vécue par son narrateur au moment où celui-ci, mettant en bouche un morceau de madeleine trempé dans du thé, est envahi d’un plaisir dont il cherche l’origine. En vain, d’abord, jusqu’à ce qu’il le rapproche d’un souvenir précis. D’où cette explication : « quand d’un passé ancien rien ne subsiste […], l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »
Philippe Claudel n’est pas Marcel Proust mais les odeurs le guident dans Parfums, avec les saveurs en prime, parfois. Le découpage est comparable à celui de François Bon dans Proust est une fiction qui paraissait presque en même temps (va-et-vient constant entre les lectures), une soixantaine d’entrées, et l’organisation est bien visible, l’ordre alphabétique, ce qui permet bien sûr de n’en faire qu’à sa guise.
L’auteur ne s’en prive pas, d’« acacia » à « voyage ».
Le premier évoque d’abord une couleur et glisse à bicyclette vers les copains d’autrefois en fermant les yeux pour retrouver, nous y sommes, le « parfum des pétales » aussitôt associé à la « joie fébrile que chaque printemps apporte de nouveau. »
Le dernier passe par Baudelaire et une multitude de villes où l’on respire « l’haleine des pays nouveaux » en général ou, en particulier, les « blonds entassements capiteux » du marché de Diyarbakir pour se focaliser sur deux lieux auxquels l’auteur, où qu’il soit, fait ses premières visites : l’église, en pays chrétien, où il retrouve « partout la même odeur de pierre froide, de cire, de myrrhe et d’encens », et le marché, où il sent « l’âme d’une terre et la peau des hommes, le fruit de leur travail dans un étourdissant mélange d’odeurs effroyables et délicieuses, de graisse crue ou grillée, de citronnelle, de coriandre coupée grossièrement aux ciseaux, de fiente d’oiseaux captifs », etc.
Variations de fragrances jetées en travers du chemin pour recouper les méandres de la mémoire, ou catalogues de parfums jusqu’à l’épuisement et la diminution du sens olfactif ? Le livre hésite entre les deux si bien qu’il perd un peu de la consistance qu’on lui trouve de temps à autre et qui aurait été bienvenue dans toute sa longueur. Philippe Claudel s’est, sans nul doute, fait plaisir. Au risque d’oublier son lecteur en route quand il néglige de lui ouvrir la porte de plaisirs très personnels.

mardi 25 février 2014

Le retour d’Alain Mabanckou à Pointe-Noire

Vingt-trois ans : c’est le temps depuis lequel Alain Mabanckou n’était pas retourné à Pointe-Noire où il a passé son enfance et sa jeunesse. Il habite, pour ce séjour, à l’Institut français, dont les Ponténégrins, ainsi que s’appellent ses habitants, gardent le souvenir du temps où il était le Centre culturel français (on en connaît d’autres qui continuent à ne pas se faire au nouveau nom de son équivalent, plus près de nous). Et il écrit sur ces retrouvailles complexes, sur la collision parfois brutale entre les images du passé et celles du présent.
Le cinéma Rex, où il allait comme tout le monde s’extasier devant les aventures de Bud Spencer et Terence Hill, est devenu une église pentecôtiste qui témoigne de la prolifération des sectes. Peu accueillante, la Nouvelle Jérusalem : il n’est pas autorisé à y entrer avec sa compagne qui prend les photos illustrant Lumières de Pointe-Noire. Il faudra l’intervention du propriétaire du bâtiment pour qu’ils y pénètrent. Le cinéma est mort, les « libraires par terre » aussi, qui proposaient quelques ouvrages aux spectateurs sortant de la salle. Surprise : le titre le plus demandé était un livre de Guy des Cars, Sang d’Afrique, surtout à cause du titre, peut-on supposer (et même espérer). Mabanckou qui, à la même époque, écumait la bibliothèque du Centre culturel en lisant les romanciers dans l’ordre alphabétique, constatera en France que l’auteur de ce livre est sous-estimé : « Cela n’effaça pas pour autant l’admiration que je vouais à celui qui, certainement, avait donné le goût de la lecture à toute une génération de Ponténégrins, voire d’Africains francophones. » Par quels détours ne faut-il pas passer pour former un écrivain…
Le plus aigu, parfois le plus douloureux aussi, dans ce retour touche à la famille. Sa mère est morte depuis longtemps, même s’il a longtemps laissé croire autour de lui qu’elle vivait encore. Certains se disputent la parcelle sur laquelle s’élève encore, dans un état précaire, la maison en bois où il a grandi avec elle et son père adoptif. D’autres, voyant en lui l’Africain qui a réussi, lui réclament de l’argent comme un dû… Sentiments mélangés où l’émotion et l’exaspération se confondent parfois.
Lauréat du Prix Renaudot en 2006, Alain Mabanckou est devenu un « incontournable » de la littérature écrite en français. Son œuvre a été couronnée, dans son ensemble, par l’Académie française en 2012, puis par la Principauté de Monaco l’année dernière, au moment où il venait d’être nommé président de la Foire du Livre de Brive-la-Gaillarde. Cette année, il préside le jury du Prix du Livre Inter. On ne peut décidément plus se passer de lui. Et c’est très bien ainsi.

lundi 24 février 2014

Katherine Pancol, encore

Sa trilogie des écureuils, des crocodiles et des pandas (non, pas des pandas) aurait pu la laisser épuisée, si l'on compte le nombre de pages (beaucoup, trop pour ma petite tête), aurait pu soûler les lecteurs et les lectrices - celles-ci en plus grand nombre, nous disent les éminents spécialistes qui ont mené sur le sujet des études pointues.
Mais pas du tout. Katherine Pancol n'allait pas abandonner aussi facilement ses Cortès et l'or du Pérou (comment? il ne s'agit pas de la famille de Cortés? Bon...).
Donc, la sémillante Katherine est passée par la Foire du Livre de Bruxelles (à propos, c'est le dernier jour aujourd'hui), encadrée par une nuée de porteurs chargés des exemplaires de Muchachas, premier volume - les deux autres suivent sans tarder, en avril et juin, on sait ce qu'on va lire cet été (non, pas moi, merci).
Vous aviez oublié les épisodes précédents? Ou négligé de vous pencher sur cette grande oeuvre de la littérature contemporaine? Pas grave, on fait mine de tout reprendre à zéro et les distraits ont droit à quelques notes pour les renvoyer vers le passé. De toute manière, ici, c'est Stella qui nous intéresse (disons-le ainsi), sa guerre personnelle contre à peu près le monde entier, les violences qu'elle a subies, les menaces qui pèsent sur elle, son amour et son amour (un homme est le premier, un enfant le second, sans ordre hiérarchique). A la fin de ce premier tome, Tom, le fils de Stella, tient un fusil à la main et, comme on vient de retrouver le cadavre d'un chien, ça n'annonce rien de bon pour la suite.
Le feuilleton roule en tout cas bon train, on a à peine le temps de voir le paysage mental qu'on se trouve déjà ailleurs, d'une révélation à une autre. D'accord, toutes les familles ont leurs secrets, mais cette famille-là a ratissé large - il faut, bien entendu, tenir encore deux volumes sans perdre l'attention du lecteur (ou de la lectrice, oui, je l'ai déjà dit).
Le feuilleton roule si bon train qu'il faut quand même s'accrocher pour débrouiller toutes les embrouilles d'un récit touffu aux personnages parfois réduits à des silhouettes ou à des caricatures. Quand il s'agit d'aller au cœur des choses, de creuser les insondables (oui, on creuse longtemps) mystères du passé qui ne passe pas, rassurez-vous: coup de frein, regards concentrés, dialogues tendus et respiration bloquée. Il ne manque que les roulements de tambour pour signaler l'importance du moment.
Bon, cela dure 422 pages, j'étais content d'en avoir terminé, je vous laisserai me raconter la suite si vous en avez envie.

samedi 22 février 2014

Pandore, la ville de Nadine Monfils où tout est possible

Une trentaine d’années après Laura Colombe, le recueil de contes érotiques et cruels qui l’avait fait connaître au public belge, Nadine Monfils n’a rien perdu de sa fantaisie. Elle a, dans le même temps, accru sans cesse le nombre de ses lecteurs. Si bien qu’elle occupe aujourd’hui, sur le terrain d’un polar imprégné de sa singulière poésie, une place majeure pour les amateurs d’un imaginaire libéré de toutes contraintes. Comme elle a en outre beaucoup publié, ses livres arrivent en rafale chez les libraires et à la Foire duLivre, des rééditions accompagnant une nouveauté.
Son éditeur a remis en selle le commissaire Léon, héros de dix romans (et d’un film, Madame Edouard) resservis en cinq volumes en cours de réédition. A Montmartre, son port d’attache, ou à Rome, il tire les fils d’enquêtes improbables tout en nouant ceux des lainages qu’il tricote pour son chien homosexuel, Babelutte.
En poche l'an dernier, La petite fêlée aux allumettes rappelait que Pandore n’est pas une ville de tout repos. Cela se confirme dans La vieille qui voulait tuer le bon dieu (en poche cette année) que Nadine Monfils y a situé. Les premières lignes plantaient, sinon le décor, le thermomètre à une altitude élevée : « Ce jour-là, le soleil avait dénoué son écharpe et inondait Pandore de ses rayons dorés. L’après-midi touchait à sa fin et il faisait une chaleur à cuire un œuf sur le dos d’un pitbull. »
On n’a pas fini de chauffer, en particulier Ginette, femme de ménage dans une entreprise de pompes funèbres, épouse fidèle de Marcel qui l’attend chaque jour à la maison, confiant dans sa ponctualité. Ce jour-là, Ginette, qui n’est pas exempte de coquetterie (bien qu’elle s’appelle Plouf) et qui rêvait du destin de Lady Di, s’est offert une paire de chaussures jaunes. Magnifiques. Eblouissantes. Et ancienne propriété de Lady Di, lui a dit le vendeur. Il n’en fallait pas plus pour se laisser convaincre, craquer deux cents euros détournés du compte commun, et repartir guillerette mais en retard. Un homme la suit, lui parle en poète (à deux balles), la séduit, la saute sur le capot d’une Mercedes et disparaît. Ginette a perdu une chaussure et gagné une rare allégresse. Quelle belle journée ! Gâchée au retour, cependant : Marcel, son Marcel qui s’empiffrait de bières et de pizzas, a été assassiné…
C’est le début d’une intrigue foutraque que Nadine Monfils tire dans tous les sens où son imagination la mène – et elle a l’imagination débordante. Elle est considérablement aidée dans son entreprise par Mémé Cornemuse, devenue un des personnages récurrents les plus impressionnants de la série de polars en cours. Concierge dans l’immeuble où habite Ginette, Mémé Cornemuse ne jure que par Jean-Claude Van Damme, ne se détend qu’en matant des films pornos et ne fait de projets qu’illégaux. Le dernier en date, qui justifie son poste de concierge, consiste à faire percer par un complice un tunnel menant tout droit à la bijouterie voisine. L’affaire était bien engagée mais voici qu’arrive dans le quartier, hébergée dans un couvent, « Micheline Martini, complice de son mari pédophile qui avait laissé mourir des gamines de faim dans sa cave ». Ce n’est plus la place d’une bijouterie haut de gamme. Déménagement, fin du beau projet de Mémé Cornemuse. Et rebondissements en pagaille.
A suivre, d'ailleurs, dans un nouvel épisode des aventures de Mémé Cornemuse, Mémé goes to Hollywood, tout frais paru.

vendredi 21 février 2014

Retour à l'Expo 58 de Bruxelles avec Jonathan Coe

Il fut un temps, je vous le disais il y a quelques jours, où la Foire du Livre de Bruxelles se tenait sur le Plateau du Heysel, pas très loin de l'Atomium. Cette grande structure, visible de loin, est un vestige de l'Exposition universelle et internationale de 1958, pendant laquelle se situe le dernier roman de l'écrivain britannique Jonathan Coe, Expo 58. Il était donc presque obligatoire que, son pays étant à l'honneur cette année à la Foire du Livre, Jonathan Coe y fasse une visite. Je ne sais pas s'il aura eu le temps de vérifier que le parc des Expositions ne se trouvait pas à trente kilomètres au nord de la capitale belge, mais bien plus près - c'est la seule erreur évidente que j'ai trouvée dans son roman, par ailleurs passionnant.
En fait, cette Expo n'arrange personne. Tous les pays ont autre chose à faire que de mobiliser leurs forces pour aller en représentation à Bruxelles. Quels emmerdeurs, ces Belges! Mais, puisqu'il est hors de question d'être absent, on s'organise, en Grande-Bretagne comme ailleurs, pour faire bonne figure. Il y aura deux pavillons, l'un réservé aux entreprises privées, l'autre étant la vitrine officielle du pays dans la grande tradition britannique, sans négliger la modernité. Entre les deux, on installera un grand pub, le bien nommé Britannia, où on servira des chopes de bière brassée spécialement pour l'occasion, où l'on servira des fish and chips, où une accorte serveuse évoluera parmi les clients sous l’œil d'un professionnel aguerri mais porté sur la boisson et ayant généralement oublié toute sa compétence au cours de l'après-midi. A cet homme de bars, il faut adjoindre un représentant de l'administration. Ce sera Thomas Foley, qui est jeune encore et a grimpé quelques échelons dans la hiérarchie du Ministère de l'Information. La perspective de passer six mois en Belgique, sans sa très chère épouse, le laisse perplexe: est-une une bonne nouvelle, porteuse d'une connaissance élargie du monde et de la perspective aventureuse de rencontres inattendues, ou bien va-t-il se languir de sa vie de couple malgré le peu d'enthousiasme qu'elle suscite chez lui quand il y pense honnêtement?
Un des clous du pavillon britannique est la réplique de la machine ZETA, une technologie révolutionnaire permettant une avancée considérable dans l'exploitation de l'énergie nucléaire. Révolutionnaire et très secrète, bien entendu, l'Union soviétique ne se trouvant pas très loin dans le parc d'exposition et l'Expo 58 se révélant, au fil du roman, un nid d'espions au milieu duquel Thomas joue un rôle dont il ignore presque tout. Cornaqué par deux agents, un couple construit sur le modèle des Dupond-Dupont d'Hergé, Thomas observe avec inquiétude le rapprochement amical qui se produit entre le rédacteur en chef, soviétique, du magazine Spoutnik, une feuille de propagande, et un ingénieur britannique qui est son compagnon de chambre dans la zone assez spartiate où sont regroupés les invités étrangers.
Dans le même temps, il est séduit par une hôtesse belge de l'Expo, Anneke, avec laquelle il flirte gentiment en se demandant s'il ne devrait pas aller plus loin. A moins que cette actrice américaine, très séduisante aussi, ne soit le déclic qui le conduira vers une nouvelle vie - mais quel jeu joue-t-elle, celle-là?
Expo 58 est un roman qui fait souvent sourire et qui, mine de rien, nous introduit au cœur de la Guerre froide, dans un lieu où tout se concentre pendant quelques mois. Thomas est un personnage d'autant plus attachant qu'il ne comprend pas grand-chose à ce qui lui arrive, ni dans le contexte géopolitique de l'époque, ni dans sa vie sentimentale - sur l'un et l'autre plan, le nombre d'erreurs qu'il commet est assez impressionnant.
Un vrai moment de bonheur pour le lecteur, en somme.

Encore au programme de Jonathan Coe à la Foire du Livre:
- Samedi 22, 12h-13h, rencontre animée par Lucie Cauwe autour du livre Le miroir brisé
- Samedi 22, 15h-16h, rencontre animée par Hubert Artus avec Jonathan Coe et James Meek: Fans des sixties?

jeudi 20 février 2014

Le Prix Première à Antoine Wauters

La Foire du Livre est l'occasion de multiples sous-événements, dont le Prix Première de la RTBF, prix des auditeurs, n'est pas le moindre. Il vient d'être attribué, en direct, à Antoine Wauters pour Nos mères.
La langue saisit d’abord le corps et l’esprit, par son rythme, par une cohabitation faite d’évidence entre la parole et le regard, l’un et l’autre posés sur la page et déjà projetés plus loin. Antoine Wauters, dans Nos mères, confirme tout le bien qu’on pensait de lui depuis ses débuts et ses premiers prix littéraires – d’emblée le Prix Emile Polak de l’Académie pour Debout sur la langue, paru en 2008, puis coup sur coup, l’an dernier, le Prix Marcel Thiry et celui de la ville de Tournai. Le poète, déjà, ne se satisfaisait pas de poser les mots dans leur agencement le plus juste mais amorçait un chemin qui, par le récit, devait l’amener à ce roman. Encore fallait-il qu’il en prenne conscience.
Le passage au roman est-il une évolution naturelle dans votre travail d’écriture ?
Si on regarde ce que j’ai écrit depuis quelques années, la narration est de plus en plus présente. Sans doute parce que la poésie qui vole par-dessus les choses ne m’intéresse plus autant. J’ai envie de raconter des histoires en prise avec la réalité de notre époque. Je n’ai d’ailleurs pas l’impression que Nos mères est un premier roman au sens strict.
Si un premier roman est souvent autobiographique, celui-ci s’écarte du cliché…
C’est un jeu de miroirs mobile : la vie éclaire la fiction et la fiction éclaire la vie. Contrairement à Jean, dans le livre, je ne suis pas libanais. Je n’ai qu’une mère, je n’ai pas été adopté, et ma mère ne ressemble pas à ces êtres faibles que j’ai représentés, tant la mère libanaise que la mère adoptive. S’il y a un côté autobiographique, c’est peut-être dans le ressenti de certaines choses : l’idée d’un parcours qui peut être difficile, l’idée qu’un enfant peut dépasser des choses très dures qu’il vit quand il est jeune… Ce sont des choses qui me touchent, sans l’avoir forcément vécu de très près, et qui peuvent mettre mon écriture en mouvement.
Entre la partie libanaise et la partie européenne, y avait-il l’envie de confronter deux sociétés ?
Peut-être… J’ai imaginé l’histoire comme un roman de la résilience. Petit à petit, l’enfant parvient à dépasser les grandes difficultés qui sont les siennes. C’était intéressant de montrer le contraste. La deuxième maman a peut-être, objectivement, une vie plus facile et en même temps, la troisième partie éclaire ses problèmes.
Quel est le point de départ de l’écriture du livre ?
C’est la première phrase, signée Jean Charbel, en ouverture du livre : « Enfant, quand je faisais référence à toi dans les histoires que j’inventais pour me tenir compagnie, je ne disais jamais maman, ni ma mère, mais bien plutôt nos mères. » Je ne sais pas pourquoi elle est venue. Et puis ça a été très long à écrire, même si je savais plus ou moins où je voulais aller. Le moteur, c’était une voix qui lance un texte, et j’aimais jouer sur l’idée qu’un enfant, pour faire face à une situation douloureuse, a recours à la pluralité. Sa stratégie est de s’inventer des amis imaginaires et de parler en « nous ».
Vous connaissez le Liban ?

Oui, je m’y suis rendu, j’ai des amis libanais. Même si ce n’est pas un livre qui parle frontalement de la guerre, je suis assez au courant de ce qui se passe là-bas. J’avais donc l’idée de la première partie, et de la troisième aussi. Je savais que je voulais y disculper la mère adoptive. Entre les deux, la manière dont j’allais faire venir le petit Jean en Europe et comment il allait vivre les choses, c’était plus compliqué, alors que la deuxième partie, au niveau du style, était la plus facile à écrire.

mercredi 19 février 2014

Le triangle et le Prix Franz Hessel de Frédéric Ciriez

Côté français, le Prix Franz Hessel va cette année à Frédéric Ciriez, pour son excellent Mélo. Il y a aussi un lauréat allemand, puisque cette récompense est aussi transfrontalière qu'Arte, mais je ne sais rien du livre de Jonas Lüscher qui le lui a valu.
Trois personnages, trois manières de quadriller Paris. Et un deuxième roman très réussi pour Frédéric Ciriez, remarqué en 2008 avec Des néons sous la mer. La lumière est encore présente cette fois, sous diverses formes, dont on retiendra la dernière, un orage qui éclate dans le ciel parisien et un éclair en forme de « lettre M, comme Mélo. » Puisqu’ainsi s’achève le chassé-croisé d’une Xantia immobilisée à Saint-Ouen, conducteur recroquevillé en position fœtale devant le volant, d’un camion poubelle dont le pilote deviendra passager d’une Rolls et de patins à roulettes sur lesquels virevolte une vendeuse d’objets divers.
Le mode de transport et les professions déterminent en grande partie les zones d’exploration de chacun. Sauf peut-être pour le premier, « l’homme à la Xantia », dont la soirée du mardi 30 avril se résume à une errance sur le périphérique et en proche banlieue, au cours de laquelle il n’envisage pas vraiment de croiser quelqu’un, sinon lui-même. Prélude à une fuite définitive, première partie intitulée « Transfixion » (le sens sera donné le moment venu), après laquelle il ne montera plus vers son bureau, à l’étage au-dessus d’une agence Elite, et ne croisera plus de mannequins dans l’escalier.
Parfait, Congolais de Brazzaville, est le personnage central de « Transformation ». Il conduit un camion poubelle, domine la circulation et l’équipe qui ramasse les déchets, selon le trajet imposé par le plan de travail du jour – avec son infinie variété de saloperies à entasser dans la benne, tant pis si un éboueur glisse dessus. Il s’agit de transporter deux fois sept tonnes jusqu’à l’incinérateur, tout près de l’endroit où s’est garée la Xantia de la première partie, de se distraire grâce à un briquet en forme de rouge à lèvres acheté à une Chinoise et qui projette l’image d’une femme nue. Avant de se transformer en sapeur et même roi de la sape dans une soirée africaine où Parfait débarque avec un Blanc porteur d’ombrelle. A cette soirée, l’homme à la Xantia ne viendra pas, forcément, malgré les nombreux messages laissés sur son portable par Parfait, qui est son ami.
Barbara, la Chinoise vendeuse de briquets et de bien d’autres babioles, commerciale jusqu’au bout des ongles, clôt le triptyque : « Transaction ». Elle ramasse les euros, achète sa marchandise, passe d’un quartier à l’autre, sa vie est une réussite qui s’annonce de plus en plus spectaculaire. Sauf sa vie sentimentale. Mélo…

Géographie bruxelloise de la Foire du Livre

La Foire du Livre de Bruxelles, depuis sa création en 1969, s'est implantée à différents endroits. Cette nomadisation, choisie ou imposée par les circonstances, dessine une géographie sentimentale puisque chaque lieu est lié à des souvenirs parfois vivaces - d'autres sont plus flous. Je ne dirai rien, par exemple, des tout débuts. Je n'y étais pas, probablement parce que j'ignorais l'existence de cette manifestation.
L'histoire commence pour moi, et pendant des années, au Centre Rogier, aujourd'hui rasé. Je m'y suis rendu souvent, d'abord adolescent, pour voir la tête de Pierre Pelot ou collectionner des catalogues dans lesquels je me plongeais, de retour chez moi (ou plus probablement dès le voyage en train qui m'y ramenait), avec ravissement et inquiétude: je ne doutais pas d'avoir le temps de lire tous ces livres dont l'existence me faisait saliver (j'étais jeune, est-ce une excuse?), mais je me demandais comment je pourrais en acheter quelques-uns seulement puisque je n'avais pas d'argent. Et comment convaincre une bibliothèque de se procurer ceux qui, parmi eux, suscitaient chez moi la plus grande urgence?
Les choses se sont progressivement améliorées. Quand j'ai commencé à travailler, c'était dans une bibliothèque. Je ramenais toujours des catalogues mais avec, à ce moment, les moyens concrets de commander certains titres que j'avais repérés dans les stands d'éditeurs. A la même époque, un concours de la radio publique belge que je n'ai pas gagné, mais presque, m'a conduit dans les studios avec régularité pour participer à une émission littéraire. La gloire... (Hum!)
Centre Rogier toujours, les images se bousculent. Les escaliers roulants qu'il fallait arrêter pour éviter une bousculade dans la foule trop nombreuse pour l'endroit. Le temps où, travaillant chez un éditeur, je passais les journées à rassurer les auteurs, et non des moindres, dont l'oeuvre complète n'était pas bien visible sur les présentoirs. Le jour où j'ai croisé Jean-Jacques Brochier, rédacteur en chef du Magazine littéraire, pour lui proposer un entretien avec Le Clézio que j'avais rencontré pour Le Soir. Le même Le Clézio, un peu effaré devant le monde qui se pressait autour de lui, comme si le toucher pouvait guérir des écrouelles, exfiltré par mes soins en franchissant une porte de service. François Weyergans, lauréat d'un prix dont le montant nous a servi à faire la fête toute la nuit. Quelques alertes d'incendie, et tout le monde réfugié dans les bars glauques du quartier. Une manifestation de métallos réprimée par les gaz lacrymogènes qui montaient jusqu'au dernier étage... Et les livres, bien sûr, les livres.
Il y eut le prestigieux Palais des Congrès. Prestigieux en apparence, situé à deux pas de la Grand-Place, mais pas du tout conçu pour ce genre d'événement. C'est là que je me suis pris le nez avec Nicolas Hulot lors d'une émission de radio. Et où j'ai fait bien d'autres rencontres plus sereines.
Il y a eu pire comme endroit, peut-être pour se rapprocher du mythique Centre Rogier - mais il n'y avait plus alors, comme espace disponibles, que des parkings où on se marchait sur les pieds, où le ronronnement des extracteurs d'air empêchait, dans certains coins (il y avait beaucoup de coins et de recoins), de se parler.
La Foire du Livre se l'est aussi jouée façon Porte de Versailles, dans un Palais d'Exposition du plateau du Heysel - où Jonathan Coe vient de nous ramener par la fiction, le temps d'une Expo 58 dont on parlera beaucoup cette année, puisqu'il est invité d'honneur de l'édition 2014. Il y avait de la place, on respirait, mais il fallait se rendre au bout de la ville (pas moi: j'habitais à quelques centaines de mètres) et il fallut bien conclure, après quelques années maigres, qu'on était sorti de la carte que les lecteurs et les amoureux du livre avaient l'habitude d'arpenter.
Ce fut donc, pour conclure (provisoirement), Tour & Taxis, où l'on se retrouve demain (enfin, pas moi, je suis à quelques milliers de kilomètres), et où j'ai eu le bonheur d'animer un débat avec Scholastique Mukasonga à une époque où l'on ne parlait pas encore de Prix Renaudot pour elle. En 2007 (la même année), j'ai aussi tenu, pendant les quelques jours de la Foire, un blog éphémère mais toujours visible, pour fournir quelques impressions à chaud. Sept ans plus tard, c'est ici (et d'ici) que je vous donnerai quelques nouvelles de la Foire du Livre de Bruxelles, ou plutôt de livres dont les auteurs seront de passage entre le 20 et le 24.
C'est déjà demain.

mardi 18 février 2014

La mort de Mavis Gallant

Mavis Gallant, Canadienne, avait 91 ans et était considérée (dans un pays où il y a aussi Alice Munro) comme une nouvelliste de premier plan. Pour toute l'Amérique du Nord, d'ailleurs, écrivait Russell Banks en préface de Laisse couler, un recueil de trois textes réédités en français en 2008. Plus tôt, en 1989, Pierre-Edmond Robert avait traduit Les quatre saisons.
Canadienne anglophone installée en France, Mavis Gallant possède de l'Europe, de ses habitants et de son histoire, une vision tout à fait personnelle qui lui fait préférer les destins individuels aux collectifs, et en particulier quand les uns et autres se heurtent dans des mouvements, sinon contradictoires, au moins divergents.
C'est ainsi que la plupart des personnages de ces neuf nouvelles ne sont pas à leur place. Les Anglais des trois premières nouvelles - à peu de choses près, les plus longues - vivent à l'étranger, à des moments où ils seraient mieux chez eux, soit qu'ils rencontrent, dans les deux premiers cas, la guerre ou, dans le troisième, la mort. Piotr, venu très provisoirement de Pologne, n'aurait pas dû tomber amoureux de Laurie à Paris. Et Thomas, pour prendre un dernier exemple, aurait mieux fait de se débrouiller pour rentrer en Allemagne en même temps que les autres prisonniers de guerre au lieu de prolonger, bien malgré lui cependant, son séjour en France.
Chacun fait bien ce qu'il peut pour faire son trou là où il est, mais ce n'est pas facile. Et les tranches de vies que Mavis Gallant nous sert ici sont rarement réjouissantes. Il n'empêche que, le plus souvent, ces nouvelles ouvrent sur un avenir inconnu, donc peut-être meilleur. Et que le partage de ces moments donne au lecteur l'impression de soulager quelques personnages d'une partie de leur fardeau.

lundi 17 février 2014

Aurélien Bellanger du minitel au web 2.0

Ce serait, disait-on en août 2012, la révélation de la rentrée : un gros premier roman qui, avec la précision sociologique d’un Houellebecq, à propos duquel Aurélien Bellanger a écrit un essai, montrerait l’évolution de notre société par rapport à celle des technologies de l’information. Du minitel, qui fut une brillante idée française, au web 2.0, Pascal Ertanger, le presque sosie de Xavier Niel, montre la voie et s’en met, au passage, plein les poches.
Aurélien Bellanger ne voit pourtant pas son héros comme un homme d’affaires à qui tout réussit : « Pascal Ertanger a peur, fondamentalement peur ; le monde l’inquiète et il désire le comprendre. Les affaires vont faire écran et le protéger. Il est doué pour cela, et il le fait à la perfection. D’autant que, dans une large part, son caractère obsessionnel va le servir. Mais son véritable destin est sans doute ailleurs. C’est un contemplatif, un spéculatif. Il aurait aimé, sans doute, être un scientifique de génie. Il lui en est resté le goût des prophéties rationnelles. »
Il n’est pas nécessaire d’avoir une connexion wifi dans le cerveau pour goûter la lucidité avec laquelle le romancier retrace des étapes que nous avons récemment vécues. Il n’est même pas nécessaire, explique-il, d’être soi-même un geek pour écrire pareil livre : « Je ne sais utiliser sérieusement aucun logiciel. J’ai cependant passé deux ans de ma vie à m’enchanter pour des choses qui m’avaient jusque-là semblé sans intérêt. La théorie de l’information fut peut-être une longue entreprise de conversion qui a fait de moi un geek. En fait, je pense, et on l’a beaucoup dit, que l’époque appartient aux geeks. L’accès libre et illimité à la connaissance a permis de généraliser un type humain, plutôt marginalisé jusque-là. Mon roman raconte précisément ce basculement – et en filigrane, le mien sans doute. »
Des pages théoriques, parfois assez absconses, brisent cependant le rythme d’un récit qu’on aimerait mieux enlevé. Ces pages-là, qu’on soit branché ou non, semblent celles d’une réflexion savante qui aurait mieux sa place dans un essai. La réplique du romancier, un bon point pour lui, se situe sur le plan de l’écriture : « J’ai absolument voulu éviter de faire quelque chose que je n’aime pas beaucoup, qui sent trop le truc : la scène où un personnage explique quelque chose à un autre personnage, et en réalité au lecteur. J’ai donc radicalisé la position inverse, en me disant : alors pourquoi ne pas inclure carrément des passages théoriques ? Dans la mesure où ils sont liés à l’intrigue, ils ressortaient malgré tout du genre romanesque, et pas du genre de l’essai. D’ailleurs, des éléments de faux, parfois indiscernables, interviennent souvent. »
Il s’est en tout cas attaqué à un massif élevé, sur lequel il parvient à nous faire grimper avec lui. La théorie de l’information est un livre plutôt réussi quoique laborieux par moments. Au point qu’on se demande si on ne salue pas l’effort plutôt que la réussite.

dimanche 16 février 2014

Manuel de l'arriviste littéraire (5)


Les débuts (suite)

Nous envisagerons aujourd’hui une autre manière de débuter.
Vous pouvez, avons-nous dit, vous compromettre dans un scandale. Il faut préparer longtemps à l’avance votre scandale et ne pas le laisser avorter piteusement. Il est de la plus haute importance qu’il ne soit pas trop crapuleux, ce qui pourrait détourner de vous beaucoup de gens. Il serait difficile de vous donner à ce sujet des conseils précis, tout dépend de vos aptitudes professionnelles, de vos relations, de vos ressources.
Si vous travaillez dans une banque, vous pourrez passer en Belgique en emportant la caisse. Par exemple, tâchez de frapper tout de suite un coup décisif et ne vous amusez pas à dérober une somme insignifiante. Volez un ou deux millions, le lendemain tous les journaux publieront votre portrait. Vous serez lancé.
Tout le monde il est vrai ne travaille pas dans une banque.
Nous conseillerons donc d’autres solutions :
Enlever la femme d’un académicien ;
Publier sous sa signature un recueil de poésies de Victor Hugo ;
Faire semblant de se suicider pendant une réception à l’Académie Française ;
Épouser une millionnaire de soixante ans (solution exclusivement réservée aux aspirants du sexe fort et fort avantageuse).

P.-S. La présentation de cette série d'articles publiés dans L'Aurore en 1914 se trouve ici. Ils ont été retrouvés grâce à Gallica.

vendredi 14 février 2014

Introduction ferroviaire à la Foire du Livre de Bruxelles

Du 20 au 24 février, le rendez-vous annuel de la Foire du Livre, créée en 1969 - bien avant le Salon de Paris -, se tient à Bruxelles, à Tour & Taxis, lieu vers lequel les pas des visiteurs conduisent désormais tout naturellement après d'autres époques.
Depuis plus de dix ans, la SNCB (les chemins de fer, pour celles et ceux qui, hors du petit territoire belge, ne connaissent pas cette abréviation) offre un recueil de textes écrits par des écrivains belges. Le millésime 2014 de Compartiment auteurs a été distribué cette semaine, au départ de plusieurs gares, à 20.000 voyageurs. Ceux-ci ont découvert six nouvelles qui sont loin d'être des fonds de tiroir.
Je m'arrête sur deux d'entre elles, qui m'ont plus particulièrement frappé - mais, comme c'est toujours le cas devant un recueil collectif où le ton change en même temps que la signature toutes les huit pages, chacun a le droit de faire un choix différent.
Paul Colize raconte un Dernier voyage - mais pas en train. Fidèle à sa manière noire, il met en scène un tueur professionnel, exécuteur amoureux du travail bien fait, qu'on appellera Viktor comme le fait Monsieur, son généreux donneur d'ordres. Il va de soi qu'il ne s'appelle pas davantage Viktor que Monsieur ne s'appelle Monsieur, mais on comprend que, dans ce genre d'affaire, il n'est pas inutile de s'avancer masqué. Ce sera la dernière mission de Viktor avant la retraite. La routine, ou presque. Il n'aura pas beaucoup de temps, il faudra viser juste. Son savoir-faire est à la hauteur, aucun doute là-dessus. Les préparatifs sont décrits avec autant de précision que Viktor en met lui-même dans les moments précédant l'action. On est avec lui, dans ses gestes mesurés, calculés. Et, pas davantage que lui, on ne s'attend à ce qui arrive tout à la fin...
Nicolas Marchal joue habilement avec les finesses de la critique littéraire dans L'empreinte du Maître. Louis Malherbe, écrivain célèbre, annonce à son plus proche confident qu'il publiera son prochain et probablement dernier livre sous pseudonyme. Il tient celui-ci secret, personne ne le connaîtra. Un jour, il appelle le narrateur pour lui dire que c'est fait. Et, peu de temps après, Louis Malherbe meurt. Le défi proposé au lecteur est de taille: il s'agit de lire tout ce qui vient de paraître, en particulier les premiers romans, pour y retrouver la patte de l'écrivain, tâche d'autant plus complexe que celui-ci s'est illustré dans des genres très différents. A force de chercher, on trouve... sinon qu'il existe bien un auteur, pareillement admirateur de Louis Malherbe, et qui prétend avoir écrit lui-même le livre. Invraisemblable, aux yeux d'un connaisseur. Où cela conduit (loin), c'est ce qu'on découvre en quelques pages fortes.

mercredi 12 février 2014

Blanche-Neige, reviens, ils sont devenus fous...

Chère cousine,

Il serait temps de prendre de grandes décisions, de trancher dans le vif, de rétablir la rigueur, la morale, le sens du sacré et de la hiérarchie. Pour y parvenir, je n'imagine qu'une solution: interdire la lecture aux enfants, aux jeunes et peut-être même aux adultes. Bon, pour ce dernier point, je me tâte encore, peut-être y a-t-il, dans un cerveau d'adulte, cette once de responsabilité qui manque cruellement aux enfants et aux jeunes, tu as vu dans quel état ils sont? La tête à l'envers, tous points de repère balayés par leurs lectures douteuses.
Te souviens-tu d'avoir lu Blanche-Neige? Oui? Et as-tu conscience du traumatisme dont tu souffres assurément encore? Je suppose que tu as oublié quelques détails. Il est temps de te rafraîchir la mémoire.
Il y a cette reine qui coud et se pique le doigt avec une épingle. Trois gouttes de sang tombent, funeste présage dont il aurait fallu se méfier puisqu'elles lui font imaginer, dans une probable crise d'hystérie, la naissance de l'enfant idéal. Blanc comme la neige, rouge comme le sang, noir comme l'ébène. Une sorte de métissage, donc, qui fait fi des qualités de la race.
Je passe sur le côté obscur de la conception - un silence susceptible de nourrir les fantasmes les plus délirants - puisque, par un coup de baguette magique (voilà comment sont les écrivains pour la jeunesse, ils font croire à celle-ci que tout est possible), la petite fille est là, elle a bientôt sept ans, elle est plus belle que la reine, la nouvelle reine, puisque la précédente, la mère de Blanche-Neige, est morte à la naissance de sa fille.
Je passe encore sur la facilité avec laquelle le roi s'est remarié, je n'ose penser à quel site de rencontres il a fait appel pour trouver l'élue en second, ni quels arguments il aura mis en avant pour la séduire, à moins que ce soit elle qui ait pris l'initiative, après avoir lu dans Closer que la reine était morte, sautant sur l'occasion pour, yeux papillonnant, poitrine en avant et cuisse légère, forcer la porte d'une chambre où le deuil ne fut même pas respecté.
Les voici déjà en compétition, Blanche-Neige et sa belle-mère, modèle effrayant de famille recomposée propre à déboussoler complètement le jeune garçon ou la jeune fille qui ne sait plus rien de la normalité. Puis viennent une tentative de meurtre, des nains libidineux (non, ce n'est pas dit ainsi, mais c'est tellement sous-entendu...), une pomme empoisonnée aux OGM, un fils de roi passant par là pour assouvir ses tendances nécrophiles, un concours de beauté et de maquillage, une séance de torture comme les pires salauds n'avaient espéré en vivre...
Je comprends, chère cousine, que tu te sentes mal après être passée par là. Prenons-en conscience: tu n'est pas la seule, loin de là. Et observe l'étendue des dégâts irréversibles provoqués par cette lecture. Je n'ai pris Blanche-Neige que comme exemple, presque au hasard, j'aurais pu choisir à peu près n'importe quel classique de la littérature pour la jeunesse - ah! le mécanisme sado-masochiste de la fessée chez la Comtesse de Ségur!
Mais restons-en là. J'espère avoir emporté ta conviction. Et que tu écarteras désormais des yeux trop jeunes tous les livres qui risqueraient de passer à leur portée. J'en connais qui établissent des listes de livres pour la jeunesse à déconseiller fortement, voire à brûler dans un geste radical. Ils pensent, dans leur grande naïveté, qu'il suffit d'éloigner le pire et de garder le meilleur pour préserver l'innocence de nos enfants. Ils ont tort: tous les livres sont subversifs, sèment les graines du doute - et celles-ci ne demandent qu'à germer, le terrain est favorable.
Pour une fois, je me suis fait l'écho de la raison, chère cousine. L'entendras-tu?
Je t'embrasse,
ton cousin.


Manuel de l'arriviste littéraire (4)


Les débuts (suite)

Nous avons vu qu’il y avait plusieurs manières de débuter dans la carrière d’écrivain et nous avons promis à nos lecteurs de passer en revue presque toutes ces manières.
Nous avons dit notamment que rien ne lançait un aspirant-écrivain comme une gifle donnée audit aspirant par un auteur connu. À la vérité nous aurions dû ajouter que la gifle pouvait fort bien être remplacée par un coup de poing sur le nez, ou un énergique coup de pied au derrière. Ça n’a pas une grosse importance : la façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne. Il est certain que cela vous pose tout de suite, de recevoir une maîtresse raclée d’un écrivain qui a fait ses preuves. Vous insinuerez habilement qu’il est jaloux de vous et qu’il craint de vous voir arriver.
Mais comment amener l’écrivain à l’état d’exaspération voulu ? Voilà le hic. Répandez sur son compte quelques calomnies, annonces à chacun que vous êtes tout disposé à faire des révélations sensationnelles le concernant. Affirmez hardiment que vous avez la preuve que le bonhomme est une crapule, un sale individu, etc. ; répétez-le à satiété. Ensuite, arrangez-vous pour vous trouver sur le chemin du diffamé.
Le reste viendra tout seul et sans efforts.

P.-S. La présentation de cette série d'articles publiés dans L'Aurore en 1914 se trouve ici. Ils ont été retrouvés grâce à Gallica.

mardi 11 février 2014

Manuel de l'arriviste littéraire (3)


Les débuts

Il s’agit de ne pas tâtonner et d’agir hardiment. Il faut à toute force que l’opinion publique connaisse votre nom, avant même qu’une seule de vos œuvres ait paru. Les personnes compétentes en la matière prétendent même qu’il est inutile de s’attacher à la confection et à la publication d’une œuvre. Un débutant n’a pas de temps à perdre à noircir du papier blanc. Il doit avant tout faire du bruit autour de son nom et « soigner » sa publicité.
Nous étudierons la publicité dans un chapitre à part, car tout débutant qui ne connaîtrait pas cette science à fond serait indigne de la dénomination d’arriviste littéraire. Il y a plusieurs manières de débuter: 
1° Se faire gifler par un auteur connu ;
2° se compromettre dans un scandale ;
3° tuer sa maîtresse ;
4° se battre en duel ;
5° boire des bocks à la Closerie des Lilas ;
6° faire une enquête littéraire ;
7° fonder de nombreuses revues, etc., etc.
Nous allons étudier quelques-unes de ces différentes solutions.

P.-S. La présentation de cette série d'articles publiés dans L'Aurore en 1914 se trouve ici. Ils ont été retrouvés grâce à Gallica.

lundi 10 février 2014

Le fantasme de la dangereuse immigrée

Dans la famille Torres-Thompson, on a enfoui loin la mémoire des origines mexicaines de Scott, devenu un véritable Californien. Et soumis, comme beaucoup d’Américains, à la pression d’une économie qui ne se porte pas très bien. Maureen et lui doivent réduire leur train de vie, licencier du personnel et ne garder avec eux, pour le ménage, la cuisine et s’occuper des enfants, qu’une Mexicaine. Araceli devient femme à tout faire. Sans papiers et payée au noir, Araceli a l’âme d’une artiste, ce qu’ignorent bien sûr ses patrons. Ils ne voient en elle qu’une auxiliaire utile, sans mesurer à quel point les services qu’elle leur rend sont considérables. Ils auront l’occasion de s’en rendre compte.
Ce sera pour la troisième partie du roman, quand Araceli ne sera plus là. Quand de vives tensions auront convaincu une partie de la population locale qu’elle est dangereuse. Alors que, suite à une dispute entre leurs parents, elle a cherché à mettre les garçons en sécurité en partant à la recherche de leur grand-père. L’absence simultanée de Maureen et de Scott est en partie provoquée par un malentendu, chacun des deux pensant que l’autre est resté à la maison. Seule Araceli, qui n’aime pas s’occuper d’enfants, est là pour faire au mieux.
Le nœud de Printemps barbare est resserré progressivement par Héctor Tobar, dont ce roman était le premier à paraître en français. Il piège en même temps Araceli et les Torres-Thompson, devenus les parties antagonistes d’un débat qui leur passe loin par-dessus la tête. La jeune Mexicaine est soupçonnée d’avoir enlevé les enfants mais l’accusation ne tient pas la route, ainsi que le comprennent celles et ceux qui se penchent sans a priori sur la question. En revanche, l’opinion publique, ameutée par des médias qui vendent du spectaculaire à tout prix, sans souci de chercher la vérité, se divise. Ceux qui hurlent le plus fort évoquent les menaces qui pèsent sur les bonnes familles américaines en raison de la présence massive d’immigrés illégaux. Les autres, qu’on entend à peine moins, dénoncent les conditions précaires dans lesquelles vivent ces mêmes immigrés, et leur rejet aux marges de la société. Tous les arguments sont bons pour les deux parties et qu’importe s’ils reposent sur des idées préconçues plutôt que sur la réalité.

Le romancier – d’origine guatémaltèque, il n’est pas inutile de le signaler – évite toute simplification. Les parents américains ne sont pas des monstres, Araceli n’est pas toute de perfection. Mais il montre comment il est facile de déraper quand on s’observe avec crainte.

dimanche 9 février 2014

Manuel de l'arriviste littéraire (2)

Du choix d’un pseudonyme

Avant d’engager la bataille, il importe d’examiner avec attention son nom patronymique et de se demander s’il convient de le conserver.
S’il a belle allure, arborez-le comme un drapeau. Sinon, mettez-le au plus profond de votre poche. Surtout s’il révèle vos origines roturières. Si votre brave homme de père s’appelle Patachon et est charretier, débaptisez-vous bien vite et donnez-vous pour le fils d’un gros industriel, d’un ingénieur, d’un général ou d’un marquis, au choix.
Vous n’êtes pas forcé de vous ennoblir. Ce n’est plus beaucoup la mode.
Vous pouvez prendre des noms de littérateurs existants, en leur accolant un autre prénom. Exemple : Paul Loti, Pierre Adam, Pierre Bourget, Lucien Bordeaux, Gustave Richepin, Émilien Faguet.
C’est ce qui se fait de mieux en 1914.

P.-S. La présentation de cette série d'articles publiés dans L'Aurore en 1914 se trouve ici. Ils ont été retrouvés grâce à Gallica.

samedi 8 février 2014

Manuel de l'arriviste littéraire (1)

Fouiner dans les vieux journaux réserve parfois de jolies surprises. Celle-ci, par exemple: une série d'articles publiée dans L'Aurore à partir du 15 juin 1914, et à peu près jusqu'à l'interruption du quotidien - le numéro du dimanche 2 août 1914 annonce la suspension de la parution en même temps que le départ du directeur, Marcel Brossé, parti rejoindre son corps - il est chef d'escadron du 13e régiment d'artillerie.
Le feuilleton dont je vous propose la lecture, épisode par épisode, s'intitule, pour être complet, Petit manuel du plus que parfait arriviste littéraire et détaille, chapitre après chapitre (courts, les chapitres), toutes les techniques à mettre en oeuvre pour connaître le succès. Cent ans plus tard, rien n'a fondamentalement changé même si le contexte a évolué. Rapportés à notre époque, ces conseils ont gardé toute leur saveur.
Cette série, intégrée à la rubrique Courrier littéraire, n'est signée que du pseudonyme collectif qui revient au bas de chacune de ces chroniques: Les Routiers. Je l'ai retrouvée grâce à Gallica.
Est-il nécessaire de savoir écrire pour faire profession d’écrivain ?

Est-il nécessaire de savoir écrire pour faire profession d’écrivain ? Ce n’est absolument pas indispensable. 
On cite cependant quelques écrivains, tels que Flaubert, les Goncourt, Charles-Louis Philippe, etc., qui possédaient à fond l’art d’écrire. On ne saurait les blâmer, on ne saurait non plus les approuver.
On peut être écrivain sans savoir écrire. Et la preuve c’est que pour entrer à l’Académie il n’est pas nécessaire de bien connaître la langue française. L’essentiel est d’arriver coûte que coûte, à la force du poignet, par n’importe quels moyens. Le reste est un détail.
Donc, conclusion de ce premier chapitre : il n’est pas nécessaire de savoir écrire pour exercer le métier d’écrivain.

vendredi 7 février 2014

Les territoires de la Mongolie et du rêve

Christian Garcin pousse sa littérature vagabonde en direction de l’Asie, chaque fois un peu plus loin. Il prend la liberté de citer son nom, parmi une longue liste de personnages « un jour retrouvés recroquevillés dans un terrier, un sous-sol ou au fond d’une grotte, à l’intérieur d’une niche qu’ils avaient eux-mêmes creusée, comme de petits animaux trouvés mort-nés dans l’utérus maternel. » Cette image de corps repliés comme des fœtus court tout au long de La piste mongole et engendre, en passant par le filtre des rêves, d’étranges filiations, aux antipodes de la raison. Dès la première page d’ailleurs, on rencontre une chamane aux pouvoirs mystérieux. C’est le moment de décider d’entreprendre ou non le voyage…
Voyage initiatique, pour le moins, dans lequel Rosario Traunberg s’est lancé sans la moindre préparation. Il ne connaît que son but : retrouver Eugenio Tramonti, probablement perdu quelque part dans l’immensité de la Mongolie. Les lecteurs fidèles de Christian Garcin le connaissent : il était le personnage principal du Vol du pigeon voyageur et de La jubilation des hasards, deux livres qui apparaissent ici sous d’autres titres. Les lecteurs moins fidèles ne doivent pas s’inquiéter : ils feront sa connaissance en creux, puisqu’il est absent du roman – sinon pour des retrouvailles, tout à la fin.
Evidemment, l’anecdote est secondaire. Elle est surtout le point de départ d’une quête qui s’oriente très vite vers une lecture différente du monde. Dès que Rosario décide de se laisser aller aux événements sans plus s’étonner, il entre dans une autre dimension. Où l’on accepte que « la réalité est un amalgame d’expériences qui interagissent selon des lois souvent imprévisibles. On ne la décrypte qu’à peine, et toujours selon une grille de lecture extrêmement réduite. »
Pour nous faire percevoir la complexité du réel, le romancier multiplie les niveaux de fiction. Un des personnages écrit quatre récits à la fois, imbriqués les uns dans les autres et influencés par ce qu’il vit, éveillé ou endormi. La part du sensible gagne du terrain sur les limites des sensations habituelles, l’imaginaire se transforme en faits irréfutables. Le lecteur aussi accomplit un voyage initiatique à travers une Mongolie qui lui parle de choses inconnues et pourtant familières.

jeudi 6 février 2014

Haruki Murakami après l’attentat dans le métro de Tokyo

Il manquait un livre dans la bibliographie française d’Haruki Murakami : Underground, publié au Japon en 1997 et 1998, en deux parties, et traduit aux Etats-Unis dès 2000. Le romancier y abandonnait son genre de prédilection pour une longue enquête, d’abord auprès des victimes de l’attentat au gaz sarin qui fit douze morts et plus de 5.000 blessés dans le métro de Tokyo le 20 mars 1995, puis des membres de la secte Aum qui en était responsable. Le désastre de Fukushima étant passé par là depuis, il faut se souvenir qu’en ce début de 1995, le Japon avait été frappé par les deux plus grandes catastrophes survenues sur son territoire depuis la Seconde Guerre mondiale : le tremblement de terre de Kobe, en janvier, et cet attentat.
Le 20 mars 1995, Haruki Murakami n’aurait rien su des événements si un ami ne lui avait pas téléphoné pour lui en parler. C’est ensuite qu’il a décidé de retrouver des victimes et des membres de leurs familles pour les interroger sur la manière dont chacun avait vécu ces moments. Plus tard, il a complété ces entretiens en donnant la parole à des proches de la secte – mais pas les coupables.
Les deux pans du livre font intervenir des personnes dont la position est évidemment très différente : les victimes se trouvaient là par hasard, ou plutôt par nécessité puisque la plupart se rendaient au travail, tandis que les membres de la secte avaient choisi d’adopter une religion avec son idéologie et les conséquences qui pouvaient en découler – encore beaucoup d’entre eux, quand Murakami leur demande s’ils auraient accepté de répandre le gaz dans le métro, affirment qu’ils auraient refusé.
Les effets du gaz sarin libéré dans cinq wagons, tel que les décrivent ceux qui les ont subis, sont spectaculaires : le rétrécissement des pupilles provoque une impression d’obscurité, la respiration devient difficile, la toux est générale, le nez coule et l’affaiblissement survient rapidement, jusqu’à la mort dans les cas les plus graves. Les séquelles sont durables : presque tous les interlocuteurs de l’écrivain disent les subir encore au moment de la rencontre, c’est-à-dire plus de neuf mois après l’intoxication. Outre les atteintes physiques, les cauchemars ont aussi envahi les nuits des survivants.
Tout est cauchemar pour eux depuis ce 20 mars. Le souvenir est de ceux qu’on préfère ne pas revivre en racontant les faits, et Murakami est amené plusieurs fois à présenter ses excuses pour avoir provoqué des émotions trop fortes lors des conversations.
Underground n’est pas seulement un livre de témoignages destiné à éclairer ce qui s’est produit et la manière dont cela a été ressenti individuellement. Il est aussi, pour Murakami, un moyen d’interroger la société japonaise sur ce qu’elle est. Comment elle semble incapable d’intégrer dans l’Histoire les épisodes les plus tragiques lui semble révélateur d’un manque. Il compare la secte Aum Shinrikyo à la création par le Japon, en 1932, de la Manchourie, Etat fantoche et terre expérimentale où se sont précipités « les membres les plus éminents de la société » (les adeptes d’Aum étaient généralement loin d’être des abrutis incultes).
Par ailleurs, les lecteurs des romans de Murakami apprécieront de trouver ici quelques clés de son œuvre, dont certains thèmes recoupent le sujet de son enquête.

mercredi 5 février 2014

Ironie, ironie...

Chère cousine,

Twitter, c'est magique, as-tu déjà remarqué à quel point? Tu vois une mention de quelque chose qui t'intéresse, zou! tu retweetes, tu places dans tes favoris, sans même avoir rien lu de ce qu'il y avait sur la page vers laquelle envoyait le lien.
Pavlovien...
Je ne te parles de cela que parce que, deux fois aujourd'hui, me voilà mis à l'honneur alors que j'aurais dû être plutôt envoyé au piquet.
Premier épisode, tôt ce matin, quand je dis (ou redis, plutôt) tout le mal que je pense de Cinquante nuances de Grey (c'est un peu plus bas), à l'occasion de la sortie en poche de cet infâme roman. Comme j'en ai pris l'habitude, je signale la parution de la note par un tweet que, poliment mais du bout des lèvres, je signale aussi au Livre de poche... qui s'empresse de placer mon tweet dans ses favoris.
Poliment (et de bon cœur, cette fois), je signale au Livre de poche qu'il suffisait de lire la note pour n'avoir aucune envie de mettre dans les favoris l'annonce de sa publication. Du coup, on a dû la lire quand même, puisqu'elle a disparu des favoris chez l'éditeur.
Deuxième épisode, un peu plus tard, il y a deux bonnes heures, quand le Prix de la Closerie des Lilas annonce fièrement, gaillardement, suite à un article de Livres Hebdo, une partie de la composition du jury pour son édition 2014: Cécilia Attias, Roselyne Bachelot, Mireille Darc. L'information serait-elle venue du Gorafi que je me serais méfié mais, de Livres Hebdo, hein?
Je les félicite donc, avec une nuance:


D'accord, j'ai dû faire une faute dans le nom de Valérie. Mais le mot littéraire, appliqué aux trois jurées que je te citais à l'instant, n'aurait-il pas dû alerter? Apparemment, non: ma réponse est désormais rangée dans les tweets favoris du prix de la Closerie des Lilas.
Et je ne leur dirai rien, na! (Enfin, probablement verront-ils ceci, puisque je vais leur en signaler l'existence.)
Ironie, ironie...
J'espère que, de ton côté, tu auras perçu le sel de ces petites histoires, chère cousine, que j'embrasse,

ton cousin

50 nuances, on remet ça en poche

A leur première rencontre, Anastasia croit voir passer l’ombre d’un sourire sur le visage de Christian Grey. Elle n’en est pas certaine. Elle croit qu’il se retient de sourire dès la page suivante. Cela continue : il sourit « d’un air modeste mais vaguement déçu », « sans une trace d’humour », il esquisse un sourire, il découvre « des dents si blanches et si parfaites » qu’elle en a le souffle coupé, il a un sourire ironique, un autre qui n’atteint pas les yeux, il esquisse à nouveau un sourire – une manière d’esquiver ? –, il a « un petit sourire », son sourire s’accentue, « un sourire erre sur ses lèvres et ses yeux pétillent comme s’il savourait une plaisanterie connue de lui seul », puis « il sourit encore comme s’il gardait un mystérieux secret connu de lui seul ». Ce sera ensuite un sourire en coin, un sourire qui dit « j’ai un secret » (celui-là, on le connaissait), retour du sourire en coin, un sourire qui retrousse « ses lèvres ourlées et sensuelles », un sourire « secret », « un sourire poli qui n’atteint pas ses yeux » (on le connaissait aussi), un sourire sans commentaires, un « sourire de sphinx » qu’Anastasia ne voit pas mais entend (?), un « petit sourire, l’air sincèrement amusé », un sourire « comme si c’était une affaire entendue », un sourire – attention, un sommet de sourire – « éblouissant, spontané, naturel, sublime », un simple sourire, un demi-sourire (peut-être imaginé), un sourire tout court, un autre, un nouveau sourire « secret », « un petit sourire ironique d’encouragement », « son drôle de petit sourire », un demi-sourire esquissé (un quart de sourire, peut-être ?), un sourire « amusé, sardonique »… Sardonique ? Les choses se compliquent, nous sommes à la page 76 (de l'édition en grand format), Christian Grey n’a pas fini d’ajouter d’autres nuances de sourires, ou les mêmes, à un roman qui, à la longue, rend les muscles zygomatiques douloureux.
Pas seulement ceux-là. E.L. James ne craint pas les longueurs et les répétitions dans Cinquante nuances de Grey. Il vaut mieux par exemple ne pas remarquer dès la page 47 (toujours dans l'édition originale) qu’un pantalon descend sur les hanches de Christian Grey, parce que cela arrivera encore six fois. A force, le spectacle s’use.
Le premier roman de la trilogie – car, oui, il en reste deux après celui-ci pour aller au bout de la trilogie Fifty Shades, on n'ose pas le redire en français – arrive en poche précédé d’une réputation sulfureuse. Au bout des 672 pages (dans l'édition au format de poche), on se demande ce qui l’a suscitée. Dans le même temps, on admire les centaines de milliers, les millions de lecteurs et surtout de lectrices qui se sont obstinés avant moi et qui disent y avoir trouvé du plaisir. Je ne l'ai pas partagé, cherchant en vain la modernité de ce machin...