mardi 29 juillet 2014

Vers la rentrée (5) avec Lydie Salvayre

Je n'introduis ici que les livres lus. Et, bien que réservant un avis plus circonstancié aux articles que j'aurai à écrire, je ne m'interdis pas de dire le plaisir (ou le déplaisir) trouvé dans les romans à paraître dans peu de semaines, à la rentrée. Lydie Salvayre ne m'a jamais déçu. Chacun de des ouvrages est différent des précédents. Mais chacun est porté par des indignations venues de loin et éclairé par une ironie réjouissante. Pas pleurer est de cette eau-là, torrentueuse, pas toujours claire, dans laquelle on trempe volontiers pour se nettoyer de quelques idées trop confortables.

Pas pleurer, selon l'éditeur

Deux voix entrelacées.
Celle, révoltée, de Georges Bernanos, témoin direct de la guerre civile espagnole, qui dénonce la terreur exercée par les nationaux avec la bénédiction de lʼÉglise catholique contre les «mauvais pauvres». Son pamphlet, Les Grands Cimetières sous la lune, fera bientôt scandale.
Celle de Montse, mère de la narratrice et «mauvaise pauvre», qui, soixante-quinze ans après les événements, a tout gommé de sa mémoire, hormis les jours radieux de lʼinsurrection libertaire par laquelle sʼouvrit la guerre de 36 dans certaines régions dʼEspagne.
Deux paroles, deux visions qui résonnent étrangement avec notre présent, comme enchantées par lʼart romanesque de Lydie Salvayre, entre violence et légèreté, entre brutalité et finesse, portées par une prose tantôt impeccable, tantôt joyeusement malmenée.

L'auteur, Lydie Salvayre

Lydie Salvayre a obtenu le prix Hermès du premier roman pour La Déclaration, le prix Novembre (aujourdʼhui prix Décembre) pour La Compagnie des spectres et le prix François-Billetdoux pour BW. Ses livres sont traduits dans une vingtaine de langues. Certains ont fait lʼobjet dʼadaptations théâtrales.

Les premières lignes

Au nom du Père du Fils et du Saint-Esprit, monseigneur l’évêque-archevêque de Palma désigne aux justiciers, d’une main vénérable où luit l’anneau pastoral, la poitrine des mauvais pauvres. C’est Georges Bernanos qui le dit. C’est un catholique fervent qui le dit.
On est en Espagne en 1936. La guerre civile est sur le point d’éclater, et ma mère est une mauvaise pauvre. Une mauvaise pauvre est une pauvre qui ouvre sa gueule. Ma mère, le 18 juillet 1936, ouvre sa gueule pour la première fois de sa vie. Elle a quinze ans. Elle habite un village perdu de la haute Catalogne où, depuis des siècles, de gros propriétaires terriens maintiennent des familles comme la sienne dans la plus grande pauvreté.

dimanche 27 juillet 2014

Vers la rentrée (4) avec Olivia Rosenthal

S'agit-il d'un livre à moitié réussi, à moitié raté, ou suis-je passé à côté? Il faudra probablement que je le relise pour vérifier mais le nouveau roman d'Olivia Rosenthal, Mécanismes de survie en milieu hostile, m'a laissé froid. Dommage, j'avais plutôt aimé On n'est pas là pour disparaître (2007), Que font les rennes après Noël? (2011) et Ils ne sont pour rien dans mes larmes (2012)...

Mécanismes de survie en milieu hostile, selon l'éditeur

Récit d'apprentissage, thriller métaphysique ou manuel d'exorcisme, ce livre raconte comment esquiver les coups et si possible comment les rendre.

Du même auteur, Olivia Rosenthal

AUX ÉDITIONS VERTICALES
Dans le temps, 1999
Mes petites communautés, 1999
Puisque nous sommes vivants, 2000
L’Homme de mes rêves, 2002
Les Sept voies de la désobéissance, coll. «Minimales», 2004
Les Fantaisies spéculatives de J.H. le sémite, 2005
On n’est pas là pour disparaître, 2007; prix Wepler-Fondation la Poste 2007; «Folio», 2009
Que font les rennes après Noël? 2010; prix Alexandre-Vialatte et prix du Livre Inter 2011; «Folio», 2012
Ils ne sont pour rien dans mes larmes, coll. «Minimales», 2012

CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS
Les Félins m’aiment bien, Actes Sud-Papiers, 2004
Les Lois de l’hospitalité, Inventaire/Invention, 2008
Viande froide, Éditions CentQuatre/Nouvelles Éditions Lignes, 2008
«Maison d’arrêt Paris - La Santé, 42, rue de la Santé, 75014 Paris», dans L’Impossible photographie: prisons parisiennes, 1851-2010, Éditions Paris Musées, 2010

Les premières lignes

Les faits ne se contentent pas d’arriver, ils reviennent. Qu’on les accepte ou non, ils sont plus insistants et plus entêtés que les stratagèmes qu’on invente pour les éviter. Écrire fait partie de ces stratagèmes. On croit contrôler, répartir, organiser et tenir le réel sous sa coupe et la plupart du temps on se laisse déborder. On avance aveuglément vers le dénouement pour découvrir in extremis qu’en fictionnant le monde on a seulement essayé de retrouver ce qui avait eu lieu et qu’on avait oublié.

vendredi 25 juillet 2014

Vers la rentrée (3) avec Jean-Claude Pirotte

Trois mois après sa mort, Jean-Claude Pirotte publie encore. Comme un dialogue qui se poursuit entre un hypothétique ailleurs et des lecteurs. J'avais cru conclure avec une note écrite en mai (il en existe une autre version, publiée le lendemain sur le site La république des livres où Pierre Assouline lui a apporté une mise en forme plus soignée). L'écrivain reprend la main avec Portrait craché, roman si peu fictionnel et si touchant.

Portrait craché, selon son éditeur

Ni plainte ni complainte dans ce roman cru et nu où l'auteur fait corps avec son personnage pour tenir une chronique où le scalpel de l'humour noir découpe à vif humeurs et tumeurs. Les mots contre les maux. «Les livres sont des analgésiques», écrit Jean-Claude Pirotte. Ils survivront à cette humanité moribonde où le silence et la mort sont siamois. La littérature comme remède. Les ouvrages des écrivains qu'il aime – sa famille élective – font rempart autour de lui. L'écrivain plonge en eux pour revenir à la source, à l'orgueil de finir debout.

L'auteur, Jean Claude Pirotte

Jean-Claude Pirotte était poète, romancier et peintre. Son écriture nous entraîne dans les plis du quotidien et les courbes des vignobles, «au fond des chais obscurs et du secret lumineux du paysage» (Autres arpents, prix Marguerite Duras 2001). Il a notamment publié, au Cherche midi, Mont Afrique (1999), Hollande, poèmes et peintures (2007), Place des Savanes (2010), Brouillard (2014) et Portrait craché (2014). Il a reçu, en 2012, le Goncourt de la poésie pour l'ensemble de son œuvre. Il nous a quitté en 2014.

Les premières lignes

La paralysie faciale a déformé ses traits. Pour parler de lui, il convient de trouver un ton objectif, ce qui n'est pas si facile. Il est sourd de l'oreille gauche, le préciser est déjà entrer en lui comme par effraction. Il n'est plus jeune, loin s'en faut, et son esprit commence à vagabonder.
Sur cette petite table encastrée contre le mur, à la droite d’une bibliothèque dont les étagères sont presque dépourvues de livres, on remarque peut-être d’abord la boîte à rouler les cigarettes, le cendrier, le tabac fleur de pays numéro 6, wervik, dont l’arôme serait censé être typiquement belge, et puis le paquet de feuilles rizla croix, world’s n° 1, qui proclame l’art de rouler, the art of rolling à la manière, dirons-nous, d’un chanteur de jazz.

mercredi 23 juillet 2014

Vers la rentrée (2) avec Jean-Pierre Orban

Deux livres publiés en Belgique autour des années 1990, nouvelles et textes courts, et puis plus rien... Enfin, plus rien, c'est un peu simple. Car Jean-Pierre Orban a multiplié les activités autour de l'écriture et de l'édition, nous offrant notamment cette année, dans une nouvelle collection qu'il dirige avec Claire Riffard, le superbe roman du Sud-Africain K. Sello Duiker, La sourde violence des rêves. A la rentrée, il publie un roman à son tour, le premier, Vera. Titre bref pour un personnage complexe...

Vera, selon son éditeur

Au retour de Rome, quand j’ai aperçu la silhouette d’Augusto dans l’immense hall de la gare Victoria où il était venu m’accueillir, j’ai eu honte. Le train nous avait ramenés. Je ne peux le dire qu’ainsi. Au sens propre. Ce n’était plus nous qui nous emportions. Qui nous lancions vers l’avant comme à l’aller, les cheveux au vent, penchés par la fenêtre, la poussière me battant le visage, venue, on aurait dit, du sol de l’Éden. Le train nous ramenait. Tels des corps que l’on détachait de la terre offerte. On nous reconduisait dans le pays où nous vivions. Mais c’était quoi la vie? Et c’était où?
Londres, 1930: Vera vit à Little Italy avec ses parents, Ada et Augusto, immigrés italiens. Rapidement la jeune fille se laisse enrôler dans une organisation à la gloire de Mussolini. Elle croit naïvement que l’idéologie fasciste lui forgera une identité. Mais l’arrivée de la guerre chamboule ses espérances. Écartelée entre sa langue maternelle et celle du pays d’adoption, Vera se laissera emporter par d’autres dérives. Puis elle croira enfin venu le temps de construire le récit de sa vie et de l’Histoire. De trouver sa vérité, elle dont le prénom signifie «vraie», et de la transmettre…
Peuplé de personnages décrits à l’encre noire, ce roman bouleversant nous parle d’identité et de racines. Et de l’espoir, parfois déçu, de les dépasser.

L'auteur, Jean-Pierre Orban

Vera est le premier roman de Jean-Pierre Orban, qui a écrit pour le théâtre et la jeunesse. Il vit entre Bruxelles et Paris.

Les premières lignes

Acciuffateli tutti.
Est-ce que Churchill parlait italien? Connaissait-il un seul mot de cette langue? Et aurait-il lancé son ordre s’il l’avait fait dans la langue d’Augusto? Ose-t-on, quand on a fait l’effort de traduire sa pensée dans les mots de l’autre, le condamner à l’exil? Et l’envoyer à la mort.
Par le fond, comme l’empereur-clown Augusto.
Le fond, Churchill ne pouvait le prévoir. C’est ce qu’on a dit et ce qu’on dira. On dit tant de choses après. Mais c’est avant qu’il faut se garder de dire. On parlerait moins par la suite. On se tairait. On ne se prendrait pas les pieds dans les mensonges. On ne se fourvoierait pas dans les affabulations. Tous ces récits qu’on s’invente pour dissimuler ses manques. Toutes ces histoires qu’on construit pas à pas, mot après mot à mesure que disparaissent les êtres, les choses, les faits qu’ils sont censés désigner. Une chose ou un homme de moins, un mot de trop.

Pour en savoir plus, une vidéo (que je n'ai pas réussi à voir, vous aurez peut-être plus de chances) sur cette page.

mardi 22 juillet 2014

Vers la rentrée (1) avec Fiston Mwanza Mujila

Dans un mois, la rentrée littéraire envahira les librairies. Livres attendus ou surprises, déceptions, confirmations, enchantements, il y aura bien sûr de tout, et pour tout le monde. Autant l'avouer, je n'ai guère encore défriché l'espace ouvert par les 600 et quelques romans annoncés. Mais, puisque ma première lecture est aussi un coup de cœur, j'ouvre cette balade de pré-rentrée par le roman d'un primo-romancier, comme on dit, Tram 83, de Fiston Mwanza Mujila (Métailié).

Tram 83, selon son éditeur

La Ville-Pays est une grouillante mégapole africaine, coupée de l’Arrière-Pays par une guerre civile à laquelle on n’entrave rien. Au beau milieu, à côté d’une gare dont la construction métallique est inachevée, trône le Tram 83, lieu de tous les excès, mélange explosif de bar, boîte, bordel, salle de concert, tribune politique, abattoir, où toute la ville se retrouve et vient passer les nuits les plus effrénées. Bière en bouteilles qu’on décapsule avec les dents, musique en continu, rumba, salsa, bruits de rail, public survolté, installations sanitaires mixtes et sombres pour laisser libre cours aux corps, bagarres, évanouissements, rumeurs… Comme dans les chœurs antiques, ici le nombre fait force et tous les soirs on voit débouler les étudiants en grève et les creuseurs en mal de sexe et d’argent, les canetons aguicheurs (« Vous avez l’heure ? »), les touristes de première classe et les aides-serveuses, les biscottes et les demoiselles d’Avignon, la diva des chemins de fer et Mortel Combat, bref, toute la ville en tenue de soirée et prête à en découdre, réunie là dans l’espoir de voir le monde comme il va et comme il pourrait dégénérer.
Lucien, tout juste débarqué de l’Arrière-Pays pour retrouver son vieux pote Requiem et échapper aux diverses polices politiques, est dans l’écriture, mais dans un pays pareil les intellectuels n’ont pas la cote. Prof d’histoire dans un monde sans passé, il remplit des carnets au milieu du tumulte. Chamaillé par tout le peuple du Tram, il essaye d’être à la hauteur, sans conviction, et se retrouve immanquablement dans les situations les plus extrêmes – coincé dans les mines de diamants ou cuisiné par un flic mélomane qui tente de le convertir à Rachmaninov. Mais il émeut les dames. Pendant ce temps, Requiem, magouilleur en diable, et Ferdinand Malingeau, éditeur et amateur de chair fraîche, se disputent allègrement les foules du Tram. Car dans la Ville-Pays, une seule chose compte (et même le Général dissident approuverait) : régner sur le Tram 83 et s’attirer les bonnes grâces de ce peuple turbulent et menteur, toujours prêt pour l’émeute.
Premier roman éminemment poétique et nerveux, Tram 83 est une incroyable plongée dans la langue et l’énergie d’un pays réinventé, un raz-de-marée halluciné et drôle où dans chaque phrase cogne une féroce envie de vivre. Bienvenue ailleurs.

L'auteur, Fiston Mwanza Mujila

Né à Lumumbashi (République démocratique du Congo) en 1981, Fiston Mwanza Mujila vit actuellement à Graz, en Autriche. Il participe régulièrement à toutes sortes d’événements littéraires et a remporté de nombreux prix, dont la médaille d’or des Jeux de la Francophonie, à Beyrouth, en 2009. Auteur de recueils de poèmes et de pièces de théâtre, Tram 83 est son premier roman.

Les premières lignes

Gare du Nord. Vendredi, vers les sept-neuf heures du soir.
– Patience, mon ami, toi-même tu sais que nos trains n’ont plus la notion du temps.
La gare du Nord se dévergondait… Elle se résumait à une construction métallique inachevée, démolie par des obus, des rails et des locomotives qui ramenaient à la mémoire la ligne de chemin de fer construite par Stanley, des champs de manioc, des hôtels à bas prix, des gargotes, des bordels, des églises de réveil, des boulangeries et des bruits orchestrés par des hommes, toutes générations et nationalités confondues. C’était le seul endroit du globe où l’on pouvait se pendre, déféquer, blasphémer, s’amouracher et dérober sans se soucier du moindre regard.

Pour en savoir plus, un article paru dans Livres Hebdo.

lundi 21 juillet 2014

Pour ne pas oublier Nadine Gordimer

J'étais absent - en province et peu connecté - quand j'ai appris la mort de Nadine Gordimer, à un âge certes respectable. Malgré une actualité qui, hors littérature surtout, avait tout pour secouer tout le monde, c'est sur cet événement que je veux m'arrêter au moment de reprendre le cours normal des jours. A travers un article que j'avais écrit en 1998 (la date est importante pour situer les allusions au présent... d'alors) sur L'arme domestique, un roman qui venait d'être traduit chez Plon, a été réédité un peu plus tard en poche chez 10/18 et est, semble-t-il, épuisé sous l'une et l'autre forme aujourd'hui. Peut-on espérer le voir resurgir ou faudra-t-il que des pirates s'en emparent?
Nadine Gordimer, qui vient d'être nommée ambassadrice du programme des Nations unies pour le développement, n'en aura jamais fini avec son pays, l'Afrique du Sud. Bien sûr, la situation y a considérablement changé depuis la fin de l'apartheid. Mais celui-ci est encore trop inscrit dans le passé de ceux qui l'ont vécu pour ne pas laisser des traces dans les comportements. Des comportements que la romancière explore, dans L'arme domestique, en exploitant la situation particulière dans laquelle se trouvent quelques personnes.
Les Lindgard sont un couple de blancs bien tranquilles. Harald est administrateur dans une société qui octroie des prêts aux sans-abri pour leur permettre de se loger. Claudia est médecin. Ils n'ont jamais milité, au temps de l'apartheid, dans les mouvements qui luttaient contre lui. Ils ne se sont jamais non plus, semble-t-il, comportés comme ceux de leur race qui estimaient que le pouvoir et les richesses leur étaient dus. Malgré tout, ils ont vécu dans une société emplie de préjugés par lesquels ils n'ont pas été complètement épargnés. Leur fils, Duncan, a évolué plus vite et plus loin. Il vit en compagnie de Natalie, qu'il a sauvée d'un suicide, et partage une existence presque communautaire avec elle et trois homosexuels de couleurs diverses.
Un soir, un ami de Duncan débarque chez ses parents, porteur d'une mauvaise nouvelle: le jeune homme est en prison, accusé d'avoir tué un des trois hommes qui habitaient avec lui, au lendemain de l'avoir surpris occupé à faire l'amour avec Natalie. Les faits sont accablants, Duncan les reconnaît d'ailleurs, et c'est une véritable bombe qui explose sur la tête des Lindgard. Passé le premier moment de stupéfaction pendant lequel ils n'arrivent pas à y croire, ils ne pensent plus qu'à assurer la meilleure défense possible à leur fils. Duncan a déjà, en fait, choisi son avocat dont il dit qu'il est un ami. Cet ami, Hamilton Motsamaï, est noir... Harald et Claudia ne peuvent s'empêcher de craindre qu'il ne soit pas à la hauteur. Les fameux préjugés... Il leur faudra du temps pour être apprivoisés par un homme brillant, intelligent et bon.
Encore n'est-ce pas là pour eux le plus difficile. Si leur fils leur a toujours semblé un être raisonnable, ils ont maintenant à le connaître plus complètement, en fonction du travail accompli par une justice qui, sous les apparences, cherche à savoir qui il est, et découvre quelques aspects cachés qui ne sont pas toujours des plus plaisants. Sa relation avec Natalie était, par exemple, marquée par une volonté de pouvoir assez forte pour que la jeune femme - elle n'est pas une sainte non plus - en ait souvent souffert. Au point de pouvoir dire qu'entre l'eau où elle voulait se noyer et la vie avec Duncan, elle a choisi cette dernière car elle ressemblait plus sûrement à un suicide. Par ailleurs, Duncan avait eu, plus tôt, une relation homosexuelle avec l'homme qu'il a tué, et cela ne simplifie pas les choses.
Et puis, il y a l'arme, L'arme domestique qui donne son titre au roman. Un revolver qui se trouvait posé sur la table du salon, comme un objet familier, et que Duncan a saisi sans s'y être préparé pour abattre son ami. La présence de l'arme au milieu de la vaisselle témoigne d'un climat d'insécurité régnant dans l'Afrique du Sud aujourd'hui. Tous les problèmes ne sont donc pas résolus, loin de là, et la violence ambiante pèse lourdement sur les personnages du roman.

Un roman qui a quelque chose d'américain, dans la grande tradition des ouvrages de fiction consacrés à des procès dont toute la procédure constitue l'essentiel de la trame romanesque, mais qui s'inscrit aussi dans le regard d'un écrivain attaché à rendre compte de ce qui se passe dans son voisinage proche. Les êtres décrits ici sont contraints par les circonstances de se situer plus exactement dans une société où ils se trouvaient jusqu'alors démunis de toute conscience profonde. On les suit, dans cette plongée en eux-mêmes, avec l'attention passionnée que l'on met à considérer les bonheurs et les malheurs d'amis proches.

vendredi 4 juillet 2014

Quand un Haïtien découvre Montréal

Dany Laferrière a pris goût aux vers libres et reprend pour Chronique de la dérive douce une forme déjà adoptée dans L’énigme du retour. De retour, il en est question aussi, mais dans le passé, du côté de 1976. Nadia Comaneci est sur tous les écrans et Dany Laferrière, pas encore écrivain, débarque en exilé là même où la petite gymnaste roumaine engrange des médailles d’or. Montréal, donc. Pour un roman, certes, mais très proche de la vie de son auteur, comme celui-ci le confirme en s’expliquant d’abord sur le choix de la forme.
C’est un jeune homme qui arrive, empli de poésie. Et c’est par la poésie qu’il capte l’essentiel. C’est une déambulation, nez au vent.
Ce jeune homme est-il Dany Laferrière ?
Il est beaucoup moi. C’est une fiction littéraire, mais construite fondamentalement à partir de moi, comme si j’étais un matériau de travail. Ce n’est pas moi pour parler de moi, c’est moi pour modèle, comme quand un sculpteur travaille à partir d’un modèle et veut montrer autre chose.
Pourquoi avoir attendu si longtemps pour écrire ce livre ?
En fait, il était déjà paru au Canada en 1994, et je l’ai réécrit. Je pense qu’après L’énigme du retour, il fallait montrer l’autre face pour permettre au lecteur de mesurer le temps. C’est une des fonctions de la littérature : faire sentir le temps.
Est-il aussi l’autre face de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer ?
Tout à fait. C’est une clé. Dans Comment faire l’amour, le narrateur parlait surtout du monde anglo-saxon, probablement pour parler du colonialisme puisque le discours du Québec francophone était un discours de colonisé. Je ne pouvais pas l’endosser, parce que cela aurait été d’un humilié à un autre. Ici, il s’agit de la version vraie, les personnages ont leurs noms réels et on découvre que les jeunes filles étaient francophones. A l’époque, je voulais être un écrivain nord-américain et élargir l’espace, mais dans la langue française.
Les quatre saisons rythment le récit. Pourquoi ce choix ?
C’est très frappant pour quelqu’un qui arrive dans un pays du nord. D’abord, il découvre qu’il y a quatre saisons. Ensuite, l’obsession des habitants pour ces saisons, leur place dans les conversations. L’hiver qui pourrait revenir, l’été dont on déplore la brièveté, l’automne et ses couleurs… Je n’ai jamais entendu autant parler de dictature à Haïti que des saisons à Montréal. Donc, si on veut faire un portrait du Québec comme je l’ai tenté, il faut passer par les saisons.
Le texte est truffé d’images qui envahissent l’espace mental…
Les gens du sud sont visuels. A Haïti, particulièrement, ils sont peintres. L’œil est plus important que l’oreille. Ce que j’ai ressenti passe par des descriptions, c’est-à-dire des mots avec lesquels je transmets mes émotions au lecteur, pour lui faire comprendre, même s’il n’est pas moi, ce qu’était un moment donné, ce que j’ai vu.
Le personnage de l’Indien est proche du narrateur, tout en étant différent. L’Indien vit pour l’alcool et le narrateur, pour les femmes. Ce sont deux façons de voir le même monde ?
D’abord, j’aime beaucoup travailler sur les clichés. Il est rare qu’ils soient complètement faux, mais ils sont surtout très réducteurs. Par ailleurs, ces deux personnages représentent l’Amérique. L’un y était avant tout le monde, l’autre est arrivé en dernier et vient, en quelque sorte, remplacer le premier.

jeudi 3 juillet 2014

Manuel de l'arriviste littéraire (21) L'argent

Chapitre délicat.
Beaucoup d’entre vous n’ont pas le sou.
Et pourtant il faut vivre.
Comment gagner sa matérielle, en attendant que le commerce d’arriviste littéraire vous rapporte de belles et solides rentes ?
Nous n’allons pas vous conseiller d’entrer dans un ministère, dans une administration quelconque, dans une Librairie comme le dit Zola, dans une compagnie de navigation comme le fit Charles-Henry Hirsch, dans l’enseignement comme le firent Han Ryner, Romain Rolland, etc., etc. Fi donc ! nous ne vous conseillerons pas davantage d’écrire pour les éditeurs des travaux obscurs et d’imiter Anatole France qui rédigea, lors de ses débuts, un « Manuel de cuisine » qui parut chez Lemerre. Poah ! Vous avez l’âme trop bien placée, Messeigneurs, pour vous déshonorer de la sorte.
On peut gagner de l’argent à Paris de cent façons. Vous pouvez « taper » régulièrement vos amis et connaissances d’un louis, d’une thune ou de quarante sous. Seulement, ce n’est pas d’un rapport très sûr. Tant va la cruche à l’eau…
Nous vous donnerons dans notre prochain feuilleton des tuyaux plus précis et plus sérieux. 

Il n'y a pas eu de prochain feuilleton, pour raison de guerre. L'Aurore pressentait, le 1er août, les difficultés à venir pour la presse...
Si la guerre éclatait, les journaux et les revues seraient largement dépourvus de rédacteurs et même de directeurs. Bon nombre d’écrivains, qui publient toutes les semaines des contes dans les quotidiens, devraient aller endosser dans le plus bref délai la tunique ou la capote. Grands dieux, que deviendrait la littérature, si ce cataclysme éclatait ? Il nous resterait, il est vrai, les pontifes de dix-huit ans, qui fondent des revues à la douzaine et qui président des académies littéraires. Ce serait toujours une consolation.
P.-S. La présentation de cette série d'articles publiés dans L'Aurore en 1914 se trouve ici. Ils ont été retrouvés grâce à Gallica.