jeudi 27 octobre 2016

L'Académie française couronne Adélaïde de Clermont-Tonnerre

Tandis que le jury du Prix Médicis, qui devait annoncer aujourd'hui sa dernière sélection, y renonçait - laissant donc la porte ouverte à de nombreux lauréats possibles, voir ici la deuxième sélection -, l'Académie française, en accord avec son calendrier, a annoncé son Grand Prix du roman. Il va à Adélaïde de Clermont-Tonnerre pour Le dernier des nôtres, ouvrage qui tranche avec la production littéraire française - mais qui n'est pas le seul dans son cas.
De l'Allemagne en 1945 aux Etats-Unis dans les années 70, on y croise des personnages connus - le principal d'entre eux étant Werner von Braun, responsable dans la première époque de la conception des V2 qui bombardaient Londres et, dans la deuxième, du programme spatial américain. Mais les principaux protagonistes du roman sont des êtres de fiction, non moins réels pour le lecteur, à travers lesquels se dessinent toutes les ambiguïtés d'une époque où il valait parfois mieux ne pas être celui que l'on avait été, endosser une autre identité pour mieux passer à travers les mailles du filet qui draguait les criminels de guerre. Quand, dans la queue de la comète tourmentée, naît un enfant, il reste à connaître ses véritables origines. Surtout pour lui-même, afin d'avoir à endosser, ou non, les responsabilités d'un père incertain. C'est le nœud d'une énigme qui court comme un suspens bien mené, avec un évident savoir-faire. 

La mort de Georges Thinès

Georges Thinès, scientifique autant qu'écrivain, mais authentique écrivain, avait 93 ans. Nous avions eu l'occasion de travailler ensemble, il y a longtemps, sur l'édition d'un de ses livres et cela avait été un bonheur. Sait-on que ce Belge a traduit les Poèmes anglais de Pessoa, disponibles en poche dans la collection Points?
Un bref éclairage sur deux de ses ouvrages, ceux à propos desquels je retrouve les articles que je leur avais consacrés.

Prix Rossel en 1973 pour ce roman, Georges Thinès est un écrivain peu banal. Comme écrivain, déjà, puisqu'il touche à tous les genres littéraires, de la poésie à l'essai en passant par le roman, bien sûr - Le tramway des officiers en est un - mais aussi par le théâtre. Mais il est aussi un scientifique de haut vol, qui a reçu le prix Francqui en 1971. Et il faudrait peut-être parler aussi de ses activités musicales pour comprendre comment cet homme est à la fois multiple et cependant profondément cohérent dans tout ce qu'il fait.
Au fond, c'est un regard de philosophe qu'il jette sur le monde, même quand il le traduit dans un livre comme celui-ci, en événements concrets situés dans un contexte précis: l'occupation allemande en 1940. Les personnages ont de la consistance, et le hasard qui les réunit chaque jour dans le même tramway permet d'interpréter non seulement leurs attitudes mais aussi tout un système totalitaire et, au-delà, la manière dont fonctionne l'humanité.

Roman ambitieux par conséquent, mais aussi très accessible, Le tramway des officiers est un assez bon condensé des questions qui préoccupent en permanence Georges Thinès.

Les Cités interdites, de Georges Thinès, est un recueil de poèmes qui se déploie en quatre mouvements terminés par «La Statue du lecteur»: «Langue inconnue, la seule du monde qu'écrit le lecteur dès qu'il jette un regard sur la page.» La place de cette dernière partie ne relève évidemment pas du hasard: Georges Thinès n'écrit pas seul, il cherche à entrer en communion avec celui qui le lit, à lui communiquer son insatiable appétit du monde. Car Les Cités interdites embrasse tous les lieux et toutes les époques, mêle les mythes au temps présent, touche à l'épopée et à la méditation... Livre total, ce recueil rejoint tous les autres ouvrages de son auteur - et l'on sait qu'il a touché à tous les genres ainsi qu'à des domaines très variés - en y ajoutant le sens musical qui fait de Georges Thinès non pas un touche-à-tout, fût-ce de génie, mais un humaniste de notre époque, espèce en voie de disparition dont il perpétue la saine tradition.
Rien de moins traditionnel cependant que son approche du monde et de la vie. De petits détails s'insèrent entre deux réflexions,- et tout cela navigue de conserve, avec un bel aplomb, sur les océans de la connaissance. C'est que les racines des poèmes plongent loin dans l'histoire de l'humanité et s'élèvent jusqu'aux rives de la philosophie. Malgré ce foisonnement de thèmes qui empêche, dans un premier temps, de saisir l'unité fondamentale de ce livre - qu'il faudra reprendre, et reprendre encore, pour en extraire tout le suc -, le nouvel ouvrage de Georges Thinès est plus lumineux qu'obscur. Il s'en dégage une sorte de confiance dans l'homme qui doit être un autre point commun entre les trois poètes rassemblés ici. Même si leurs voix sont différentes, ils se rejoignent dans une même fraternité d'humains.

mardi 25 octobre 2016

Femina : Marcus Malte et les autres

J'avais terminé son livre ce matin seulement, et préparé un article qui, au lieu de paraître samedi dans Le Soir, y paraîtra demain: Le garçon, de Marcus Malte, lauréat du Femina pour le roman français, par sept voix contre trois pour Nathacha Appanah (Tropique de la violence, Gallimard), est un grand livre. Du genre à ne pas vous lâcher, qu'on le lise en 24 heures ou en deux semaines - ce qui fut mon cas, pour des raisons circonstancielles.
Celui qui deviendra Félix, et qui vient de nulle part, ou presque, est le personnage principal d'un roman réussi sur tous les plans. Chaque phrase est d'une beauté à couper le souffle, même les énumérations, et il y en a quelques-uns, deviennent des éléments du récit, le texte subjugue et emporte à travers une vie, un amour, une guerre. Sauvage, civilisé mais analphabète, de nouveau sauvage après la mort de la femme aimée, Félix est un être qu'on n'oubliera pas. Et qui donnera peut-être à Marcus Malte un nouvel élan vers une oeuvre importante.

Le Femina étranger est attribué à Rabih Alameddine, par cinq voix contre quatre pour Petina Gappah (Le livre de Memory, Lattès), pour Les vies de papier, un vibrant hommage au pouvoir de la littérature (dont Le garçon est par ailleurs un bel exemple). La vie sociale d’Aaliya est étroite à Beyrouth, qui a traversé toutes les guerres. La vie intime d’Aaliya est intense, elle l’a passée dans les livres qui lui donnent, à grand renfort de citations, un regard acéré. Elle a travaillé cinquante ans à traduire en arabe, pour elle-même, des grandes œuvres de la littérature. Mais les cartons où elle a rangé ses manuscrits ne sont pas plus en sécurité que les habitants.

Enfin, le troisième Femina du jour, celui de l'essai, est, par six voix contre quatre en faveur de Jacques Henric (Boxe, Seuil), pour Ghislaine Dunant et son Charlotte Delbo, la vie retrouvée, une biographie dont les premières lignes donnent envie d'aller plus loin:
Le vent est léger, il glisse sur les feuilles, entre les branches. La pluie est tombée toute la nuit, elle imprègne l’herbe, les arbres, de temps en temps une goutte tombe. Rien d’autre ne se passe, et tout est silence. Je suis arrêtée par le grillage qui entoure le jardin, une boîte aux lettres métallique est suspendue de guingois, l’emplacement du nom est vide.

Les quatre finalistes du Goncourt

J'ai dû m'embrouiller un peu sur les dates de la troisième et dernière sélection du Goncourt, ce matin, puisque Bernard Lehut, toujours en première ligne, l'a donnée sur son compte Twitter. La moitié de la deuxième sélection a disparu. Citons-les, ceux qui partent: Jean-Baptiste Del Amo, Jean-Paul Dubois, Frédéric Gros et Luc Lang. Et voyons ceux qui restent.

  • Catherine Cusset. l'autre qu'on adorait (Gallimard)
  • Gaël Faye. Petit pays (Grasset)
  • Régis Jauffret. Cannibales (Seuil)
  • Leïla Slimani. Chanson douce (Gallimard)

Stricte parité de genres et d'éditeurs - une moitié pour Gallimard, une moitié pour les autres. Et, dans une liste où Gaël Faye est le seul primo-romancier à faire de la résistance, deux titres en commun avec la dernière sélection du Renaudot - qui n'a cependant que 40% de sa liste en commun avec celle du Goncourt, la faute à un titre de plus et aux mathématiques.

Cinq romans, trois essais pour le Renaudot

Les dernières sélections du Prix Renaudot ont été annoncées, à la veille de la remise du Prix Femina.
Pour le roman français, seule catégorie qui intéresse les Goncourt, il ne reste que deux romans en commun entre les prix qui seront remis quasi simultanément la semaine prochaine, le 3 novembre: ceux de Régis Jauffret et de Leïla Slimani. Adélaïde de Clermont-Tonnerre se trouve par ailleurs dans les trois finalistes du Grand Prix du roman de l'Académie française, qui sera attribué ce jeudi. Et Yasmina Reza est toujours en piste pour le Goncourt des Lycéens - mais, comme il semble qu'elle ne participe pas aux débats avec les lycéens, je crois que ses chances sont quasi nulles. A moins que ces rencontres n'aient, mais cela m'étonnerait beaucoup, aucune influence sur les choix du jeune jury. Quant à Simon Liberati, sa présence dans la dernière sélection du Renaudot lui offre sa seule chance de prix cette année.
Oh! je n'ai rien dit encore de Gaël Faye. Pour une bonne raison: il n'est plus là. De la même manière qu'Ivan Jablonka a disparu de la sélection du Renaudot essai. Ces deux-là semblaient pourtant, il y a quelques semaines, promis à quelques lauriers et ils faisaient la course en tête. Ils n'ont pas tout perdu: Gaël Faye, déjà couronné par la Fnac, est encore sélectionné pour l'Interallié et, au moins jusqu'à jeudi, pour le Goncourt (il restera, quoi qu'il arrive, dans les lectures du Goncourt des Lycéens); Ivan Jablonka, qui a reçu le Prix du Monde, est encore sélectionné pour le Médicis essai et le Goncourt des Lycéens.
Au contraire de ceux qui faisaient de l'épate en étant sélectionnés partout dès le début, Aude Lancelin est partie tard - Le monde libre est paru la semaine dernière - mais a été intégrée à la dernière liste du Renaudot essai, où elle tient compagnie à François Cérésa et Marie-Dominique Lelièvre.
Récapitulons, en notant au passage que les femmes sont majoritaires dans les deux listes. Ce n'est pas si fréquent.

Roman français
  • Adélaïde de Clermont-Tonnerre. Le dernier des nôtres (Grasset)
  • Régis Jauffret. Cannibales (Seuil)
  • Simon Liberati. California girls (Grasset)
  • Yasmina Reza. Babylone (Flammarion)
  • Leila Slimani. Chanson douce (Gallimard)
Essai
  • Aude Lancelin. Le monde libre (Les Liens qui libèrent)
  • François Cérésa. Poupe (Le Rocher)
  • Marie-Dominique Lelièvre. Sans oublier d'être heureux (Stock)

Le Prix Jean-Freustié à Stéphane Hoffmann

Stéphane Hoffmann est le lauréat du Prix Jean-Freustié 2016 et succède au palmarès, avec Un enfant plein d'angoisse et très sage, à Hédi Kaddour, couronné l'an dernier pour Les Prépondérants. La preuve d'un bel éclectisme dans un jury présidé par Eric Neuhoff. Contrairement à son prédécesseur, Stéphane Hoffmann ne réalisera pas le doublé avec le Grand Prix du roman de l'Académie française puisque, s'il était bien présent dans la première sélection, il avait disparu de la seconde. Son roman avait aussi fait acte de figuration dans des sélections du Renaudot et de l'Interallié. En revanche, il est toujours présent dans les trois finalistes du Prix Jean-Giono, qui se jouera donc probablement entre les deux autres romans toujours cités, ceux d'Alain Blottière ou de Jean-Baptiste Del Amo.
Quant au livre de Stéphane Hoffmann, voici.
Antoine se moque bien de ses parents qui se disputent son éducation alors qu’ils ne se sont jamais occupés de lui. A quatorze ans, il préfère sa grand-mère, plus excentrique aujourd’hui qu’au temps de ses succès dans le « bas-rock » où elle mêlait sa formation de musicienne classique à un goût certain pour la provocation. Un déséquilibre d’une grande élégance construite, en particulier, sur des clins d’œil légers en forme de pas japonais.

vendredi 21 octobre 2016

Le Prix Décembre conserve trois ouvrages

C'est peu, trois livres pour une dernière délibération. Il a donc fallu couper avec fermeté. Peut-être aussi avec quelques remords. Toujours est-il que, le 7 novembre, le Prix Décembre devrait aller à un de ces trois ouvrages:
  • Alain Blottière, Comment Baptiste est mort (Gallimard)
  • Jacques Henric, Boxe (Seuil)
  • Loïc Prigent, J'adore la mode mais c'est tout ce que je déteste (Grasset)

Ils étaient présents dans la première sélection, ils sont absents de la deuxième: Catherine Cusset, Benoît Duteurtre, Noëlle Herpe, Nicolas Idier, Ivan Jablonka, Alain Jaubert, Luc Lang, Alain Mabanckou, Laurent Mauvignier, Jean-Claude Milner, Joann Sfar et Emmanuel Venet. Cela fait du monde, et même du beau monde...

La mort de Thom Jones

Thom Jones avait 71 ans, il est mort la semaine dernière après avoir écrit quelques livres en forme de matchs de boxe. Parmi ceux qui ont été traduits, j'avais lu Coup de froid.
Thom Jones est un teigneux. Du moins est-ce l’impression qu’il donne dans ses livres – dans la vie, on n’en sait rien, et peut-être est-il l’homme le plus charmant, le plus policé du monde. Mais dès qu’il imagine une nouvelle autour de quelqu’un, la situation sera poussée jusqu’à l’exacerbation des sentiments, au bord de la folie des hommes.
Comme Tom Bissell, il aime expatrier ses personnages, quitte à raconter ce qui leur arrive après leur retour aux Etats-Unis, et sous l’influence de leur vie à l’étranger.
Dans Coup de froid, c’est plutôt l’Afrique qui les a marqués. Moses Galen a travaillé en Somalie. Richard a pété les plombs à Nairobi. Ad Magic a chopé la malaria au Rwanda. Bobby s’est fait démolir par une mauvaise dope au Congo.
Les thèmes des nouvelles ressemblent aux conséquences d’une guerre. Les éclopés physiques et psychologiques d’après le Vietnam, le syndrome de la guerre du Golfe… Il s’est passé quelque chose de grave dans la vie de ces hommes et ces femmes, il en reste quelque chose à jamais. On est dans le drame profond, d’autant plus difficile à résoudre que ses contours sont flous.
L’humour n’est cependant pas absent de ce recueil. Au fin fond de la forêt équatoriale, Koestler s’est choisi un babouin comme animal de compagnie. Baptisé George Babbitt, le singe est doté d’une intelligence supérieure à celle de ses congénères. Mais il picole presque autant que son maître, ce qui donne lieu à des scènes d’une irrésistible drôlerie. Sous lesquelles perce une infinie tristesse. Si l’animal ne peut pas être meilleur que l’homme (et réciproquement), où allons-nous ?
Thom Jones est trop bon écrivain pour poser ce genre de questions. Il se contente de les insinuer dans ses récits, de nous faire sentir l’absolue nécessité dans laquelle nous sommes de les faire surgir pendant et après la lecture. C’est un art difficile, et ici très maîtrisé.

jeudi 20 octobre 2016

L'Interallié et le Jean-Giono réduisent la voilure

Ces prix-là seront décernés alors que la plupart des autres seront déjà connus. D'une certaine manière, cela simplifiera la tâche pour les jurés des Prix Interallié, le 8 novembre (avec une dernière sélection annoncée le 3), et Jean-Giono, le surlendemain.
Il reste six titres pour le premier des deux, qui fut une récompense de journalistes pour des journalistes - mais l'ADN a muté depuis longtemps. Leïla Slimani, qui était devenue la plus citée dans les diverses sélections, a disparu, ainsi que François Cérésa, Catherine Cusset, Jean-Paul Dubois, Lionel Duroy, Stéphane Hoffmann et Karine Tuil. Tandis que François Duteurtre s'ajoute à cinq autres romanciers, dont une romancière, sauvés des eaux. Les voici.
  • Paul Baldenberger, A la place du mort (Les Equateurs)
  • Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Le dernier des nôtres (Grasset)
  • Benoît Duteurtre. Livre pour adultes (Gallimard)
  • Gaël Faye, Petit pays (Grasset)
  • Serge Joncour, Repose-toi sur moi (Flammarion)
  • Eric Vuillard, 14 Juillet (Actes Sud)

Du côté du Prix Jean-Giono, la dernière liste a des allures de partie finale, ce qui laisse encore vingt jours pour relire. Guy Boley, Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Eric Deschodt, Jean-Paul Dubois, Claudie Hunzinger, Serge Joncour et Olga Lossky ont laissé toute la place à ceux-ci:
  • Alain Blottière. Comment Baptiste est mort (Gallimard)
  • Jean-Baptiste Del Amo. Règne animal (Gallimard)
  • Stéphane Hoffmann. Un enfant plein d'angoisse et très sage (Albin Michel)
Ce qui, d'une certaine manière, est assez cohérent...

samedi 15 octobre 2016

Les dernières sélections du Prix Femina

On retient son souffle, les jurées du Femina ont fait leur avant-dernier tour de table avant la réunion finale du 25 octobre, cela va arriver très vite. Six romans français ont été écartés, et non des moindres si l'on en juge s'après les rumeurs favorables qui les accompagnaient dans leur parcours vers la consécration. Ceux de Jean-Baptiste Del Amo, de Gaël Faye, d'Eric Vuillard, notamment, ne sont plus retenus. Il en reste cinq, dont la critique pense dans l'ensemble le plus grand bien. Et moi aussi, pour les trois et demi que j'ai lus.
Côté traductions, où la convergence des jurys est moindre, en raison du plus petit nombre de prix qui s'y attachent, il reste cinq romans aussi, parmi lesquels celui de Gonçalo M. Tavares a fait, je crois, l'unanimité chez ses lecteurs (je n'en suis pas encore).
Et les  essais voient arriver, il était temps, l'ouvrage de Pascale Robert-Diard qui s'ajoute aux quatre sauvés de la sélection précédente. Ce qui fait, chiffre magique de l'année, encore cinq.
Ils sont tous ici:

Romans français
  • Nathacha Appanah, Tropique de la violence (Gallimard)
  • Luc Lang. Au commencement du septième jour (Stock)
  • Marcus Malte, Le garçon (Zulma)
  • Laurent Mauvignier. Continuer (Minuit)
  • Thierry Vila, Le cri (Grasset)
Romans étrangers
  • Rabih Alameddine, Des vies de papier (Les Escales)
  • Petina Gappah, Le livre de Memory (JC Lattès)
  • Edna O'Brien, Les petites chaises rouges (Sabine Wespieser)
  • Valerio Romao, Autisme (Chandeigne)
  • Gonçalo M. Tavares, Matteo a perdu son emploi (Viviane Hamy)
Essais
  • Ghislaine Dunant. Charlotte Delbo, La vie retrouvée (Grasset)
  • Tristan Garcia. La vie intense, une obsession moderne (Autrement)
  • Jacques Henric. Boxe (Seuil)
  • IVénus Khoury-Ghata. Les derniers jours de Mandelstam (Mercure de France)
  • Pascale Robert-Diard. La déposition (L’Iconoclaste)


jeudi 13 octobre 2016

L'Académie française garde un oeil sur trois romans

Je ne sais pas trop comment l'Académie française s'organise pour, avec deux yeux par siège, continuer à surveiller trois romans, comme l'eau prête à bouillir sur le feu. On enlèvera le contenant le 27 octobre, d'ici là le contenu se sera encore évaporé, mais ils sont quelques-uns déjà à ne plus être près de la flamme - si c'est une flamme, ce pourrait être un four solaire, au fond.
Bref, Eric Deschodt, Gaël Faye, Philippe Forest, Stéphane Hoffmann, Marcus Malte, Karine Tuil et Eric Vuillard n'appartiennent plus à la deuxième sélection, réduite de dix à trois titres. On n'a pas fait dans la demi-mesure.
Ceux qui restent:
  • Adélaïde de Clermont-Tonnerre. Le dernier des nôtres (Grasset)
  • Benoît Duteurtre. Livre pour adultes (Gallimard)
  • Sylvain Prudhomme. Légende (Gallimard/L’arbalète)

C'est très bien, Prudhomme, un peu moins bien cependant que son précédent roman Les grands. Ce n'est pas mal, Adélaïde de Clermont-Tonnerre, mais un peu moins bien que ce qu'on dit. Reste Duteurtre, j'attends d'avoir lu son livre pour me faire un avis.
Et si, vous aussi, vous brûlez de ne pas attendre les proclamations des prix littéraires pour lire les ouvrages des futurs lauréats, reportez-vous à cette compilation des principales sélections. Ou des sélections des principaux prix. Ou réputés tels, en fonction généralement du chiffre d'affaires qu'ils génèrent. Comme vous voulez.
Quoi qu'il en soit, seuls les académiciens ne savent pas, ou font semblant de ne pas savoir, que deux des trois romans sélectionnés sont publiés chez Gallimard - on ne juge que les textes, pas le nom de l'éditeur, dans cette noble assemblée.

La surprise du chef au Nobel

Et l'année prochaine, ce sera Bruce Springsteen! Sans blague, je ne suis pas spécialiste de Bob Dylan mais je l'écoute depuis toujours et un Nobel de littérature, ça a quand même de la gueule. Bien sûr, on en parlait. Mais, honnêtement, je n'y avais jamais cru une seconde. Peut-être parce que je n'imagine pas les académiciens suédois appréciant Dylan.
Et puis, voilà, je suis bien content de m'être trompé. Du coup, j'ai Like A Rolling Stone plein les oreilles. Et je vous offre quelques minutes de musique, vous l'avez bien mérité.




P.-S. Bob Dylan n'était pas que dans ma discothèque, il est aussi présent dans ma bibliothèque, avec un volume de Chroniques (Fayard), traduites par Jean-Luc Piningre, que j'ouvre, et où je trouve ceci:
Je suis né au printemps 1941. La Deuxième Guerre mondiale faisait rage en Europe et l’Amérique devait bientôt y prendre part. Le monde volait en morceaux, et déjà le chaos fichait son poing dans la figure des nouveaux venus. Si l’on était arrivé à cette époque, si l’on vivait avec les yeux ouverts, on sentait le vieux monde disparaître et le nouveau balbutier. Comme si on avait remis l’horloge à l’heure où av. J.-C. est devenu ap. J.-C. Ceux qui sont arrivés avec moi avaient presque tous un pied de chaque côté. Hitler, Churchill, Mussolini, Staline, Roosevelt étaient de gigantesques figures dont on ne verrait plus l’équivalent, des hommes qui ne connaissaient que leur détermination, pour le meilleur ou le pire. Décidés à agir seuls, indifférents à toute opinion, à la richesse et à l’amour – présidant au destin de l’humanité, réduisant le monde à des décombres. Lointains descendants des Alexandre, des Jules César, des Gengis Khan, des Charlemagne et des Napoléon, ils découpaient le globe comme un mets délicat. Qu’ils aient la raie au milieu ou qu’ils portent un casque de Viking, on ne refuse rien à ces gens et il est impossible de faire sans eux – des barbares violents qui impriment sous leurs pas leur idée de la géographie.

mercredi 12 octobre 2016

Philippe Forest, Prix de la langue française

C'est à Brive, s'il a survécu le 4 novembre à ce qu'on appelle parfois le train du cholestérol - les festivaliers ayant la réputation d'être copieusement nourris sur le chemin de la Foire -, que Philippe Forest recevra le Prix de la langue française, qui est plutôt destiné à couronner une oeuvre qu'un livre. Philippe Forest a cependant fait paraître, à la rentrée, un superbe Crue, dont j'ai terminé la lecture il y a quelques jours et qui fera l'objet d'un article samedi dans Le Soir. (La première phrase de cet article, quand même, en guise de teasing: Il ne commence à pleuvoir vraiment, « sans discontinuer », qu’aux trois quarts du livre.)
Mais, puisqu'il y a oeuvre, je peux vous parler d'un roman plus ancien, paru il y a six ans, et par lequel j'avais été très impressionné. Voici donc Le siècle des nuages.

Philippe Forest, n’y voyez nulle malice, fait penser à un cheval de labour qui va et vient, retournant lentement, avec force et obstination, une terre lourde et grasse dont les mottes brillantes reflètent les nuages du ciel et dans celui-ci, parfois, le passage d’un avion. Le spectacle est majestueux. Les phrases sont, pour beaucoup d’entre elles, d’amples périodes au rythme entêtant. Le point de vue embrasse la planète entière mais le romancier n’oublie pas de régler sa focale sur les détails.
Romancier ? Est-il bien cela, l’auteur du Siècle des nuages, ou archiviste de la mémoire de son père, pilote de ligne ? Et, au-delà, de la grande aventure de l’aviation qui a marqué le siècle dernier au moins autant que le cinéma. Au-delà encore, de l’histoire de celles et ceux qui ont vécu cette époque traversée par deux guerres mondiales comme par des failles subitement ouvertes sous l’humanité, et où s’effondre la morale.
Romancier, oui, qui fait entrer le monde dans son livre jusqu’à le rendre aussi dense que le contenu d’une valise bourrée jusqu’à la gueule, car il ne faut rien oublier. Mais romancier qui doute sans cesse du roman, bâtissant celui-ci sur « l’invérifiable hypothèse qu’une intrigue doit pourtant exister qui unit tous ces moments et les intègre à la cohérence d’un récit à peu près suivi et sensé, prêtant sa psychologie présente, pour autant qu’il est capable d’en savoir quoi que ce soit, au personnage qu’il a été autrefois et dont il ne connaît plus rien. » Finissant donc par produire « cette pauvre petite chose de papier usé qu’on nomme un roman. » (Et c’est par ces mots qu’il conclut.)
Le passage du temps devient sensible, la Terre est enserrée dans les vols qui lui donnent sa mesure – une mesure sensiblement plus étroite qu’auparavant, puisque d’une certaine manière le rêve de rapprocher les continents aura été accompli. Mais, pour y arriver, il aura fallu les pionniers, auxquels Philippe Forest rend hommage, des frères Wright ou de Clément Ader à Charles Lindberg ou Howard Hughes. Morts, ces deux derniers, dans les années soixante-dix, l’un sage, l’autre fou, au moment de la splendeur de l’aviation commerciale. Avec un point d’arrêt dans la légende quand Saint-Exupéry plonge dans la Méditerranée. Fin de l’aventure, début de l’exploitation commerciale. Ce qui arrange, au fond, le père de l’écrivain. Malgré sa volonté affichée d’intégrer une unité combattante pendant la guerre, il arrive trop tard. Et à temps pour parcourir le monde, à peu près comme un chauffeur de bus parcourt la ville. Avec quand même, pour le pilote, le ciel et les nuages en prime.
Le siècle des nuages est un livre où tout fait signe. Mais de quoi ? C’est en effet seulement avec du recul que les signes semblent prendre sens, et le plus souvent on leur donne celui qui semble convenir au cours d’événements que le temps permet de ranger dans un semblant d’organisation. De cette organisation, qui donne sa forme au roman, Philippe Forest se méfie aussi. Comme des jugements a posteriori qu’elle induit.
Les grands-parents maternels de Philippe Forest, qu’il n’a pas connus, ont été libraires à Mâcon. A la saison des prix littéraires, ils invitaient les habitués à écouter la radio dans le magasin pour connaître les noms des lauréats. Le romancier aime penser que, s’il reçoit un prix, la TSF leur portera la nouvelle au ciel. Nous aimerions que ça se passe ainsi.

14-18, Albert Londres : «L’opération est dure car le Bulgare est tenace.»



Devant Monastir
L’avance

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Salonique, 9 octobre.
L’avance ! l’avance en poussant l’ennemi devant soi ; en marchant sur le terrain qu’il occupait la veille ; en couchant dans les baraques qu’il vient de laisser toutes chaudes, plutôt toutes froides ; en buvant le vin qu’il avait lui-même sorti des caves.
L’avance, c’est ce que goûtent maintenant ceux d’Orient.
Troupes d’avant, troupes du milieu, troupes d’arrière ; tout déménage, tout est à cheval, à pied, à voiture, dans les champs et sur les pistes. Tout est plus gai, tout est plus aimable, tout est plus confiant. Tout est plus haut ; l’espoir, la tête, la parole. Tout est plus léger ; l’exil, la souffrance, le cœur. Le cafard est tué.
L’avance !
C’est ici, sur le champ de bataille de Monastir que pour la première fois l’armée d’Orient l’a bien ressentie. On avait fait quelque chemin auparavant puisque cinquante kilomètres nous séparent du point de départ de l’offensive, le 12 septembre, au point où nous sommes aujourd’hui. Mais ça n’avait pas été ça. L’impression de la victoire n’y était pas. C’était le hors-d’œuvre. Le repas était préparé pour plus loin. C’était devant Monastir qu’il se mangerait. On le mange.
L’armée arrive dans la vallée. Elle est à vingt-cinq kilomètres de la ville, qui par treize minarets, pointe au fond. Les Bulgares sont au milieu qui attendent. Voilà le gros morceau à avaler.
L’opération est dure car le Bulgare est tenace. Cela dure neuf jours.
Dans la nuit du dixième, notre artillerie écume. Plus fort que jamais elle se met à cracher sa rage sur ces gens qui ne veulent rien lâcher de ce que nous attendons depuis plus d’une semaine.
Le dixième matin paraît. Les chefs regardent. Plus de Bulgares. Ils rajustent plusieurs fois leurs jumelles. Ils cherchent plus haut. Des colonnes montent vers le nord.
La nouvelle court bientôt et gagne tout le front que les Bulgares se retirent. Elle passe au quartier général. Elle est transmise à Salonique : « Les Bulgares lâchent ! » Le général arrive sur le terrain. Ce n’est pas le moment des calculs savants, ce n’est pas l’heure de monter une bataille suivant les cours de l’École de guerre !
Les colonnes bulgares s’apercevant qu’on les poursuit, accélèrent. Nous traversons Armenohor. Ils ne nous attendent pas à la sortie. Ça se sent. Ça sent aussi la charogne. Il y a de la chair qui se décompose par là. Nous approchons de Petorak. L’impression de fuite est si nette qu’on ne prend plus de précautions. Les poursuivants traversent Petorak sans s’arrêter. Ils arrivent à Sakulevo et le traversent. La poursuite a ainsi continué pendant dix kilomètres. On sait que les Bulgares se sont arrêtés à Kenali.
Leurs lignes de Kenali sont préparées depuis un an. C’est là qu’ils marquent un arrêt. Il faut qu’ils respirent. Dans l’avance comme dans le recul on doit reprendre souffle. Nous les talonnons. En passant nous prenons la gare. Monastir n’est plus qu’à 9 kilomètres. Il était à dix-neuf ce matin. L’ennemi souffle derrière ses mitrailleuses et ses fils de fer.
Et l’aviation avance son parc et les ambulances de campagne avancent leurs tentes et le Trésor et Postes, dans une vieille guimbarde, avance ses billets de banque, et tout cahote joyeusement sur le champ qui à l’aube était encore de bataille, et qui maintenant est de conquête.
L’artillerie attelée fouette ses bêtes et avance devant elle. Les réserves quittent leur repli de terrain, remontent les sacs et avancent devant elles. Les téléphonistes démolissent leurs installations, prennent leurs bobines de fil et vont les dérouler devant eux. La moitié de la vallée, si infernale depuis neuf jours, tombe dans le silence.
Les champs de bataille ne vivent que lorsque la mort est sur eux ! Cette partie de la vallée est tombée dans la mort parce que la mort est montée plus haut.
Et le quartier général avance. Les habitants avaient pris leurs précautions ; ceux qui se croient des titres à notre amabilité l’ont écrit en grandes lettres de craie blanche sur leurs portes. On lit : Maison grecque venizéliste, Maison roumaine, Maison albanaise, Partisan d’Essad Pacha. Les autres sont marquées d’une croix blanche. Ce sont les Bulgares qui indiquaient ainsi, à leurs soldats, ceux qu’il était permis de piller. Nous, nous ne pillons pas, alors on ne nous signale que ce que nous devons honorer.
Les télégraphistes du bout de leurs perches accrochent les fils. Le major éprouve l’eau des fontaines publiques. L’intendant cherche des hangars. Personne ne sait rien de rien. Tout le monde répond : « Ah ! je viens d’arriver ». Les officiers tâchent de se dénicher une chambre. Les poilus essayent de dégoter de la paille et il n’y a que du foin. Le quartier général est généralement dans la plus grande maison. Pour la trouver on regarde les toits. On se dirige vers le plus haut. C’est là. Tout est grand ouvert. On aère. On n’y trouve pas encore une chaise, mais le sourire. Dans une épicerie qu’on déménage, on installe l’usine électrique. Une pétarade, déjà ! Tous les enfants de la ville viennent voir ça. On le leur laisse contempler, même ceux qui ne sont pas venizélistes. Les unités ne trouvent plus leur cuisine. Les affamés se demandent où toucher leur boule de pain. Les fiévreux arrivèrent avant la quinine. Le général couche chez l’évêque. Il y a des punaises. L’avance !

Le Petit Journal, 11 octobre 1916.


La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 16 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Le dernier volume sera disponible le 1er novembre, en même temps qu'une édition intégrale. Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

Le Prix de cette &#{!!!**@ de page 111

(De votre envoyé spécial.)
Je suis au Café de la Presse, boulevard de la Bastille, à Paris, où se déroule ce soir la... euh... cérémonie (?) de remise du Prix de la page 111. Oui, j'en ai déjà dit beaucoup de mal, mais ne faut-il pas toujours se donner une chance de revoir ses appréciations les plus brutales? Donc, j'ai décidé d'assister à cette soirée, de voir comment ça se passe et de vous raconter.
Je vais d'ailleurs parler plus bas, l'émission va commencer et je ne voudrais pas déranger, surtout avec mes a priori...
Mais non, suis-je stupide! Je ne suis pas à Paris, je suis l'émission de chez moi, ce qui est quand même très différent - et, d'ailleurs, cela va commencer en retard, il est déjà 21h01.
Bon, ça y est, on y va...
Le son est dégueulasse, aussi bien sur le player de la station Radio Nova que sur d'autres relais. C'est quoi, cette radio dont Libé chantait ce matin le renouveau?
Votre envoyé spécial va enlever le casque qui lui bouche les oreilles, retourner à la page 292 de Butcher's Crossing (Piranha), de John Williams, dont il a, très bêtement sans doute, lu les 291 précédentes, puis dormir et un peu et il vous dira demain matin qui est le lauréat de ce &#{!!!**@ Prix de la page 111.
(Fin de l'intervention de votre envoyé spécial.)

NOOOOOON! Une fiche mal branchée, c'est réparé, je reviens.

(Retour imprévu de votre envoyé spécial.)

Mais, pour l'instant, on chante...
Puis je découvre qu'un juré de prix littéraire, fût-ce d'un prix de &#{!!!**@, est à peu près constitué comme nous, puisqu'un de ceux-là est allé faire pipi pendant la pub.
Ça va mieux. Surtout quand le prix s'autoprésente comme "le plus absurde" des prix littéraires. Vais-je renoncer à mes &#{!!!**@? Jouer le jeu de la dérision? Et pourquoi pas, après tout? Je ne suis pas venu (enfin, venu, on se comprend) pour conforter mes certitudes mais au contraire pour les mettre en doute.
Et la musique n'est pas mal.

Voilà en tout cas une première lecture - d'une seule page, ça ne devrait pas durer trop longtemps. Parce que, autre problème, je ne suis pas trop sensible aux lectures sonores, je ne lis pas à l'oreille, ou alors il s'agit d'une oreille interne qui ne ressemble que de très loin à celle, et même celles, sauf pour Van Gogh, que vous (et moi aussi) portez plus ou moins élégamment des deux côtés de la tête.
Donc, je n'écoute qu'à moitié - j'ai failli dire d'une oreille, mais ç'aurait été maladroit, je vous le concède - la page 111 de Jim Morrison et le diable boiteux, de Michel Embareck. Malheureusement, je ne l'ai pas lue avec les yeux non plus.
Enfin quelqu'un lui met 17 pour la structure, quelqu'un d'autre 15 pour le style, puis 11 pour le style (tout cela motivé comme dans un tournoi de slam, c'est dire), 16 pour les idées, 18 pour le vocabulaire et la syntaxe, 10 pour le potentiel international, 13 pour le plaisir.
Total? Les spectateurs l'ont fait: 100. Bof, même pas 111.

Musique (et lecture pour moi).
Je passe les commentaires les plus allumés qui s'insèrent entre deux disques, entre deux lectures. Mais ils confirment que j'avais tort de leur en vouloir, à ces jurés. Ils s'amusent. Et pourquoi ne s'amuserait-on pas avec la littérature avant une deuxième lecture que, bien sûr, je ne vais pas vraiment écouter.

Il s'agit du roman d'Elitza Gueorguieva, Les cosmonautes ne font que passer (moi aussi, mais ça dure quand même trois heures, cette histoire de prix).
Puisque j'ai ce livre sous les yeux, je suis prêt à la page 111, je vais quand même essayer de la lire en gardant le son de la radio en bruit de fond.
Mais ce n'est pas du tout ça. C'est ma page 89 qu'on est en train de lire! Voilà un des problèmes de ce prix: mettons-nous bien d'accord sur ce qu'est une page 111. Nous n'avons pas tous la même. Moi-même, j'hésite. La page 111 qu'on vient de lire est, quand je rouvre le même roman, la 64. Je rêve... Mais je vais me réveiller, je referme le livre, je le rouvre, je recherche cette histoire de chameau. Patatras, page 136!
Notons, le moment est venu. Personnages: 13. Idées: 10. Vocabulaire et syntaxe: 6. Style: 9. Structure: 14. Plaisir: 15. Potentiel international: 14. Soit 81 au total. Mais je ne prétends pas avoir relevé avec précision tous les chiffres qui me passent dans la tête.

On fait une pause? On fait une pause.
Le temps, quand même, de vous expliquer pourquoi je suis perdu dans les numéros de pages et que 111 ou 64 ou 89 ou 136, c'est la même chose. Et puis non, je le ferai tout à l'heure.

Donc, il est l'heure (avec quelques minutes de retard) de passer à la troisième lecture de page 111 ou supposée telle, dans Une bouche sans personne, de Gilles Marchand. Lue, et là j'ai envie d'écouter quand même, par Joe Hill. Joe Hill, Joe Hill? Mais oui, le fils écrivain de Stephen King - sauf si c'était un autre, évidemment...
Le temps de se poser la question sans réponse, on en est déjà aux notes.
Potentiel international: 15. Style: 12. Personnages: 14. Idées: 12. Vocabulaire et syntaxe: 12. Structure: 12 (après retrait des impôts de 33% pour cause de supposé fayotage). Plaisir: 11.
On n'a oublié personne? Total: 88, et non 98 comme on l'avait entendu la première fois.
Je voulais revenir sur la question, cruciale, de la numérotation des pages. Vous lisez comment, vous? Sur papier, comme le faisaient vos ancêtres? Sur écran, comme ne le feront même plus vos enfants si j'en crois les pleurs des défenseurs de la lecture? Réfléchissez déjà à cela, je compléterai plus tard.

Car il est presque temps (il est souvent temps, dans cette note) de passer à la lecture de la quatrième page 111 - et pourtant, voyez comme les chiffres restent un mystère, on n'aura pas lu 444 pages quand Mauvais coûts, de Jacky Schwartzmann, aura eu son tour.
Non sans expliquer, auparavant, comment et pourquoi le jury a rejeté certains titres, ou plutôt comment certains jurés ont mis leur veto à la sélection de, par exemple, mais pas au hasard, les romans d'Harold Cobert, Olivier Py, Samuel Benchetrit, quelqu'un dont je n'ai pas compris le nom, François Bégaudeau, Guillaume Chérel ou Virginie Martin. Auxquels on ajoute, au dernier moment, Adélaïde de Clermont-Tonnerre. (Zut! alors, j'aime bien son roman!)
En revanche, Jacky Schwartzmann a bien été retenu, et on a donc droit à la lecture de la page 111 de son livre qui, forcément, n'est pas la mienne.
Parce que, oui, je lis surtout des livres numériques et que, en fonction des logiciels, ainsi que du format de la page, des caractères, selon vos préférences (enfin, ici, il s'agit surtout des miennes), non seulement ma page 111 sera rarement la même que celle de l'édition papier, mais elle changera en fonction de l'endroit où je me trouve, puisque j'utilise différents appareils en fonction des circonstances.
Je n'ai pas fini, il est temps de noter cette page-ci (celle que les jurés ont lue). Vocabulaire et syntaxe: 17. Plaisir: 14. Idées: 9. Personnages: 16. Potentiel international: 17. Structure: 20. Style: 16. Total: 109.
(Et je sais bien que tout le monde s'en fout, mais quand même...)

On avance, on avance. Et on va passer aux deux derniers livres de la sélection, ça m'arrange puisque ce sont les deux que l'ai lus. (Sans m'arrêter à la page 111, ni en commençant par elle, il va sans dire.) Ce sera d'abord Pas trop saignant, de Guillaume Siaudeau, une belle fuite vers la liberté d'un assassin - c'est ainsi qu'il faut dire, maintenant, pour un abatteur d'animaux comestibles? Il a son cœur pour lui, il ne supporte plus son travail, plus rien, et donc il part. Pas seul, mais je ne vais pas vous raconter l'histoire, je vais plutôt laisser passer la lecture. (On est déjà loin dans le roman, quand on est à la page 111.)
Il me semble que j'aurais mis de bonnes notes. Que vont faire les jurés, chacun dans sa spécialité? 12, je ne sais plus pour quoi, le plaisir, je crois. Vocabulaire et syntaxe: 11. Personnages: 12. Idées: 15. Potentiel international: 4. Structure: 14. Style: 13. Total: 82. Ce n'est pas beaucoup.

Je trouve quand même, ceci pour suivre mon idée de tout à l'heure, ou de quelques lignes plus haut, profondément injuste que les lecteurs de livres numériques soient mis hors jeu, tout cela pour une histoire de numérotation de pages. Ne cherchez pas de justification, mesdames et messieurs les jurés, qui vous donnerait le droit d'exclure la moitié, non, moins, enfin la partie de la communauté des lecteurs qui s'est tournée vers les écrans et délaisse le papier. Donc, je termine là-dessus avant de laisser la place à la dernière lecture, votre prix est quand même un &#{!!!**@ de prix.

Et on en arrive, à l'instant précis où je réalise que les auteurs ont été pris dans l'ordre alphabétique - j'ai failli arriver trop tard, sur ce coup-là -, à Ali Zamir, dont je vous ai parlé il y a quelques jours déjà, avec son Anguille sous roche. Inutile d'en faire davantage, la phrase coule de virgule en virgule, on peut en venir aux notes tout de suite. Quand je dis tout de suite, il est quand même 23h23 au Café de la Presse.
Style: ça ne coule pas, dit la jurée, au contraire de moi, et donc 9. Vocabulaire et syntaxe: 12. Personnages: 14. Potentiel international: 11. Idées: 13. Plaisir: 14. Structure: 11. Total: 84.

Si les chiffres avaient une valeur, mais nous avons vu qu'ils n'en avaient pas, le Prix de la page 111 devrait aller à Jacky Shwartzmann. Mais encore un peu de temps avant d'en arriver à intégrer le seul juré qui n'a pas noté les livres - pardon, les pages... Il semble hésiter, excellent prétexte pour passer plusieurs chansons.

Et le lauréat est donc, quelques minutes avant minuit, et après qu'au fond je me suis bien amusé, un auteur qui ne publie pas chez Minuit mais plutôt à La Fosse aux ours, Jacky Schwartzmann, pour Mauvais coûts.
Je peux rendre l'antenne (hum!) et aller me coucher, le devoir est accompli. Même si l'auteur est présent et a peut-être quelques mots à dire.

mardi 11 octobre 2016

Philippe Paquet, récompensé pour sa biographie de Simon Leys

Je ne connaissais pas le Prix Fondation Martine Aublet - il n'existe, il est vrai, que depuis 2012, lis-je dans Livres Hebdo, et il couvre un domaine qui m'est moins familier que la fiction: l'ethnographie, l'ethnologie, l'anthropologie et l'histoire de l’art des civilisations non-occidentales. Ce sont des terrains qui ne manquent pourtant pas de points d'intersection avec la littérature, et en voici un avec le lauréat de cette année: Philippe Paquet, pour Simon Leys, navigateur entre les mondes. Une biographie magistrale (bien que d'un auteur belge sur un autre auteur belge), sur laquelle j'avais écrit cet article au moment de sa parution, c'était le printemps en Europe.
Pour écrire une vie de Simon Leys, il fallait connaître l’homme, né Pierre Ryckmans, son œuvre, et bien sûr la Chine. Avec Philippe Paquet, on est rassuré : l’auteur de Madame Chiang Kai-shek, ouvrage préfacé par Simon Leys, a entretenu avec celui-ci des contacts suivis et approfondis, nourris en particulier d’une familiarité commune avec la Chine. « Chine intérieure », surtout, pour Simon Leys, puisqu’il n’a cessé d’étudier une culture à laquelle il n’avait guère d’accès direct : trois séjours seulement, plutôt brefs. Un mois en 1955, à vingt ans. Six mois en 1972 comme attaché culturel à l’ambassade de Belgique. Et un mois l’année suivante, pour la dernière fois.
Il est vrai que, depuis 1971 et la naissance de Simon Leys, pseudonyme choisi pour signer Les habits neufs du président Mao, Pierre Ryckmans n’était pas le bienvenu en Chine populaire. Même quand l’aura de Mao s’affaiblira, celui qui, ayant dénoncé le système autoritaire et criminel du Grand Timonier, restera honni pour avoir eu raison trop tôt. Sulfureux Simon Leys…
Ne revenons pas sur les épisodes les mieux connus, en Europe, de sa biographie. Philippe Paquet éclaire celle-ci en insistant sur les qualités d’un chercheur lucide puisant aux meilleures sources – toutes accessibles, mais négligée par la plupart des spécialistes. Pour lui, au contraire de beaucoup, « sinologie » ne rimait pas avec « assyriologie » et moins encore avec « entomologie ». La littérature et la pensée chinoises, dont il fut un traducteur attentif, l’ont occupé comme une matière vivante. Sur l’abondance et la qualité de ces travaux, il était difficile d’être plus complet.
L’installation de Simon Leys en Australie, à partir de 1970, est aussi considérée d’un œil neuf. Comment notre compatriote devint une éminente personnalité de son pays d’adoption, voilà un aspect dont nous n’avions qu’une vague conscience. Il est ici éclairé par des témoignages multiples. Les témoignages abondent d’ailleurs pour toutes les époques d’une vie bien remplie, où la mer et la littérature ainsi que la foi ont été les axes sur lesquels s’est développée une œuvre devant laquelle on était déjà admiratif – et l’admiration s’est accrue encore à la lecture de ce Simon Leys, navigateur entre les mondes.
Il se méfiait des biographies. Celle-ci, dont il a lu le manuscrit avant de mourir le 11 août 2014, a dû malgré tout le combler autant qu’elle nous a passionné.

Prix du Premier roman, une faute de goût

Je suis franchement déçu par la deuxième sélection du Prix du Premier roman. Sans être supporteur des Diables rouges (si vous l'ignoriez, c'est ainsi que l'on appelle l'équipe belge de football), il me semble que leur compatriote (et le mien, du coup) Jean-Marc Ceci, en compagnie de son Monsieur Origami italo-japonais, méritait d'y rester. Or il a été oublié, en même temps que Marie Barthelet, Adeline Fleury, Mathias Lair et Frédéric Viguier.
Il reste donc cinq romans français et trois traduits, dans une sélection que je vous donne tout de suite.

Roman français
  • Guy Boley, Fils du feu (Grasset)
  • Gaël Faye, Petit pays, (Grasset)
  • Frédéric Gros, Possédées (Albin Michel)
  • Maëlle Guillaud, Lucie ou la vocation (Héloïse d’Ormesson)
Roman étranger
  • Davide Enia, Sur cette terre comme au ciel (Albin Michel)
  • Molly Prentiss, New York esquisses nocturnes (Calmann-Lévy)
  • Abdelaziz Baraka Sakin, Le messie du Darfour (Zulma)
En même temps que cette deuxième sélection, le jury a communiqué la date de remise de son prix: ce sera le 4 novembre, au lendemain des Goncourt et Renaudot.

Coup de tonnerre au Prix Médicis

Coup de tonnerre? N'est-ce pas excessif? A peine. Pensez donc: le premier roman de Gaël Faye, Petit pays, présent dans la première sélection du Médicis, n'a pas passé l'obstacle de la deuxième - alors qu'il est toujours retenu par l'ensemble des autres acteurs historiques de la saison des prix littéraires: Académie française, Femina, Goncourt, Renaudot et Interallié. Est-ce le premier signe d'une décélération à venir pour celui qui avait fait la course en tête?
(Et voyez comment on en parle, il faudrait retrouver un Léon Zitrone pour commenter les prix littéraires sur le ton dont il racontait le Grand Prix de l'Arc de Triomphe. Mais comment le faire autrement quand les écrivains sont les canassons de la culture?)
Bref, la deuxième sélection du Prix Médicis, arrivée tard dans la nuit alors que mes paupières avaient fini, non sans mal, par se clore, ne ressemble pas aux autres. Les jurés ont aussi écarté Jean-Baptiste Del Amo et Laurent Mauvignier, parmi les auteurs très en vue cette saison (et chargés de quel handicap?), pour lesquels ils n'ont pas eu plus de considération que pour David Boratav, Stéphane Corvisier, Christine Montalbetti ou Florence Seyvos. Et, parmi ceux qui restent, le plus grand nombre n'a été retenu que par le jury du Médicis - par aucun autre.
La liste des romans étrangers s'est resserrée aussi, il reste huit titres sur les onze de la première sélection, et les essais, que les jurés, essentiellement romanciers, mettent peut-être plus de temps à lire, sont annoncés, avec une première sélection de neuf ouvrages, parmi lesquels ne se trouve pas Laetitia, d'Ivan Jablonka - car le livre est dans la liste des romans...
Suivez-vous? Eprouvez-vous quelques difficultés à vous y retrouver? Un récapitulatif de toutes les sélections des principaux prix littéraires de l'automne vous aidera peut-être à faire le point: il est ici.
Et voici donc les trois sélections du Prix Médicis.

Romans français
  • Nathacha Appanah, Tropique de la violence (Gallimard)
  • Stéphane Audeguy, Histoire du lion Personne (Seuil)
  • Nicolas Idier, Nouvelle jeunesse (Gallimard)
  • Ivan Jablonka, Laetitia ou la fin des hommes (Seuil)
  • Denis Michelis, Le bon fils (Notabilia)
  • Céline Minard, Le grand jeu (Rivages)
  • Arnaud Sagnard, Bronson (Stock)
Romans étrangers
  • Niccolo Ammaniti, Anna (Grasset)
  • Nickolas Butler, Des hommes de peu de foi (Autrement)
  • Christoph Hein, Le noyau blanc (Métailié)
  • Edna O’Brien, Les petites chaises rouges (Sabine Wespieser)
  • Ferdinand von Schirach, Tabou (Gallimard)
  • Steve Sem-Sandberg, Les élus (Robert Laffont)
  • Samar Yazbek, Les portes du néant (Stock)
  • Nell Zink, Une comédie des erreurs (Seuil)
Essais
  • Philippe Costamagna. Histoires d’oeils (Grasset)
  • Ghislaine Dunant. Charlotte Delbo. La vie retrouvée (Grasset)
  • Hubert Haddad. Les coïncidences exagérées (Mercure de France)
  • Kaoutar Harchi. Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne (Pauvert)
  • Jacques Henric, Boxe (Seuil)
  • Alice Kaplan. En quête de L’Etranger (Gallimard)
  • Jean-Claude Milner. Relire la Révolution (Verdier)
  • Laure Murat. Ceci n’est pas une ville (Flammarion)
  • Benedetta Craveri. Les derniers libertins (Flammarion)

lundi 10 octobre 2016

14-18, Albert Londres : «La route est une tôle ondulée»



La montée vers la bataille

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Exissou, … octobre.
Voici l’heure de l’Orient. Salonique monte vers la bataille. Faites la route avec moi.
Il souffle un de ces petits vents du Vardar qui vous passe la peau des joues au papier de verre. Le vent du Vardar est un des fléaux de la Macédoine.
La Macédoine en a trois, je les connais bien, c’est la malaria, les moustiques et notre vent du Vardar.
Nous sommes en auto. Nous sommes en auto parce que par le train il faudrait 50 heures pour aller au champ de bataille et qu’à pied il faudrait sept jours. En auto nous mettons 12 heures, 12 heures de massage de ventre, car tous les 10 mètres, vous quittez brusquement le coussin, la route joue à la balle avec vous.
Ce sont les communications que l’armée possède avec sa base.
Au cours de la montée, suivez nos rencontres. C’est une bande de soldats, marchant par groupes de 9 ou 10 et qui sont coiffés d’un feutre blanc en forme de fond de casserole. Quels sont encore ces oiseaux-là ? Ce sont les Albanais d’Essad Pacha… Essad Pacha est avec eux, accompagné d’un gentleman à grande barbe noire, son fond de casserole à lui est rouge rehaussé d’or. Le gentleman est, comme qui dirait, son président du Conseil. Ses soldats sont au nombre de neuf cents. Il marche vers son pays qui, bien qu’en Europe, est le pays le plus sauvage de l’Afrique.
Avec ses neuf cents paysans armés par nous, il part lever des légions. Il dira, dans tous les villages où il passera : « Suivez-moi, c’est pour chasser l’Autrichien et le Bulgare ». Aujourd’hui, tout petit souverain qui veut collaborer avec nous, il chemine dans le vent du Vardar.
Montons. C’est maintenant les révolutionnaires grecs flanqués d’êtres bizarres. Ces êtres sont des soldats habillés en kaki et portant le fez rouge. Ce sont les musulmans que les evzones enrôlent. Ils regardent, à leur côté, leur baïonnette avec des yeux de poule effarée. L’idée ne leur serait jamais venue qu’ils auraient un jour à se servir de cet instrument. Il ne nous manquait plus que cet uniforme-là !

Les Russes en marche

Montons. Cette fois, riche spectacle : toute une brigade russe se dirige vers la bataille de Monastir. Quand la route fait un détour, elle ne la suit pas, elle gravit le mamelon pour couper court, c’est comme si le mamelon venait subitement de se briser. Ils sont larges d’épaules, durs de tête, forts de mollets. Depuis des mois et des mois qu’ils voyagent pour arriver où ils vont, ils marchent encore. S’ils n’ont pas le droit de s’arrêter, ils ont au moins celui de penser. C’est ce que fait dans le village de Vodena, cet officier qui, ayant mis pied à terre, tête baissée, appuyé contre son cheval, regarde, depuis cinq minutes que je ne le perds pas de l’œil, obstinément le même caillou. Ce ne doit pas être ce caillou qui le jette ainsi dans de si profondes réflexions !
Ils ont inventé un moyen de transport, c’est le char à bœufs, mais le char à bœufs attelé et conduit comme des voitures à chevaux, avec des guides et un fouet. Les bœufs, résignés, subissent la guide et subissent le fouet. Il n’y a pas que les hommes qui paraissent ne plus rien comprendre à ce qui se passe sur terre.
Montons. Ces canons traînés par des tracteurs le long de la route avancent d’un pas de tortue. Ils ne viennent pas de là non plus, ceux-là ; comme les copains russes, ils ont traversé la mer, et, comme eux, ils vont pour Monastir. La route est si bien une tôle ondulée, qu’ils dansent dessus, plus qu’un canot au milieu de la houle. « Heureusement, fait un conducteur, qu’i’ sont pas en gélatine ! »

Tous les braves

Montons. Le vent pique toujours et la poussière vous sale de plus en plus le dedans des yeux. Nous foulons du terrain conquis. Les Serbes apparaissent. Voilà un peuple qui décidément a de l’estomac. Ce qu’il en a supporté de coups de sabre, depuis quatre ans ! Mais il ne fléchit pas.
Sur cette route où l’armée va à la bataille vivent aussi des souverains. Essad Pacha était plus bas, le prince de Serbie est où nous arrivons. Il habite cette pauvre maison qui est là. Il en sort justement. Il rajuste son lorgnon que le sacré vent vient  d’ébranler. « Soyez les bienvenus dans mon armée », nous dit-il, quand nous nous présentons. Nous le regardons bien émus. Il ajoute doucement : « Je vais justement en voir une division ».
Et il partit la tête un peu dans les épaules. Dites donc, Altesse, quand vous lisez dans l’histoire que les rois demeurent dans des palais, depuis le temps que vous, vous logez dans des auberges de grand chemin, vous devez la trouver amère ?
La nuit est arrivée à regarder toutes ces choses. Mais montons toujours.
— Halt ! Halt ! Halt ! crie-t-on soudain devant nous avec une fureur et une voix de chat écorché. Quelle est encore la race de ce phénomène-là ? À la lueur du phare, je lui vois un chapeau pointu. C’est un Chinois ! Enfin tout comme, c’est un Annamite. Ce sont de vrais tigres ces gens-là ! Il gardait l’entrée d’un pont ; à l’autre bout était un Malgache. « Eh bien ! lui dis-je, tu ne glapis pas férocement comme ton copain, au moins, toi ». Le Malgache lance malicieusement son œil dans la direction du Chinois, il a l’air de me confier : « A-t-on idée d’être Annamite ? »

Le chef

Exissou ! La plaine de Monastir approche, nous sommes au bout de la montée. C’est un village de cent maisons. On en a chassé les habitants qui étaient Bulgares et nous tiraient des coups de fusil dans le dos. Il fait froid. Nous voilà à 170 kilomètres des quais de Salonique.
Le général français qui commande est ici. C’est Cordonnier ; nous entrons chez lui. Grand, net, décidé, debout devant sa carte, du tranchant de la main, il se mit à manier pour nous les soldats qu’il allait lancer à la bataille.
— Vous comprenez ? nous demandait-il de temps en temps, dans une pièce mal éclairée où le vent battait et déchirait les papiers qui tenaient lieu de carreaux, eh bien ! c’est demain que ça commence !

Le Petit Journal, 9 octobre 1916.

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 16 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Le dernier volume sera disponible le 1er novembre, en même temps qu'une édition intégrale. Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).