mercredi 30 septembre 2015

Roegiers et Simenon sont dans un bateau

Lequel va tomber à l'eau?
Georges Simenon, comme son frère Christian, est bien mort et enterré. Mais ses admirateurs ont parlé presque d'une seule voix, jeudi dernier, clouant Patrick Roegiers au pilori pour avoir écrit et publié L'autre Simenon, où il s'empare des dérives rexistes de Christian pour mieux mettre en évidence les silences (coupables?) de Georges.
Je n'avais pas lu le roman de Patrick Roegiers au moment où je suis tombé, jeudi, sur le tir de barrage qui l'accablait. Depuis, j'ai réparé cette lacune, ce que je comptais faire de toute manière car les deux précédents livres de l'écrivain m'avaient totalement séduit - Le bonheur des Belges, en 2012, et La traversée des plaisirs, l'année dernière.
Reprenons, avec une semaine de recul, le fil de cette folle journée telle qu'elle a vu se succéder, devant mes yeux écarquillés, de longues salves de critiques.
Cela avait commencé, très tôt le matin (la chronologie est liée à l'ordre dans lequel j'ai découvert les différentes publications qui vont être citées). Dans Le Soir, l'excellent quotidien belge auquel j'apporte, de loin mais avec constance, ma modeste participation, Jean-Baptiste Baronian lance l'offensive. Il est président des Amis de Georges Simenon et académicien belge, il publie ces jours-ci un Dictionnaire amoureux de la Belgique et sa bibliographie est abondante. Bille en tête, il fonce sur l'objectif: le roman de Patrick Roegiers est bourré d'erreurs, il est de plus "fort mal écrit", c'est "le triomphe de l'imposture intellectuelle" et "du simulacre en littérature".
La charge est violente, elle n'est pas non plus toujours à la hauteur de l'écrivain - Georges Simenon - dont il s'agirait de défendre la réputation. Patrick Roegiers, dans la page d'en face, répond avec autant de rudesse à "cet article imbécile et de mauvaise foi", renvoyant pour ce qui est du bien ou mal écrire à un article du Monde, à propos de Baronian, qui "a pulvérisé voici quelque temps son risible Baudelaire, paru chez Gallimard, en des termes à ce point terribles qu'ils devraient l'inciter à plus de modestie".
Duel à fleurets non mouchetés entre deux adversaires qui, cela semble certain, ne passeront pas ensemble leurs prochaines vacances.
D'une certaine manière, c'est assez rafraîchissant, bien qu'aucun des protagonistes ne sorte grandi par les arguments qu'il utilise.
Et puis, cela continue, dans la même journée.
John Simenon, fils de Georges, consacre un long article tout aussi assassin au livre d'un "certain Patrick Roegiers". La dernière page du Figaro littéraire accueille ce brûlot que même la volonté d'appliquer la devise du créateur de Maigret n'apaise pas vraiment: "J'essaie de mettre en pratique la devise de mon père, comprendre et ne pas juger, mais j'avoue que c'est bien difficile..."
Enfin, Pierre Assouline, à la fois sur son site La république des livres et dans l'éditorial du Magazine littéraire, enfonce le clou: "Le récit est plein de contradictions [...]. Les dialogues ne sont ni faits ni à faire [...]. C'est truffé de jeux de mots consternants". On en passe...
Complot mené par John Simenon? C'est à peu près la thèse reprise par Patrick Roegiers dans son auto-plaidoyer du Soir. La convergence de quelques arguments et la simultanéité des trois textes donne à penser qu'il n'a pas tout à fait tort.
Mais il y a quand même un vrai problème avec L'autre Simenon: le roman est raté. Il reprend souvent le principe de l'accumulation qui avait si bien fonctionné dans les précédents ouvrages de Patrick Roegiers. Et qui, cette fois, tombe à plat, comme un procédé mécanique auquel l'écrivain aurait fait appel par habitude et pour donner un semblant de chair à un sujet, à des personnages auxquels il ne paraît pas vraiment s'intéresser. Il donne l'impression de s'être dit, avant de se lancer dans l'écriture du livre, qu'il tenait là un thème magnifique - et c'est d'ailleurs de ce thème, la fratrie contrariée pour le dire vite, qu'il parle dans les nombreux entretiens qu'il a donnés -, et puis de s'en être détaché malgré lui, de cesser d'y croire.
Livre raté, oui. Mais cela ne devrait pas empêcher Patrick Roegiers de rebondir la prochaine fois, à condition de ne pas s'enfermer dans une posture de défense, campé sur les grands principes de la liberté du romancier qui, si on a toujours raison de la porter haut, sonne faux cette fois-ci.

mardi 29 septembre 2015

Reflet brouillé dans un miroir

J'ai fait, la semaine dernière, une étrange rencontre avec moi-même. Étrange, parce que je ne me suis pas reconnu. L'effet, vous en conviendrez aisément, peut être troublant. Il le fut. Et m'a décidé à me lancer dans quelques recherches afin de déterminer qui, du miroir ou de moi, avait tort ou raison.
Suis-je bien celui que je dis et pense être? Ou un autre, tel qu'on le décrit ici?
Ici, c'est l'excellente anthologie de René Godenne, Nouvelles belges à l'usage de tous. Dans laquelle même les spécialistes de cet espace littéraire trouveront, je crois, quelques textes qu'ils n'attendaient pas. C'est la grandeur d'une anthologie que de proposer des découvertes et de quitter les chemins les plus prévisibles, arpentés par tous ceux qui avaient déjà, dans le passé, rassemblé quelque florilège en partant du même vaste corpus.
Et voilà que, dans une postface éclairée et bourrée de références - René Godenne est un impénitent bibliographe, qu'on le prenne comme un compliment -, je me croise donc. Je cite.
En 1986, on doit à un journaliste belge, Pierre Maury, Les 30 meilleures nouvelles de la littérature française (Liège, Marabout): une édition augmentée et remaniée des Vingt meilleures nouvelles françaises (1956, éd. Alain Bosquet); en 1987, le même Pierre Maury et Michel Dupuis imaginent – la gageure! – une anthologie des 20 meilleures nouvelles de la littérature mondiale (sans Belge!).
A priori, il est plaisant de constater que cet ouvrage déjà ancien et celui qui, en collaboration, lui a succédé dans la foulée ne sont pas totalement oubliés.
Mais je suis interloqué par la remarque: "une édition augmentée et remaniée" d'une précédente anthologie d'Alain Bosquet.
Car, même si ces travaux sont déjà lointains, il me semble bien me souvenir des longues recherches que j'avais effectuées en dehors, précisément, de toutes les autres anthologies, avec la prétention, certes naïve, de proposer mon choix et non de reproduire celui de quelques autres.
Travaux lointains, donc, et dont j'ai oublié un certain nombre de détails, à commencer par la liste des nouvelles élues pour figurer dans cet ouvrage impérissable - 29 ans après, en tout cas, il respire encore dans les marges, même s'il est épuisé depuis longtemps et ne se rencontre plus que chez les libraires de deuxième (ou de troisième, etc.) main.
Après m'être brièvement croisé, je suis donc reparti en quête de moi-même, ou plus exactement du sommaire de ces 30 meilleures nouvelles de la littérature française. Car j'ai égaré depuis longtemps mon dernier exemplaire d'auteur. Voici donc la table des matières.
  • Estula, ou des deux frères pauvres
  • Cortebarbe.  Les trois aveugles de Compiègne
  • Garin.  Du curé qui mangea des mûres
  • Le vilain mire
  • Jean Bodel.  Brunain la vache au prêtre
  • Rutebeuf.  Le testament de l’âne
  • Monseigneur de la Roche.  La VIIIe nouvelle
  • Jean de la Fontaine.  Comment l’esprit vient aux filles
  • Charles Perrault.  Le petit chaperon rouge
  • Mme de la Fayette.  La comtesse de Tende
  • Voltaire.  Micromégas
  • Denis Diderot.  Les deux amis de Bourbonne
  • Sade.  L’heureuse feinte
  • Charles Nodier.  La nonne sanglante
  • Stendhal.  San Francesco à Ripa
  • Honoré de Balzac.  Étude de femme
  • Prosper Mérimée.  Matéo Falcone
  • Jules Barbey d’Aurevilly.  Léa
  • Gérard de Nerval.  Octavie
  • Théophile Gautier.  Omphale
  • Charles Baudelaire.  Le joujou du pauvre
  • Gustave Flaubert.  La légende de St Julien l’Hospitalier
  • Villiers de l’Isle-Adam.  Le tueur de cygnes
  • Alphonse Daudet.  La chèvre de Mr Seguin
  • Émile Zola.  La fée amoureuse
  • Joris-Karl Huysmans.  Sac au dos
  • Guy de Maupassant.  La ficelle
  • Jules Renard.  La mort de Brunette
  • Marcel Proust.  Un dîner en ville
  • Guillaume Apollinaire.  La disparition d’Honoré Subrac

Qu'aurais-je pu aller puiser chez Alain Bosquet, dans les 20 meilleures nouvelles françaises qu'il avait élues trente ans avant que j'arrive avec mes choix? Pour le savoir, il fallait retrouver les siens. Ce sont ceux-ci:
  • Marguerite de Navarre. Continence d’une jeune fille
  • Madame de la Fayette. La princesse de Montpensier
  • Voltaire. Le monde comme il va
  • Diderot. Ceci n’est pas un conte
  • Restif de la Bretonne. Louise et Thérèse
  • Marquis de Sade. Augustine de Villeblanche
  • Vigny. Laurette ou le cachet rouge
  • Balzac. El Verdugo
  • Mérimée. Mateo Falcone
  • Gérard de Nerval. Octavie
  • Xavier Forneret. Le crétin et sa harpe
  • Théophile Gautier. Le petit chien de la Marquise
  • Gustave Flaubert. Hérodias
  • Villiers d’ l’Isle-Adam. Le désir d’être un homme
  • Léon Bloy. La fève
  • J.-K. Huysmans. Sac au dos
  • Guy de Maupassant. Boule de Suif
  • Colette. Belles de jour
  • C.-F. Ramuz. Amour
  • Georges Bernanos. Madame Dargent

Je compare. Nous avons, Alain Bosquet et moi, si je n'oublie personne, douze auteurs en commun, c'est-à-dire que dix-huit des miens ne se trouvaient pas dans son ouvrage. Et trois nouvelles sont présentes à la fois chez l'un et chez l'autre: celles de Prosper Mérimée, Gérard de Nerval et Joris-Karl Huysmans. Pour les deux derniers cités, j'ignore pourquoi j'ai intégré le même texte qu'Alain Bosquet - peut-être par simple convergence de goûts? Pour le premier, Mateo Falcone, je sais: la lecture de cette nouvelle, proposée par un enseignant, n'avait cessé de me poursuivre et il m'aurait semblé sacrilège de ne pas l'intégrer.
Conclusion: deux cas que je ne m'explique pas, mes motivations d'alors s'étant dissoutes dans les années qui ont passé depuis, cela ne me semble pas correspondre à "une édition augmentée et remaniée", mais plutôt à un travail original.
Désolé, René Godenne, cette fois, vous vous êtes trompé... Mais cela n'enlève rien à la valeur de votre anthologie.

lundi 28 septembre 2015

Les libraires ont voté

Ce n'est pas pour un prix littéraire, mais le moins qu'on puisse dire est que cela compte: les libraires restent quand même, fort heureusement, les premiers intermédiaires entre les livres et leurs lecteurs. Du coup, le sondage effectué chaque année par Livres Hebdo au cœur de la profession, afin d'établir le classement des ouvrages préférés des libraires parmi ceux de la rentrée, est éclairant.
On le prendra cependant avec les précautions d'usage. Car il suffit (manière de parler, en réalité ce n'est pas rien) d'un discours convaincant pour décider les libraires à se jeter sur tel ouvrage plutôt que sur tel autre. Pas plus que vous, que moi, le libraire n'a en effet les moyens de tout lire et les arguments pour placer un livre au-dessus de la pile ont leur importance.
Les libraires ont donc choisi, dans l'ordre, les titres suivants. Je me limite aux dix premiers de chaque classement.

Romans français
  1. Delphine de Vigan, D'après une histoire vraie (Lattès)
  2. Sorj Chalandon, Profession du père (Grasset)
  3. Jeanne Benameur, Otages intimes (Actes Sud)
  4. Carole Martinez, La terre qui penche (Gallimard)
  5. Christine Angot, Un amour impossible (Flammarion)
  6. Mathias Enard, Boussole (Actes Sud)
  7. Laurent Binet, La septième fonction du langage (Grasset)
  8. Alexandre Seurat, La maladroite (Rouergue)
  9. Thomas B. Reverdy, Il était une ville (Flammarion)
  10. Amélie Nothomb, Le crime du comte Neville (Albin Michel)
Romans étrangers
  1. Toni Morrison, Délivrances (Bourgois)
  2. Marisha Pessl, Intérieur nuit (Gallimard)
  3. Jon Kalman Stefansson, D'ailleurs, les poissons n'ont pas de pieds (Gallimard)
  4. Javier Cercas, L'imposteur (Actes Sud)
  5. Paul Lynch, La neige noire (Albin Michel)
  6. Ryan Gattis, Six jours (Fayard)
  7. Jim Harrison, Péchés capitaux (Flammarion)
  8. Darragh McKeon, Tout ce qui est solide se dissout dans l'air (Belfond)
  9. Martin Amis, La zone d'intérêt (Calmann-Lévy)
  10. David Grossman, Un cheval entre dans un bar (Seuil)

vendredi 25 septembre 2015

Prix Interallié, on prend (presque) les mêmes

La vocation du Prix Interallié, qui était à l'origine de mettre en évidence un roman écrit par un journaliste, s'est progressivement infléchie pour en faire, le plus souvent, un prix de rattrapage: on couronne celui qui aurait dû avoir un grand prix d'automne la semaine dernière et qui, à la surprise générale - et davantage encore pour la grande consternation de son éditeur -, n'a été choisi par aucun jury. On verra, le 12 novembre, s'il en va de même que les années où Houellebecq, BHL, Beigbeder (je cite de mémoire, un peu au hasard) ont ainsi été raccroché au dernier wagon d'un train de best-sellers qui partait sans eux.
Il faut cependant rendre justice à cette première sélection: une grosse moitié des ouvrages (sept sur treize) ne sont cités nulle part ailleurs, comme vous pourrez le vérifier dans le document où je regroupe toutes les listes des prix littéraires 2015. On saura, à la fin du parcours, s'ils étaient là pour faire nombre ou pour de meilleures raisons. Les voici tous, par ordre alphabétique d'auteur:
  • Laurent Binet, La septième fonction du langage (Grasset)
  • Christophe Boltanski, La cache (Stock)
  • Eve de Castro, Nous, Louis, roi (L’Iconoclaste)
  • Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)
  • Lionel Duroy, Echapper (Julliard)
  • Mathias Enard, Boussole (Actes Sud)
  • René Guitton, Mémoires fauves (Calmann-Lévy)
  • Philippe Lacoche, Vingt-quatre heures pour convaincre une femme (Ecriture)
  • Olivier Poivre d’Arvor, L’amour à trois (Grasset)
  • Nathalie Rheims, Place Colette (Léo Scheer)
  • Monica Sabolo, Crans-Montana (JC Lattès)
  • Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)
  • Amanda Sthers, Les promesses (Grasset)
Pour les curieux, et parce que la sélection comprend "le" livre de la rentrée défendu avec ardeur par Claro, ce qui ne me laisse pas indifférent - mais je n'ai pas ce roman, de Marie Cosnay -, malgré le manque de consistance d'un jugement sur une seule page, voici aussi la sélection du Prix de la page 111, qui sera attribué la semaine prochaine, le 1er octobre - tard, très tard:
  • Mika Biermann, Booming (Anarchasis)
  • Marie Cosnay, Cordelia la guerre (L'Ogre)
  • Didier Goupil, Le journal d'un caméléon (Le Serpent à plumes)
  • Pascal Manoukian, Les échoués (Don Quichotte)
  • Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)
  • Pierre Senges, Achab (séquelles) (Verticales)
Enfin, le Prix Sade a désigné hier son lauréat de l'année et... ils sont deux: Jean-Noël Orengo, La fleur du capital (Grasset) et Andrée Wilhelmy, Des sangs (Grasset).
Voilà, je crois que vous savez tout pour l'instant.

samedi 19 septembre 2015

Les livres, le rendez-vous des grands hommes

Comment rencontrer des personnalités marquantes? Sortir en ville? Ouais... Fréquenter les cimetières? Il y en a davantage, mais le conversation est brève...
Il reste les livres, plus sûr moyen d'entretenir des relations solides avec celles et ceux que vous auriez toujours voulu connaître. Morts ou vivants. Ils vont parfois par couples, comme
Boris Johnson, abandonnant provisoirement son meilleur (provisoirement aussi, peut-être) rôle, maire de Londres, pour écrire un copieux Winston, vous vous souvenez, l'homme du sang, de la sueur et des larmes. Ils vont parfois en foules, comme Jean d'Ormesson qui convoque non seulement Dieu mais aussi toute son époque dans Dieu, les affaires et nous. Le sous-titre, Chronique d'un demi-siècle, ment: les articles repris dans le volume courent de 1981, élection de qui-vous-savez, à 2015, attentat à Charlie. C'est déjà pas mal.
Les deux livres n'ont en principe rien à voir l'un avec l'autre. Il me plaît cependant, ce matin, d'y fouiner dans le même élan.
Boris Johnson nous apprend, sur Churchill, des choses que nous ignorions. Que j'ignorais, en tout cas - peut-être pas vous.
Churchill est un des grands innovateurs langagiers des temps modernes. Lorsque des dirigeants mondiaux se réunissent à cause d’une crise, on dit qu’ils ont un summit («sommet»), au cours duquel ils peuvent discuter du Middle East («Moyen‑Orient»), ou du risque que la Russie crée un nouveau iron curtain («rideau de fer»). Les trois termes cités ici ont été inventés ou mis à l’honneur par Churchill.
Ou bien quand, en août 1918 - mais dans un commentaire écrit plus tard -, Churchill éprouve de la pitié pour cinq mille prisonniers allemands devant lesquels il passe.
Le spectacle de tant de soldats ennemis prisonniers aurait dû le remplir du cruel plaisir de savoir que les Boches étaient enfin en position de faiblesse. Au lieu de quoi, il fut touché par leur malheur. Car il venait de comprendre que ses espoirs étaient fondés: l’Allemagne était bien en train de perdre la guerre; elle l’avait déjà perdue.
Des grands hommes de cette taille, il y en a peu. Il n'y en a plus, avance même Boris Johnson:
Combien de noms vous viennent‑ ils à l’esprit de personnes ayant joué un rôle déterminant pour le meilleur, ayant personnellement fait pencher la balance du côté de la liberté et de l’espoir? Peu, je parie, parce que, au moment où l’histoire l’exigeait, en 1940, un seul homme possédait le facteur Churchill. J’ai passé un certain temps à réfléchir à la question et j’affirme que je suis du côté de ceux qui estiment que nous n’avons eu personne de la trempe de Churchill, ni avant ni après.
Le "facteur Churchill"... Il faudrait tourner un film sous ce titre!
Quant à Jean d'O, puisque même ceux qui ne le connaissent pas lui donnent ce surnom familier, il renoue le dialogue entre Candide et le docteur Pangloss, il se demande s'il est fait pour la politique mais la politique le passionne autant qu'elle le désole quand elle tombe encore plus bas qu'elle ne l'était l'instant d'avant. Il engage (en 1984) à ne pas voter pour Jean-Marie Le Pen qui monte dans les sondages, pour des raisons qui relèvent du calcul politique:
Un mot particulier doit être dit de M. Le Pen. M. Le Pen a bien entendu le droit de s’exprimer comme tout le monde et il ne peut être que servi par les violences imbéciles qui s’exercent contre lui. Mais précisément parce qu’il monte dans les sondages, il représente plus que personne le péril de la division. Et ce n’est pas seulement à cet égard qu’il constitue un danger. Par l’image qu’il donne, par les méthodes qu’il préconise, par son idéologie, ses références, ses modèles, il est l’allié objectif le plus précieux de la majorité au pouvoir. S’il n’existait pas, elle l’aurait inventé.
Mais les meilleurs moments dans ses chroniques sont ceux où plus aucune position politique n'a d'importance, parce que la gauche, la droite et tout ce qu'il y a entre les deux, voire dans les marges, ont tout à coup moins d'importance qu'un événement comme celui du 7 janvier de cette année:
L’union se fait autour des martyrs libertaires d’un journal défendant des positions qui n’étaient pas toujours les nôtres. Des journalistes sont morts pour la liberté de la presse. Ils nous laissent un exemple et une leçon.
Jean d'Ormesson est parfois, souvent, prévisible. Mais pas toujours, et c'est bien pour cela qu'on lui garde une part de notre affection.

jeudi 17 septembre 2015

Prix littéraires, un concentré de premières sélections

On va y aller prudemment parce que, d'aujourd'hui aux premiers jours de novembre, dans la semaine où se concentrent la plupart des prix littéraires d'automne, les lignes vont bouger, comme on dit.
Mais il n'est pas inutile de voir en détail sur quels livres se sont faites des majorités, ou au moins se sont concentrées les voix de jurys différents.
Toutes les premières sélections ont maintenant été dévoilées, je vais reprendre, additionner, soustraire, multiplier - mais pas diviser, ça me dépasse - les choix pour les Décembre, Goncourt, Renaudot, Femina, Médicis, Wepler-Fondation La Poste et Flore, c'est-à-dire sept des récompenses les plus suivies - il manque l'Académie française, qui ne dira rien avant le 1er octobre.
Cela donne, dans le domaine français exclusivement, dix-huit ouvrages retenus dans plusieurs listes:

Un titre sélectionné cinq fois
  • Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)
Neuf titres sélectionnés trois fois
  • Christine Angot, Un amour impossible (Flammarion)
  • Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L)
  • Laurent Binet, La septième fonction du langage (Grasset)
  • Christophe Boltanski, La Cache (Stock)
  • Charles Dantzig, Histoire de l'amour et de la haine (Grasset)
  • Michaël Ferrier, Mémoires d'outre-mer (Gallimard)
  • Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard)
  • Simon Liberati, Eva (Stock)
  • Delphine de Vigan, D'après une histoire vraie (Lattès)
Huit titres sélectionnés deux fois
  • Sophie Divry, Quand le diable sortit de la salle de bain (Noir sur blanc, Notabilia)
  • Mathias Enard, Boussole (Actes Sud)
  • Fabrice Guénier, Ann (Gallimard)
  • Aram Kebabdjian, Les désoeuvrés (Seuil)
  • Jérôme Leroy, Jugan (La Table ronde)
  • Cherif Madjalani, Villa des femmes (Le Seuil)
  • Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L'Iconoclaste) - et une fois de plus au Renaudot essai
  • Patrick Roegiers, L'autre Simenon (Grasset)
Quand vous aurez lu tout cela (il m'en manque huit), vous aurez lu non pas nécessairement le meilleur de la rentrée littéraire, mais au moins les livres dont on risque de parler encore dans les semaines et les mois qui viennent. On sait bien que ce n'est pas vraiment la même chose...
Les sélections, en grand nombre et dans leur intégralité, sont ici.

Les 32 du Femina

J'ai vu un homme, et même plusieurs, se disaient aujourd'hui les jurées du Prix Femina. Elles ont annoncé une première sélection de 15 romans français et 17 romans étrangers, où je ne chercherai pas à savoir si la parité des genres est, ou non, respecté (à première vue, non, mais je refuse de compter). Je préfère noter que Cherif Majdalani place la voix - masculine - de son narrateur dans une Villa des femmes, que La maladroite d'Alexandre Seurat est une petite fille et que Bruno Schulz avait une fiancée...
La liste, les listes sont longues. Ne reculant devant aucun sacrifice, je vous les donne quand même dans leur intégralité.

Romans français
  • Christine Angot, Un amour impossible (Flammarion)
  • Nathalie Azoulai, Titus n'aimait pas Bérénice (P.O.L.)
  • Laurent Binet, La septième fonction du langage (Grasset)
  • Christophe Boltanski, La cache (Stock)
  • Charles Dantzig, Histoire de l'amour et de la haine (Grasset)
  • Mathias Enard, Boussole (Actes Sud)
  • Michaël Ferrier, Mémoires d'outre-mer (Gallimard)
  • Brigitte Giraud, Nous serons des héros (Stock)
  • Hédi Kaddour, Les prépondérants (Gallimard)
  • Hélène Lenoir, Tilleul (Grasset)
  • Cherif Majdalani, Villa des femmes (Seuil)
  • Diane Meur, La carte des Mendelssohn (Sabine Wespieser)
  • Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L'Iconoclaste)
  • Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)
  • Alexandre Seurat, La maladroite (Le Rouergue)

Romans étrangers
  • Martin Amis, La zone d'intérêt (Calmann-Levy)
  • Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus)
  • Najwa Barakat, La langue du secret (Actes Sud)
  • Stefan Brijs, Courrier des tranchées (Héloïse d'Ormesson)
  • Javier Cercas, L'imposteur (Actes Sud)
  • Jane Gardam, Le maître des apparences (JC Lattès)
  • Kerry Hudson, La couleur de l'eau (Philippe Rey)
  • Laird Hunt, Neverhome (Actes Sud)
  • Paul Lynch, La neige noire (Albin Michel)
  • Alice McDermott, Someone (La Table ronde)
  • Dinaw Mengestu, Tous nos noms (Albin Michel)
  • Anna North, Vie et mort de Sophie Stark (Autrement)
  • Sasa Stanisic, Avant la fête (Stock)
  • Owen Sheers, J'ai vu un homme (Rivages)
  • Jon Kalman Stefansson, D'ailleurs les poissons n'ont pas de pieds (Gallimard)
  • Agata Tuszynska, La fiancée de Bruno Schulz (Grasset)
  • Zoé Valdès, La femme qui pleure (Arthaud)

Le Prix de Flore n'oublie pas le Flore

Cela devient un feuilleton, et je n'en suis pas responsable. Mais quand même, la cohérence est là: dans La septième fonction du langage, Laurent Binet ne manque pas le Flore, repaire d'intellectuels et de fantaisistes, les deux étiquettes convenant à Jean-Edern Hallier qui y fait une apparition remarquée au chapitre 13, sous les yeux ébahis de Bayard, le flic dont l'éducation à la vie littéraire parisienne ne fait que commencer.
Donc, le roman de Laurent Binet n'a pas échappé au jury du Prix de Flore, qui vient de donner une première sélection de dix titres, avant une deuxième sélection annoncée pour le 15 octobre et la proclamation du lauréat, à moins que ce soit une lauréate, le 10 novembre.
Inutile de demander qui d'autre il y a dans cette première sélection, je vous la sers immédiatement.
  • Laurent Binet, La septième fonction du langage (Grasset)
  • Julien Blanc-Gras, In utero (Au diable vauvert)
  • Pierre Ducrozet, Eroica (Grasset)
  • Emilie Frèche, Un homme dangereux (Stock)
  • Héloïse Guay de Bellissen, Les enfants de choeur de l’Amérique (Anne Carrière)
  • Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah, Burn out (Seuil)
  • Jean-Pierre Montal, Les années Foch (Pierre-Guiillaume de Roux)
  • Jean-Noël Orengo, La fleur du capital (Grasset)
  • Daniel Parokia, Avant de rejoindre le grand soleil (Buchet-Chastel)
  • Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)

Le Prix Sade se souvient de Sade

C'est le nouveau jeu de société dans les milieux littéraires: jeu des familles en modèle réduit, si l'on considère qu'il suffit de réunir un prix et un titre de livre pour considérer qu'on a gagné, ou en modèle géant si au contraire on transpire à l'avance parce qu'il faudra chercher entre 2000 prix littéraires et 589 romans de la rentrée - sans parler du fait que les prix littéraires courent toute l'année et que des nouveaux livres, eux aussi, s'invitent à chaque instant sur les tables des libraires.
Donc, après le Prix Jean Giono (je vous renvoie à la note parue hier, elle est trop proche de celle-ci pour céder à la tentation du lien hypertexte), le Prix Sade, qui a annoncé sa sélection hier soir, a retenu Sade à Acapulco, d'Olivier Saison. Pas mal, d'ailleurs, ce Sade en libraire parti loin, revenu de tout, et qui place son Enfer à des hauteurs presque inaccessibles...
On saura le 24 septembre quel ouvrage, parmi les neuf dont la liste suit, aura mérité le Prix Sade. Mais ne comptez pas trop sur moi pour vous le dire à l'instant ce jour-là, je ne devrais pas, la semaine prochaine, être connecté comme de coutume.
  • Laure Anders, Animale (Buchet-Chastel)
  • Collectif, Trois milliards de pervers (Acratie)
  • Jean-Luc Marret, Pornification (Intervalles)
  • Thibault de Montaigu, Voyage autour de mon sexe (Grasset)
  • Jean-Noël Orengo, La fleur du capital (Grasset)
  • Yambo Ouologuem, Les mille et une bibles du sexe (Vents d’ailleurs)
  • Olivier Saison, Sade à Acapulco (Cambourakis)
  • Christophe Siebert, Papi jute dans la sauce aux câpres (La Belle Epoque)
  • Andrée Wilhelmy, Des sangs (Grasset)

mercredi 16 septembre 2015

Le Prix Jean Giono se souvient de Jean Giono

Bien des livres de Jean Giono ont été publiés chez Gallimard. Il peut donc sembler tout naturel que l'on trouve, chez l'éditeur de la rue Sébastien-Bottin - pardon, Gaston-Gallimard -, plusieurs titres retenus dans la première sélection du Prix Jean Giono, qui sera attribué le 14 octobre, après l'annonce d'une deuxième sélection le 8 octobre. La célèbre collection Blanche constitue donc un quart de l'effectif des douze titres choisis.
Mais c'est par le biais d'un autre ouvrage, paru, admettons qu'il s'agit d'un hasard, chez Verticales, une maison appartenant au même groupe, que j'ai envie de jeter une passerelle, frêle mais pourtant réelle, entre l'écrivain du nom duquel ce prix a été baptisé et un livre présent dans la sélection.
On s'en souvient, Jean Giono a été le traducteur de Moby Dick. Le roman se poursuit, à la manière de Pierre Senges, dans Achab (Séquelles)...
Le goût pour les signes circulant d'une époque à l'autre ayant été satisfait, on peut passer à l'ensemble de la liste:
  • Clélia Anfray, Le Censeur (Gallimard)
  • Olivier Bleys, Discours d’un arbre sur la fragilité des hommes (Albin Michel)
  • Mathias Enard, Boussole (Actes Sud)
  • Hubert Haddad, Ma (Zulma)
  • Isabelle Jarry, Magique aujourd’hui (Gallimard)
  • Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard)
  • Jean-Yves Laurichesse, La loge de mer (Le temps qu’il fait)
  • Alain Mabanckou, Petit Piment (Seuil)
  • Cherif Madjalani, Villa des femmes (Le Seuil)
  • Laurent Seksik, L’Exercice de la médecine (Flammarion)
  • Pierre Senges, Achab (séquelles) (Verticales)
  • Alice Zeniter, Juste avant l’oubli (Flammarion)


Et je rappelle que toutes les sélections sont groupées ici. Les principales d'entre elles, du moins.

mardi 15 septembre 2015

Tendance littérature au Prix Décembre

Le jury du Prix Décembre, attribué le 2 novembre (avec une sélection restreinte annoncée pour le 20 octobre), aime les écrivains qui parlent d'écrivains:
Pierre Adrian, de Pasolini;
Jean-Michel Delacomptée, de Montaigne;
Laure Murat, de Flaubert;
Judith Perrignon, de Victor Hugo;
Patrick Roegiers, de Simenon (bon, d'accord, celui-là n'est que le frère d'un écrivain, mais quand même);
Gilles Sebhan, de Tony Duvert.
Si on y ajoute La haine de la littérature, de William Marx, cela fait sept livres sur quatorze.
Et n'est-il pas plus pertinent d'envisager pareille analyse d'une sélection de prix que de compter combien de Gallimard, de Seuil, de Grasset, etc.?
Ou combien de femmes?
Ou combien d'auteurs appartenant à une minorité visible (ça, c'est plus dur: ils n'ont pas tous leur photo sur les couvertures)?
Ou combien de livres à paraître en octobre (trois)?
Ou combien d'autres parus avant l'été (un, qu'Alain Beuve-Méry range cependant dans les romans de la rentrée en commentant la sélection pour Le Monde - cherchez lequel, je ne vous aiderai pas)?
Ou... que sais-je?
Angore Encot?
Libera me Liberati?
Quelle couleur a l'outre-mer dans cette liste? (Réponse, introuvable si vous n'avez pas encore lu le roman de Michaël Ferrier: rouge.)
Les monarques sont-ils des papillons qui rêvent qu'ils sont Zhuangzi?
Bon, j'arrête là. 
Sérieusement, la voici, cette liste:
  • Pierre Adrian, La piste Pasolini (Editions des Equateurs)
  • Christine Angot, Un amour impossible (Flammarion)
  • Jean-Michel Delacomptée, Adieu Montaigne (Fayard)
  • Michaël Ferrier, Mémoires d'outre-mer (Gallimard)
  • Stéphanie Hochet, Un nom anglais (Rivages)
  • Jérôme Leroy, Jugan (La Table ronde)
  • Simon Liberati, Eva (Stock)
  • Laure Murat, Flaubert à La Motte-Picquet (Flammarion)
  • William Marx, La haine de la littérature (Minuit)
  • Judith Perrignon, Victor Hugo vient de mourir (L'Iconoclaste)
  • Patrick Roegiers, L'autre Simenon (Grasset)
  • Sébastien Rutés et Juan Hernandez Luna, Monarques (Albin Michel)
  • Monica Sabolo, Crans-Montana (JC Lattès)
  • Gilles Sebhan, Retour à Duvert (Le Dilettante)

Et, pour vous remercier d'avoir, un peu plus haut suivi mes élucubrations jusqu'au bout, voici aussi la sélection (je n'ose pas dire la première, j'ignore s'il y en aura une ou des autres) du Prix du Style, attribué le 24 novembre.
  • Jeanne Benameur, Otages intimes (Actes Sud)
  • Laurent Binet, La septième fonction du langage (Grasset)
  • Laurent Carpentier, Les bannis (Stock)
  • Didier Castino, Après le silence (Liana Levi)
  • Sorj Chalandon, Profession du père (Grasset)
  • Pierre Deram, Djibouti (Buchet-Chastel)
  • Mathias Enard, Boussole (Actes Sud)
  • Jérémy Fel, Les loups à leur porte (Rivages)
  • Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard)
  • Alain Mabanckou, Petit Piment (Seuil)
  • Astrid Manfredi, La petite barbare (Belfond)
  • Diane Meur, La carte des Mendelssohn (Sabine Wespieser)
  • Isabelle Monnin, Les gens dans l’enveloppe (Lattès)
  • Pierre Raufast, La variante chilienne (Alma)
  • Thomas B. Reverdy, Il était une ville (Flammarion)