mercredi 31 janvier 2018

Le poids et la douleur d’un secret

Le dernier roman de Sylvie Le Bihan, réédité en poche, est constitué de couches superposées dont chacune est destinée à masquer un peu mieux ce que désigne le titre : Qu’il emporte mon secret, où le mot important est bien sûr « secret », mais où ce qui précède sert déjà à le placer au second plan. Cacher pour mieux montrer, creuser lentement pour faire émerger avec prudence une vérité qu’il aurait probablement mieux valu laisser enfouie.
Dans un livre qui ne manque pas de moments forts, il en est un qui exerce son pouvoir plus longtemps que les autres, parce qu’il est utilisé comme clef discrète dont on ne sait pas encore, au moment où on l’a sous les yeux, quelle serrure elle ouvre – mais c’est la serrure de l’abîme le plus sombre.
Voici la scène en quelques mots. Dans la chambre d’hôpital où se trouve Hélène, en juillet 1984, après un viol et un accident, chaque événement lié à l’autre ou non, un jeune gendarme lui rend visite. Ce qu’il lui dit, explique-t-il, est à l’opposé de ce qu’il devrait lui conseiller : qu’elle ne porte pas plainte, pour éviter le risque de revoir, avec une fragilité nouvelle, son violeur dans un procès, qu’elle aille de l’avant en ne pensant qu’à sa guérison. « Tu vas te battre pour toi et tu t’en sortiras, un jour ils seront punis, je t’en fais le serment. »
Hélène acquiesce, elle choisit ce « chemin parallèle » de l’oubli. Voilà pourquoi, dirait-on volontiers à ses parents, votre fille est muette. Sinon qu’en réalité la blessure ne s’est jamais tout à fait refermée. La rencontre de Joël Dormois, dans une prison où Hélène anime un atelier d’écriture – elle est devenue romancière –, 31 ans après le viol subi à seize ans, la transforme en témoin lors du procès en appel de cet homme. Peut-être le rôle qu’il a joué dans les événements va-t-il s’éclaircir.
Et peut-être aussi Hélène va-t-elle utiliser son outil de prédilection, l’écriture, pour creuser l’astre noir de toute sa vie, le point qui lui donne à la fois force et faiblesse. Le hasard faisant bien les choses, elle vient de séduire, davantage qu’elle n’a été séduite par lui, Léo, un écrivain plus jeune qu’elle, à l’occasion d’un salon du livre. Coup d’un soir ou début d’une relation plus longue ? Elle commence à lui écrire une très longue lettre, dont le texte occupe une belle partie du roman, ce qui donne à penser qu’elle entend prolonger leur histoire. Mais, dans cette lettre, et avec l’intention de ne plus revoir Léo, elle finit par se décharger de son secret, comme on le fait auprès d’un inconnu, et qui le restera. L’ambiguïté est totale, on ne sait pas mieux qu’Hélène ce qu’elle veut vraiment, sinon revenir au titre : Qu’il emporte mon secret.
Toute la difficulté de dire ou de ne pas dire, de se souvenir ou non, est contenue dans les détours de la narratrice qui mène avec habileté une valse-hésitation à coups d’avancées et de reculs. Elle est, c’est le moins qu’on puisse en dire, habitée par le doute. Le lecteur, pour sa part, est habité par ce roman douloureux et envoûtant. Chargé aussi de son contenu qu’il portera désormais en compagnie de la romancière.

lundi 29 janvier 2018

14-18, Albert Londres : «Me voici en Alsace...»



Trois Alsaciens, en Alsace, répondent au comte Hertling

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
En Alsace reconquise, 27 janvier.
Me voici en Alsace où je suis allé chercher la réponse au comte Hertling : je sais que ce n’est ni les citoyens qui m’ont parlé, ni moi qui sommes chargé de la lui retourner. C’est une affaire qui va de nouveau regarder Wilson, Lloyd George et Pichon. Mais, outre que je n’ai pas la folie des grandeurs, ce qui m’a incliné à préférer la conversation de mon menuisier, de mon curé ou de ma vieille dame à celle de ces hommes considérables, j’eus la fantaisie de penser que ceux au nom de qui on discourait avaient peut-être aussi à dire un mot.
J’ai donc revu Massevaux, Dannemarie, Thann, d’autres villages. Les enfants d’Alsace sortaient de l’école, fiers et gais à cause du masque à gaz battant leur petit derrière.

La réponse du menuisier

J’ai d’abord frappé chez un menuisier. Les Boches n’étaient pas à quinze cents mètres de son établi.
— Monsieur, je viens vous voir pour que vous répondiez à Hertling.
Il ne connaissait pas le discours, il ne comprenait pas. Je lui tendis le journal. Il lut attentivement le passage sur l’Alsace-Lorraine, plus le relut. Cela fait, il me regarda et me dit :
— Je vais vous répondre.
Il me fit asseoir, s’assit, reprit le journal et :
— Hertling dit : « Quand nous réclamâmes lors de la guerre de 1870 qu’on nous rendît les territoires qu’on nous avait arrachés criminellement, ce n’était pas là faire une conquête mais ce qu’on appelle aujourd’hui « désannexion ». » Je vais lui répondre : ils nous avaient tellement réannexés, nous étions tellement en harmonie avec les Allemands que ma lutte à moi, comme celle de mes camarades, commença dès l’école. Pour première direction le maître avait celle de nous apprendre à « penser », à penser à l’allemande. Je me souviens d’un fait : une fois il me fit appeler. C’était pour un devoir de style. « Je devrais vous mettre huit sur dix, me dit-il. Comme rédaction, c’est bien ; comme esprit, c’est mauvais ; ce n’est pas conforme au modèle de pensée nationale auquel vous devez vous soumettre : vous aurez zéro ». Ceci n’est rien, vous allez voir la preuve qu’on leur avait « criminellement arraché le territoire d’Alsace ». Je fus soldat, au service de l’Allemagne, je partis avec mes amis. Nous étions tellement véritablement Allemands que les Allemands nous tinrent de suite sous leur surveillance. Nous nous sentions tellement chez nous dans leur uniforme que nous n’avons jamais franchi habillés à l’allemande la maison de nos pères. Nous nous mettions en civil pour venir en permission.
Étendant le bras il me montra un champ au travers du carreau.
— Tenez, là. Et là, quand il fallait retourner, nous repassions la livrée.
Hertling disant à mon menuisier qu’en 71 il l’avait réannexé Allemand, l’avait animé d’une ardeur farouche. Il se leva, ouvrit la fenêtre et, me montrant à cent mètres une enseigne en français, reprit :
— Seule la lutte pour les enseignes vous prouverait combien nous attendions d’être réannexés Allemands. Il nous était permis de conserver les enseignes en français existant déjà, mais non de les remplacer une fois démolies. Pour empêcher que les affiches – que celle-là, tenez – finissent d’être françaises, nous nous relevions afin de les retaper, la nuit. Nous avons soigné de la sorte toutes celles de la ville. C’était certainement notre sang allemand qui parlait alors !
Mon menuisier ruminait.
— Et le plébiscite ?
— Quel plébiscite ? fit-il. Est-ce qu’ils en ont fait un en 71 ?

La réponse de M. le curé

Je fis du chemin. Une rivière coulait dans la vallée. De grands toits glissant rapidement de leurs arrêts tombaient très bas sur les murs. Des jeunes filles mangeant du gâteau aux pommes riaient. Alsace ! Je sonnai chez le curé.
— Monsieur le curé, avez-vous lu le discours du comte Hertling ?
— Non, monsieur.
Je le lui passai. Le prêtre mit ses lunettes. Il y eut dix minutes de silence. Le prêtre posa ensuite le journal et dit :
— Depuis le premier moment jusqu’au dernier, les Alsaciens ont mené une vie de lutte contre les Allemands. Il ne me semble donc pas, comme ils le disent, que nous avions la moindre affinité. Ils ont usé de tous les moyens pour nous assimiler ; plus le temps passait, plus le fossé, entre nous, se creusait. Ils avaient beaucoup plus de mal avec nous en 1913 qu’en 1880. Après 45 ans, ils étaient contraints d’employer contre nous des moyens tyranniques. Ils ont appelé la religion à leur secours. Le protestantisme, crurent-ils, allait leur amener notre soumission. Avec l’exemple de la Silésie qui, catholique jadis, était devenue aux trois cinquièmes protestante, ils eurent de l’espoir. Le protestantisme put faire du chemin, mais ne fit jamais traverser le Rhin à un Alsacien. C’est un prêtre catholique qui vous dit cela.
— Pourtant le comte Hertling affirme que vous êtes des leurs ?
— Alors pourquoi, de crainte que nous ne les mordions, ne cessaient-ils de nous museler ? Ils ont envoyé plus de 450 000 Allemands en Alsace pour chercher à nous entraîner dans ce torrent. Les deux lits, une seule minute, ne se sont confondus.
— Et le plébiscite ?
— Nous repoussons cette injure.

La réponse de la dame aux cheveux blancs

Ayant traversé une forêt sombre, j’arrivai dans une troisième ville. Je gravis six marches d’un perron, heurtai le marteau. On m’ouvrit. C’était chez une dame à cheveux blancs où m’avait conduit naguère un billet de logement.
— Madame, lui dis-je, tout droit, je viens vous parler politique.
— Mais, répondit-elle, rien ne fait peur à une vieille Alsacienne.
— Hertling déclare que vos pères au moins étaient « purement allemands »,
La dame prit sa lampe à la main et me conduisit contre un des murs de son salon.
— Voyez ce portrait, me dit-elle, il n’est pas jeune, n’est-ce pas, avec sa perruque ? C’est un arrière-arrière-grand-père à moi. Lisez en dessous dans ce cadre, c’est lui que cet écrit concerne. Je lis : « Par ordonnance rendue le 23e jour du mois de juillet de l’an 1700 par les commissaires généraux du conseil, députés, X…, bailly de la seigneurie de… portera désormais armoiries telles qu’elles sont peintes et figurées ici… » Et c’était dûment signé d’un délégué ayant pouvoir du roy de France.
La dame reprit :
— Cela ne signifie tout de même pas que mon très ancien grand-père était un protégé du roi de Prusse.
— Madame, donnez-moi votre réponse au comte Hertling qui prétend que vous n’avez été que désannexée en 71.
Il faisait nuit, la dame parla :

« Les Français sont là ! »

— C’était le 7 août 1914. Depuis une semaine nous vivions ici comme des fous. Les hommes d’âge militaire, la souffrance dans les yeux, passaient leurs journées et leurs nuits à essayer d’échapper aux Allemands. Nous ne savions de quel côté tourner les yeux, ou vers la Haute-Alsace pour voir partir les uhlans, ou vers Belfort pour voir arriver les Français. Dans la matinée, sur cette place que vous voyez, les forces allemandes de notre ville se rassemblèrent. Où vont-ils ? se demanda-t-on dévorés d’angoisse et d’espérance. Une voisine entra brusquement dans le salon et cria tout bas : « Ils s’en vont. » Nous les vîmes s’en aller. Que se passait-il ? Je me remis à ma fenêtre, attendant. Un moment après, un petit garçon me lança brusquement du trottoir : « Madame, les Français sont là. — Où ? » demandai-je. Il me montra la gauche de ma maison. « C’est impossible, lui dis-je, tu te trompes, les Français ne seraient pas venus par la montagne. »
Il me dit : « Si, si, je les ai vus. » J’appelai ma fille. Je lui dis : « Montons à notre grenier, prends les jumelles. » Nous montâmes. Nous ne vîmes rien. Mais ma fille tout d’un coup cria : « Si, maman, si, sous le pommier, regarde les chevaux. » – « Et les pantalons rouges. » Alors on s’embrassa et l’on pleura sur les joues l’une de l’autre.

Le Petit Journal, 29 janvier 1918.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

samedi 27 janvier 2018

14-18, Albert Londres : «Il y a en face le soldat français.»



Il n’y a qu’à l’arrière que l’on parle de l’offensive

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front français, 25 janvier.
Certains disent : « Les Allemands continuent à drainer leurs régiments sur leurs lignes de rocade. Il y a ce qui vient de Russie, ce qui vient d’Italie, ce qui vient de l’intérieur. Il y a les bonnes troupes et les mauvaises, celles qui marcheront et celles que l’on poussera. Il y a celles que l’on a choyées depuis des mois, à qui l’on a donné des permissions, de l’argent et du vin, celles qu’ils traiteront tel le pur sang en qui réside l’espoir, et il y a les vieux bataillons fourbus et pelés qui s’en reviennent sur les genoux, de la maison de la retraite que constituait le front russe.
Il y a la jeune classe à qui l’on ne demande pas d’être instruite, mais d’être là pour rouler dans le torrent ; il y a tous les malbâtis repêchés par les infatigables conseils de revision et qui, dans chaque masse de prisonniers que nous faisions cette année dernière, ressemblaient au milieu de leurs frères à autant de gnomes ahuris ; il y a, représentant la brute, les paysans de l’Est taillés, figure et corps, à coups de large hache ; il y a ceux qui rejoignent en geignant, les poches bourrées de lettres des leurs qui leur disent qu’ils ont chaque jour un peu plus faim ; il y a les Bavarois jaloux des Prussiens, au total plus ménagés qu’eux ; il y a les hommes des royaumes des duchés petits et grands qui, pour la première fois depuis trois ans et demi, se rencontrent tous en direction de l’Ouest ; il y a les officiers à monocle qui sont pour Ludendorff, et les autres qui s’en rapportent de préférence aux quarante-deux mois d’expérience impuissante ; il y a s’avançant sur les routes, les rails, les canaux, tout le matériel tonnant et claquant de l’empire ; il y a… il y a… » Il y a en face le soldat français.

Celui qui ne se frappe pas

Le soldat français se moque comme d’une guigne des bruits qui, à cette heure, font parler l’univers. Pour ne pas se frapper, il ne se frappe pas. Il n’y a que lui, dirait-on, que les projets allemands n’intéressent pas. Non seulement il n’en est pas ému, il ne s’en montre même pas curieux. Quand vous lui demandez ce qu’il en pense, il vous regarde, avec sympathie, certes, mais plus encore avec étonnement, il a l’air de vous dire : « Ça vous tourmente donc tant que ça, vous ? »
Le civil discute et s’échauffe, lui, plante des piquets et attend. Toutes les combinaisons machiavéliques que l’arrière prête à l’ennemi ne le passionnent nullement. Tant de fumée avant le feu ne l’a pas pris à la gorge. Il est plus calme qu’une pièce de 400 qui, sans bouger, crache tant de mort. Il est assiégé par des préoccupations autrement pressantes. Ce litre de pinard, par exemple ? Oui, ce litre de pinard, où est-il ? Pas dans leur bidon assurément, écoutez plutôt, il gargouille trop fort quand on le secoue, alors où est-il ? Ils ont lu dans les journaux qu’on allait le leur donner. Il ne faut jamais mettre dans les journaux qu’on va faire quelque chose pour eux, il faut en publier la nouvelle seulement quand c’est fait, il ne faut pas dire « on va faire » mais « on a fait », car le temps qui s’écoule entre l’annonce de la mesure heureuse et sa réalisation est un temps cruel. Ce qui est promis est dû, qu’on paye. Est-ce qu’ils ne payent pas sur l’instant les coups du Boche ? Le litre de pinard, parlez-moi de ça, voilà au moins une conversation, mais la menace allemande…

Guillaume ne vaut pas le clown

Hier, traversant une division, j’entendis les éclats de rire d’une foule. Où était cette foule ? Dans une baraque Adrian. Je rentrai. On donnait le cinéma aux poilus. Ce n’était pas exceptionnel : une fois par semaine, ils ont droit à leur représentation. Ne croyez pas qu’on leur déroule des films de guerre : la guerre c’est eux qui la font, ce n’est pas eux qu’elle peut amuser. Ils désirent des histoires drôles, voire « boyautantes ». Un fantaisiste quelconque se pavanait sur l’écran, chacun de ses gestes laissait tomber de gros rires sur la salle. Debout, assis, chacun se faisait de la joie.
Je regardais rire ces jeunes hommes en bleu, tous étaient attentifs à la scène comique. Rien d’autre que le spectacle ne sollicitait leur pensée. Mon intention, un instant, avait été d’en interroger quelques-uns. J’avais voulu leur demander : « Eh bien ! et vous, qui êtes tout de même les premiers intéressés, qu’est-ce que vous dites de tous ces bruits que l’on fait avec les intentions de l’Allemagne ? » La vue de la sérénité de leur âme m’avait suffi, ils m’avaient eux-mêmes, par leur seule attitude, donné leur réponse : les grimaces du clown les préoccupaient bigrement plus que celles de Guillaume.

Que le « Tigre » ne s’en fasse pas

Depuis huit jours, j’ai longé plus de cent kilomètres de front. Où que ce soit : dans les bois ou dans les tranchées, aux cantonnements, c’était le même son : le calme, le calme, sûr de soi, que l’on ne bluffe pas et qui, au surplus, s’en f… Tous les héros d’endurance qui sont là en ont entendu, vu, subi bien d’autres. On ne la leur fait plus, et pour n’importe quoi. Ce qui pourrait les impressionner est peut-être né, mais sûrement, aujourd’hui, est mort. Le chef du gouvernement a pu le voir. Dimanche dernier il était avec eux, en première ligne. Le lendemain nous passions à cet endroit. Descendant dans un abri, je demandai à quelques-uns :
— C’est vous qui avez vu le Tigre ?
— Oui.
— Que lui avez-vous dit ?
L’un d’eux rit et me répondit :
— Qu’il ne s’en fasse pas.

Le Petit Journal, 26 janvier 1918.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

mardi 23 janvier 2018

Didier Decoin en quête de fragrances nouvelles dans le Japon ancien

La mort de Katsuro, pêcheur et fournisseur de carpes à la cour impériale, précipite le destin de Miyuki, sa veuve. Décidée à transporter les poissons déjà pêchés, elle entreprend une longue marche aux résultats incertains. C’est moins d’ailleurs par ce qu’elle apporte au Bureau des jardins et des étangs que par l’odeur spécifique de son corps qu’elle devient une femme remarquable. Tout est beau dans Le Bureau des jardin et des étangs, et aussi puissant que beau.
Qu’est-ce qui vous a attiré du côté du Japon ?
La littérature, d’abord. Je suis tombé « in love » avec le Japon en lisant notamment les Journaux des dames de cour ou Le Dit du Genji qui est pour moi l’invention du roman, de la vraie fiction qui date d’ailleurs de l’époque de mon propre roman.
Donc, une littérature ancienne ?
Mes goûts vont jusqu’à Murakami. A mes yeux, le plus grand littérateur japonais est Yasunari Kawabata. Son portrait est dans ma bibliothèque, juste derrière moi, il regarde par-dessus mon épaule, et de temps en temps je lui demande son point de vue sur ce que j’écris. Il ne me répond pas, mais son regard se fait parfois sévère.
Il y a donc longtemps que vous pensiez à écrire un roman japonais ?
Oui, mais c’est toujours le même problème, il faut une histoire. J’accumulais des informations, de la documentation. Et la petite Miyuki est née, un jour. J’ai lu dans un magazine qu’il y avait des concours de fragrances au Japon à cette époque-là, et je me suis dit que c’était extraordinaire. Moi qui suis passionné par les odeurs, de penser qu’il y avait des concours de parfums, j’ai eu l’idée d’envoyer une petite paysanne sale, souillée de partout, porter son odeur étrange au milieu du raffinement extrême de la cour impériale pour voir ce qui allait se passer.
On pense au Parfum de Patrick Süskind. Vous l’aviez aussi à l’esprit ?
Oui, bien sûr. Je déteste Süskind, je le hais, je voudrais l’écrabouiller.
Vous auriez voulu écrire ce livre ?
Evidemment. Quand j’ai su qu’il y avait un livre qui s’appelait Le Parfum, je me suis précipité dessus. Dès les premières pages, j’ai été effondré, c’était horrible. C’est ça que je voulais faire, moi ! Pourquoi il l’a fait, lui ? En plus, il l’a fait bien, il a fait un livre merveilleux.
En vous lisant, on se demande si vous avez voulu donner une reconstitution précise de l’époque ou si l’esprit du temps est l’essentiel.
C’est les deux. La reconstitution, c’est le plancher sur lequel je peux marcher. Si je n’ai pas ça, je ne peux pas faire avancer le livre. Quand on écrit de la fiction, il faut avoir des garde-fous, sinon on tombe à l’eau. Et on tombe à l’eau en entraînant son lecteur dans l’abîme. Quel que soit le livre que j’écris, j’ai toujours procédé de la même manière : être le plus précis, le plus solide possible dans la documentation pour me libérer complètement à côté, pour avoir des personnages complètement inventés.
Est-ce une histoire d’amour ?
Ah ! oui ! C’est une histoire de passion, parce qu’elle adore son mari. C’est l’homme de sa vie qui est mort, qu’elle a enterré. Mais, dans son esprit, il n’est pas vraiment mort, il est à côté d’elle, il chemine avec elle. C’est aussi un livre pour dire non au néant. Il y a chez moi un refus viscéral du néant, qui se traduit par l’idée que Katsuro marche à côté de Miyuki, qu’elle peut continuer à l’aimer. Ce n’est pas parce qu’on est dans le silence qu’on ne peut plus aimer.
Dans le déroulement du roman, il y a une astuce assez habile, au moment où Miyuki couche presque avec le directeur du Bureau des jardins et des étangs, sans savoir qui il est. Vous le dites, en revanche, tout à la fin de cette scène, discrètement, comme si vous n’étiez pas sûr que le lecteur a besoin de le savoir.
Quand j’écris un livre, je pense toujours que le lecteur l’écrit avec moi. Si je suis tout seul, ça ne sert à rien d’écrire. Il y a un co-auteur qui est le lecteur. Donc je lui fais des clins d’œil, des chatouilles, des coucous… C’est moi qui signe le livre mais chaque personne qui le lit peut avoir une vision particulière des personnages. Miyuki n’est pratiquement pas décrite, à chacun de l’imaginer comme il veut.
On sait qu’elle a 27 ans.
Oui, ce n’est pas beaucoup mais, pour l’époque, ce n’était pas mal. Je crois qu’elle ressemble à l’image de la couverture du livre, mais c’est une image personnelle.
Le titre du livre, « Le Bureau des jardins et des étangs », semble détourner le regard de son héroïne. Pourquoi ?
J’ai choisi ce titre parce que c’est le but de Miyuki : arriver au Bureau des jardins et des étangs. Ce qui est important dans le tir à l’arc, ce n’est pas la flèche, c’est la cible. En plus, quand on prononce le mot « jardin » et le mot « étang », ce sont des mots qui me parlent.
Parce qu’il y a toute une vie dedans ?
Dedans et autour. Ce sont des endroits extraordinaires qui sont près de palais. Un étang sacré, ce n’est pas rien.
Nagusa, le directeur, ne supporte pas l’odeur de Miyuki…
Il ne sait pas s’il la supporte ou pas. Il en est extraordinairement troublé. A priori, elle ne sent pas bon. Mais, en réfléchissant bien, peut-être qu’il va changer d’avis.
Où situez-vous ce roman dans votre œuvre ?
C’est mon préféré, tout simplement.
Parce que c’est le dernier, ou parce qu’il a quelque chose en plus ? 
Non, non. Parce que je me suis plus investi. C’est le plus sincère, c’est le plus vrai, celui qui me ressemble le plus. Il traite d’une double thématique que j’aime, la jeune femme, le parfum – l’odeur, la senteur, la fragrance, comme vous voulez. C’est le voyage, aussi, et il y a l’exil, l’exode, l’humilité, la soumission. J’aurais aimé connaître ce monde-là. Avoir une maison en bois avec des fenêtres en papier, ça m’aurait beaucoup plu.

lundi 22 janvier 2018

14-18, Albert Londres : «Sire, vous ne pouvez pas passer...»



Les Allemands gardent leur secret

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front de Lorraine, 18 janvier.
Donc on attend l’offensive allemande. Paris, par ses journaux, nous en entretient chaque matin. Nous savons d’eux qu’elle s’allumera sur plusieurs points : les Anglais auront leur choc ; nous, le nôtre. Où se produira le nôtre ? Mystère. Il n’est pourtant pas de mystère sans suppositions. C’est sur la gauche de Verdun, disent les uns, c’est dans l’Est, croient les autres. Dans l’Est ? Voici que je m’y trouve.
Tout au début de la grande tragédie, du temps que l’Allemagne vivait dans son rêve d’invincibilité, l’Empereur, entouré de deux régiments de cuirassiers blancs, était venu, derrière la forêt de Champenoux, attendre que par leur mort, ses simples soldats gris lui eussent ouvert le chemin de Nancy ; il se voyait déjà duc de Lorraine quand un de ses généraux : s’approcha de lui :
— Sire… lui dit-il.
L’Empereur, ne doutant pas que l’heure du triomphe arrivât, se préparait à mettre son haut plumet.
— Sire, reprit le général, vous ne pouvez pas passer, le chemin est obstrué, j’ai 18 000 morts en travers.
Le Boche demanda un armistice de pitié. Castelneau lui accorda trois heures. On ne revit plus l’Empereur.
Voilà ce que, cet après-midi, je me remémore sur le plateau d’Amance. La Seille, frontière et front, coule à nos pieds, la forêt de Champenoux, à droite, met sa tache épaisse ; nous sommes sur une des hauteurs du Grand-Couronné.
Si l’ennemi, voilà trois ans et demi, dans son désir d’avoir Nancy, perdit dix-huit mille hommes à l’entrée de cette vallée, c’est probablement qu’il ne trouva pas meilleur passage. Pour arriver place Stanislas, l’Empereur ou ceux qui conduisent en son nom avaient choisi cette porte. N’est-il donc pas raisonnable de penser que c’est encore elle qu’ils chercheront à forcer dans le cas où la Lorraine leur sourirait toujours ?

Leur « va-tout »

Rien, sinon la logique, ne nous autorise à marquer dans les tentatives militaires prochaines ce coin de la Seille d’une croix blanche. Les Allemands gardent farouchement leur secret. Pas plus sur ce front que sur un autre, si nous basons nos renseignements sur nos investigations courantes, nous ne surprenons leur projet. C’est que ce coup qui sera leur va-tout n’est pas monté sur le même plan que les précédents. Cette fois ils concentrent très à l’arrière. Leurs réseaux de voies ferrées le leur permettent. Nous serons à deux jours de l’attaque que nous ne saurons pas à trente kilomètres près où elle se portera. Ce sera l’affaire pour leurs régiments de deux heures de plus ou de deux heures de moins de chemin de fer. Ils amènent leurs troupes sur leurs voies principales qui sont en rocade du front. De nombreuses petites voies y mordent, ce sont celles-là qui conduisent aux tranchées. Vers quelles tranchées déverseront-elles les masses d’attaque ? Mystère.
Comment procéderont-ils ? Verrons-nous, ainsi que dans les anciennes tentatives, l’artillerie précéder d’une semaine, et plus formidable chaque jour, le départ du fantassin ? Nous ne penchons pas vers cette méthode. Il nous semble, pour tâcher de deviner la tactique qu’emploiera l’ennemi, qu’il serait plus clairvoyant de se reporter vers ses deux dernières offensives faites à l’étranger. Si le choc allemand doit avoir quelque rapport avec les chocs de jadis, il s’apparentera plus vraisemblablement aux attaques sur Riga et sur l’Isonzo qu’à sa ruée sur Verdun. Plusieurs observations nous le font supposer. D’abord l’attrait de la nouveauté : ils voudront nous déconcerter, nous surprendre et risquer le moins qu’ils le pourront de tomber, sinon sur une riposte, du moins sur une inébranlable résistance immédiate. Ils seront donc rapides. Ensuite, la leçon de leurs derniers succès : Riga, Isonzo ; ils ne fatiguèrent pas l’ennemi, ils l’assommèrent d’un coup. Riga fut plus dur, mais ils ne traînèrent pas. Ils seront donc violents. Troisièmement, le nouveau regroupement de leurs forces : ils ont reformé les corps d’armée, ce qui dévoile leur intention de manœuvre. Ils ont réhabitué leurs hommes à la marche forcée (toujours la leçon de l’Italie). Ils seront donc manœuvriers, disons plus justement qu’ils tâcheront de l’être.

Dernier espoir

C’est leur dernier espoir. Ils l’entourent d’un silence prodigieux. C’est à peine si nous croyons apercevoir, de-ci de-là, quelques travaux offensifs. Ils n’en font point. Ils sentent que, s’il leur reste une chance, elle doit surtout résider dans la surprise. Il est sûr que même à son armée, le grand état-major allemand cache son dessein. Il a supprimé la correspondance non seulement comme autrefois dans le secteur où l’on attaquera, mais sur tout le front. Il trompe ses troupes en marche sur leur destination réelle. Il fait courir de faux bruits pour dérouter jusqu’à la logique. Il fait des rideaux d’avions un peu partout, où ils lui sont inutiles et où il en a besoin. Dans la possibilité de coups de main sondeurs de notre part, il apprend de fausses nouvelles à ses gardiens présents de la tranchée, pour qu’ils nous les transmettent. L’Allemagne, à cette heure, cache la grimace de sa face sous un masque et les plaies de son corps dans un domino noir.
Rapides, violents, manœuvriers, voilà donc ce qu’ils essayeront d’être, mais depuis quand sommes-nous devenus lents, doux et lourds ?
Le soir tombe sur le plateau d’Amance.

Le Petit Journal, 21 janvier 1918.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

dimanche 14 janvier 2018

Le déluge de Philippe Forest

Il ne commence à pleuvoir vraiment, « sans discontinuer », qu’aux trois quarts du livre. Crue, roman de Philippe Forest paru en 2016 et réédité ces jours-ci au format de poche, raconte bien un déluge, annoncé plus tôt. Mais il ne se limite pas à décrire les effets dévastateurs, et tragiquement beaux, de l’eau envahissant la ville où s’est installé le narrateur. De cette ville, nous ne saurons pas grand-chose : il y a vécu longtemps, l’avait quittée, y est revenu, et elle est « l’une des plus grandes et vieilles villes d’Europe ». Laquelle ? Peu importe, à chacun de l’imaginer. « Ce que je vais en dire vaudrait aussi bien pour n’importe laquelle. » De la même manière, le narrateur ne se considère pas comme un personnage privilégié de cette histoire qui fut vécue par beaucoup d’autres.
Mais il a eu, lors de conversations avec son voisin de palier, avant la pluie, de longues conversations nocturnes arrosées de whisky, au cours desquelles revenait le mot « épidémie ». De leurs échanges, et surtout dans les propos du voisin qui se disait écrivain, se dégageait une tentative pour mettre du sens sur tout ce qui arrivait à la ville, et peut-être aussi au pays, au monde. Le signe le plus évident d’une catastrophe annoncée aurait été la disparition de nombreuses personnes, comme une épidémie, précisément. Il fallait accepter, disait le voisin, la vérité « crue », et son insistance sur le mot est une manière de justifier le titre du roman.
Celui-ci s’échafaude autour d’un effondrement général. Il y a eu, pour le narrateur, la mort d’un enfant, c’était il y a longtemps mais le vide est encore là. Puis la mort de la mère. Ensuite la disparition du chat. L’incendie d’un immeuble proche a sorti le personnage principal de son isolement par une double rencontre dont l’une a déjà été évoquée et l’autre, d’une femme pianiste, débouche sur une brève liaison avant la catastrophe.
Tout cela est empli de doutes sur la façon de raconter les choses qui sont arrivées, sur la provenance des informations dont certaines ont peut-être été imaginées, à moins que la voix du texte ne soit pas vraiment celle qu’on croit. Cette voix, en tout cas, tient la distance de phrases souvent longues et superbement balancées.
En même temps que cette réédition sort le nouveau roman de Philippe Forest, L’oubli : « Un homme se réveille, convaincu d’avoir égaré un mot dans son sommeil, incapable de se le rappeler. Une idée s’insinue dans son esprit et prend bientôt l’allure d’une obsession : son langage se défait, sa vie se vide à mesure que les souvenirs se détachent de lui. Un homme – peut-être le même, peut-être un autre – observe l’océan depuis sa fenêtre. Une brume perpétuelle recouvre l’horizon, au loin il s’imagine distinguer une forme qui lui fait signe et qui l’appelle. L’histoire se dédouble – à moins qu’il ne s’agisse de deux histoires différentes dont demeure mystérieux le lien qui les unit. Tandis que les mots et la mémoire s’abîment dans un même précipice, l’univers recouvre amoureusement l’apparence splendide indispensable pour chacun au recommencement de l’existence. »

samedi 13 janvier 2018

Françoise Dorin, oui, bon...

Donc, Françoise Dorin, qui vient de mourir à 89 ans, avait écrit des chansons, des pièces de théâtre, avait été comédienne. Ah! elle avait publié des romans, aussi. Avec succès. Je n'ai jamais vraiment compris d'où venaient lectrices et lecteurs de Françoise Dorin. D'un autre monde que le mien, probablement. Et, pourtant, si, si, j'avais essayé de comprendre. Au moins jusqu'à il y a vingt ans, quand j'y ai finalement renoncé...

La Mouflette (1994)
Les grands-mères ne sont plus ce qu’elles étaient. Françoise Dorin a découvert cela quand elle a accueilli son petit-fils de six mois pendant un mois. Et elle a eu envie d’écrire un livre qui est devenu La Mouflette. Une grand-mère amoureuse, et qui ignore d’ailleurs qu’elle a une petite-fille, reçoit celle-ci presque par hasard, et le hasard ne lui laisse pas vraiment le choix : il faut bien qu’elle s’en occupe. Mais que devient sa vie amoureuse avec un homme épris de liberté ? Voilà la question, et la réponse tient en trois cents pages, parfois longuettes, mais qui se veulent toujours drôles.
Ce qui irrite le plus ici, c’est la manie qu’a la mamie de parler toute seule. Ou, plutôt, de tenir à Ophélie, le bébé braillard, de longs discours sur sa vie. Françoise Dorin nous assure qu’elle faisait la même chose : « Je lui racontais n’importe quelle bêtise et, de temps en temps, il avait de ces expressions… Comme s’il avait tout compris, ce qui était bien entendu impossible. » L’observation de faits réels ne se transpose cependant pas aisément dans un roman, car la grand-mère de La Mouflette a une fâcheuse tendance à prendre ces conversations au sérieux, trop pour qu’on les trouve naturelles. Mais enfin, il paraît que ça plaît, que le bouche-à-oreille autour de ce livre est bon, et même qu’il se vend. Allez donc comprendre…
D’un fait de société, la dramaturge et romancière fait un récit ficelé de manière certes très professionnelle, avec les rebondissements de la vie quotidienne, les aventures minuscules qui prennent, pour un bébé et celle qui en a la charge, des proportions énormes. La charge d’Ophélie paraît être un véritable travail à temps plein, comme le fut pour Françoise Dorin le séjour de son petit-fils. « J’ai perdu cinq kilos, mais j’ai gagné un livre », dit-elle avec une certaine fierté. D’accord, mais qu’y avons-nous gagné, nous ?
Même le beau Barth, le tombeur de ces dames, décidé à se ranger auprès de la jeune grand-mère, paraît irréel. Et pourtant ! Françoise Dorin connaît tout de sa vie, elle peut raconter des détails sur la manière dont il a été conçu par sa mère, une industrielle belge qui passa ensuite une petite annonce pour trouver un père convenable à son fils, lors d’une folle nuit d’amour en Martinique…
Voici un auteur qu’on a du plaisir à entendre raconter les histoires annexes de son roman, celles précisément qui ne s’y trouvent pas. Le pauvre lecteur, malheureusement, n’a droit qu’au reste : une démonstration qui se veut légère mais qui reste sur l’estomac.

Les vendanges tardives (1997)
Françoise Dorin plonge dans son temps. Une fois de plus. Une fois de plus, elle s’y noie, à force de vouloir insuffler à son roman une dose de sociologie à bon marché. Il paraît que ses lecteurs aiment ça. Il ne nous viendrait pas à l’idée de les en blâmer. Après tout, il vaut quand même mieux lire ses livres que de s’abrutir devant des sitcoms.
Voici donc la Châtain, la Brune et la Rouquine, 3 copines de 40 ans – du temps où elles avaient 20 ans, ce qui veut dire qu’elles ont maintenant, au moment où se déroule le roman, l’âge de la retraite…
« C’est une époque formidable à observer », dit Françoise Dorin. « Je suis entourée de mes contemporaines concernées par la retraite, alors que, toute ma vie, je n’ai eu que des femmes actives autour de moi. Et je constate ceci : à la retraite, dans un premier temps, on est content. Puis on commence à s’ennuyer. La leçon que j’en tire est celle-ci : il vaut mieux avoir des ennuis que de tomber dans l’ennui… »
Donc, les trois amies – peut-être faut-il dire ex-amies, parce que la vie les a, d’une certaine manière, séparées – ont choisi des chemins divergents. Elles jettent chacune, sur le parcours de l’autre, des regards mi-critiques mi-complaisants à travers lesquels elles aimeraient retrouver la complicité d’autrefois, ce qui donne lieu à une compétition d’un nouveau genre… Françoise Dorin se veut totalement de son époque, la nôtre : « La société d’aujourd’hui est passionnante, et il faut en faire partie pour la comprendre. » Mais la compréhension n’implique pas l’absence d’avis personnel : « Je suis une grande moraliste. »
Toujours de bonne humeur, cherchant à mettre en évidence les côtés positifs, Françoise Dorin veut voir la vie en rose. Il faut qu’on s’amuse ! Son côté Gentille Animatrice a tout pour irriter, forcément. D’autant que, mine de rien, elle lance quand même quelques flèches empoisonnées vers une part de l’humanité qui lui paraît moins reluisante. On rit jaune, à ces moments, en se demandant quelles intentions se masquent derrière…
Curieux, n’est-ce pas, comme la bonne humeur forcée (c’est une interprétation, bien sûr) de Françoise Dorin peut provoquer la mauvaise humeur ! Les vendanges tardives, on les fera sans nous, malgré un titre qui renvoie à des crus très intéressants.

mercredi 10 janvier 2018

Compétitions internes

Ce sera la grande nouvelle de 2019, je vous la donne dès maintenant car il n'y a aucune raison de vous laisser dans l'ignorance: à partir de l'année prochaine, tous les prix littéraires que vous connaissiez sont supprimés. Oui, vous avez bien lu: SUPPRIMES!
Les éditeurs les plus importants de la place de Paris se sont réunis, avec un autre d'Arles, dans le plus grand secret, pour saborder d'un commun accord ces compétitions qui, il faut bien le dire, empoisonnaient la vie de tout le monde.
La leur au premier chef, car il fallait faire croire à tous leurs auteurs qu'ils partaient avec les mêmes chances dans les diverses compétitions organisées par des jurys qui revendiquaient leur indépendance, dont les membres oubliaient parfois qui les nourrissait. Nourrir la fiction, ça, ils étaient capable de faire. Mais, à force, cela devenait fatigant. Et voilà, les éditeurs sont fatigués, fatigués de publier des livres médiocres de jurés même pas méritants, fatigués de gérer l'ingérable, fatigués de faire semblant de se réjouir quand un de leur candidat se trouve affublé d'une belle bande publicitaire alors qu'ils avaient misé sur un autre, etc., vous voyez ce que je veux dire.
On a donc considéré que cela ne pouvait plus continuer à durer.
Bref, y en a marre!
A partir de presque tout de suite, et en tout cas de 2019, chaque éditeur organise comme il l'entend son propre prix littéraire. Gallimard a mis en route, un peu forcé de montrer l'exemple car, après tout, l'idée vient de là.
Pas certain, ceci dit, que cela va simplifier la vie à l'intérieur de la maison. Les voix les plus fortes du comité de lecture tentent de peser sur les espaces publicitaires qui, d'un coup, d'un seul, semblent échapper aux commerciaux (mais ça ne durera pas, l'autorégulation est en marche), afin de convaincre les lecteurs, bientôt constitués en clubs régionaux et locaux, que tel de leurs auteurs vaut quand même mieux que tel autre. Rien n'est gagné d'avance quand, dans la sélection du Prix des lecteurs Gallimard 2018, se trouvent déjà trois lauréats du Nobel: Modiano, Le Clézio, mais aussi Pamuk. Douze autres romans s'empilent à côté, en tremblant...
Mais, je vous le disais, 2018 n'est qu'un galop d'essai. C'est surtout en 2019 que le phénomène prendra de l'ampleur. Quoique, côté Gallimard, c'est déjà plié: les pamphlets de Louis-Ferdinand Céline, rebaptisés Ecrits polémiques, sont programmés pour la victoire. Ce ne sont pas des romans? Et alors? Ce ne serait pas la première fois...