samedi 22 août 2009

C'est aussi la rentrée des poches: Michel Le Bris et son Grand Dehors

Les «Étonnants voyageurs», pour reprendre l’appellation du festival créé par Michel Le Bris, sont légion. En s’attachant aux pas de Martin et Osa Johnson, le défenseur de la littérature-monde cède une fois de plus à l’appel du Grand Dehors, des vastes espaces, d’une nature encore à découvrir, de peuples méconnus. Il le fait en embrassant large, avec le souffle ample d’un romancier épique. La beauté du monde est un livre volumineux en même temps qu’une quasi profession de foi. L’aventure est au rendez-vous, pour le meilleur – le meilleur des pires moments, parfois.
Martin et Osa Johnson ont réellement existé. Le premier a même navigué en compagnie de Jack London. Puis il a épousé Osa et le couple s’est lancé dans de grands voyages pour réaliser des films documentaires qui connurent un grand succès. Pour l’essentiel, Michel Le Bris se limite à un bref moment de leur existence, de 1920 à 1923. Ils sont rentrés de leur première expédition à la recherche des cannibales de l’océan Pacifique. Osa, presque passée à la casserole, dans tous les sens du terme, est devenue une femme à la mode, que l’on fête à New York. Et ils préparent, puis accomplissent, leur deuxième grand voyage, en Afrique cette fois.
Toute la deuxième partie du roman est consacrée au tournage de ce film africain, avec un luxe de détails qui donne à penser que Michel Le Bris faisait partie de la caravane. Tout est là: les couleurs, les bruits, les odeurs; la végétation et les animaux; les hommes et les femmes, partagés entre colonisateurs et colonisés mais aussi entre bureaucrates et hommes libres. La présence d’un Kenya où subsistent encore des territoires peu connus est d’une force incroyable. Martin et Osa y évoluent avec des sentiments contradictoires. Lui ne pense qu’à son film, et tant pis s’il doit y avoir mort d’hommes au cours de marches éprouvantes. Elle, qui fait figure de grande chasseresse, éprouve des émotions qui oscillent de la colère pure à la communion intime avec la nature.
La jungle, ils connaissaient autrement: la première partie, Dans la jungle urbaine, les a vus se fondre dans une ville qui palpite sur des rythmes nouveaux, où la prohibition est contournée par tous les moyens, où le mot d’ordre, entonné par quelques chroniqueurs à la mode, est de s’amuser sans limites.
Mais les deux territoires sont évidemment très différents, comme les dangers qui y menacent. En les posant côte à côte, Michel Le Bris parvient à montrer, dans l’éblouissement d’une écriture déchaînée, et par le truchement d’une biographe qui prend quelque distance avec son sujet, comment la violence habite l’un et l’autre.
A l’opposé des autofictions frileuses, un livre somptueux destiné à des lecteurs possédant un solide appétit, prêts à s’embarquer pour un périple au long cours.

vendredi 21 août 2009

Serge Joncour n'a pas dit non à mes questions

Serge Joncour publie, avec L'homme qui ne savait pas dire non, un roman dont on parlera sans nul doute beaucoup dans cette rentrée.
Le sujet est dans le titre. Mais on sait qu'un livre n'est pas seulement un sujet. C'est surtout une manière de le traiter. Celle-ci est intelligente et troublante.
J'ai posé quelques questions à l'auteur, qui y a aimablement répondu.

Avez-vous envisagé Beaujour, votre personnage, comme un autre Bartleby? Bien que celui-ci ne dise pas «non» à proprement parler…

Oh que je serai confus dans cette réponse, car j’ai pensé à Bartleby, sans y penser, c’est la force de certains personnage imaginaires, de continuer à exister en nous, comme s’ils faisaient véritablement partie de ces êtres que l’on a, que j’ai réellement rencontrés, comme si j’étais lié par une expérience personnelle avec Bartleby, ou pourquoi pas Grégor Samsa, ou la Zazie de Queneau, mais bon, la dimension allégorique de Bartleby me parle, comme lui mon personnage est pour ainsi dire résumé par une formule de mots, un élément de langage qui détermine tout de leur existence, de leur essence.

Vouliez-vous profiter de l’occasion pour railler les sondages, ou bien l’idée est-elle venue en cours de route?

Je trouve ça fascinant l’utilisation qui est faite des sondages, comme s’il y avait là bien plus qu’un concentré de l’opinion publique, mais à proprement parler une élucidation. Je voulais m’amuser à créer ces séquences de dialogues irréels, dans lesquelles mon personnage en tant que sondeur ne peut absolument prononcer le mot Non, alors que pourtant, le Oui et le Non, sont la base même de son activité, ses deux instruments de travail, avec l’échappatoire toujours possible du Ne sait pas. Mais ces derniers temps la réalité dans ce domaine fait bien mieux moi, avec ces référendums dont les autorités politiques attendent précisément une réponse, le Oui en général, quitte à reposer dix fois la même question, quitte à refaire le même référendum, jusqu’à temps d’atteindre le Oui. C’est magnifique d’obstination. Alors tant qu’à faire, autant dire oui dès le premier coup! Quant à dire non, ça ouvrirait en général, tellement d’autres questions, que c’en devient vertigineux, et assez peu rassurant.

Un seul mot vous manque, et tout est dépeuplé… L’exercice qui consiste à le retrouver devient, par le biais d’un atelier d’écriture très singulier, comique. Mais c’est aussi l’occasion d’intégrer au roman des textes qui forment une fiction dans la fiction. Et on pourrait poursuivre sur les perspectives que semblent ouvrir les mécanismes mis en œuvre ici. Jusqu’à envisager une pratique oulipienne du langage, à la manière de La disparition de Perec. Mais avez-vous pensé à tout cela dans le roman, ou bien est-ce moins concerté de votre part?

Oui, j’y ai pensé, à tout ça, oh que oui, seulement, ça m’est apparu, pour ainsi dire après, une fois que j’avais écrit!

Et Serge Joncour me réécrivait, un peu plus tard, pour préciser:

Ce petit mot, juste pour ajouter qu'au-delà de tout prétexte d'écriture, de désir d'inventer, il y aussi des êtres qui sont réellement dans cette difficulté-là, à ne pas savoir dire non, que d'une certaine façon, à des degrés divers, ça nous est tous arrivé, en tout cas, cela m'arrive, pour de vrai, de ne pas savoir dire non, et une de mes envies qui m'ont amené à écrire cette histoire, c'était bien de pousser l'exercice à l'extrême. Autrement dit, je n'ai pas le sentiment d'avoir fait là une pure fiction, loin de là, ce n'est pas réellement autobiographique, mais ça l'est un peu, une autobiographie collective.

jeudi 20 août 2009

Gallica et Google Books, armistice ou capitulation?


Il y eut une sorte de combat, ou au moins de résistance. Mais toute position de principe finit par s'assouplir face aux exigences de la réalité. Et, devant les moyens ainsi que les appétits presque illimités du géant américain, la BnF (Bibliothèque nationale de France) semble revenir sur son intransigeance passée. Les signes d'armistice (ou de capitulation?) se multiplient. Il n'est donc plus irréaliste d'envisager, à moyen terme, une participation de Google aux numérisations de Gallica. Les âmes pures s'insurgent: brader un patrimoine national à de troubles intérêts? jamais! Les pragmatiques se réjouissent: tout est bon pour accélérer l'accès universel aux collections qui sommeillent à la BnF.
Personne n'est dupe. Google n'est pas une association caritative. Et ses positions sur le droit d'auteur sont aussi innovantes qu'inquiétantes. Mais, pour ce qui concerne le domaine public, je me range résolument du côté des pragmatiques. J'utilise en permanence les services de Gallica et de Google Books - ce dernier surtout à travers la plateforme Internet Archive, qui ajoute aux numérisations de Google Books celles d'universités, il en existe encore, ayant leur propre programme en la matière. J'ai même, à l'intention de ceux qui cherchent à lire des ouvrages anciens sur Madagascar, intégré à mon blog Actualité culturelle malgache des liens (via un fil RSS) vers les dernières numérisations disponibles chez Gallica comme chez Internet Archive. Un outil dont je suis le premier à me servir, et qu'on peut adapter à n'importe quel centre d'intérêt. Depuis que j'ai installé ces liens, devinez qui, de Gallica ou d'Internet Archive, est le plus riche?
J'ai lu quelque part, puisque les commentaires sur le sujet abondent ces jours-ci (pardon de vous en imposer encore un) que les numérisations de Google Books étaient parfois médiocres. Je confirme. Mais j'ajoute que celles de Gallica aussi. Je ne sais pas quelles sont les techniques utilisées de part et d'autre, elles ne doivent en tout cas pas être très différentes, puisque le résultat est comparable. Du coup, la révolution, ou annoncée comme telle, de la recherche sur le texte reste relative. Allez, vous, fouiller un texte bourré de mots non reconnus!
Rendre accessibles des livres anciens est évidemment une excellente chose et prolonge la mission des bibliothèques publiques (ce que Google Books n'est pas, je sais, et il faudra rester attentif). Mais les passer à la volée, après une numérisation approximative, dans un logiciel de reconnaissance optique de caractères, ne suffit pas. On me dira, comme le serinent les optimistes, que ce type de logiciel est de plus en plus performant. Bien sûr. Mais je m'énerve quand un livre oppose à ma lecture une coquille toutes les dix pages. Bien qu'il ait été relu par un correcteur. Alors, qu'on ne me dise pas qu'un logiciel fera mieux qu'un spécialiste bardé de grammaires et de dictionnaires. Je n'arrive pas à y croire.
Je sens que je m'éloigne, là. Pas tant que cela. Car j'aimerais que l'on prenne en compte, aussi, la qualité des ouvrages fournis aux internautes. Comme le font, à des degrés divers, le projet Gutenberg, Ebooks libres & gratuits ou Wikisource. Comme je m'efforce de le faire, dans un domaine précis, dans la Bibliothèque malgache. C'est-à-dire avec une intervention humaine destinée à rendre le texte final digne d'une authentique réédition. C'est une autre histoire? Voire!

Lydie Salvayre et BW, portrait sans concession d'un homme sans concession

J’avais très peur.
En même temps, j’avais très envie.
L’écriture de Lydie Salvayre me séduit depuis ses débuts, en 1990 (si les renseignements bibliographiques sont exacts). Et je connais BW, le personnage qui donne son titre au livre, depuis plus longtemps encore – le milieu des années 70. Quand je l’ai rencontré, il était représentant chez Gallimard pour la Belgique. Je travaillais en librairie et il semble donc naturel d’avoir sympathisé autour d’une même passion pour la littérature. Sinon que je m’occupais, en sous-sol, des livres de poche et que Bernard présentait une tout autre catégorie d’ouvrages, notamment les nouveaux romans. Il descendait pourtant m’en parler, ce ne pouvait être par simple efficacité mercantile puisque je ne pouvais directement rien faire pour les livres qu’il défendait. Plus tard, j’ai retrouvé Bernard chez Denoël. Il a écrit un livre tiré de ses années libanaises, Paysages avec palmiers. Puis il a fondé sa propre maison d’édition, Verticales, j’étais sur le point de quitter l’Europe, nous nous sommes revus à chacun de mes passages en France ou en Belgique. Je ployais parfois sous l’étreinte forte de ce grand bonhomme enthousiaste qui m’avait raconté le temps où il courait le 800 mètres, présélectionné olympique dans une année 1968 où la discipline d’un camp d’entraînement pouvait sembler plus lourde encore qu’à d’autres moments. Une des dernières fois que nous nous sommes vus, nous avons dîné avec Claro et un écrivain américain dont le nom ne me revient pas immédiatement. Une fête de l’esprit – et des sens aussi, car le bon vivant, en lui, n’a jamais abandonné la partie.
Et pourtant… Ma peur, bien réelle, de lire BW, tenait à ce que j’avais appris par des communiqués de presse: Bernard, compagnon de Lydie depuis un quart de siècle, perdait la vue et quittait son métier d’éditeur. Les deux nouvelles me touchaient intimement. Et comment Lydie Salvayre allait-elle s’en sortir sans tomber dans le mélodrame compassionnel?
Tout simplement: en restant elle-même. Comme la narratrice de Portrait de l’écrivain en animal domestique, elle est le scribe qui rapporte les propos de son interlocuteur et fait son portrait. Il y a, bien entendu, une différence fondamentale entre le propriétaire d’une chaîne de fast-food, sujet du livre précédent, et un éditeur (ex-éditeur, ça me fait mal aux doigts de l’écrire) capable, depuis sa jeunesse et jusqu’à présent, de grandes colères, de contradictions insondables, de fuir ce qu’il a adoré…
Il faudrait citer des paragraphes et des pages, le livre entier peut-être. Le mieux, c’est encore de lire cet admirable portrait sans concession mais réalisé avec une grande empathie.
«Crois-tu, demanda BW, que le cœur de ton livre sentira le mien?»
La réponse est oui.

mercredi 19 août 2009

Premier roman: Estelle Nollet cherche la sortie

Je vais tenter de rester prudent. Ne pas crier tout de suite au chef-d’œuvre. Brider mon enthousiasme. Après tout, On ne boit pas les rats-kangourous est le premier «premier roman» de la rentrée que j’ai lu cette année. Et, comme tout le monde, j’ai plutôt envie d’aimer que de détester, histoire de me dire que le mois d’août se présente bien, qu’il y a encore des dizaines de milliers d’excellentes pages devant moi. Imaginez ce qui se passe si vous commencez avec un livre qui vous tombe des mains, en pensant avec crainte, voire avec angoisse, à tous ceux qui vont encore vous tomber sur les pieds d’ici à la fin du mois de septembre, voire jusqu’en novembre et les prix littéraires qui terminent cette période si importante pour la vie littéraire française.
En tout cas, le premier roman d’Estelle Nollet est une bonne pioche, je ne vais pas me freiner pour le dire. Tout de suite, un ton.
Ce n’est même plus le café qui laisse des ronds noirâtres sur la table mais la crasse. Des auréoles sales pour des saints des enfers. Des restes de bière collés aux cendres qui s’agrippent à nos coudes comme des morbacks, des traces de doigts qui ont piétiné mille fois le formica sans trouver la sortie de ce petit carré d’oubli. Près du comptoir une demi-vieille laisse voir ses tatouages fatigués, vibrant le long de sa peau flasque, jouant les accords d’une vie passée mais toujours en devenir de rien, et elle marche comme on rampe, la main puis la bouche et de nouveau la main sur le péché, et demain la gueule de bois en châtiment: tu vomiras dans la souffrance.
Ce sont les premières lignes. J’aurais pu vous en offrir plus long sans me lasser – puisque je relis déjà, et avec un plaisir renouvelé, en copiant ce passage.
Bien. Mais de quoi s’agit-il? D’une sorte de village posé à côté d’une décharge, au milieu de nulle part. Ni église ni école: le centre de la communauté qui vit là est un bar. Où l’on boit sec, pour oublier qu’il n’y a aucun avenir. Car, si l’on arrive là pour des raisons diverses, dans une sorte de bannissement, la porte de sortie est introuvable. Les camions qui déversent les déchets ont amené un certain nombre d’individus. En revanche, ils n’ont jamais emmené personne.
On y vit donc dans une totale passivité. Du moins cette passivité serait-elle totale s’il n’y avait, ces temps-ci, le sentiment d’être en outre des oubliés du monde. Auparavant, des chèques arrivaient, qui permettaient de faire des courses chez Den, l’épicier toujours approvisionné, toujours prêt aussi à faire crédit. Mais, à force, le crédit s’use. Même les étagères de Den se vident. Bientôt, il n’y aura plus rien à boire. Et, comme on sait, On ne boit pas les rats-kangourous, tout juste bons à nourrir le coyote apprivoisé par Willie.
Il faudrait parler davantage de Willie, le narrateur. Il a vingt-cinq ans, comme son ami Dig Doug, au visage lunaire, qui passe son temps à creuser des trous. Willie n’a jamais connu le monde extérieur. Comme les autres, il boit. Mais l’idée de quitter cet enfer qui ne dit pas son nom fait son chemin dans son esprit. Surtout quand une partie de la population, la plus bête et le plus violente, prend le pouvoir…
Je vais m’arrêter là. Il me semble que j’aurais pu continuer encore. Lisez Estelle Nollet, vous ne le regretterez pas.

mardi 18 août 2009

Frédéric Beigbeder, un fait divers à lui tout seul

Le voici, le voilà! LE roman de la rentrée. Ou plutôt celui dont on a parlé le plus avant même sa sortie. Il y a eu, à propos d'Un roman français, le "pitch" (pardon, je sais, c'est un gros mot), ou presque. Une phrase choc, en tout cas, qui vient très vite, dans les premières pages: «Je venais d’apprendre que mon frère était promu chevalier de la Légion d’honneur, quand ma garde à vue commença.»
Comme on dit, ça le fait, non?
Ce qui l'a "fait" encore mieux - et, là, impossible de ne pas se souvenir du passé publicitaire de l'auteur -, c'est l'histoire de ce passage virulent (et le mot est faible, j'ai lu le passage) consacré au procureur qui a mis Beigbeder en garde à vue, ou l'a prolongée. Quelques pages qui ont été sucrées dans l'édition définitive et remplacées par des lignes anodines. Mais on en a beaucoup parlé, et c'était l'essentiel.
Bon. De quoi est-il question au fond? D'un jeune homme plus si jeune, arrêté pour avoir consommé une substance interdite en rue, et qui passe un peu de temps dans l'enfer des geôles françaises. Parce qu'il est connu, et qu'on veut se payer une star. Pensez donc comme c'est dur. Et puis, pendant le temps de la détention, les souvenirs qui reviennent à celui qui se sentait auparavant amnésique. Une bénédiction au fond?
Mais Beigbeder ne peut s’empêcher de prendre la pose, de présenter son plus mauvais profil, de se fustiger en moins-que-rien qui voudrait tout. Il y a quelqu’un qui a fait cela toute sa vie, et très bien. Il s’appelle François Nourissier – il me semble que Beigbeder a écrit quelque part son admiration pour Nourissier. Sans se rendre compte que la comparaison, si cela veut dire quelque chose, était très clairement à son désavantage. D’un côté (Nourissier), le constat presque clinique d’un homme qui ne s’aime pas. De l’autre (Beigbeder), des allures de faux jeton qui cherche la lumière – et se retrouve, quel paradoxe, à l’ombre.
Un roman français, un livre dont on peut se passer, sans aucun doute. Quelles que soient les louanges qu'on lui prépare (puisque la rumeur veut que ce soit son meilleur livre - allez comprendre).

Une semaine avec Simenon sur France-Culture

Il ne manque pas de spécialistes de Simenon. Sa vie et son œuvre semblent inspirer, et de plus en plus, le commentaire. Signe, s'il en était besoin, de ce que ses livres, et l'immense massif qu'ils constituent ensemble, sont une matière quasiment inépuisable. On y revient toujours. Moi-même d'ailleurs, comme je vous le confiais il y a peu, je ne m'en lasse pas.
Du coup, je ne pouvais qu'être attiré par le grand ensemble d'émissions diffusé cette semaine sur France Culture à propos de Georges Simenon. D'autant que son concepteur, Pierre Assouline, a écrit une biographie qui fait référence. Pendant cinq jours, d'hier à vendredi, ce sont trois heures et demie chaque matin (de 9 heures à 12h30, pour être précis) consacrées au créateur de Maigret.
Écouter France Culture à Madagascar, ce n'est pas toujours simple. Il vaut mieux passer par la page dédiée aux podcasts pour retrouver - mais probablement ne faut-il pas traîner - les émissions déjà diffusées. C'est donc ce que j'ai fait, pour écouter ce matin les émissions de ce lundi. Et vous ferez pareil (je vous l'ordonne!) si vous les avez manquées. C'est tout simplement remarquable.
Chaque journée étant construite autour d'un thème, il vaut mieux suivre l'ordre, puisque la chronologie est respectée. Hier, c'était Liège. Les premières années, celles où l'on accumule ce que vous serez, disait Simenon.
Pendant une heure, c'est l'écrivain lui-même, à partir d'extraits d'interviews, qui raconte sa ville de naissance. Le temps où il était un petit garçon obéissant. La boulimie de lectures. La révolte. Les débuts dans le journalisme et l'écriture...
Puis un débat rassemble (plutôt qu'oppose) deux des spécialistes évoqués plus haut. Michel Lemoine et Alain Bertrand évoquaient la présence de la Belgique dans les romans de Simenon. Qui, disaient-ils, fut un écrivain liégeois plutôt qu'un écrivain belge...
Un peu de lecture en guise d'intermède instructif - Lettre à ma mère, qui en dit long sur les rapports complexes de l'enfant, puis de l'adulte, avec celle qui lui avait donné la vie.
Et, pour finir, une heure de reportages, avec une promenade en Outremeuse, le quartier de Liège où il a vécu - y compris une halte pour avaler un genièvre, boisson typique de l'endroit -, une visite du Fonds Simenon au Château de Colonster, sur les hauteurs de Liège, des interventions de Jacques Dubois, éditeur de Simenon dans la Pléiade, d'autres de John Simenon, le fils "américain" de l'écrivain...
Bref, trois heures et demie de vrai bonheur au cours desquelles Pierre Assouline joue le rôle d'un guide averti qu'il est plaisant de suivre. Pour connaître le programme complet de cette série, je ne peux mieux faire que vous renvoyer à la note de blog dans laquelle il fournit les détails pour chaque jour de la semaine.
Et j'en profite pour signaler déjà la sortie, le 3 septembre, d'un Autodictionnaire Simenon dans lequel a puisé, parmi les nombreuses déclarations de Simenon parlant de lui-même, celles qui pouvaient composer un autoportrait éclaté - puisque les entrées sont classées par ordre alphabétique. Je ne l'ai pas lu complètement, mais je peux déjà vous dire que c'est passionnant. Comment la légende se construit, comment les contradictions sont mises en évidence, comment la vérité se fait jour...
Quand vous aurez écouté les émissions, je suis certain que vous irez vous aussi voir dedans. Tout en vous replongeant dans l'œuvre, qui reste bien entendu l'essentiel.

lundi 17 août 2009

Fabrice Lardreau, malgré Houellebecq

Je ne crois pas avoir lu les précédents livres de Fabrice Lardreau. Et l’appel lancé en quatrième de couverture à tous ceux qui apprécient Michel Houellebecq n’était pas fait pour me rassurer: «Il est l’auteur de dix romans, dont Une fuite ordinaire (Denoël), remarqué par Michel Houellebecq». Ayant toujours estimé, après lecture (et non sur base d’un quelconque a priori), que ce dernier écrit à peu près n’importe comment – c’est-à-dire, au fond, qu’il n’écrit pas –, et que par ailleurs il aborde généralement des sujets qu’il est incapable de maîtriser faute de disposer des moyens littéraires nécessaires, je ne peux considérer son avis comme une référence. Mais il faut lire de tout, n’est-ce pas? Et même des auteurs appréciés par d’autres qu’on n’apprécie pas. Une bonne surprise n’est jamais impossible.
Nord absolu est une de ces bonnes surprises, tant mieux. Fabrice Lardreau y tisse une intrigue surprenante dans un pays imaginaire, sur fond de racisme et d’exclusion. Il fait tenir le monde sur un territoire où se nouent des enjeux politiques finalement pas très éloignés de ceux que nous connaissons.
Son livre est un miroir, certes placé assez loin de nos sociétés, mais dans lequel, en y regardant bien, nous reconnaîtrons quelque chose de nous. Pas nécessairement le meilleur. Une manière détournée – mais efficace, j’espère – de nous alerter sur quelques dérives possibles, sans insister, les qualités de ce roman résidant surtout dans la manière. Les thèses sous-jacentes, chacun en fera ce qu’il veut…


vendredi 14 août 2009

Souvenez-vous de moi : les nuances des clichés noirs

Au point de départ, un meurtre. Trois compagnons de virée marchaient tranquillement, la nuit, dans la rue, deux d’entre eux soutenant le moins frais. Deux jeunes se sont approchés pour les braquer, une mauvaise réaction, une balle, un mort… Mais deux témoins contestent la version d’Eric Cash et pensent qu’il est l’assassin de Marcus. Il faudra plus de cinq cents pages pour se faire un avis définitif. Et tout l’art de Richard Price pour nous tenir en haleine pendant ce temps, avec bien d’autres choses que les éléments d’une enquête filandreuse – je pèse le mot, en sachant qu’il pourrait éclairer négativement tout le livre: ce n’est pas le cas, car le crime est surtout un prétexte à une plongée en profondeur dans un quartier où se nouent de multiples histoires, celle des flics eux-mêmes n’étant pas nécessairement les moins compliquées.
Souvenez-vous de moi pourrait être une phrase prononcée par un homme assassiné, dont la mémoire est honorée, un temps, par des fleurs et d’autres marques d’attention amassées à l’endroit où la balle l’a frappé. Dont les amis organiseront une émouvante soirée. Dont le père éprouve une telle culpabilité pour avoir tenté de faire de lui un homme, un vrai – et pour y avoir trop bien réussi –, qu’il ne cessera, avec la meilleure bonne volonté du monde, de se trouver malencontreusement sur le chemin de la police souvent entravée dans son action.
On trouve ici un peu de cynisme, comme toujours dans un monde brutal. Mais aussi une infinie compassion et même une sincère affection. Sans rien dire des inévitables maladresses dans les rapports humains. Richard Price ne tente pas de démontrer que tous les clichés sont faux. Mais il leur apporte quantité de nuances grâce auxquelles son roman regorge d’authenticité. Il s’est lui-même imprégné longtemps du Lower East Side, le quartier de New York où il fait vivre – et mourir, pour l’un d’entre eux – ses personnages. Les dialogues sont aiguisés, comme les regards qui détaillent les suspects ou les anonymes.
Touffu, Souvenez-vous de moi est un livre dans lequel on se sent bien et par lequel on est remué jusqu’à se sentir mal. Les paradoxes de la vie, en somme.

jeudi 13 août 2009

Ouverture en beauté de la rentrée littéraire, avec Colum McCann

Vous allez le lire partout, et les mots se trouvent d’ailleurs dans les premières lignes de la quatrième de couverture du nouveau livre de Colum McCann, Et que le vaste monde poursuive sa course folle : «roman polyphonique». L’appellation – non contrôlée – est exacte. Autour d’un point sur lequel se focalise toute l’attention, des grappes de personnages évoluent dans leur propre monde et, parfois, se croisent vraiment.
Nous sommes le 7 août 1974, à New York. Philippe Petit, funambule français de haut vol, se trouve sur un fil entre les deux tours du World Trade Center. L’exploit a été filmé, et on peut en trouver la trace ici. C’est impressionnant. Tous ceux qui sont là regardent, d’abord sans comprendre ce qui se passe. Avec la crainte d’une chute. Ou, pour certains, l’espoir de cette chute. (L’âme humaine est ainsi faite.) La foule lève les yeux. C’est un point sur un fil, avec le ciel pour décor. Un avion passe – la photo, seule image dans le volume, et on n’en avait peut-être pas besoin, est saisissante et renvoie, comme le dit d’ailleurs Colum McCann, au souvenir plus récent du 11 septembre 2001. Mais, ici, pas d’avions dans les tours. Seulement un homme qui tente et réussit un improbable exploit. Avant d’être arrêté et de se retrouver face à un juge qui fait partie de la polyphonie évoquée plus haut.
Surtout l’épouse du juge, en fait, puisqu’elle réunit, ce jour-là, d’autres femmes qui, comme elle, ont perdu un fils – ou plusieurs – au Vietnam. Elles sont d’origines sociales très diverses, mais la douleur qu’elles partagent leur permet d’oublier les barrières qui se dresseraient, en d’autres temps, entre elles. De la même manière que Corrigan, un moine irlandais qui a fait vœu de chasteté, néglige ces barrières pour s’occuper – paradoxalement – de prostituées dont deux sont mère et fille. Plus tard, une des filles de la seconde changera de statut, comme la dernière partie du roman, située en octobre 2006, le fait comprendre. Il y a aussi, à Palo Alto, de jeunes informaticiens assez doués pour court-circuiter les réseaux téléphoniques et vivre en direct, par le truchement de personnes présentes sur place, le défi de Philippe Petit…
Tout cela grouille d’histoires souvent tragiques, que l’on suit comme les fils d’une pelote particulièrement serrée mais dans laquelle on n’éprouve aucune difficulté à se repérer. Chaque personnage a sa place dans la vie, dans son quartier, avec ses proches. Et ils ont tous quelque chose d’assez attachant pour qu’on ait envie de connaître leur destin. En tout cas, moi, j’ai eu envie. Et je ne regrette pas d’avoir passé quelques heures inoubliables en leur compagnie. Colum McCann est un grand – on le savait, bien que j’en aie fait personnellement peu l’expérience. Voici un premier temps fort de la rentrée littéraire. Je nous en souhaite beaucoup d’autres.

mardi 11 août 2009

Thierry Jonquet, à l'unanimité

Ces derniers jours, je me consacrais surtout aux lectures de la rentrée littéraire - elle commence à débouler jeudi dans les librairies, on y est presque. Mais j'ai appris hier, comme tout le monde, la mort de Thierry Jonquet. Et, comme tout le monde, je voudrais lui rendre hommage. Je n'ai pas lu tous ses livres. Mais tous ceux que l'ai lus (une petite dizaine) ont été des chocs.

Le dernier en date, Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte, écrit dans la foulée d'émeutes violentes dans les banlieues françaises, pourrait être une bonne manière de le découvrir. Les faits dont il parle sont encore frais dans les mémoires - c'était il y a quatre ans - et le romancier applique à ces faits de société sa manière habituelle: entrer dans le contexte plutôt que de le décrire de l'extérieur. Cela donne, vous l'imaginez bien, un pouvoir singulier à la fiction. Elle donne un sens à des événements que, certes, les sociologues ont aussi décortiqués. Mais ici, on est en plein dedans. On comprend mieux, ou on croit mieux comprendre...
Dans le cas de Thierry Jonquet, l'homme explique l'écrivain qu'il était devenu. Militant de gauche, et même d'extrême-gauche, il s'était frotté à toute la misère du monde, en particulier dans les hôpitaux. Il en avait nourri une sorte de rage froide qu'il exprimait dans ses romans noirs - très noirs.
On lira par exemple, et pour ouvrir les yeux sur la face sombre de la société, Mémoire en cage, Ad vitam aeternam ou La vie de ma mère! Ou à peu près n'importe quel autre, qui vous donnera de toute manière envie d'aller plus loin.

mardi 4 août 2009

Un coup de barre? Un Simenon, et ça repart!

Longtemps, je ne me suis pas couché de bonne heure. Je lisais. Je dors maintenant plus tôt. Mais je lis toujours. Il n'empêche: il m'est arrivé d'avoir un coup de pompe, de ralentir le rythme, et même de couper pendant deux ou trois jours, comme un athlète dont l'organisme a besoin de récupérer. Je n'ai jamais aimé ça. Un jour sans lecture, c'est pour moi comme... comme quoi, déjà? Une bière sans mousse? Une voiture sans volant? Un ordinateur sans écran? Un baiser sans moustache? Euh... En tout cas, c'est insupportable. Pour moi comme pour les proches, car l'humeur s'altère, le sang s'épaissit, le cerveau s'amollit... enfin, un tableau peu agréable.
Heureusement, la solution est à portée de main, et pas besoin d'une prescription médicale pour prendre un roman de Simenon - il en a tant écrit qu'il y en a toujours bien un qui traîne ici ou là.

Ces derniers temps, je suis d'humeur sereine, le sang fluide et le cerveau solide. Je lis. J'ai quand même pris un Simenon que je ne connaissais pas, Monsieur La Souris, histoire de rechausser des vieilles pantoufles confortables, de se poser devant un tableau souvent scruté, d'enlacer la femme aimée... (Bon, j'exagère peut-être un peu, mais ce qui compte, c'est le plaisir, non?)
Plaisir il y eut, une fois encore, magique comme la lumière qui jaillit quand on appuie sur un interrupteur - sauf quand l'ampoule est grillée, et il est vrai que tous les romans de Simenon ne produisent pas l'étincelle espérée. Mais souvent, très souvent. J'ai aimé ce clodo qui a une allure folle, dont la vie aurait pu être tout autre s'il n'avait trop aimé les femmes, et qui poursuit un rêve auquel le hasard pourra peut-être donner forme, si le coup de pouce qu'il lui donne est suffisant.
Il y a un inspecteur qui suit La Souris comme son ombre, finit par sympathiser avec lui contre toute attente. C'est Paris quand le jour s'enfuit et que des personnages étranges pressent possession des rues. C'est aussi un monde trouble, une image tremblée du réel et la difficulté à rassembler dans le même plan la richesse et la pauvreté.
Humain, bien sûr - la marque de fabrique de Simenon, qui donne l'impression de tout comprendre parce qu'il aurait tout vécu. Alors qu'il n'a pas tout vécu à proprement parler, mais qu'il a tout réinventé, et que c'est encore mieux.
Alors? En panne de lecture? Prenez un Simenon, vous verrez!


lundi 3 août 2009

Archives : Marguerite Duras et son charabia

Je revoyais hier, par hasard mais avec bonheur, l'entretien avec Marguerite Duras dont Bernard Pivot avait fait un Apostrophes spécial, à la sortie de L'Amant en 1984. Je me suis alors souvenu d'une rencontre que j'avais faite avec elle quelques années plus tard. Je viens d'en relire le texte. Il me semble tenir la route, comme on dit. Et, comme Didier Jacob donne ses vintage en guise de blog pendant les vacances, je m'autorise la même chose. Voici l'interview, telle quelle.

Il faut relire la description que Marguerite Duras faisait elle-même de son visage au début de L'Amant: «J'ai un visage lacéré de rides sèches et profondes, à la peau cassée. Il ne s'est pas affaissé comme certains visages à traits fins, il a gardé les mêmes contours mais sa matière est détruite. J'ai un visage détruit.» Parce que la première vision qu'on a d'elle, quand on la retrouve dans son appartement parisien de la rue Saint-Benoît, est celle-là. Et puis, la vieille dame tassée commence à parler, ses yeux s'animent, elle redevient l'enfant admirative devant l'auto du bac, devant le Chinois de l'auto du bac. Des images retrouvées dans L'Amant de la Chine du Nord, un roman qui paraît chez Gallimard alors que le précédent, qui avait obtenu le prix Goncourt en 1984, avait été publié par Jérôme Lindon, le patron de Minuit. Et alors que Jean-Jacques Annaud termine le film, L'Amant - sortie prévue à la fin de l'année. Marguerite Duras est au-delà de toutes les conventions. Elle parle - parfois, elle demande l'avis de son compagnon-complice, Yann Andréa -, on l'écoute..

Très simplement, comme on le fait quand on se rencontre, on pourrait commencer par cette question que beaucoup de gens se posent ou se sont posée à votre sujet: comment allez-vous?

Ça va. J'ai une canule, mais ça va. Je peux parler. Rien ne peut plus arriver, le haut de ma trachée a été remplacé. Vous reconnaissez ma voix, là?

Oui, c'est bien la vôtre. Vous avez repris un sujet déjà deux fois écrit...

Une histoire. Ce n'est pas un sujet, c'est une histoire.

Pourquoi être revenue sur cette histoire? Le texte préliminaire n'explique pas tout...

C'est Annaud qui est arrivé un jour d'Indochine, il venait travailler ici, avec moi, et il m'a dit: J'ai réussi à le voir, tu sais, l'amant chinois. Ce n'était pas du tout dans ses attributions. Et j'ai dit: Qu'est-ce qu'il est devenu? Il m'a dit: Il est mort. Voilà.

Et alors?

Ça s'est cassé avec le cinéma. J'ai dit que je ne pouvais pas continuer parce que ça ne m'intéressait pas beaucoup. La vulgarisation nécessaire de l'histoire, je veux dire la banalité qu'apporte le cinéma, que doit engendrer le cinéma...

N'importe quel cinéma?

Sauf le mien, peut-être, parce que c'est un cinéma d'écrivain. Ça m'a empêché de continuer ce travail qui m'embêtait un petit peu. D'après Annaud, je n'avais jamais aucune bonne idée de cinéma. Mais j'arrivais déjà avec un bagage mondial. Il est malin, quand même: il a pris L'Amant. Qui n'aurait pas pris L'Amant?

Mais vous ne portez pas de jugement sur son travail?

Non, pas du tout. Ça m'indiffère un peu.

Du point de vue strictement romanesque, il est intéressant que vous repreniez une histoire, parce que vous pouvez considérer que le lecteur connaît déjà certaines choses, et faire l'économie de leur description détaillée. Avez-vous volontairement joué avec la mémoire du lecteur?

C'est allusif, ce n'est pas très net. Il y a deux mémoires dans L'Amant de la Chine du Nord: celle du lecteur et celle de l'écrivain.

Le saviez-vous en écrivant?

Je ne m'étais pas formulé les choses.

Que savez-vous quand vous écrivez?

Je suis dans l'enchantement, je ne peux pas vous dire.

Connaissez-vous le genre d'écriture qui convient à un livre au moment où vous le concevez? Si on lit trois fois la même histoire, on constate qu'elle est écrite chaque fois d'une manière très différente. Est-ce une évolution ou une nécessité de l'instant?

Je n'ai jamais su ça.

Vous êtes de plus en plus proche d'un - pas «du», mais «d'un» - langage parlé.

Dans le livre, ce charabia, c'est très bien.

Vous trouvez que c'est du charabia?

Je le trouve magique, mon charabia. Il est magique pour moi.

Savez-vous comment il fonctionne?

Je sais d'où je le tiens, quand même. Des copines, des camarades annamites, et des garçons. Et le Chinois était un Chinois. Donc je devais parler mal.

Auriez-vous retrouvé cela?

Non, je m'explique ça ainsi. On n'a pas idée d'écrire comme ça. Écoutez: quand on parle du style d'un écrivain, chaque écrivain a son style. Moi, j'ai le style charabia. Comme on dit judéo-chrétien, on peut dire latino-annamite. En même temps, j'étais première en français, tout le temps. Donc j'écrivais très bien. Parce que les professeurs - dites-le bien - auraient refusé des rédactions écrites comme ça. Je n'étais pas plus bête qu'une autre, je le savais très bien.

Vous parlez une fois, dans ce livre, de ce que vous cherchez à faire par l'écriture. Vous parlez de conversations chaotiques «d'un naturel retrouvé». Et le mot «retrouvé» est important.

J'ai écrit ça? Où ça?

Dans une note, page 203.

Oui, j'aime beaucoup cette note-là.

Mais vous ne vous en souveniez plus. Quand vous avez écrit un livre, il est déjà loin?

Oui. Ce matin, j'ai essayé d'en lire deux ou trois pages. J'étais très contente. Je l'ai terminé il n'y a pas longtemps. Il y a eu l'histoire Lindon. J'ai oublié de dire quelque chose, sur Lindon, à «Libération», je vous le dis à vous. Lindon a eu le manuscrit que j'ai ensuite donné à Gallimard. Il dit que le manuscrit était sale, illisible, il ment complètement, c'est un menteur. C'est le même manuscrit qui a été lu chez Gallimard. J'ai téléphoné chez Gallimard, j'ai dit: «C'est moi, Marguerite, je viens de rompre avec Lindon. Pour toujours. Je vous donne mon livre.» Je savais que tout Paris accepterait mon livre, il n'y avait que cette andouille qui s'est foutu dans cette situation. Après, on n'en parle plus, mais c'est un acte qu'on ne pardonne jamais, cette intrusion par un éditeur dans le rôle de l'écrivain, c'est-à-dire cette décision qui est à chaque ligne de l'écrit d'un écrivain. Changer ça quand on est éditeur! C'est comme s'il était mort pour moi. Voilà, on va faire comme si, on n'en parle plus.

Un de vos biographes date votre installation rue Saint-Benoît de 1939...

C'était en 1942. Pourquoi avoir ajouté trois ans?

Oublions l'anecdote. Mais êtes-vous fidèle aux lieux?

Non. Quand même, ça me fait problème de quitter, là. J'ai hérité d'un appartement, on va y aller. Avec Yann, on va y aller. Très près. Ça devient infernal, la rue. Ce n'est plus la rue Saint-Benoît, c'est la rue Bouygues.

Avez-vous besoin d'une atmosphère particulière pour vivre ou auriez-vous pu vivre n'importe où?

Non, pas n'importe où. Je ne sais pas, moi, comment je suis. Dis-moi, Yann. Est-ce que je peux vivre partout? Je n'ai jamais vécu n'importe où!

Et écrire? Y a-t-il des lieux privilégiés pour l'écriture?

Tout est privilégié: la table, le fauteuil, le stylo, le papier.

Vous êtes une maniaque?

Tous les écrivains. Ce que je ne peux pas supporter, avant tout, et c'est arrivé ici très souvent, c'est, à huit heures du matin, le marteau-piqueur sous les fenêtres. Et les motos, la nuit. C'est obscène. Ils font des rallyes, la nuit, à quatre heures.

Travaillez-vous à certains moments plutôt qu'à d'autres?

Ça me prend n'importe quand. Mais le matin c'est plus tard, parce que je me lève tard. Quand vous coupez le travail à trois heures du matin, vous ne dormez pas tout de suite. Alors, très vite, ça devient très fatigant. C'est très difficile.

Quand vous écrivez, comment arrivez-vous à cette sorte de langage parlé?

Je ne le fais pas exprès, vous savez. Il arrive sur moi, mais je ne le pense pas. Ça me vient comme ça, et puis je le mets.

Et ensuite, y a-t-il encore beaucoup de travail?

Quant à l'équilibre des chapitres, oui. Mais l'écriture elle-même... Quelquefois, je rajoute des choses. Mais je ne les modifie pas.

Dans L'Amant de la Chine du Nord, le censeur dit à l'enfant: «Dans la vie, continuez à faire ce que vous désirez faire, sans conseil aucun.» Croyez-vous à ce genre de... conseil?

Je le vis. Tous mes coups terribles, je les fais seule. J'ai acheté une maison à la campagne, je l'ai achetée toute seule. Un appartement à la mer, toute seule. Personne ne m'a accompagnée, personne n'osait prendre la responsabilité de l'achat. Toute ma vie, on a dit: «Elle est folle, Duras.»

Pascal Bonitzer avait écrit, dans le Magazine littéraire: Duras, c'est un scandale.

Ça me plaît, ça. Ça ne me gêne pas, au contraire. On dit: «Duras est libre, c'est la seule, elle est libre.»

Qu'est-ce qui vous donne cette liberté?

Je ne suis pas tout à fait d'ici, en France. Je suis encore une étrangère. Mais j'ai un amour fou pour Paris, un amour fou pour la France. Ce n'est pas contradictoire.

Ni dans L'Amant ni dans L'Amant de la Chine du Nord, on ne trouve le mot: «roman»...

Il y a «roman», ici.

Non.

Ils n'ont pas mis «roman»?

Non. Donc on lit cela comme la vie de Marguerite Duras. Est-ce que cela vous gêne ou est-ce que vous l'avez cherché?

C'est ma vie, mais très écrite - enfin, écrite. Ce n'est pas un journal, c'est de l'écriture. Parce que je crois qu'il n'y a pas de roman sans écriture. Il peut y avoir des mémoires, des récits... C'est difficile de distinguer ça.

Ceci, qu'est-ce que c'est?

Une mise en paroles, une mise en rythme, en cadence.

Au début de votre texte pour Hiroshima mon amour, vous disiez...

Qu'est-ce que je disais? Allez-y, allez-y!

«Tu n'as rien vu à Hiroshima.»

C'était culotté, ça. Je n'en reviens pas encore!

Et, il y a quelques années, dans un entretien, vous disiez que maintenant ce serait très différent, qu'avec la télévision, on verrait tout d'une autre guerre. Il y a eu une guerre, cette année, et de nouveau on n'a rien vu.

C'est vrai.

Ce fait vous inspire-t-il?

Pour l'écriture? La guerre du Golfe ne m'a pas du tout intéressée. Ce que j'attendais, c'était la mort de Saddam. Je l'attends toujours, d'ailleurs, c'est tout. Et j'avais peur qu'on tue les Juifs, c'est toujours pareil.

Plusieurs fois dans votre vie, vous avez été très proche des événements, vous avez fait du journalisme...

Je suis politique, vous savez, j'ai été au Parti communiste sept ans!

Vous semblez maintenant avoir pris du recul face à l'actualité ou bien vous avez envie de vous replonger de temps à autre dans ce débat quotidien?

Je m'empêche de faire des papiers.

Pourquoi?

Ça me prend du temps. Les gens sont sourds. C'est toujours contre quelqu'un que je fais de la politique. Elle ne m'intéresse plus du tout. Je ne crois pas à une seule parole de la droite. Tout est faussé, et souvent innocemment. Chirac, c'est un innocent. Quand il y a l'innocence, comme ça, ça se pardonne. Même celui qui gueule, Pasqua, il a de l'innocence. Les types terribles, ça commence avec Juppé. Ils crient, ce n'est même pas sincère. C'est un horrible spectacle. Moi, je suis mitterrandienne, vous savez, avant tout.

Au début du livre, avant lui, en quelque sorte, dans ces deux pages en italiques où vous expliquez pourquoi vous l'avez fait, vous écrivez que vous étiez occupée à autre chose et qu'en apprenant la mort du Chinois, vous aviez abandonné le travail en cours. À quoi étiez-vous occupée?

Je faisais des scripts, pour monsieur Annaud, et puis j'ai abandonné, en plein milieu. Je ne pouvais pas surmonter ça, l'ennui que ça me procurait d'adapter «L'Amant».

La dernière phrase de ce texte est énigmatique: «Je suis redevenue romancière.»

Non: «Je suis redevenue un écrivain de romans.» C'est incompréhensible, cette phrase. Ça arrive, comme ça. J'ai écrit cette phrase. Et après, je me suis dit: «Qu'est-ce que ça veut dire, où suis-je allée chercher ça?» Et j'aimais tellement le balancement de la phrase que je l'ai gardée. C'est dans le rythme de la phrase, naturel complètement, et je me suis dit: «Ça doit être vrai!»

Maxence Fermine, le presque parfait

Je le prétends depuis ses débuts, ou presque: un jour, Maxence Fermine va donner un grand, un très grand livre. Il ne cesse de frôler la perfection, il finira bien par y arriver. En attendant, ses fictions sont de celles qu'on n'oublie pas. Comme Le tombeau d'étoiles, qui vient de reparaître au format de poche.
La difficulté à rappeler des souvenirs pénibles donne tout son poids au roman de Maxence Fermine. Sans l’alourdir: Didier Vandoeuvre chemine dans le passé avec un sens très fin de l’évocation. Il nous retient grâce à l’omniprésence de deux visages: une femme, Eléonore Verdussen, dont il a été amoureux toute sa vie; et son seul ami, Julien Roche, devenu après la guerre un mort-vivant. Et il organise l’ensemble des événements autour d’une date: le 14 août 1944, quatre hommes du petit village de Savoie, parmi lesquels Julien, ont été pris en otages par les Allemands, pour venger les soldats qui venaient de tomber sous les balles des maquisards. Ceux-ci étaient commandés par le «fiancé» d’Eléonore, dont Didier apprend l’existence ce jour-là, perdant du même coup tout espoir de conquérir le cœur de la belle tenancière de café.
Tout le monde est amoureux d’Eléonore, une Belge souriante prête à écouter les confidences de chacun. Didier encore plus que les autres, au point de lui rester fidèle jusqu’à la fin de sa vie, alors qu’elle est repartie depuis très longtemps dans son pays. Cette histoire d’amour manqué reste la grande blessure de sa vie. Elle est en outre liée à une faute inavouable qu’il a commise involontairement le fameux 14 août. Il ne confiera son secret qu’à son ami Julien Roche, avant de s’en délivrer complètement.
La vie de Julien a basculé aussi le même jour. Jeté dans l’Isère avec les trois autres otages, il n’a survécu que par miracle. Est longtemps passé pour mort, bien qu’on n’ait pas retrouvé son corps. A vu son nom inscrit sur le monument élevé en l’honneur des disparus pour la patrie. Et s’est débattu ensuite, un temps infini, dans les dédales d’une administration tatillonne pour retrouver le droit d’exister. Un bel exemple d’absurdité née de l’abus de paperasse.
En racontant tout cela à la fin de sa vie, Didier Vandoeuvre se sent entouré des ombres de tous ceux qu’il a accompagnés au cimetière, l’un après l’autre. Lui-même a-t-il encore la force de se sentir vivant? A peine. Le temps de finir ce récit, au moins. Le temps que Maxence Fermine lui offre une biographie à la mesure de ce qu’il a traversé avec une exemplaire discrétion. Modeste employé de mairie pendant toute sa carrière, Didier s’est de plus en plus enfermé dans la solitude de ses souvenirs, jusqu’au moment de les écrire : «j’ai le sentiment de chanter les autres, tous les autres», dit-il à la fin de son parcours. La chanson est triste, mais belle.

dimanche 2 août 2009

Le livre et mes métiers. 5. Journaliste littéraire

Je pourrais dire que j'ai commencé en 1975. Et que je n'ai jamais arrêté. Au fond, s'il y a une constante plus précise que le livre dans ma vie professionnelle, c'est le commentaire sur le livre. Très vite après avoir commencé le travail en bibliothèque, je me suis lancé dans un article sur René-Victor Pilhes, qui venait de sortir L'imprécateur. Profitant des possibilités d'un réseau qui fonctionnait alors par télex, j'avais emprunté les deux premiers romans de l'auteur à d'autres bibliothèques, et j'avais essayé de dégager les lignes de force d'une œuvre qui n'avait pas encore, à ce moment, été ponctuée par un prix Femina (mais bien par un prix Médicis pour La rhubarbe). Ah! que cela m'excitait! La tâche était rude, je n'avais aucune autre expérience que celle de la lecture de critiques dans la presse, et je ne savais pas comment m'y prendre. Je crois me souvenir que j'ai mis une semaine pour écrire ce premier article. Puis cinq minutes pour me décider à l'envoyer à une revue que j'appréciais. Une autre semaine, d'attente celle-là, a suffi pour recevoir la réponse du directeur de la revue, qui acceptait mon article avec enthousiasme et regrettait de ne le publier qu'en janvier, le numéro à paraître étant bouclé. C'était la première fois que je recevais une lettre écrite à l'encre mauve, et je planais...
J'ai plané beaucoup moins quand, quelques années après, je suis retombé sur cet article dans la bibliothèque du Centre Pompidou. J'ai essayé de le relire, je n'y suis pas arrivé: il était mauvais, mais mauvais!, à un point que je suis incapable de décrire. Lourdingue comme il n'est pas permis, bourré de clichés. Et prétentieux, avec ça!
A l'époque, je ne m'en rendais évidemment pas compte. Heureusement! Il y a des aveuglements qui déterminent une vocation. Car, du coup, ne doutant de rien, je me suis lancé. Démarrant une revue à la bibliothèque, pour laquelle je lisais et critiquais une trentaine de livres par mois. Envoyant des articles aux Nouvelles littéraires, sans douter un instant de leur qualité - et, d'ailleurs, ils paraissaient. En envoyant d'autres à La Quinzaine littéraire, au Magazine littéraire, et m'étonnant de ne pas recevoir de réponse.
Vrai, je ne doutais de rien. J'étais le plus beau, le plus fort, et probablement même le meilleur. Si certains ne s'en apercevaient pas, c'est qu'ils étaient singulièrement dénués de flair.
J'en suis revenu depuis longtemps, vous le pensez bien.
Il n'empêche: j'ai dû apprendre, à force... D'ailleurs, je suis toujours là, et au Soir depuis 1983, un sacré bail! Dans le CV que je mets à jour de temps à autre, au cas où, je retrouve quelques publications auxquelles j'ai collaboré. Le Magazine littéraire, finalement, pendant plusieurs années, non parce que j'avais envoyé un énième article mais parce que j'avais croisé Jean-Jacques Brochier et que j'avais trouvé le courage de lui demander si un entretien avec Le Clézio l'intéressait. Il y a eu la radio, aussi, un média qui me plaît presque autant que la presse écrite, avec lequel j'ai pu travailler de la même manière à Madagascar: à la maison, montant moi-même pendant un an une émission culturelle et quotidienne qui m'a laissé sur le flanc une fois les douze mois passés - je ne m'étais pas engagé pour une si longue durée.
Etc.
Je crois que je n'en ai pas fini avec le commentaire qui prolonge la lecture. Ce blog en est la preuve.
Si je vous ai parlé de moi à l'excès pendant cinq notes successives, rassurez-vous: ce n'est pas pour prendre un virage autobiographique. Mais seulement pour assurer la transition, en cette période de congés, entre les livres parus jusqu'en juin et ceux qui arrivent en librairie vers le milieu de ce mois. Je les lis (j'en lis certains, en tout cas), et il est trop tôt pour en parler. Donc, j'engrange. Le rendez-vous est fixé. D'ici là, j'ai encore quelques sujets à traiter, du genre rattrapage d'ouvrages dont je n'ai pas encore parlé, ou de thèmes préparant la rentrée.
Je reviens très vite. Il ne sera plus question de mon parcours avant longtemps, je vous ai tout dit - non, seulement l'essentiel.

samedi 1 août 2009

Le livre et mes métiers. 4. Auteur

En guise de feuilleton pour attendre la rentrée littéraire, le partage d'expérience se poursuit. Avec des hauts et des bas. Auteur, ce n'est certainement pas ce que j'ai fait de mieux dans la vie, même si le résultat peut impressionner (d'autres que moi): une bonne centaine de livres publiés - mais la très grande majorité sous pseudonyme (j'en ai créé une longue liste) et sur des sujets qui ne m'intéressaient pas du tout. A quelques exceptions près: je revendique volontiers la démarche volontariste qui m'a conduit à écrire d'abord deux livres sur la marche et le jogging, un peu avant la grande vogue de ces sports; je suis heureux de m'être replongé dans Voltaire pour un aide-mémoire; d'avoir comparé les écrits intimes de Colette à ses romans pour décrire les maisons qu'elle a habitées; d'être allé au Rwanda, deux fois, pour un petit récit de voyage subjectif; d'autres, aussi, dont un recueil de textes de fiction qui m'a valu un petit prix littéraire.
Ne cherchez pas ces ouvrages: ils sont tous épuisés, je crois. Et c'est sans doute très bien ainsi. De toutes les commandes qui représentent l'essentiel de ce que j'ai publié - il fallait vivre -, un seul titre a surnagé. Réimprimé chaque année depuis 1986, il est ce qu'on appelle un "long-seller".
Peut-être d'autres existent-ils encore, mais à l'étranger - en réalité, je l'ignore. Quelques-uns de mes livres ont été traduits en espagnol, en néerlandais, en portugais, en allemand, en italien. Bon, ça fait plaisir. Mais, avant cela, quelle torture!
Je vous raconte, sur le ton employé pour relater un exploit sportif, la première grosse commande que j'ai acceptée: une série de douze petits ouvrages à livrer dans l'urgence. Le premier était plus épais que le précédent, parce que des éléments en étaient repris dans les autres. Mais ensuite, il fallait donner tous les cinq jours un manuscrit de 72 pages. Et je travaillais toute la journée à 60 kilomètres de chez moi...
J'ai appliqué la seule méthode qui devait m'obliger à y arriver: un soir sur cinq, après avoir mangé un morceau à mon retour, je m'enfermais à sept heures dans une petite salle de bain glaciale (la maison n'était pas chauffée et la pièce la moins volumineuse était la seule où ma chaleur corporelle ajoutée à celle du moteur de la machine à écrire électrique pouvait maintenir la température au-dessus de zéro - c'était l'hiver) et je terminais mon tapuscrit à cinq heures du matin, juste à temps pour me préparer à repartir au travail. Il y avait du défi dans la réussite de cette entreprise, et c'est probablement pour cela que j'ai tenu bon. Mais à l'extrême limite: en rentrant de l'imprimerie où j'avais déposé le dernier volume de cette série inoubliable (pour moi), j'ai été à deux doigts (voire un et demi) de me planter sur l'autoroute. Je m'assoupissais au volant...
Au moins, cette expérience m'aura appris à gérer la dette de sommeil, situation à laquelle je me suis tellement habitué que ne n'y pense plus guère. Et à prendre la décision de quitter l'emploi que j'avais à l'époque pour me consacrer, pendant quelques années, au travail de forçat d'une écriture dirigée par les contraintes éditoriales bien davantage que par mon goût personnel.
Bon, je ne me plains pas. Je n'ai pas si mal vécu cette période, même si, la lassitude mentale gagnant du terrain sur la liberté, le traitement des commandes devenait de plus en plus difficile - au point que j'ai confié l'écriture d'un de mes livres à un ami, devenu pour l'occasion mon "nègre". Même si, aussi, mon statut hors statut habituel m'a valu quelques démêlés avec l'administration - oui, il n'y a pas que les études qui me posent un problème, l'administration aussi.
Mais j'étais là, à batailler avec des mots et une machine à écrire, avec de la documentation et des éditeurs. J'en vivais. Chichement. Mais j'en vivais. Franchement, il y a pire.
Il y a mieux aussi. C'est à venir...