samedi 29 juillet 2017

Marie Laberge et «Ceux qui restent»

La romancière québécoise Marie Laberge, qui travaille aussi beaucoup pour le théâtre, ne déteste pas les sujets graves. Mais jamais traités de manière théorique. Elle prend ses personnages comme ils sont, avec aussi leur manière de parler parfois surprenante quand on ne pratique pas le vocabulaire local. Et leur dessine des trajectoires complexes.
Le suicide est un choix personnel. Il ne tient pas toujours compte des conséquences sur les proches, Ceuxqui restent, comme les appelle Marie Laberge en titre de son nouveau roman. Sylvain s’est tué en 2000. Mélanie-Lyne, sa veuve, tente de protéger leur fils, Stéphane, qui échappe de plus en plus à son influence. Charlène, qui était la maîtresse de Sylvain, se souvient des moments partagés. Vincent, le père du disparu, regarde décliner son épouse Muguette, dont il est séparé, et devient un habitué du bar où officie Charlène. Ceux qui restent, donc, suivent les trajectoires choisies par la romancière. Elle leur fournit de multiples occasions de rencontres et de méprises, ainsi que les armes pour faire, tant bien que mal, leur deuil.
De retour sous dans une maison d’édition française après avoir déjà publié quelques romans à Paris il y a une dizaine d’années, l’écrivaine n’a fait aucune concession linguistique au public non québécois. On lit par exemple, à la fin du premier paragraphe : « Faut-tu être tarte ! Faut-tu vouloir ! » Le sens de certaines expressions utilisées par Charlène nous échappe. Cela méritait une explication, avant toute autre question.
Cela vous échappe peut-être dans le sens précis des termes, mais pas en ce qui concerne leur force émotive. Les niveaux de langage sont importants. Pour un Québécois moyen, lire Charlène, c’est comme recevoir une insulte. Les jeunes sont plus enclins à comprendre ce type de violence verbale. Mais, si on saisit Charlène dans sa charge verbale, on comprend quelque chose d’important chez elle.
Vous aviez décidé d’écrire un roman autour du suicide ?
Surtout sur ceux qui restent. C’est le suicide qui déclenche l’intérêt que j’ai pour ces gens. Quand un coup de tonnerre pareil arrive dans une vie, l’orage ne laisse pas le paysage intact. Quand on réussit à absorber le choc, le moment présent et la vie gagnent en intensité.
Les relations entre vos personnages font un sac de nœuds assez complexe…
C’est vrai, je suis d’accord. Ce n’est pas ce que je voulais. Je ne pars jamais avec un plan. Au début, j’ai un point très fort, avec des personnages assez nets dans mon cœur, et je les laisse aller, je m’y abandonne. Je ne les prends pas en otages, c’est eux qui me ravissent, dans tous les sens du terme : ils me prennent en otage et ils me font aussi plaisir.
Est-ce que l’écriture pour le théâtre, qu’on connaît en Europe où plusieurs de vos pièces ont été montées, influence vos romans ?
Sûrement, et je pense que c’est dans ce roman que cela apparaît le plus nettement. Le fait d’avoir trois personnages qui s’adressent eux-mêmes au lecteur, avec des niveaux de langage si précis, vient probablement de l’oralité du théâtre qui fait qu’un personnage s’exprime dans son choix de mots et dans son rythme. Oui, c’est un héritage du théâtre… De la même manière, comme au théâtre, on est dans le présent, dans ce qui se passe, dans ce qui se dit, et que le lecteur en tire ses conclusions.
Le roman est paru au Québec un an avant son édition française. Comment réagissent les lecteurs ?
Autant il y a de façons de faire son deuil, autant le roman a touché les lecteurs de façons différentes. J’ai de très belles réactions de lecteurs qui m’ont approché avec une immense confiance et cela me fait un bien fou en même temps que cela crée beaucoup d’émotion.

vendredi 28 juillet 2017

La mort d'Eric Nonn

Eric Nonn n'avait jamais fait les gros titres des journaux. Ni vivant, ni mort - j'apprends aujourd'hui sa disparition, le 22 juillet, cinq jours plus tard donc. Il avait 70 ans. J'avais été séduit par ses premiers livres, allez savoir pourquoi, un jour, j'ai cessé de le lire. Les mystères de ces pages qui se dérobent alors même qu'elles auraient peut-être tout pour plaire...
Retour sur trois de ses ouvrages, pas très frais, dont le premier semble avoir disparu des catalogues.

Carlingue (Julliard, 1988)

Éric Nonn utilise, depuis ses premiers livres – celui-ci est son troisième –, une écriture troublante, hachée comme le temps qui passe trop vite, vive comme le temps présent, mais profondément ancrée dans le passé de ses personnages. Celui de Carlingue a choisi, on ne sait trop pourquoi, de vivre dans sa voiture. Il choisit ses quartiers, sa contre-allée, peut à son choix bouger ou rester immobile, coupé en tout cas du monde extérieur même s’il peut le rejoindre quand il le veut. Il suffit d’ouvrir une portière…
Cela lui arrive d’ailleurs, généralement en compagnie de femmes qu’il rencontre pour peu de temps, comme s’il craignait de laisser s’installer entre lui et elle(s) des habitudes normales. Puis il retourne dans sa carlingue, et le temps passe à nouveau au rythme des petits faits de chaque jour.
Carlingue séduit d’emblée, parce qu’on a envie de savoir d’où il vient et où il veut aller. Du point de départ ni du point d’arrivée, nous ne saurons rien. C’est ce qui fait l’intérêt et l’agacement éprouvés face à ce bref roman où Éric Nonn, une fois encore, fait preuve d’une virtuosité qu’on aimerait trouver, dans un avenir proche, utilisée au profit d’un récit plus solide, dont on n’aurait pas l’impression parfois désagréable qu’il risque de glisser entre les mains à chaque page. Et en même temps, cette impression même fait qu’on a envie de le retenir…

Imerina (Verticales, 1998)

Eric Nonn est français mais le titre de son cinquième livre, Imerina, renvoie directement à la région centrale de Madagascar où se trouve la capitale, Antananarivo.
Il a découvert, il y a longtemps déjà, les textes d’un poète, un des fondateurs de la littérature malgache de langue française, dans l’Anthologie de la poésie nègre et malgache de Léopold Sédar Senghor.
Jean-Joseph Rabearivelo le hante depuis, poète suicidé en 1937 sur les traces duquel il a voulu partir, pour lire des textes, pour rencontrer son fils, pour être sur les lieux où il a vécu. Imerina est le résultat de son enquête, car pouvait-il mieux rendre hommage à un écrivain qu’en lui consacrant un livre ?
Il le cite d’abondance, faisons comme lui pour laisser entendre la voix de Jean-Joseph Rabearivelo, à travers par exemple « D’une fête militaire » :
« Sur cette aire de latérite où dans la nostalgie des étoiles le jour chancelle en chantant une mélopée ombreuse une Olympiade s’esquisse avec la seule élégance avec la seule intelligence qui ennoblit qui anoblit la bestialité des muscles qui ont enfin recouvré un peu de leur part divine »
Une approche intime d’un écrivain dont tout reste à connaître pour la très grande majorité des lecteurs nous est donc proposée, avec une sensibilité très fine pour parler de l’homme et de son cadre de vie tel qu’Eric Nonn a pu le percevoir lors de son propre séjour.
Les pages du journal que lui transmet le fils vont jusqu’au dernier instant avant sa mort, et le dernier mot est illisible… Il naît, à la lecture d’Imerina, une émotion vraie, qui tient autant à la littérature qu’à l’humanité dont l’ouvrage est pétri, toujours avec bonheur.

N’Gomo (Verticales, 1999)

Il y a des noms de lieux qui restent magiques et déclenchent des rêves flous – fous aussi, peut-être. Lambaréné est de ceux-là, même pour qui ignore dans quel pays cela se trouve. Ajoutons-y le nom du docteur Schweitzer, et tout de suite il est minuit dans la mémoire collective, l’heure de passer à autre chose, dans le mystère africain.
Il y a des noms de lieux qui n’évoquent rien, en revanche, et ne deviennent concrets que lorsqu’un écrivain nous y entraîne. N’Gomo, par exemple. Eric Nonn n’a cependant pas hésité à intituler ainsi son nouveau livre, parce qu’il y va (ce « il » est en fait le narrateur, mais rien ne dit que ce n’est pas l’auteur) avec Madeleine, compagne le temps d’un voyage sur le fleuve Ogooué entre Port-Gentil et Lambaréné. « C’est une mission protestante, me dit Madeleine, lorsqu’ils arrivent en vue d’un clocher rose sur une colline, au-dessus du fleuve, des arbres, de la forêt, un clocher d’un rose pâle, rose latérite, avec des pierres d’angle brunes, très brunes. » Toponymie incertaine puisque Christian Dedet, dans La mémoire du fleuve, le livre qu’il a consacré à Jean Michonet, un aventurier aux multiples vies africaines, parle de M’Gomo, bien qu’on ne puisse s’y tromper : « la plus ancienne mission protestante au Gabon », écrit-il.
Lambaréné – N’Gomo, ou M’Gomo, peu importe. Moins de quatre heures pour Jean Michonet qui a bien connu le dispensaire de Schweitzer et a dormi dans le bureau du bon docteur – mais cela évoque pour lui de mauvais souvenirs puisque son père et sa mère y sont morts tous les deux en dépit des soins. Pour Eric Nonn, une dérive à partir de laquelle il espère trouver enfin l’histoire qui se dérobe à lui et que, pourtant, Madeleine lui offre sans que, longtemps, il en prenne conscience.
Car Eric Nonn est venu au Gabon pour écrire un livre, comme il l’avait fait à Madagascar. Imerina avait un sujet précis, le poète Jean-Joseph Rabearivelo. N’Gomo est davantage soumis au hasard. Combien de fois l’auteur se demande-t-il ce qu’il va bien pouvoir écrire, au fil du fleuve ? En même temps que se précise le besoin de raconter les petits riens qui, souvent, sont des moments de bonheur, accumulés dans le temps qui s’écoule, dans le regard qui avale les images. Madeleine, une pirogue, au loin, vient de disparaître dans le haut des arbres, dans les arbres mouillés. C’est beau. Est-ce que cela peut s’écrire ? Est-ce que c’est suffisant ?
« Oui, ce qui n’arrive pas est bien suffisant pour édifier, en creux, l’architecture fragile d’un récit attachant. Et je me dis que ce n’est pas grave, qu’il ne se soit rien passé, peut-être ? » Puisqu’il y a ce livre, plein du secret de Madeleine, d’une approche prudente, pudique.

jeudi 27 juillet 2017

14-18, Albert Londres : «Il est des choses que l’on ne peut pas reconstituer»



Devant Craonne
Le kronprinz n’aura pas son communiqué

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front français, … juillet.
Nos fusants ont tout balayé – et nos soldats aussi.
Ce matin d’abord, mais restons à ce matin. Donc, ce matin, ce fut leur tour. Ils avaient préparé leur affaire depuis huit jours ; ils avaient amené cinq cents canons pour attaquer un front de moins de trois kilomètres. Le kronprinz qui a voix au chapitre s’était fait envoyer les meilleures troupes de tempête ; ils allaient recommencer Verdun.
Que voulaient-ils ? Prendre Craonne ? Descendre sur l’Aisne ? Et, de là, sur la Marne ? Non pas. La raison ne les a pas encore quittés. Ils voulaient simplement retrouver les yeux qu’ils ont perdu, le 16 avril. Ce n’était pas une bataille pour percer, c’était une lutte pour dominer.
Ils la menèrent formidable. On a toujours une mauvaise tendance, c’est de vouloir montrer aux autres ce que l’on  a vu. Or, il est des choses que l’on ne peut pas reconstituer. Il faudrait avoir à la fois les instruments de l’écrivain, du peintre, du musicien et du diable. On pourrait s’essayer à ce tableau, mais nous n’en sommes plus là, trois ans de guerre ont passé, les bombardements sont connus ; cependant, pour vous faire vivre le drame, tirons-nous en d’un mot : relisez le récit du plus violent bombardement que vous connaissiez et multipliez-le par cent, vous serez ainsi devant Craonne.
Sous cet effort intense et localisé, ils nous enlevèrent donc nos premières lignes. Mais dans la nuit, dans cette nuit si longue et si courte que l’on ne s’apercevait pas qu’elle finissait, deux régiments passèrent auprès de l’arbre où nous étions. On nous avait pris nos premières lignes, ils montaient les reprendre. Ils y montaient carrément, ils savaient ce que c’était. C’était leur métier à ces deux régiments-là, à ces deux régiments-là qui s’étaient promenés un jour de juillet, de la place de la Nation au Lion de Belfort.

La principale avenue de l’enfer

Le plateau flambait. Le chemin des Dames n’était plus qu’une allée de feu. Les Romains qui le tracèrent sur le haut de cette crête, se seraient trouvés bien petits dans leur grandeur, s’ils avaient pu le revoir, cette nuit. Ils avaient fait un chemin, ils auraient retrouvé la principale avenue de l’enfer.
Nous leur retournions « le bombardement d’une intensité inouïe ». Ce n’était pas un tir de démolition, mais de destruction. Il ne restait rien à démolir. Les Boches s’en étaient chargés : tranchées, abris, protections, tout avait sauté, il ne restait plus qu’un matériel à détruire, le matériel humain – le matériel humain de l’autre côté du Rhin.
Ils avaient mordu à droite, ils avaient mordu au centre, ils n’avaient pas mordu à gauche. La gauche c’était Hurtebise, le centre les Casemates, la droite Californie.

Californie est reconquis

Sur les plateaux de Californie et des Casemates, le Boche était donc cramponné. Tels des poux qui auraient échappé à une tondeuse, ils se maintenaient du mieux possible dans les bosses du crâne ras. Accroupis au fond de trous d’obus, pour ne pas déceler leur nombre aux avions, ils se cachaient sous des toiles de tente. Ces toiles de tente, des gens, des gens curieux, des gens qui avaient défilé de la place de la Nation au Lion de Belfort, dans le petit jour, allaient les soulever.
Ils commencèrent par la droite. C’est Californie qui les attirait d’abord. Le sulfateur, le semeur, rentrèrent en œuvre. Le sulfateur lançait son feu, le semeur ses grenades. Avec allure nous contre-attaquions.
Notre artillerie avait encagé les occupants terrés du plateau. C’est dans cette cage que rentrèrent les nôtres. C’est dans cette cage de flammes, d’éclats, de bruits et de fumées qu’ils eurent le dessus.
D’heure en heure, dans ce paysage lunaire qui frémissait lui-même de tant d’héroïsme empanaché, une à une les toiles de tente étaient arrachées. À dix heures, les avions pouvaient revenir voir, il n’en subsistait plus, il n’y avait plus d’occupants ni dessous ni dessus. Californie était reconquis.
Il restait le centre à réparer. On s’y mit à onze heures. « On », vous savez qui c’est, vous l’avez vu passer bien en rang de la place de la Nation au Lion de Belfort. Il monta sur els Casemates et, jusqu’à trois heures, répara. Il répara avec ses outils les plus formidables. Il tapa dans le Boche comme dans du cuivre ; il ne s’arrêta que lorsqu’il eut remis sa ligne droite. Il y allait même si fort qu’à des endroits il la dépassa.
Le travail fut fini avant la journée. Douze heures avaient suffi pour renverser leur effort venu de loin. Cinq cents canons sur deux kilomètres et demi, Allemagne, ce n’est pas assez ! Il faut fondre, mon amie, il faut fondre encore. Cette fin de journée était claire, on apercevait le bout des deux flèches de la cathédrale de Laon. Elles pointaient comme deux oreilles sur le bonnet d’âne du kronprinz.

Le Petit Journal, 26 juillet 1917.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:


Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre

Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort

Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes

Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

mardi 25 juillet 2017

14-18, Albert Londres : «Est-ce un nouveau Verdun?»



C’est plus fort que Verdun

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front français, 24 juillet.
Est-ce un nouveau Verdun ? On dit que oui dans les journaux. Ici, sur place, cela ne nous apparaît pas.
La rage est peut-être la même, non l’envergure. Pour les défenseurs qui luttent sous la pluie incessante du fer, c’est Verdun qui recommence ; pour les chefs qui percent les desseins, c’est simplement une attaque sur le chemin des Dames.
C’est une attaque formidable et qui nécessite dans les communiqués pour que l’intensité en soit rendue l’emploi des mots qui dépeignaient Verdun.
Le front dans toute sa longueur est maintenant blindé. Cette ruée furieuse le signifie et au fond ne signifie que cela. Quelles que soient les ambitions de l’adversaire, même si elles sont courtes, il sait que pour les atteindre, il devra payer cent fois leur valeur. Tout désormais est hors de prix et l’achat de deux kilomètres de tranchée vaut, à la fin de cette troisième année de guerre, ce qu’on n’aurait pas payé pour une victoire en 1914.
C’est ce que l’on se dit devant Craonne. Depuis deux jours et deux nuits que, sous nos oreilles, nous entendons rouler le canon et que, sous nos yeux, nous voyons noirs le jour et rouges la nuit les obus perforer le plateau, si nous avions consenti à oublier un moment la portée de leur attaque, nous aurions pu nous croire sur le front d’une grande bataille. La Marne pour nous et Charleroi pour eux furent moins infernales. Jadis, le sort des pays coûtait moins d’efforts qu’aujourd’hui la conquête d’un chemin.

La ruée le feu au poing

Ils ont bombardé, pendant huit jours et après, avec leurs troupes de tempête et les nouveaux engins d’infanterie se sont rués le feu au poing. Le plateau de Californie n’avait pas volé son nom, c’est sans doute en prévision de ces journées-là qu’on l’avait baptisé. Pour y faire chaud, il y faisait chaud. Et le plateau des Casemates avait chaud aussi. « Intensité de feu inouïe », disait le communiqué. Le communiqué, qui est une personne froide, trouvait que ce qu’il voyait était inouï, que devions-nous trouver, nous, alors ?
Nous trouvâmes d’abord que nous étions confondus. On a beau avoir vu beaucoup de choses, on n’en avait pas vu autant. Des obus qui tombent, ce n’est pas nouveau, n’est-ce pas ? Ni une pluie d’obus non plus, ni même une avalanche. Mais ce n’était ni une pluie ni une avalanche, c’était une nouvelle nature qui se superposait à l’autre, une nature de feux, de bruits, de fumées et de geysers. Le monde n’était plus le monde, c’est comme si tout d’un coup un homme s’était changé devant vous en quelque chose d’inconnu.
Pour ça, c’était Verdun. Les blessés qui sortaient des boyaux le disaient, ils disaient davantage :
— C’est plus fort que Verdun.
C’est que ça ne s’arrêtait pas ! Une vision, si fantastique qu’elle soit en vous passant devant les yeux, peut bien vous jeter dans un pays irréel, mais vous en sortez dès qu’elle est passée. Ici, vous y restiez, la vision ne passait pas, car, renversement de la raison, ce qui vous jetait dans un pays irréel c’était la réalité. Et ce pays était habité. Dans ce lieu, qui confondait l’esprit, des hommes se battaient. Où aucun être connu par sa constitution même vous aurait semblé pouvoir vivre, des êtres vivaient. C’étaient des Tourangeaux.

Les Tourangeaux se dressent

Les Tourangeaux reçurent l’attaque. Une infanterie qui avance vous savez ce que c’est, nous vous l’avons dit une fois. Ce n’est pas des coups de fusil qui pleuvent, le fusil est pour les enfants quand ils veulent jouer à la guerre : c’est une artillerie portée à bras d’hommes. Les Tourangeaux l’eurent sous le nez. « Ils se dressèrent », dit le communiqué. Ils se dressèrent sous les grenades, il y en a de deux sortes, à main et à fusil, sous les mitrailleuses ; il y en a de deux sortes, celles qui se portent et celles qui guettent, et sous la flamme il n’y en a que d’une sorte, terrifiante.
C’était plus que Verdun. Tout n’était pas inventé le 21 février 1916. On a fait des progrès depuis. C’est aux Tourangeaux qu’ils étaient réservés.
Qu’a le kronprinz à cogner ainsi pour avoir un chemin ?
Il a Michaelis à qui il faut un premier bulletin, il a l’Autriche qui a besoin de réconfortant, il a son père qui veut tenter un nouvel emprunt.
Comme c’est le kronprinz et qu’il a droit au choix, il avait pris ce qu’il avait de mieux comme bélier. Les stosstruppen avaient été choisies. Craonne ne fut pas Verdun, ce fut plus, ce fut Verdun concentré.
Et ce fut moins, puisque Pétain, cet après-midi, loin de Craonne et l’œil tranquille, passe une revue.

Le Petit Journal, 25 juillet.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:


Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre

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Voyages au front de Dunkerque à Belfort

Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes

Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

dimanche 23 juillet 2017

Jonathan Franzen et les secrets de famille

Jonathan Franzen fournit aux personnages de Purity une large panoplie d’émotions fortes et de sentiments mélangés. En refermant le livre, le lecteur les connaîtra plus intimement que certains de ses proches. Peut-être se dira-t-il qu’ils manquent quand même d’humour, les tourments leur étant plus familiers que les rires. L’écrivain, en revanche, prouve de temps à autre sa capacité à se moquer de lui-même.
Franzen écrit des livres épais, et c’est aussi l’ambition de Charles, dont l’une des qualités est d’être drôle, mais il n’est qu’une figure secondaire dans le récit. Conscient cependant de ce qu’il doit réussir pour trouver sa place dans la littérature américaine : « Jadis, il avait suffi d’écrire Le Bruit et la Fureur ou Le soleil se lève aussi. Mais à présent la taille était essentielle. L’épaisseur, la longueur. » Un peu plus loin, le même Charles fera cette réflexion : « Tous ces Jonathan ! La littérature est envahie de Jonathan. Si on ne lisait que le cahier Livres du New York Times, on croirait que c’est le prénom masculin le plus répandu aux Etats-Unis. Synonyme de talent, de grandeur. D’ambition, de vitalité. » Et d’auto-ironie, ajouterons-nous donc.
Charles, qui se rêve grand écrivain, est le mari, handicapé après un accident, de Leila. Celle-ci, journaliste de haut vol, se partage entre les soins à un homme qu’elle apprécie encore et la vie avec Tom, son patron, créateur et animateur de Denver Independent, une agence de presse d’investigation soutenue par une fondation. Avec Tom et Leila, on est plus près du cœur du roman. Quand Purity, qui déteste son prénom et préfère être appelée Pip, leur a proposé un joli scoop, ils l’ont prise sous leur protection sans rien savoir de ce qui se jouait à ce moment dans leur vie. Pip n’a pas tout dit. Elle ne sait pas tout non plus, d’ailleurs. Elle est manipulée par Andreas, que Tom a rencontré autrefois à Berlin et qui se veut un autre Julian Assange, la pureté en plus – et un nombre considérable de compromissions et de déviances, sans rien dire de l’acte le plus grave qu’il a commis dans son existence.
La plupart des protagonistes ont eu ou ont encore une vie familiale complexe, souvent à l’origine de leurs problèmes personnels. Le thème est creusé en profondeur, il dessine un réseau serré de désirs et de déceptions, sur fond de secrets plus ou moins bien gardés dans l’histoire des uns et des autres, en Allemagne ou aux Etats-Unis. Car l’ancrage européen du roman joue un rôle important dans ses articulations politiques, puisque la carrière publique d’Andreas commence dans une famille privilégiée en Allemagne de l’Est, avant la chute du Mur de Berlin, et se poursuit après la réunification, sur une planète mondialisée où la circulation de l’information s’est modifiée grâce ou à cause d’Internet.
L’information est un autre axe du livre, envisagé du point de vue du pouvoir dont elle est un des éléments. Pip, dans une quasi conclusion, évalue les sources de l’horreur du monde : « Les secrets étaient un pouvoir. L’argent était un pouvoir. Le besoin que les autres avaient de soi était un pouvoir. Le pouvoir, le pouvoir, le pouvoir : comment le monde pouvait-il être organisé autour de la lutte pour une chose qui isolait et oppressait tant son possesseur ? »
Purity est un livre long. Mais à la juste mesure de la matière dense qu’il brasse sans générer le moindre moment d’ennui.

vendredi 21 juillet 2017

Henning Mankell sans Kurt Wallander

Henning Mankell cite La Chanson de Roland en épigraphe : « Il a beaucoup appris, celui qui connut la douleur. » Cet apprentissage par la douleur, Fredrik Welin, chirurgien contraint d’abandonner sa profession après une opération qui s’est mal passée, l’a vécu dans Les chaussures italiennes, traduit en 2009. Depuis, quelques années ont passé, dans la vie de son personnage comme dans celle de l’auteur qui, avant de mourir en 2015, avait retrouvé l’îlot où s’était installé Fredrik.
Il y est toujours et, dès les premières pages, sa maison brûle dans son sommeil. Il en sort de justesse et se trouve dehors à regarder le brasier, bientôt rejoint par des voisins qui arrivent des îlots voisins, puis par les garde-côtes qui, trop tard, apportent du matériel contre l’incendie. Dans sa fuite, Fredrik n’a eu le temps de rien emporter ni de vérifier quelles bottes il enfilait. Deux pieds gauches… Jansson, facteur à la retraite curieux de tout, le remarque avant lui et se propose de lui prêter une botte pour pied droit, en attendant que Fredrik en achète une autre paire. Ce qui n’ira pas sans mal, car il veut un produit suédois et le magasin le plus proche n’a en stock qu’un modèle fabriqué en Italie. Il faut commander, cela prendra du temps, un des fils narratifs du roman est tiré et explique le titre : Les bottes suédoises.
Un autre récit, qui retiendra l’attention jusqu’au bout, est lié à l’incendie de la maison. Il semble inexplicable, la police et l’assureur s’interrogent. Fredrik, de moins en moins patient avec l’âge, est persuadé qu’on le soupçonne d’y avoir mis le feu lui-même. Il n’aime pas ça et le fait savoir dans de belles envolées colériques. Puis d’autres maisons brûlent, il n’est plus qu’un témoin comme les autres habitants de la région, sa pyromanie potentielle s’efface tandis qu’il mène sa petite enquête personnelle pour découvrir le coupable.
Ces éléments sont posés avec savoir-faire par un romancier jamais très loin des mécanismes du roman policier qu’il mettait en place dans les enquêtes de son héros récurrent, Kurt Wallander. Mais c’est un autre aspect des Bottes suédoises qui renouvelle l’émotion déjà ressentie à la lecture des Chaussures italiennes : le vieillissement, la mort de proches, la difficulté pour Fredrik à comprendre sa fille, la solitude et l’espoir, malgré tout, d’un dernier partage… Médecin retraité, bien placé pour savoir que les maux les plus divers peuvent s’abattre sur lui à tout moment et, donc, soucieux de disposer toujours d’une réserve de médicaments pour les combattre, Fredrik mesure avec précision sa décrépitude physique : « Vieillir, c’était perdre un peu d’énergie chaque jour qui passait, jusqu’au moment où elle serait épuisée. » Il ne craint pas la mort, mais son corps diminué l’ennuie.
Quand tous les livres de Henning Mankell auront été traduits, son sens de l’humanité nous manquera vraiment. On n’en est pas encore là et ce serait une erreur de ne pas profiter des derniers textes encore à découvrir. Chaque fois, cela fait beaucoup de bien.

mercredi 19 juillet 2017

Max Gallo plus que centenaire en livres publiés

On savait Max Gallo malade, il l’avait lui-même annoncé. Aujourd’hui, j’apprends sa mort, à l’âge de 85 ans. Il n’y aura pas de place dans sa tombe, s’il en a une, pour y placer son œuvre complète, sinon en édition numérique : il a publié, lis-je sur le site de France Info, plus d’une centaine de livres. Je n’avais pas compté, mais je ne suis pas surpris. D’une part parce que j’étais bien incapable de lire un ouvrage sur Mussolini quand il a publié le sien chez Marabout, dont les collections tapissaient des murs de la maison où je vivais enfant – et c’était déjà une réédition, en 1966… D’autre part parce que l’abondance de sa production a fini par me détourner de ses livres, je n’arrivais pas à suivre et surtout ceux que j’avais ouverts m’ont semblé assez bâclés. Il n’est pas le premier académicien français à avoir pressé sa documentation jusqu’au bout des possibilités de contrats avec des éditeurs. Il n’est probablement pas le dernier non plus.
Autre chose m’en avait aussi éloigné, qui est plus personnel et, pour tout dire, un peu idiot, avant le temps où les lectures m’ont étouffé.
Je l’aimais pourtant bien, Max Gallo, dans les années 70, et cela a duré. Nous nous étions rencontrés plusieurs fois, il y avait de la sympathie. Je crois. Quand il a donné, à un personnage déplaisant d’un de ses romans (j’ai oublié lequel), mes prénom et nom, j’ai éprouvé un malaise que je n’ai ai malheureusement jamais eu l’occasion d’évoquer avec lui. C’était vers le milieu des années 90, et puis de toute manière j’ai quitté l’Europe en même temps que Max Gallo et ses livres.
J’avais éprouvé du plaisir avec Le cortège des vainqueurs, Un pas vers la mer, L’oiseau des origines, la suite romanesque de La baie des Anges, quelques autres aussi. Puis le plaisir a diminué, s’est estompé. Tout s’explique, je pense, quand je relis les quatre articles brefs que je retrouve, écrits sur quelques ouvrages pendant une période assez courte, entre 1995 et 1998. Ils sont généralement consacrés à des rééditions au format de poche et la date que je donne est celle de leur parution dans Le Soir. Ils sont tels qu’ils sont parus, et se répètent, pour le lecteur d’un quotidien qui ne se souvient pas toujours de l’article précédent…
Voici ces quelques textes.

Les rois sans visage (1995)
Entre la publication, au printemps, du Fils de Klara H et celle, à l’automne, de L’Ambitieuse, deux volumes du vaste cycle La Machinerie humaine, la réédition des Rois sans visage permet au lecteur ayant pris le train en marche d’accéder à un autre pan de ce portrait du siècle.
On y découvre les fils secrets du pouvoir, ceux qui lient souterrainement des hommes détenteurs d’un passé inavouable, mais que d’aucuns aimeraient mettre au jour. Le conflit est fondamental, entre la vérité et le mensonge. Et, comme il le fait si bien, Max Gallo le traduit dans une aventure humaine dont les protagonistes nous touchent directement, parce qu’il nous les fait connaître de près sans rien masquer de ce qu’ils sont.
Notons que, si La Machinerie humaine est construite comme un ensemble cohérent, chacun de ses épisodes est détaché des autres et peut se découvrir indépendamment des précédents. C’est au hasard des lectures dans le désordre qu’on rencontrera des personnages déjà croisés ailleurs…

La part de Dieu (1996)
Max Gallo poursuit, à grandes enjambées, la construction de cette Machinerie humaine qui se veut, et qui de plus en plus est, l’équivalent de La Comédie humaine de Balzac, celle-ci pour le dix-neuvième siècle, celle-là pour le nôtre. Septième volume de cette entreprise romanesque à l’ambition rarement égalée à notre époque, La part de Dieu en est aussi le troisième à paraître en moins d’un an, ce qui témoigne d’une création à jet continu, et cependant très organisée, inspirée par les questions d’une époque dont les ambiguïtés ne sont pas moindres qu’il y a un siècle.
Le livre qui vient de paraître, où on retrouve un certain nombre de personnages déjà rencontrés précédemment mais qui peut se lire sans rien savoir des épisodes précédents, aborde la question délicate des nouvelles croisades engendrées par la nouvelle donne sociale d’aujourd’hui.
Prenons une cité (autrefois, sans doute, dite « modèle ») dans laquelle, à Clermont, ville de départ des croisades catholiques d’autrefois, vivent un grand nombre de musulmans. Certains de ceux-ci, sous prétexte de résister à une assimilation qu’ils trouvent fondamentalement malsaine, agitent des idées qui les conduisent à des actes violents, ou au moins à les susciter. Et, quand des meurtres sont commis dans les environs, le commissaire Beaufort tente de relier tous les éléments dans un ensemble cohérent dont tous les liens soient satisfaisants pour l’esprit.
Mais comment détacher complètement les réactions personnelles de l’intérêt général ? Une des forces de ce roman de Max Gallo est de ne pas masquer les faiblesses d’un homme qui, pour représenter la loi, n’en est pas moins homme, et s’engage par conséquent parfois sur des voies sans issue pour des raisons purement personnelles.
Posant des questions graves, et le faisant, ce qui est la force du romancier, avec un côté visionnaire – Max Gallo précise qu’il a terminé ce livre avant les récents attentats imputés à l’intégrisme musulman –, l’auteur met en scène les dessous de notre monde. Il est bon que l’écrivain ne laisse pas à l’information le droit absolu à la vérité. La fiction a en effet cette qualité particulière, quand elle est intelligemment menée, de rendre compte du réel avec une force singulière qui la rend sans doute intelligible au grand public, et qui lui donne du sens. Et c’est d’autant plus vrai que ce sens n’est pas restitué de manière simpliste, voire manichéenne.
Max Gallo n’est pas un écrivain de haut vol, un de ceux dont la langue interpelle dès les premières lignes d’un livre. Mais il possède d’autres qualités, tout aussi indispensables à la liberté d’expression, puisqu’il dénonce les aspects cachés de notre société et démonte les mécanismes du secret dont nous nous satisfaisons trop souvent.

Le fils de Klara H. (1997)
Dans son immense Machinerie humaine, un ensemble romanesque dont un nouveau volume doit d’ailleurs sortir ces jours-ci (La femme derrière le miroir, chez Fayard), Le fils de Klara H. est un des titres les plus durs et les plus humains de Max Gallo. Il y accomplit le tour de force qui consiste à voir un personnage honni, Hitler, par les yeux de sa mère – la Klara H. du titre.
En même temps, par une mise en parallèle qui fonctionne à la perfection, à la manière d’une machinerie, précisément, très au point, il saute par-delà quelques décennies pour mettre en scène un authentique complot d’extrême-droite situé dans notre présent, et qui trouve ses racines dans les années d’entre-deux guerres.
L’horreur d’une violence extrême appartient à notre quotidien, les événements de l’année dernière en Belgique nous l’ont abondamment prouvé. Le romancier, avec les qualités d’un visionnaire, place des faits comparables, bien que différents, dans le contexte d’une idéologie qu’il ne finira jamais de dénoncer.

Le faiseur d’or (1998)
Serge Derain, dans le huitième volume de La machinerie humaine, est un écrivain ambitieux mais dont le succès des deux premiers romans n’est pas à la hauteur des attentes affichées par son éditeur. Au lieu de publier son troisième livre, celui-ci le lance donc sur un projet plus commercial. Etant entendu que l’argent appelle l’argent, le sujet en sera Samuel Ringel, grand financier, gourou de Wall Street, au passé soigneusement réécrit et aux méthodes expéditives.
Derain n’a pas l’habitude de côtoyer ce monde. Il en sera très vite le prisonnier, retenu par des chaînes en or – l’argent et son pouvoir ! – avant de basculer une fois encore devant l’horreur de ce qu’il découvre. Gallo joue avec les réseaux de la haute finance pour en démonter les mécanismes secrets, et montrer comment l’or appelle la mort.

14-18, Albert Londres : «Le prince du sang est un garçon qui a du cœur»




(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front français, juillet 1917
Eitel de Prusse est aussi un voleur. Cet « aussi » ne veut pas dire que d’autres également de sa race sont des voleurs, cela se comprend tout seul, il est là pour indiquer que le mot « voleur » doit prendre rang, dans le Gotha, à la suite de ses autres qualités.
Je ne viens pas vous apprendre le fait, mais vous montrer les lieux du crime. Eitel a déménagé deux châteaux : ces deux châteaux je viens de les voir. Quand j’écris : « Je viens de les voir », cela prouve que je m’exprime mal : pour voir quelque chose, même un château, il faut que ce quelque chose existe. L’un est au Frétoy, il a encore ses murs ; l’autre était à Avricourt, car maintenant il n’y est plus : le gentilhomme prussien, en décampant le fit sauter.
Avricourt et Frétoy sont voisins. Pour tromper les bombes, le prince du sang habitait l’un ou l’autre. Le prince du sang est un garçon qui a du cœur : il ne peut pas rencontrer deux fois les objets sans s’y attacher.
— Ah ! fauteuil, s’écriait-il, ah ! fauteuil, je te reconnais, je me suis déjà assis sur toi.
Et se tournant vers son déménageur :
— Emballez.
Il reconnut ainsi quinze pièces au moins, quinze sur seize : ce qui reste ne remplirait pas la seizième. Et il a brisé, parce que trop lourdes, les statues du parc.
Le prince du sang n’a pas uniquement du cœur, il a du tact. Le châtelain d’Avricourt ne lui était pas étranger. Il l’avait rencontré plusieurs fois à Monte-Carlo à la table du prince de Monaco. Aussi, châtelains, profitez de la leçon. Si jamais un jour vous apprenez qu’un prince du sang – du même sang – fait partie d’un dîner auquel vous êtes priés, fuyez : « Cet honneur-là vaut un château. »
Le propriétaire du Frétoy a déposé une plainte contre lui. Ce n’est pas assez, que la bienséance universelle en fasse autant.

Le Petit Journal, 18 juillet 1917.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:


Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre

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Voyages au front de Dunkerque à Belfort

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Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes

Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

lundi 17 juillet 2017

14-18, Albert Londres : «Un secteur est calme jusqu’au jour où il rentre en fureur»




(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front français, 15 juillet.
C’est quand ils sortent des tranchées et vont se mettre le ventre au soleil à l’arrière.
Je sais parfaitement qu’en lisant cette phrase, les poilus hurleront. Ces hurlements, je n’ai aucun mérite à les deviner, je les ai entendus. Ils diront que je fais partie de cette bande d’aboyeurs qui jappent sans rien savoir, dans la mesure du moins où il est possible à un aboyeur de japper. Ils se tromperont : si je les ai vus le ventre au soleil, je ne veux pas dire qu’ils y passent leur vie. C’était, comprenez-le, une façon de m’exprimer et ce que je voulais exprimer, c’est que, pour la première fois depuis un nombre de jours qui part de quinze et atteint même trente, vous pouviez, sans crainte d’y recevoir quelques kilos de fer, étaler votre panse à la face du ciel. Vous allez encore crier en assurant que vous n’avez pas de panses parce que pour avoir une panse il faut faire de bons dîners. Ce n’est pas ce que j’ai voulu insinuer. Ce n’était qu’un mot. Mais, je vous connais, je sais que vous êtes susceptibles, et ne voulant pas me brouiller avec vous, j’explique mes mots.
Hurlez d’autant moins, et si je dis : « hurlez », ce n’est pas encore que je veuille prétendre que vous n’avez pas de bouches. Je dis « hurlez » parce que c’est plus fort et que tout ce qui est faible ne vous va plus. Hurlez donc d’autant moins que je sais ce qui vous touche. Ce qui vous touche, c’est qu’alors que, les mains derrière le cou, les genoux en l’air et le ventre au soleil, vous goûtez enfin le bonheur de ne pas être mort, on vienne vous dire : « Allez, prenez le fusil, il y a revue ou exercice. »
Carrément, ce n’est pas un coup à vous faire. Ce n’est pas un coup non plus à vous frapper. Il y a exercices et exercices. Il faut voir. Si on vous tire de vos positions couchées pour vous mener à un maniement d’armes d’avant 1914, c’est avec joie que je vous écouterai rouspéter, mais si on vous dit ; « Réveillez-vous, venez faire du football, venez apprendre à lancer des grenades sur leur trogne, venez essayer de la gymnastique Hébert », eh bien, c’est à essayer.
Mais je ne suis pas là pour plaider. Et, en plus, ce n’est pas pour vous de l’avant que je pensais me démener aujourd’hui sur le papier, c’est pour les autres, je voulais leur dire ce qu’était une relève, aussi bonsoir.

Au Chemin-des-Dames

Ils venaient de tenir la tranchée plus que de coutume. Et si ce n’avait été que ça ! Mais c’est qu’ils avaient, le dernier jour, subi l’attaque du Chemin-des-Dames. Ç’avait été un cas spécial ! Le secteur était calme, on avait dit : « Ça peut aller. » Mais, un secteur est calme jusqu’au jour où il rentre en fureur et ce jour-là fut le dernier.
Enveloppés de boue, comme l’hiver les dames le sont de fourrures, les lèvres noires ils descendaient. Leurs souliers, leurs chaussettes et leurs pieds ne faisaient plus qu’un tout cimenté. Si c’étaient eux qui portaient le bardas ou le bardas qui les poussait, cela j’aurais bien voulu le savoir, de même que j’aurais désiré connaître de quoi était faite la peau de leurs joues et celle de leurs mains : ce devait être en taffetas. C’est que non seulement ils avaient le dernier jour essuyé l’attaque du Chemin-des-Dames, mais c’est que l’attaque du Chemin-des-Dames avait été l’un des coups les plus sauvages du grand pays barbare des tranchées. Les feux qui, pour toute l’Histoire, illuminent le nom de Verdun, n’avaient pas l’intensité de ceux qui tombèrent sur votre chemin, ô dames ! Et si le fait est croyable c’est que ceux qui le reçurent ici l’avaient déjà reçu là-bas. Seulement là-bas cela dura des jours et encore des semaines tandis qu’il ne sévit que trois quarts d’heure ici. Ce n’est pas la bataille que je vous raconte, c’est la relève. Mais pour bien vous faire voir la relève, il faut vous dire la bataille. Et le Boche, cette fois, avait attaqué à la flamme. Les fusils ne sont plus que de pauvres vieilles choses de panoplie.
Pas plus qu’avec des sabots on ne fait maintenant la guerre avec ces instruments-là. Ce fut à 3 heures du matin qu’ils tombèrent sur les tranchées du chemin, ils y tombèrent la flamme au poing. Autrefois, ceux qui étaient frappés mouraient au feu, disait-on ; que va-t-on dire aujourd’hui ? À 3 heures du matin le feu lui-même, le feu avec ses flammes, ses étincelles, ses fumées, ses brûlures, sa terreur, courait sur eux. La flamme qui brûle le bois et fond l’acier n’est pas contente de la chair. La chair se défend mieux que tout, mais la flamme est plus forte encore. Et c’est d’elle que sortaient ces hommes. Ils n’avaient pas que les lèvres noires, ils avaient les yeux tout éblouis et ce qu’ils avaient surtout, ou plutôt ce qu’ils n’avaient plus, est la vieille clarté de leur esprit. Leur esprit fut tant secoué qu’il avait comme moussé et la mousse n’était pas encore tombée. Est-ce le bardas qui les poussait, est-ce eux qui traînaient le bardas ? Ils arrivèrent.

Hors de la fournaise

Ils se regardèrent d’abord personnellement. Ils cherchaient par quel bout se reconnaître. Par les pieds ? Impossible. Par le ventre ? Ils n’en avaient pas. Par la figure ?
— Prête-moi ta glace.
— Ah ! font-ils, même ma mère ne me retrouverait pas.
Puis ils veulent s’asseoir, il fait beau, l’herbe est chaude ; ils essayent, ils ne peuvent pas ; ils sont comme dans un pot de fleur au milieu de la boue sèche de leur capote. S’entr’aidant, ils sortent de leur moulage. Puis ils pensent :
— Quand on réfléchit, on est saoul sans boire, dit l’un d’eux.
C’est exact. Figurez-vous que vous dégringoliez du ciel, eux remontent de l’enfer.
Puis ils se réveillent.
— Eh ! Bertrand ? Qu’est devenu l’autre Bertrand ?
— L’autre Bertrand ? Il n’est pas là.
— Alors, il s’est fait « cueillir ».
Et ils se mettent à chercher ceux qui manquent. Il en est déjà qui commencent à dormir.
— T’endors pas, mon vieux, tu vas avoir le cauchemar.
Et peu à peu, dans leur regard, la vie revient.

Le Petit Journal, 17 juillet 1917.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:


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