vendredi 28 juillet 2017

La mort d'Eric Nonn

Eric Nonn n'avait jamais fait les gros titres des journaux. Ni vivant, ni mort - j'apprends aujourd'hui sa disparition, le 22 juillet, cinq jours plus tard donc. Il avait 70 ans. J'avais été séduit par ses premiers livres, allez savoir pourquoi, un jour, j'ai cessé de le lire. Les mystères de ces pages qui se dérobent alors même qu'elles auraient peut-être tout pour plaire...
Retour sur trois de ses ouvrages, pas très frais, dont le premier semble avoir disparu des catalogues.

Carlingue (Julliard, 1988)

Éric Nonn utilise, depuis ses premiers livres – celui-ci est son troisième –, une écriture troublante, hachée comme le temps qui passe trop vite, vive comme le temps présent, mais profondément ancrée dans le passé de ses personnages. Celui de Carlingue a choisi, on ne sait trop pourquoi, de vivre dans sa voiture. Il choisit ses quartiers, sa contre-allée, peut à son choix bouger ou rester immobile, coupé en tout cas du monde extérieur même s’il peut le rejoindre quand il le veut. Il suffit d’ouvrir une portière…
Cela lui arrive d’ailleurs, généralement en compagnie de femmes qu’il rencontre pour peu de temps, comme s’il craignait de laisser s’installer entre lui et elle(s) des habitudes normales. Puis il retourne dans sa carlingue, et le temps passe à nouveau au rythme des petits faits de chaque jour.
Carlingue séduit d’emblée, parce qu’on a envie de savoir d’où il vient et où il veut aller. Du point de départ ni du point d’arrivée, nous ne saurons rien. C’est ce qui fait l’intérêt et l’agacement éprouvés face à ce bref roman où Éric Nonn, une fois encore, fait preuve d’une virtuosité qu’on aimerait trouver, dans un avenir proche, utilisée au profit d’un récit plus solide, dont on n’aurait pas l’impression parfois désagréable qu’il risque de glisser entre les mains à chaque page. Et en même temps, cette impression même fait qu’on a envie de le retenir…

Imerina (Verticales, 1998)

Eric Nonn est français mais le titre de son cinquième livre, Imerina, renvoie directement à la région centrale de Madagascar où se trouve la capitale, Antananarivo.
Il a découvert, il y a longtemps déjà, les textes d’un poète, un des fondateurs de la littérature malgache de langue française, dans l’Anthologie de la poésie nègre et malgache de Léopold Sédar Senghor.
Jean-Joseph Rabearivelo le hante depuis, poète suicidé en 1937 sur les traces duquel il a voulu partir, pour lire des textes, pour rencontrer son fils, pour être sur les lieux où il a vécu. Imerina est le résultat de son enquête, car pouvait-il mieux rendre hommage à un écrivain qu’en lui consacrant un livre ?
Il le cite d’abondance, faisons comme lui pour laisser entendre la voix de Jean-Joseph Rabearivelo, à travers par exemple « D’une fête militaire » :
« Sur cette aire de latérite où dans la nostalgie des étoiles le jour chancelle en chantant une mélopée ombreuse une Olympiade s’esquisse avec la seule élégance avec la seule intelligence qui ennoblit qui anoblit la bestialité des muscles qui ont enfin recouvré un peu de leur part divine »
Une approche intime d’un écrivain dont tout reste à connaître pour la très grande majorité des lecteurs nous est donc proposée, avec une sensibilité très fine pour parler de l’homme et de son cadre de vie tel qu’Eric Nonn a pu le percevoir lors de son propre séjour.
Les pages du journal que lui transmet le fils vont jusqu’au dernier instant avant sa mort, et le dernier mot est illisible… Il naît, à la lecture d’Imerina, une émotion vraie, qui tient autant à la littérature qu’à l’humanité dont l’ouvrage est pétri, toujours avec bonheur.

N’Gomo (Verticales, 1999)

Il y a des noms de lieux qui restent magiques et déclenchent des rêves flous – fous aussi, peut-être. Lambaréné est de ceux-là, même pour qui ignore dans quel pays cela se trouve. Ajoutons-y le nom du docteur Schweitzer, et tout de suite il est minuit dans la mémoire collective, l’heure de passer à autre chose, dans le mystère africain.
Il y a des noms de lieux qui n’évoquent rien, en revanche, et ne deviennent concrets que lorsqu’un écrivain nous y entraîne. N’Gomo, par exemple. Eric Nonn n’a cependant pas hésité à intituler ainsi son nouveau livre, parce qu’il y va (ce « il » est en fait le narrateur, mais rien ne dit que ce n’est pas l’auteur) avec Madeleine, compagne le temps d’un voyage sur le fleuve Ogooué entre Port-Gentil et Lambaréné. « C’est une mission protestante, me dit Madeleine, lorsqu’ils arrivent en vue d’un clocher rose sur une colline, au-dessus du fleuve, des arbres, de la forêt, un clocher d’un rose pâle, rose latérite, avec des pierres d’angle brunes, très brunes. » Toponymie incertaine puisque Christian Dedet, dans La mémoire du fleuve, le livre qu’il a consacré à Jean Michonet, un aventurier aux multiples vies africaines, parle de M’Gomo, bien qu’on ne puisse s’y tromper : « la plus ancienne mission protestante au Gabon », écrit-il.
Lambaréné – N’Gomo, ou M’Gomo, peu importe. Moins de quatre heures pour Jean Michonet qui a bien connu le dispensaire de Schweitzer et a dormi dans le bureau du bon docteur – mais cela évoque pour lui de mauvais souvenirs puisque son père et sa mère y sont morts tous les deux en dépit des soins. Pour Eric Nonn, une dérive à partir de laquelle il espère trouver enfin l’histoire qui se dérobe à lui et que, pourtant, Madeleine lui offre sans que, longtemps, il en prenne conscience.
Car Eric Nonn est venu au Gabon pour écrire un livre, comme il l’avait fait à Madagascar. Imerina avait un sujet précis, le poète Jean-Joseph Rabearivelo. N’Gomo est davantage soumis au hasard. Combien de fois l’auteur se demande-t-il ce qu’il va bien pouvoir écrire, au fil du fleuve ? En même temps que se précise le besoin de raconter les petits riens qui, souvent, sont des moments de bonheur, accumulés dans le temps qui s’écoule, dans le regard qui avale les images. Madeleine, une pirogue, au loin, vient de disparaître dans le haut des arbres, dans les arbres mouillés. C’est beau. Est-ce que cela peut s’écrire ? Est-ce que c’est suffisant ?
« Oui, ce qui n’arrive pas est bien suffisant pour édifier, en creux, l’architecture fragile d’un récit attachant. Et je me dis que ce n’est pas grave, qu’il ne se soit rien passé, peut-être ? » Puisqu’il y a ce livre, plein du secret de Madeleine, d’une approche prudente, pudique.

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