jeudi 30 janvier 2014

Le dernier coup de gueule de Cavanna

On l'aimait bien, Cavanna, François de son prénom dont on se passait volontiers. On savait qu'il allait plutôt mal - Henning Mankell n'est pas le premier à raconter ses soucis de santé. Lune de miel avait expliqué tout ça, il y a trois ans. Il ne poussera plus ses coups de gueule salutaires, mâtinés de la vraie tendresse qui avait bouleversé ses lecteurs - moi compris - quand il publiait Les Ritals ou Les Russkofs. Il avait 90 ans, on peut penser qu'il a bien vécu, pleinement vécu au moins. Plutôt que des lamentations, je propose le retour vers deux de ses livres, Coups de sang, paru en 1991, moment auquel je l'avais rencontré, et Cœur d'artichaut, cinq ans plus tard. Deux des raisons pour lesquelles Cavanna est toujours vivant.

Coups de sang

Cavanna a perdu sa tribune. Charlie-Hebdo n'existe plus et il ne peut plus guère s'exprimer, comme il l'a longtemps fait, sur les sujets qui lui tiennent à cœur. Alors, au lieu de donner régulièrement des articles, il a écrit un livre.
"Ce sont des trucs qui m'indignent depuis longtemps, et ça remplace les articles."
Ce qui l'indigne en particulier, et sur quoi il revient longuement, c'est le sort des animaux dans notre monde d'hommes. Il n'a pas de mots assez durs pour fustiger la corrida ou la chasse. Ce ne sont pas les seuls sujets de Coups de sang où il s'en prend aussi à d'autres «cons».
"Il ne s'agit pas de dire «con», il faut le dire à bon escient. Mais il n'y a pas eu de décision. Je ne me suis pas dit que j'allais employer tel mot. Le mot «con» est magnifique, ça peut être un mot d'amitié, d'admiration..."
C'est rarement le cas, il faut bien le dire, dans cet ouvrage où Cavanna utilise l'artillerie lourde contre tout ce qui bouge.
"Quand on dit les choses, il faut les dire à fond. J'ai horreur de la langue de bois, édulcorée. Quand on a compris une injustice ou une incohérence, ou bien on reste calme ou bien, si votre tempérament est assez fougueux, vous allez vous mettre en colère et l'exprimer de façon violente. Mais, même dans ma colère, je reste logique et cohérent."
Cavanna se définit volontiers comme rationaliste, mais ne s'interdit pas d'être sentimental. Il a été touché, par exemple, par la lettre que Brigitte Bardot lui a envoyée pour l'approuver. Car au fond, c'est bien d'un combat qu'il s'agit.
"Je veux faire comprendre et convaincre. C'est un livre de polémique. Je ne me fais pas d'illusions, la grande majorité des gens ne le liront pas ou le rejetteront. Mais je cherche surtout à convaincre les jeunes et j'ai la chance d'être lu par beaucoup de jeunes."
S'il était lui-même un animal, Cavanna serait un hibou: "Comme les hiboux, je fuis la lumière - la lumière artificielle des salons littéraires."

Nous ne sommes pas certains que la méthode utilisée par Cavanna dans ce livre est la meilleure possible pour défendre les causes qu'il empoigne à bras-le-corps. À force d'excès, on devient moins crédible. Mais enfin, c'est son ton depuis si longtemps qu'il est difficile de lui demander d'en changer. Et après tout, c'est lui qui décide. Les lecteurs le suivront ou non.

Cœur d'artichaut

Cavanna n'est jamais meilleur que lorsque perce, sous la moustache, le sourire ému de l'enfant qu'il n'a jamais cessé d'être, la fragilité d'un homme masqué derrière son aspect bourru mais qui ne parvient pas longtemps à donner le change. C'est bien pour cela que des livres comme Les Ritals ou Les Russkofs avaient touché un public qui, se l'avouant ou non, retrouvait ses faiblesses dans l'histoire d'une grande gueule au cœur tendre.
Précisément, Cœur d'artichaut appartient au meilleur de Cavanna: un livre où l'écorché se laisse voir sans le moindre apprêt, les blessures ouvertes. On ne sait pas dans quelle mesure ce «roman», comme beaucoup d'autres du même auteur, est autobiographique, mais peu importe. Le personnage d'Emmanuel Onéguine partage au moins la sensibilité de l'auteur, et tout le reste est littérature - c'est-à-dire l'essentiel.
Tout commence par l'évacuation musclée d'un squatt à Paris, scène sinon quotidienne au moins devenue assez banale, mais à laquelle participe cette fois un homme de bonne volonté, ému par une femme désireuse de sauver ses chats, et peut-être du même coup le sens de sa vie, du désastre. Cette femme est attendrissante, mais quelle femme n'est pas attendrissante pour un cœur d'artichaut? La chair est faible, certes, mais le cerveau ne l'est pas moins, quand il ne l'est pas davantage...
La chair n'est pas absente du propos, cependant. Un désir latent, qui s'éveille parfois en rugissant, quand la tentation se fait trop forte, même quand elle est illégitime - voire même organisée pour mettre en danger celui qui subit cette tentation -, occupe à certains moments tout l'espace romanesque, pour autant qu'il y ait roman bien entendu.
Précisément, il y a roman. Et même construit, dans la grande tradition de la création française aujourd'hui, celle dont on se lasse rapidement quand elle manque de chair, ce qui n'est pas le cas ici, autour de la création elle-même. Outre le narrateur et quelques autres personnages surtout féminins, Cœur d'artichaut met en scène un écrivain à succès, Jean-Pierre Succivore. Il trouve du talent à Emmanuel Onéguine. Pourquoi pas? Il va plus loin: il lui demande de travailler avec lui. Est-ce valorisant ou déshonorant? Il va trop loin: il lui vole le manuscrit d'un livre qui s'appelle Cœur d'artichaut, comme par hasard. Et qui raconte, dans une «mise en abyme» moderne comme il n'est pas permis, exactement l'histoire que nous étions en train de lire, jusqu'au moment de la confusion entre vie réelle et fiction...
Faut-il résumer un livre qui part dans tous les sens, chaque fois qu'un regard féminin invite le narrateur à quelque partie de plaisir qui ne se confond cependant jamais avec le pur plaisir des sens, puisque les élans du cœur y participent fondamentalement? Bien sûr que non. Il faut laisser au lecteur la découverte des complicités troubles entre Lison et Stéphanie, les deux gamines perverses de 18 ans. Il faut accepter, quand on en jouit, le confort du contact avec Geneviève, qui ne se contente pas de dessiner les dialogues de bandes dessinées. Et il faut ne rien dire de l'émoi provoqué par le contact de la cuisse adolescente d'une «charmante beurette délurée» dans une camionnette complaisamment mise au service du transport de chats - ou du transport amoureux ?
Bref, Cœur d'artichaut est un roman qui fait partager sentiments et émotions avec une générosité sans limites.

Caryl Férey et les blessures de l’Argentine

Après la Nouvelle-Zélande (Haka et Utu) et l’Afrique du Sud (Zulu), Caryl Férey nous entraîne en Argentine avec Mapuche. Il est l’une des étoiles montantes du polar français, mais les nombreux prix littéraires (huit pour Zulu) et le succès, déjà, de Mapuche (la rencontre s'est déroulée en mai 2012, peu après la sortie du roman) ne lui ont pas fait gonfler la tête. Savait-il, en nous parlant lundi chez Gallimard, qu’il venait d’être choisi comme lauréat du prix Landerneau polar 2012, attribué le même jour ? Il ne nous en a, en tout cas, pas dit un mot. En revanche, à propos de son nouveau roman, il n’est pas avare d’explications. Il suffit de demander…
Vous rendez-vous dans des pays parce que vous avez une idée de livre, ou l’idée vient-elle en cours de voyage ?
En fait, j’ai d’abord voyagé, puisque j’ai fait le tour du monde quand j’avais vingt ans. J’écrivais déjà, mais ce n’était pas de la littérature. Maintenant, quand je vais en Afrique du Sud, c’est en sachant qu’il y a un potentiel de roman noir dans le pays entre l’apartheid, l’arrivée de Mandela et tout le reste. Il faut en tout cas que le pays m’inspire et que j’aie des contacts pour m’introduire dans la société locale, parce que je fuis le tourisme. Ce qui m’intéresse, c’est les gens. Et la dimension politique est toujours présente.
En Argentine, vous saviez à peu près ce que vous alliez creuser ?
Oui. J’avais deux sujets très forts, qui résumaient tout ce qui m’intéresse dans le polar, l’un dans la dimension historique et politique, l’autre dans la dimension ethnologique, une de mes grandes passions. En Argentine, il y avait le massacre des Mapuche dont personne ne parlait. Ce sont de véritables fantômes. Il y avait aussi le fascisme ordinaire, le post-nazisme et, ensuite, le néolibéralisme, qui est anthropophage à mes yeux.
Comment avez-vous travaillé sur place ?
J’ai d’abord fait, en quelque sorte, des repérages pendant trois semaines. Je suis allé sur la place de Mai, à l’ESMA où il y avait le centre de torture et où j’ai eu l’idée d’un microfilm. Les agents ne détruisent jamais leurs archives. Ils ont brûlé tous les papiers mais tout a été archivé. Probablement sur microfilm, puisqu’il n’y avait pas de clé USB à l’époque… C’est en tout cas dans la logique des choses, même si on ne sait pas ce qu’il est devenu. Si les grands-mères retrouvaient un document de ce genre, tout le monde pourrait faire son deuil.
Le plus ahurissant, dans votre roman, c’est que les bourreaux semblent, trente-cinq ans après, être toujours des bourreaux.
En sortant de la visite de l’ESMA conduite par une ancienne détenue – c’était vraiment l’horreur, je n’ai malheureusement rien inventé –, on était très choqués et on prend un taxi. Le chauffeur nous dit : Ah ! vous sortez de l’ESMA, il ne faut pas croire tout ce qu’on dit… Il commence un speech et, comme il avait plus de soixante ans, je me suis dit que c’était peut-être un de ces fils de pute qui ont échappé à la justice. Je lui ai dit de nous descendre tout de suite, j’étais prêt à l’étrangler !
Les deux personnages principaux, Rubén et Jana, ne se sont au fond jamais remis de leurs blessures. Leur seule chance, c’est de s’appuyer l’un sur l’autre ?
Le début du roman, quand j’ai commencé à l’écrire, c’était Le cahier triste, que Rubén n’a jamais montré à personne. Et puis, je me suis dit que je grillais toutes mes cartouches. Comme leur amour grandit au fil du livre, puisque je voulais écrire un roman d’amour, la seule compensation possible, le moment où Rubén montre son texte à Jana est, pour moi, le moment le plus fort du livre. C’est là où je voulais aller.

mercredi 29 janvier 2014

La vérité sur Jean Moulin, son arrestation et sa mort

Dan Franck s’avance à visage découvert. Dans deux pages, signées de ses initiales pour bien montrer qu’elles n’appartiennent pas au roman, il expose la thèse qui sous-tend Les champs de bataille : l’arrestation et la mort Jean Moulin sont la conséquence de calculs politiques. Si l’instruction du procès de René Hardy, deux fois jugé pour ces faits et deux fois acquitté, avait été menée jusqu’au bout, « elle aurait certainement fait apparaître une réalité historique et politique passée sous silence lors des audiences précédentes : ceux qui contribuèrent à l’arrestation de Jean Moulin, connu avant la guerre pour son engagement à gauche, étaient liés à l’extrême droite. Cette vérité renforce une conviction qui nous est commune, au juge et à moi-même : la droite et la gauche dessinent des horizons incomparables. »
Il aurait pu expliquer cela en fin de volume. Il le fait en préliminaire, jetant sur la table une partie de son jeu. De la sorte, il tient la bride courte à son lecteur. Pas question pour celui-ci de s’égarer. La confrontation se fait entre deux hommes dont l’un, René Hardy, est de droite. De droite extrême, d’ailleurs, ce dont il ne se cache pas. L’autre, un juge à la retraite, porteur de la voix et des convictions de Dan Franck, se situe à l’opposé. Il s’agit de « juger moins un homme qu’une idéologie. »
A situation simple, ouvrage simpliste ? Dan Franck est plus fin que cela, et trop romancier pour laisser à sa seule thèse de départ tout le poids du récit. Le rythme est donné par huit face à face, autant de phases d’une instruction au cours de laquelle la vérité doit être dévoilée. Le juge a davantage que des soupçons, il est nourri de certitudes longtemps mûries au fil d’une enquête solitaire, de dossiers épluchés jusqu’à l’os, d’interrogatoires, de lectures. Avec un point de départ qui lui fournit une raison personnelle de s’intéresser à Jean Moulin, d’être accompagné par l’ombre du voisin de cellule du résistant.
Jean Moulin, préfet nommé par le Front populaire, hante le juge qui ne décolère pas devant la récupération que fit de Gaulle de l’icône lors du transfert de ses cendres au Panthéon – avec le célèbre discours de Malraux. C’était en 1964, quatre ans avant une poussée de fièvre joyeuse, certes bientôt réprimée, mais qui allait amuser le juge au même titre que d’autres épisodes où le conservatisme, cette « affaire de vieux », serait ébranlé au profit d’une saine utopie… Il a beau être devenu vieux lui aussi, le juge ne transige pas avec ses principes.
Selon ses principes, donc, il refait – à lui seul et dans sa cuisine, comprend-on assez vite – l’interrogatoire de René Hardy, le bouscule chaque fois qu’une contradiction le lui permet. Il joue une partie d’échecs qu’il a préparée comme jamais, avec la certitude de la gagner. Puisque ses arguments ne sont pas seulement imparables. Ils sont aussi moralement les meilleurs.
Entre les huit interrogatoires rêvés – un rêve qui le pousse parfois du côté de l’hallucination furieuse, à tel point que les voisins et le concierge s’inquiètent des éclats de voix chez ce vieux fou –, il rumine ses pensées et arpente quelques lieux fréquentés par Jean Moulin et d’autres résistants, là où se sont nouées les intrigues desquelles Klaus Barbie sortirait vainqueur. Provisoirement.
Au passage, le juge, ou Dan Franck par son intermédiaire, ne se prive pas de faire quelques commentaires sur la marche du monde tel qu’il est devenu, dominé par l’économique, privé de ses élans de liberté. Ce beau personnage a toujours été du côté des faibles. Il le restera.

lundi 27 janvier 2014

Le pouvoir et l’amour, passions contradictoires de Catherine II

La Grande Catherine a fait l’objet de nombreuses biographies, signées par exemple Henri Troyat ou Hélène Carrère d’Encausse. Le personnage est assez curieux pour nourrir aussi des fictions. En voici une d’Andreï Makine, Une femme aimée, où les aspects historiques – sa vie de 1729 à 1796 – sont revus à la lumière de notre temps. Ou plus précisément des deux époques auxquelles Oleg Erdmann, héros imaginaire, travaille à des films sur Catherine II.
La première fois, il a tout lu et tenté de transposer avec honnêteté la vie de cette femme, en contournant le joug de la censure qui régnait en URSS. Le tournage se fait au début des années 1980 et coïncide avec la mort de Leonid Brejnev. La seconde, il cède à l’amicale pression de Jourbine, devenu riche dans la Russie des oligarques, et accepte de diriger un feuilleton dont l’appétit sexuel de Catherine est le principal ressort.
Oleg est fasciné par Catherine, comme il le sera par les deux actrices qui jouent son rôle à des âges différents dans le premier film. Il cherche à lui rendre justice, râle quand la légende masque la vérité. Il est plus que fasciné, en réalité : obsédé. Amoureux, peut-être.
Les faits historiques sont là. Mais ils passent au second plan derrière la fièvre qui anime Oleg. Car l’Histoire n’est, au fond, qu’« une farce sanglante aux infinis rebondissements ». Tandis que trouver, dans les moments les moins connus de son existence, la vérité d’une femme, voilà une entreprise d’une tout autre envergure. Eva, la deuxième interprète de Catherine, partage le point de vue d’Oleg et l’exprime plus clairement que lui en détaillant tout ce qui la frappe chez une femme aux facettes contradictoires : une féministe, une autocrate, son écurie d’amants…
Catherine le Grand, comme l’appelait le prince de Ligne, un de ses nombreux grands contemporains (avec Diderot, Voltaire, etc.), souffrait, imagine volontiers Oleg, de n’avoir pas été aimée. Paradoxe d’une femme aux amants multiples : ceux-ci, en entrant dans son lit, ou plutôt dans l’alcôve contiguë à la pièce où elle recevait officiellement, prenaient aussitôt le goût du pouvoir ou des richesses. D’autant qu’elle distribuait généreusement l’un comme les autres.
Ils étaient tous pareils. Sauf un : Lanskoï, mort après quatre ans d’un véritable amour qui, pour la seule fois de son existence, aurait pu entraîner Catherine à quitter son pays pour connaître, loin du pouvoir, quelque chose qui aurait ressemblé au bonheur. Du moins Oleg l’imagine-t-il, conforté dans son hypothèse par les recherches d’un historien numismate selon lequel Lanskoï aurait, en faisant pour Catherine l’inventaire de sa collection de monnaies, surtout réuni les pièces venant d’autres pays que la Russie. Les pièces russes auraient trahis les amants dans leur fuite.
Catherine réelle, Catherine rêvée, laquelle choisir ? Makine n’a pas choisi : elles coexistent dans le passé et dans le présent. Cela donne un formidable personnage.

vendredi 24 janvier 2014

Antoine Choplin à Tchernobyl

Antoine Choplin ne prend pas le temps de faire les présentations. Dès la première phrase, Gouri est là, arrêté après les derniers faubourgs de Kiev pour vérifier l’attache de la remorque. Gouri est sur la route, dans un paysage qu’il n’a pas vu depuis deux ans, il « devrait rejoindre Chevtchenko avant la nuit. » Il se dirige vers « la zone » où, comprendra-t-on, il a habité avant qu’elle soit interdite et où il veut récupérer une porte de son appartement, avec des inscriptions et les marques faites aux anniversaires de sa fille. C’est toute une expédition, semble-t-il, rendue difficile à cause d’un accident qui s’est produit dans la région. Antoine Choplin ne le dira pas non plus, car l’écrivain est économe de mots et d’informations (c’est d’ailleurs une de ses grandes qualités), mais il n’est pas difficile de deviner qu’il s’agit de l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl. Des hommes et des femmes sont morts, d’autres sont malades, toute une région a été contaminée : la zone.
Pour s’y rendre, il faut rouler de nuit, étudier le parcours, éviter les postes de garde et les patrouilles. Une expédition, en effet. Dont le camp de base sera, avant d’entrer en territoire hostile, une maison amie dans laquelle un homme se meurt doucement, dans la fausse paix qui suit les grandes catastrophes. Là, on mange, on boit, on se donne des nouvelles des uns et des autres, on fait le point sur la situation dans les environs. Puis c’est le départ, avec Piotr pour accompagner Gouri, l’inquiétude devant ce qu’on ne connaît pas puisque personne ne sait dans quel état se trouve la ville où ils se rendent.
La nuit tombée est un roman bref qui étreint le cœur. Tout ce qui n’est pas dit est présent dans les gestes. Et les mots de la conversation ne s’écoulent que pour marquer le temps de ce voyage hors du temps, pendant lequel gagne le sentiment de la fragilité humaine.

jeudi 23 janvier 2014

Frédéric Verger reçoit le Prix Mémoire Albert Cohen

Arden, le premier roman de Frédéric Verger, avait été une des, et peut-être même la meilleure surprise de la rentrée de l'automne dernier. Il n'était pas passé inaperçu et était resté jusqu'à l'avant-dernier tour en lice pour le Goncourt. S'il ne s'était pas consolé avec la version polonaise du même Goncourt et le Prix Thyde Monnier de la Société des Gens de Lettres, il le sera peut-être avec le Prix Mémoire Albert Cohen, qui vient d'être attribué pour la première fois. Le nom du prix n'est pas très élégant, mais l'écrivain en souvenir de qui il a été créé est grand. Et le jury a fait un excellent choix.
Les premiers romans parus l'année dernière dans la rentrée littéraire offrent dans leur ensemble un niveau de qualité remarquable et même, pour quelques-uns, exceptionnel. Que deux d’entre eux, dont celui de Frédéric Verger, aient été toujours retenus dans l’avant-dernière sélection du Prix Goncourt était le contraire d’une surprise. Plutôt la reconnaissance d’un talent évident qui s’impose au cours de la lecture lente nécessaire à Arden, un texte qui se goûte comme un vin à la texture riche, avec des saveurs qui explosent au premier contact avec les papilles et qui, long en bouche, prolonge ensuite le plaisir par des sensations diverses.
Arden est un livre très drôle, bien que cela n’apparaisse pas si on le survole distraitement, dont les phrases remuent avec beaucoup d’esprit. Il s’y glisse de subtils décalages entre les mots qu’on y lit et ceux qu’on aurait pu attendre. Cela, en outre, survient dans un ouvrage solidement charpenté et bourré jusqu’à la gueule d’histoires annexes. Forcément : Alexandre de Rocoule et Salomon Lengyel, les deux amis dont il est question, passent une bonne partie de leur temps à écrire ensemble des opérettes – le premier s’occupe surtout de la musique, le second du récit. Tout ce qui se arrive autour d’eux, tous les gens qui passent dans l’hôtel d’Alexandre ou dans la boutique de Salomon leur sont prétexte à tisser une nouvelle intrigue, à en faire rebondir une autre, mais sans qu’ils ne parviennent jamais à terminer aucune de leurs œuvres. Celles-ci restent ouvertes sur des fins hypothétiques.
Leur méthode, qui peut aussi bien passer pour une absence de méthode, leur sera utile quand il faudra, semaine après semaine, imaginer une opérette sans fin devenue un feuilleton à la radio nationale de Marsovie, petit pays d’Europe Centrale qui semble échapper, pendant la guerre – nous sommes, pour l’essentiel, en 1944 –, aux pires exactions nazies. Un pays où, par conséquent, Salomon, juif, possède une chance de survivre à ce qu’on n’appelle pas encore la Shoah. Avec lui, les membres également juifs d’un orchestre dépenaillé deviennent la raison d’être du feuilleton radiophonique déjà évoqué, en même temps que ses interprètes.
Il faut imaginer la forêt d’Arden et le Grand Hôtel qui s’y niche comme Frédéric Verger nous les montre : un refuge qui échappe à la fureur du temps et, de manière plus générale, au temps, comme si rien ne pouvait en modifier l’âme, du moins jusqu’à ce que la contamination s’étende même à ce territoire privilégié. Un luxe de détails imaginaires habille les lieux de l’apparence de la réalité sans jamais peser sur un récit aux nœuds innombrables, entre lesquels on se perd avec bonheur sans jamais s’égarer vraiment, tant est grande la maîtrise de Frédéric Verger.

mercredi 22 janvier 2014

La mort de Pierre Charras, écrivain de haut vol

Comédien, Pierre Charras, dont on a appris hier la mort à l'âge de 68 ans, était aussi l'auteur de livres sensibles dont il était difficile de se déprendre après les avoir découverts. Il n'a jamais connu, comme écrivain, le succès auquel son talent lui donnait droit. J'espère cependant qu'il ne tombera pas dans l'oubli, car ce serait manquer, pour tous ceux qui n'auraient pas l'occasion de le lire, de bien beaux moments. Retour sur quelques-uns de ceux ci.

Monsieur Henri, Prix des Deux-Magots (1994)

Les prix littéraires, dont il se dit tant de mal, ont pourtant du bon. Les grands, les plus populaires, ceux que s'arrachent à coup de jeux d'influence quelques éditeurs sur la place de Paris et qui couronnent pourtant le plus souvent des livres de qualité vers lesquels se tourne alors un public qui, sans eux, n'y serait jamais allé voir. Mais aussi les moins médiatiques, qui jettent un pinceau de lumière sur des ouvrages qui n'ont pas toujours eu leur véritable chance et qui revivent, un peu, beaucoup, selon les hasards de la curiosité.
Le prix des Deux Magots, attribué mardi 24 janvier à Pierre Charras pour Monsieur Henri, en est un bel exemple. Ce roman de la dernière rentrée littéraire attendait toujours, avec quelques autres nouveautés de septembre, d'être rangé dans la bibliothèque, avec un espoir devenu très faible de faire encore l'objet d'un article, puisqu'il n'appartenait plus à l'actualité. Pourtant, quelque chose l'avait retenu là, parmi les possibilités de lecture. Une vague rumeur, une impression favorable basée sur on ne sait quoi. Mais le temps avait manqué, jusqu'à l'annonce de ce prix qui réveillait le roman assoupi, ouvrait les pages, procurait du bonheur.
Car Monsieur Henri, est un livre que le lecteur aime parce qu'il se sent compris par un auteur qui lui-même se place en compagnie d'un disparu à la fois discret et vénéré, Henri Calet. Mort il y a bientôt quarante ans, ayant vécu un demi-siècle, le temps quand même d'écrire une vingtaine de livres dont ses fidèles se répètent les titres en chuchotant - quand il faudrait les hurler, tant ils contiennent d'humanité -, Henri Calet est au moins un des auteurs de prédilection de Pierre Charras. Celui-ci laisse au narrateur de son livre le soin de s'adresser à Calet, mais l'auteur se devine derrière la familiarité respectueuse dans laquelle il se tient par rapport à son aîné.
La vie du narrateur mise en perspective par sa découverte, puis sa fréquentation de l'oeuvre de Calet, devient comme un récit de plus qu'on pourrait attribuer à l'auteur de Peau d'ours. La compassion pour le genre humain s'y traduit par l'amitié, sincère et forte, pour une femme qui vient de disparaître au moment où s'écrit cet hommage en forme de lettre (d'où le titre, Monsieur Henri,, avec la virgule qui en fait le début d'un courrier). Eva avait été un personnage secondaire de l'oeuvre de Calet, une des femmes de sa vie, et elle était l'indispensable amie du narrateur qui éprouve, devant sa mort, une douleur terrible. Alors, au lieu de se lamenter, il retrouve celui avec qui il eut en commun la présence d'Eva, avec qui il possède toujours ce regard si aigu sur ses semblables comme sur lui-même.
Non seulement Monsieur Henri, est un beau livre, de ceux qui donnent le sentiment de pouvoir être bon, mais encore il nous renvoie aux ouvrages de Calet, dont la redécouverte, facilitée par une vague de rééditions et même de publications d'inédits, ne peut être qu'une conséquence agréable de cette lecture-ci. On voudra croire désormais que ce n'est pas un hasard si l'ordre alphabétique dans lequel il est commode de classer les ouvrages littéraires d'une bibliothèque n'éloigne pas beaucoup Charras de Calet.

Comédien (2000)

Commencer par parler d'un livre en évoquant la bande colorée qui masque le bas de la couverture est une hérésie. Bah! il est des hérésies productives, espérons qu'il en ira ainsi. Sur la bande de Comédien, donc, de Pierre Charras, Dominique Reymond et Andrejz Seweryn sont sur scène, dans un Tartuffe mis en scène par Bernard Sobel en 1990. C'est une clef du roman, on l'aurait compris presque aussi vite, il est vrai, en l'ouvrant. Romain, en effet, dans les premiers moments, y manque une réplique. Et à une très mauvaise occasion puisqu'il passe le concours d'entrée du Conservatoire national d'art dramatique. Sinon que, ce concours, il l'a réussi autrefois, qu'il a accompli de brillantes études puis ce qu'on peut appeler une carrière, encore qu'il faudra y revenir, et qu'il rêve donc seulement cet insupportable trou de mémoire. D'autant plus insupportable qu'il se produit dans le rôle de sa vie, Tartuffe, qu'il n'a jamais interprété.
Pierre Charras ne raconte pas les événements dans l'ordre. Et pour cause: il n'écrit pas la biographie d'un comédien célèbre, il en prend un dans un instant donné de sa vie, quand lui reviennent par bouffées des épisodes du passé inscrits à la perfection, semble-t-il, dans ce qui lui arrive aujourd'hui. Parce que nous manque l'espace d'un roman, allons plus vite que l'auteur.
A l'adolescence, Romain a tourné le dos aux ambitions que son père avait pour lui, a renoncé au bac et a décidé d'entrer au Conservatoire. A sa grande surprise, son choix a été accepté, non sans avoir dû batailler en faveur de l'art au service duquel Romain entendait se placer. Car, si son père pouvait admettre avoir placé la barre trop haut pour lui, il y avait quand même des limites: "Mais de là à renoncer à tout et à devenir un pitre, il y a une marge." C'est à ce moment que le futur comédien a lâché: "Mais il ne s'agit pas de devenir un pitre!" Et c'est à ce moment qu'il a commencé à le devenir, car que sait-on des aléas d'une carrière quand le succès appelle le succès dans un répertoire moins noble que celui auquel il se vouait?
Et Tartuffe? C'est son obsession, bien plus forte que le pensent ses proches. Tous le savent désireux d'incarner ce rôle qui lui échappe, tous ignorent à quel point il se sent proche d'un personnage tel qu'il aurait voulu être dans la vie: Il aurait tant voulu être un grand imposteur.
Dix ans à la Comédie-Française, cinq comme pensionnaire, le reste comme sociétaire, l'ont fait approcher du but, jamais il ne l'a touché. Même lorsqu'il a été sur le point d'obtenir le rôle - le temps d'un remplacement, en matinée. Caramba, encore raté! aurait-on dit ailleurs. Peut-être, avec un clin d’œil, dans une des pièces que Romain va aligner ensuite, son nom de plus en plus gros sur l'affiche. Le succès, oui, mais un succès de pitre, un dévoiement total. Et pourtant, une humilité dans le travail qui le faisait rester un vrai comédien. Un metteur en scène le pressent, qui monte Tartuffe, qui l'appelle... pour lui proposer le petit rôle de l'Exempt.
Il y aurait de quoi rire jaune. Ou exploser de colère. Mais Romain est comédien dans l'âme, les aventures approximatives et lucratives du boulevard n'ont pas entamé sa foi. Il a perdu, comme on dit, un être cher. Il a gardé un ami. Il y a, devant lui, une aventure toute différente, une audace du jeune homme qu'il n'est plus dans son corps mais dont il a gardé quelque chose. Jouer, faire équipe, apporter sa petite pierre au succès d'une représentation, puis d'une autre encore, servir un grand texte, comme il l'a toujours voulu. Ce n'est pas déchoir, cela, c'est une chance. Et le voilà, dans un enthousiasme teinté de crainte, à choisir sa Jeanne au milieu des spectateurs, à être pour elle l'Exempt puisqu'il ne peut plus, plus jamais être Tartuffe - et que Jeanne n'est plus. Et à connaître la gloire modeste du travail effectué avec une passion résolue.
Comédien est un roman bref mais plus riche que ce qu'on vient d'en dire. C'est surtout un livre d'une folle générosité, digne de celle de Romain.


Le père du narrateur est mort à demi à douze ans: "il a perdu la moitié de lui-même", sa sœur jumelle Joséphine avec laquelle il s'était trouvé à la tête de quelques cérémonies officielles. Ils étaient au premier rang pour offrir des bouquets de bienvenue au seul survivant parmi les seize appelés du village, en 1918. Les jumeaux avaient sept ans. Ils avaient retrouvé la même place, toujours ensemble, à l'enterrement du survivant qui avait beaucoup déçu jusque dans sa mort puisqu'il s'était suicidé.
Puis, en 1924, pour l'inauguration du monument aux morts sur lequel sont gravés seize noms (le survivant disparu ayant été réintégré), le père du narrateur est seul.
"Il ne cesse de se retourner sur le vide, à côté de lui. Parfois il oublie, une seconde, et il parle. Il prend à témoin celle qui ne sera plus jamais là. Le grand trou où l'on a, l'an passé, descendu la petite mariée le sépare du monde pour toujours." Petite mariée, parce qu'elle portait la robe de sa communion solennelle - celle de leur dernière photo ensemble.
De ce déchirement précoce, Pierre Charras fait le point d'ancrage d'une vie, du temps à venir jusqu'à la mort du jumeau resté seul. A partir de là, il entonne un magnifique chant funèbre dans lequel la douleur du narrateur, toujours présente, passe loin en dessous d'une collection d'images nostalgiques du bonheur.
La relation n'a pourtant pas toujours été facile et le livre est ponctué d'occasions manquées. Et d'une quasi-rupture. En apprenant, par la bouche de son fils, à demi mots, que celui-ci était homosexuel, le père a pris une décision terrible: "Tu restes mon fils et j'ai besoin d'avoir régulièrement de tes nouvelles. Ta mère s'étonnerait, en plus, si tu arrêtais de faire signe. Mais je ne veux plus te voir. Je ne peux pas. Tu comprends?"
Le narrateur répond, bien sûr, qu'il comprend. Et, bien sûr, il ne comprend pas. La jonglerie, comme il l'appelle, ne durera que quelques mois. Le père est malade et le fils enfreindra son ordre pour une dernière visite. Il ne saura jamais si son père a su ou non qu'il l'avait vu ce jour-là.
On voudrait ne pas s'arrêter sur les anecdotes, bien qu'elles soient nombreuses et fournissent au roman son cadre concret - l'impression d'y être. Car c'est par son ton que Pierre Charras est inimitable. Une manière de poser les mots avec légèreté mais après les avoir soigneusement pesés. Une sorte de poésie en prose qui coule à travers les années où le père était vivant. Si bien que, pour nous, il l'est encore.


Franz Schubert agonisant se trompait: "On ne prononcera plus jamais le nom de Schubert, plus jamais." Du moins le Franz auquel Pierre Charras donne la parole dans son dernier roman.
Petit et gras, orphelin de mère, jeune homme de 31 ans n’ayant vécu que pour la musique et les amis avec lesquels il s’enivrait. Malade d’avoir trouvé, face à l’absence d’amour, une maigre consolation dans la fréquentation des prostituées, qu’il appelait toutes Thérèse, femme inaccessible dont la voix avait porté son chant. Sédentaire qui n’a presque jamais quitté Vienne où, pourtant, il n’a pas trouvé à s’installer vraiment – ces derniers temps, un de ses frères l’hébergeait. Timide au point de n’avoir jamais osé aborder Beethoven malgré les stratégies qu’il avait mises en œuvre pour y parvenir.
Il a beaucoup rêvé de celui qu’il aurait pu être s’il n’avait été si laid et maladroit. L’autoportrait fictif montre un personnage touchant, fragile, manquant d’assurance jusque sur le terrain de ses propres compositions.
Un des passages les plus étonnants du livre de Pierre Charras montre Franz jouant du piano dans la propriété d’un ami. Il accompagne laborieusement Johann Michael Vogl. "Donc Vogl chantait (bien) et je l’accompagnais au piano (mal). C’était l’été, et la journée ne voulait pas finir ni laisser la place à la fraîcheur du soir." Une guêpe pique la main de Franz, qui fait une fausse note, s’interrompt, s’évanouit quand quelqu’un extrait le dard de sa chair.
Il revient à lui, il est adossé au tronc d’un arbre et entend un autre pianiste interpréter, beaucoup mieux qu’il n’aurait pu le faire, une musique merveilleuse. "C’était parfait. Je devais bien le reconnaître, c’était parfait. La moindre note avait sa raison d’être et la place choisie pour chacune me surprenait et me ravissait à la fois. Un ineffable baume." Son plaisir est teinté d’agacement: il se sent incapable d’en faire autant. A la fin du morceau, il s’approche du pianiste pour lui demander qui a composé cette "splendeur". Embarras du pianiste… "Mais c’est vous! C’est de vous." Confusion de Franz, qui non seulement avait oublié cette mélodie mais surtout ne l’avait jamais entendue.
Au moins ne pourra-t-on pas l’accuser de se pousser du col. Quand ses amis lui disent leur admiration pour sa musique, il rappelle que ce sont ses amis. Et comment donc l’amitié pourrait-elle engendrer la moindre réticence? Il est extrêmement sympathique, le Franz Schubert que réinvente Pierre Charras. Sympathique jusque dans ses faiblesses, et d’ailleurs aussi grâce à elles.
Cela ne suffirait pas, bien sûr, à emporter l’adhésion. Il y fallait en outre le talent d’un écrivain qui célèbre les noces de la vie et de la mort, des mots et des notes. Il découpe son roman comme un Requiem, de l’Introït à Lux aeterna. Il nous place au cœur des funérailles de Schubert alors que Franz nous parle encore. Entre le ré d’un Quatuor et le mi d’un Requiem, tout est là.

mardi 21 janvier 2014

Lire dans le train, oh ! oui !

Chère cousine,

On peut faire un tas de choses dans le train, certaines mêmes sont inavouables. Mais il est de nombreuses activités que toi, moi ou d'autres avons déjà pratiquées. Dormir inconfortablement, à moins de voyager en wagon-lit. Observer le paysage qui défile, et croiser les yeux des vaches qui nous regardent passer. Surveiller ses voisins du coin de l’œil. Prendre un bon repas au wagon-restaurant (non, ça, c'était avant l'ère du sandwich pré-emballé et presque pré-mâché). Téléphoner - encore moins, ce sont les autres qui téléphonent, et c'est exaspérant. Ecouter de la musique, sans laisser les basses s'échapper des écouteurs pour envahir tout le compartiment...
Mais lire, lire! L'activité parfaite pour un voyage en train, qu'il soit de longue durée - tu traverses l'Europe, qu'est-ce que tu emportes? - ou bref - tu n'as que vingt minutes devant toi, est-ce que c'est assez pour lire un chapitre de ce livre que tu avais commencé?
Plus de paysage, plus de voisins, plus de bruits parasites. Tu n'es plus là pour personne. Tout le monde s'en trouve bien, à commencer par soi-même.
Je repensais à mes heures de lecture dans les trains les plus divers en voyant que la SNCF avait distribué, hier, 60.000 livres sur le réseau Transilien. Du polar bref - certains diront de la littérature de gares, d'autres soupçonneront peut-être que, finalement, cette collection coéditée par Le Monde et la SNCF s'est mal vendue et que ses initiateurs ont préféré distribuer les invendus plutôt que de les mettre au pilon...
Mais quand même, en voilà, une bonne idée. Combien de voyageurs, qui n'auraient jamais pensé à emporter un livre pour leur trajet, en ont hier matin ouvert un? C'est quand même mieux que les journaux gratuits dans lesquels l'information est préparée comme les sandwichs (pré-mâchée) et dont on retrouve, quelques heures à peine après sa sortie de l'imprimerie, les feuilles échouées au pied des banquettes...
Tu connais mon optimisme: je veux croire que, de toutes les paires d'yeux qui sont tombées hier sur ces petits romans, ou ces longues nouvelles, il en est quelques-unes qui auront apprécié assez l'expérience pour la renouveler. Ce serait une belle, une grande victoire.
Et, aujourd'hui, je ne te laisse pas le choix: tu as intérêt à penser la même chose que moi. Mets de côté ton esprit de contradiction, je t'en prie, et considère le bon côté des choses...
Me voici bien directif tout à coup! Mais je suis certain que tu ne m'en voudras pas, chère cousine, et je t'embrasse,

ton cousin.


lundi 20 janvier 2014

Teju Cole à New York et à Bruxelles

On s’attend, après les premières lignes, à marcher beaucoup dans New York, et à découvrir la ville à hauteur d’homme. Ce sera en partie le cas. On s’attend moins à marcher dans Bruxelles. C’est pourtant ce qui arrive à Julius pendant les trois semaines qu’il passe dans la capitale belge à la fin de 2006. Il en profite pour se faire l’écho de tensions raciales qu’il découvre plus vives qu’à New York. Nigérian de peau assez claire, il croyait connaître tous les registres du mépris et du rejet. Et voilà qu’il est amené à les étendre à travers des rencontres au spectre très étendu, puisque cela va d’une amie du baron Empain au gérant d’une boutique de téléphonie. Celui-ci, Farouk, est farouchement politisé mais son discours est parfois plus verbeux que construit.
Les soixante pages bruxelloises, arrivées là parce que Julius a envie de retrouver sa grand-mère, servent aussi de point de comparaison entre une vieille ville européenne préservée des bombardements de la guerre et une immense cité nord-américaine dans laquelle deux tours se sont écroulées.
A New York, Julius est interne en psychiatrie. Les problèmes des personnes qu’il suit sont en lui comme s’il était une éponge. Semblable à cela à V., une de ses patientes, maître assistant à l’Université de New York et membre de la tribu Delaware, qui étudie les combats entre les Indiens du Nord-Est et les colons européens au 17e siècle. « La dépression de V. était partiellement due à l’impact émotif de ces études ». La marche lui permet de retrouver un équilibre, de voir la réalité autrement. Les oiseaux dont il observe le vol lui servent à envisager la ville comme une entité lointaine – et parfois dangereuse : ils sont nombreux à s’être écrasés sur la statue de la Liberté.
L’homme est aussi fragile qu’un oiseau. Le professeur Saito, que Julius voit souvent et pour qui il éprouve autant d’admiration que d’amitié, est devenu un vieil homme qui avance vers la mort avec sérénité. Julius sera moins serein quand il apprendra sa disparition. Ebranlé par les chocs quotidiens, le jeune homme résiste cependant parce qu’il a développé, depuis sa jeunesse au Nigeria, un instinct de survie qui l’aide dans les moments difficiles. La littérature et l’art appartiennent aussi aux moyens dont il dispose pour tenir, autant que possible, le monde à distance. Même quand une de ses marches aboutit à une agression nocturne…
Teju Cole, dont Open City est le premier roman, est aussi photographe de rue. Il a l’œil à des détails dont beaucoup nous échapperaient peut-être s’il ne les relevait pas dans son livre. La biographie de son personnage, proche de lui sans être tout à fait identique, la profondeur de sa pensée au milieu d’un mélange des voix et des races qui ne le surprend plus depuis longtemps, font de Julius un homme qu’on accompagne volontiers. Il ne se contente pas de vivre les événements, il leur donne aussi du sens.

vendredi 17 janvier 2014

La Belgique Joyeuse de Patrick Roegiers

Onze ans en 1958. C’est l’âge du narrateur du Bonheur des Belges, c’était aussi celui de Patrick Roegiers au moment de l’Exposition universelle. Cent quatre-vingt-neuf jours pendant lesquels des millions de personnes convergent vers Bruxelles où le monde se décline en Pavillons nationaux ou thématiques, où les attractions sont légion. L’une d’elles attire particulièrement le regard : « l’Atomium tend vers le ciel ses boules métalliques qui resplendissent comme des astres et donnent l’impression de danser. » Il en est une autre qui symbolise, mieux que toutes, l’esprit qui souffle dans le roman : la Belgique Joyeuse, « décor d’un pays de cocagne », mais un pays « qui n’existe que par son apparence. » Voilà la contradiction sur laquelle s’articule un livre où les époques se fracassent les unes contre les autres dans un charivari entraînant, sur un ton dont l’irrévérence rappelle La légende d’Ulenspiegel.
L’enfant – il aura onze ans pendant tout le roman – a l’œil qui pétille et l’interrogation facile, devant les adultes qui défilent pour faire revivre les grands épisodes de l’Histoire de la Belgique, sur un mode mi-épique, mi-rigolard. L’air de dire qu’on peut toujours essayer de faire prendre cela au sérieux, il en sort chaque fois quelque chose d’un peu ridicule.
Le titre prend le contrepied du Chagrin des Belges, devenu ici un restaurant où Hugo Claus, forcément, est chez lui. En fendant une croquette, il griffonne un poème sur la nappe, extrait d’un recueil dont il teste ainsi les vers sur ses compagnons de table. Hugo Claus est vivant, bien sûr, et fait du vélo avec Hendrik Conscience, autre écrivain flamand.
Il est d’autres Flamands en vélo, ils sont coureurs et communient à la grand-messe du Tour des Flandres, sur les monts et les pavés où s’écrivent des pages de gloire et de souffrance. Celle du 30 mars 1958 est d’autant plus exemplaire qu’elle correspond seulement à la fiction entretenue par notre petit héros égaré dans un peloton de Flandriens. Fons De Vlaeminck, le frère manquant d’Eric et Roger, a pris le gamin sous son aile protectrice, il lui explique qu’on fait pipi en roulant et que Guido Gezelle n’est pas un coureur cycliste. Il lui donne aussi les moyens de s’imposer. Merckx n’est pas son cousin, bien qu’il soit sur la ligne d’arrivée pour le congratuler.
Le narrateur avait annoncé dès le prologue qu’il gagnerait le Tour des Flandres. Promesse tenue, même s’il n’est pas certain que Yolande Moreau, à qui il l’a faite, soit vraiment sa mère comme elle le dit. Peu importe : elle n’a pas pu le retenir, il est parti vers l’aventure qui l’appelle. A Waterloo, où il a décidé de se rendre d’abord, il croise Victor Hugo, en robe de chambre. Victor lui parle de Juju, qui n’est pas Justine Henin mais Juliette, la mauvaise comédienne qui fut sa maîtresse et sa secrétaire. Le temps de grimper sur la butte du Lion de Waterloo, la bataille de 1815 est reconstituée sous leurs yeux, grandiose et piteuse à la fois, ainsi que le sera celle des Eperons d’or, cinq siècles plus tôt et une centaine de pages plus loin. Il ne s’agit, là aussi, que d’une simulation pour la télévision, comme si tout en Belgique devait se terminer en simulacre, dans le carton-pâte de la Belgique Joyeuse.
Patrick Roegiers fouette son héros d’une écriture gloutonne – elle happe tout ce qui passe à sa portée. Il ne lui laisse, pas plus qu’à nous, pas un moment de répit. Quand il n’est pas emporté sur le cheval Bayard monté par les quatre fils Aymon, il saute à pieds joints dans les tranchées de 1918, où on lui donne enfin un nom : Vilain Flamand. Il flânera plus tard au Parc de Bruxelles où Nadar veut faire décoller un ballon dans lequel Baudelaire aimerait prendre place. Puis il verra s’évaporer la Belgique avant de faire un tour dans les tableaux de Pieter Bruegel.
Tout cela en se cherchant une autre mère, plus digne de lui que ne l’a été Yolande Moreau. La Malibran, peut-être ? Il la croise à la Monnaie, où les spectateurs sont « tous les grands personnages du passé et du présent », de Tintin à Sœur Sourire, d’Annie Cordy à Maurice Grevisse. Et où la Malibran chante en duo avec Jacques Brel.
« Le passé n’est qu’un décor peint de théâtre où la plèbe godaille et guindaille au son des tambours et des grosses caisses. […] Les Belges ne sont les enfants de personne. » Ils sont pourtant un peu, maintenant, les enfants de Patrick Roegiers qui leur donne, avec Le bonheur des Belges, un grand roman comme on n’en attendait plus.

jeudi 16 janvier 2014

Un ballet amoureux et meurtrier

Christophe Carlier a beaucoup écrit sur la littérature avant d’arriver au roman. Le changement de cap lui réussit : son arrivée sur le terrain de la fiction lui a valu, le Prix du Premier roman. L’assassinà la pomme verte le méritait bien, bourré de qualités auxquelles s’ajoute un clin d’œil à Magritte. Sébastien, réceptionniste de nuit à l’hôtel parisien Paradise, a dû voir passer le meurtrier du locataire de la chambre 205. Mais « il devait être aussi anonyme que l’homme à chapeau melon dont Magritte dissimule le visage derrière une pomme verte. »
Le lecteur en sait plus que Sébastien. Il connaît mieux que lui, grâce à un récit mené par différents narrateurs, les principaux personnages. Craig, d’abord, un universitaire britannique qui enseigne aux Etats-Unis, de passage pour un colloque. Et Elena, une Italienne qui fait des allers-retours entre Florence et Paris pour une maison de couture. Chacun d’eux cède progressivement, au cours de la semaine pendant laquelle se déroule le roman, au charme de l’autre. Seule leur première soirée a été gâchée par la présence d’un importun, un séducteur partagé entre trois femmes, et qui s’en vante. Elena fulminait, Craig la regardait fulminer. Le lendemain, le séducteur importun de la chambre 205 avait été assassiné…
Le romancier joue finement des regards entrecroisés, chacun d’entre eux observant surtout les attitudes et les réactions des autres. Dans le ballet sentimental de Craig et Elena, les parasites doivent être gommés, d’une manière ou d’une autre – serait-elle la plus brutale des manières. L’assassin n’est pas anonyme seulement pour Sébastien (et Amélie, une femme de chambre qui est la quatrième voix). Il l’est presque pour lui-même, son geste n’ayant répondu qu’à une nécessité soudaine, sans longue réflexion. Le meurtre est léger pour celui qui n’en éprouve pas le remords. Et le livre est tout aussi léger, qui ne bascule jamais dans la morale mais reste fidèle au Marivaux cité en épigraphe.

mercredi 15 janvier 2014

Des livres par camions : les meilleures ventes de 2013

Si cela a un intérêt, je m'arrête un instant sur les chiffres que GfK a communiqués hier dans son Top 50 des meilleures ventes de livres en 2013. Sébastien Rouault, chef du groupe livres chez GfK, semble admirer le dynamisme du secteur - par "secteur", il faut entendre les cinquante meilleures ventes et rien d'autre. Elles représentent 14,2 millions d'exemplaires en 2013 contre 12 l'année précédente et la hausse du chiffre d'affaires est comparable: 183 millions d'euros contre 162.
Mais que la vie est belle et comme tout va bien! Le livre reste donc un créneau porteur et sa santé est loin d'être chancelante, comme s'en inquiètent quelques alarmistes!
Le livre? Non: le best-seller, espèce transgénique poussée au gigantisme et à l'enflure, où les spécialistes du "marché" ne se préoccupent en rien du goût et ne s'intéressent qu'à la quantité. Si cela vous rappelle d'autres pans du commerce, vous ne vous êtes pas trompé. Pendant ce temps, personne ne nous dira comment se portent de plus humbles artisans appliqués à donner le meilleur d'eux-mêmes.
Car enfin, que nous sert-on, dans cette mirifique liste?
Un énorme Astérix chez les Pictes, vendu à.... (Non, je n'ose même pas le dire, allez voir les chiffres dans le document original.) Une honnête suite des aventures gauloises dont on se demande s'il était nécessaire de s'écraser les pieds dans les boutiques (je n'ose pas trop non plus parler de librairies) pour en acheter, parfois en pièces détachées comme aux pires moments des soldes quand on s'arrache les bonnes affaires, 1.634.490 exemplaires. Bon, je l'ai lâché. J'avais même parlé de l'album, pour ne pas en dire de mal, d'ailleurs, mais je concluais sur ce que représentait vraiment cette publication: une extraordinaire machine à cash. Et cela sans boule de cristal, admirez l'artiste!
On trouve ensuite, mon dieu! mon dieu! les trois inoubliables volumes de Cinquante nuances de Grey et ses suites. Ne reculant devant aucun sacrifice, j'avais lu le premier. Ne comptez pas sur moi pour les autres. Maso un peu mais pas trop. Je ne comprends pas ce qu'on peut trouver d'émoustillant dans la construction ou l'écriture telles que les pratique l'inénarrable E.L. James, que l'on croirait sortie d'une émission de variétés genre Nouvelle Star, ou appelez-la comme vous voulez, dans laquelle on aurait accepté, probablement suite à une erreur de casting, une... euh... une... bon, disons écrivaine. (On ne dit dans l'oreillette que le côté émoustillant n'était pas à chercher dans l'écriture mais dans les scènes érotiques - désolé, je n'ai pas été émoustillé non plus.)
Et puis, et puis... le Dan Brown de l'année, Inferno, que j'avais commencé à lire en anglais, plutôt séduit, et que j'ai terminé en français, beaucoup moins convaincu.
J'ajoute, en 7e, 9e, 13e et 14e place de ce classement qui commence à me sortir par les oreilles, les quatre romans annuels (deux en grand format, deux rééditions en poche) des frères ennemis du best-seller français fabriqué sur mesure au printemps pour être emporté sur les plages l'été, j'ai nommé, vous les avez reconnus, Guillaume Musso et Marc Levy, que j'avais malicieusement (puisqu'il faut bien un peu de légèreté dans ce monde du pavé) associés lors de la sortie presque commune de leur annuelle nouveauté sans rien de neuf en 2012, ce qu'il n'est pas insolite de rappeler maintenant puisque ces deux originaux sans rien d'original sont les poches parus en 2013, ceux qui se retrouvent donc dans la superbe liste de GfK.
Rien à sauver, donc, au royaume du best-seller? Mais si, mais si...
Le prix Goncourt de Pierre Lemaitre, Au revoir là-haut, n'est sans doute pas le roman qui va révolutionner la littérature, mais ce n'était pas le but et c'est une lecture solide (10e dans le classement), quoi qu'en pensent d'autres commentateurs - les mêmes, généralement, qui ont dit le plus grand mal du roman de Joël Dicker, La vérité sur l'affaire Harry Quebert, encore 18e en 2013 alors qu'il est sorti l'année précédente. Je vous renvoie à la note que j'avais publié le jour où il a reçu le Grand Prix du roman de l'Académie française.
La longue durée, c'est un peu la spécialité du format de poche qui redonne vie à des titres de Gilles Legardinier, Michel Bussi, Grégoire Delacourt, Jonas Jonasson, Delphine de Vigan, Victoria Hislop ou Hélène Grémillon. Voire Boris Vian, grâce au film, ou David Foenkinos, grâce au film aussi, hélas!
Je note quand même, car il ne faut pas jeter les 50 best-sellers de 2013 avec l'eau du bain de la prochaine rentrée littéraire, que Michel Serres et Antoine Compagnon se sont introduits (par effraction?) dans cette liste, le premier avec Petite Poucette, le second avec Un été avec Montaigne - ce qui fait beaucoup d'avec en une seule phrase, mais je ne suis pas responsable de tous.
Et je termine sur une note optimiste, avec grâce à la 25e place de Romain Puèrtolas, dont L'extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea a été une des belles révélations de l'automne dernier, même s'il est sorti en août, le jour où je vous proposais un entretien avec son auteur.
Je n'ai pas cité tous les titres, ceux-ci suffisent, me semble-t-il, à donner un aperçu du paysage rarement réjouissant, à quelques exceptions près, du monde du best-seller.

mardi 14 janvier 2014

L’Australie perturbée de Christos Tsiolkas

Ils sont trois frères, trois métèques comme ils le disent eux-mêmes : un tiers grecs, un tiers italiens, un tiers australiens – parfois, cela fait sourire. Christos Tsiolkas, lui-même d’origine grecque mais né en 1965 sur le sol australien où ses parents ont immigré, observe son île-continent et y trouve une société à la dérive. On avait pu lire déjà La gifle. Jesus Man est un roman antérieur, publié en 1999, et qui se déroule dans les années précédant son écriture. Il n’en est pas moins empreint de la violence qui dresse les hommes contre les hommes et mine la base de leur « vivre-ensemble », comme l’on dirait aujourd’hui.
Les fils Stefano rencontrent toutes les ambiguïtés d’une population composite. Entre les Aborigènes qui ont été dépossédés d’une terre dont ils n’avaient pas conscience d’être les propriétaires, les descendants des premiers émigrés européens – pour la plupart un ramassis de canailles –, et les derniers venus d’un peu partout, les tensions sont vives. Exacerbées, aussi, par des partis politiques ou des groupements moins structurés qui prônent, en le disant plus ou moins explicitement, la supériorité de la race blanche. Excluant dans le même mouvement les habitants d’origine et les arrivants récents.
Un graffiti résume, à grands traits, la tension : « Vieille Australie blanche veut la guerre / Jeune Australie blanche veut la paix / Vieille Australie noire veut la paix / Jeune Australie noire veut la guerre ».
Maria, la mère des trois frères, est dotée d’une solide colonne vertébrale politique, renforcée par ce qu’elle a vécu en Grèce avant de la quitter. Ses enfants en ont en partie hérité, mais ils sont plus étonnés qu’indignés par l’intolérance. En réalité, ils n’y comprennent rien.
De la même manière qu’on ne comprend rien, ou pas grand-chose, à la personnalité de Tommy, le deuxième fils, celui auquel le romancier consacre la plus longue partie de son livre. Le lecteur a le droit de ne pas comprendre : Tommy lui-même ne se comprend pas. Au début, rien de grave. Il travaille comme graphiste dans une entreprise. Son amie Soo-Ling, d’origine chinoise, lui apporte une certaine sérénité. Tommy parvient à ne pas être débordé par ses contradictions, notamment sexuelles. Du moins jusqu’au moment où il perd son travail, quitte Soo-Ling et laisse libre cours à ses pulsions. La pornographie remplace l’amour et prend toute la place dans sa vie. Tommy vire à l’épave, il le sait et déteste ce qu’il fait, ce qu’il est. Sa colère est immense, autant que le besoin de jouir le rend triste, une fois passé le bref moment de soulagement. Cette schizophrénie devient délirante, jusqu’au meurtre et au suicide.
Lou, le plus jeune des fils, obsédé par la disparition de son frère (et par la manière choisie) ne cessera d’essayer de comprendre. Il n’y arrivera pas davantage que Tommy lui-même ou que le lecteur. Ce qui est arrivé, et qu’on voyait pourtant venir, restera opaque, l’aventure tragique d’un homme perdu dans une société perdue. Où la religion, qui fut souvent le dernier recours, n’est plus qu’une ruine où s’égarent ceux qui croyaient se retrouver.
Accablé par le poids de ses questions, Lou sera parfois tenté d’emprunter les voies dangereuses suivies par son frère. Il n’est guère moins complexe. Et son homosexualité mieux assumée n’empêche pas quelques impasses.
Jesus Man est un roman dur, dans lequel on étouffe parfois presque autant que ses personnages. Mais il faut traverser avec eux toutes les difficultés pour s’approcher, autant que possible, de leurs angoisses.

lundi 13 janvier 2014

Ni Dieudonné, ni Julie Gayet, ni François Hollande

Chère cousine,

Non, je ne te donnerai pas la recette traditionnelle de la quenelle tout aussi traditionnelle. Et tu ne connaîtras pas mes bons plans pour me faire livrer des croissants à la pointe du jour. En revanche, as-tu lu quelque part l'annonce, faite par Günter Grass, qu'il n'écrirait plus de romans? L'année dernière, c'était Philip Roth qui avait fait la même déclaration, si je me souvient bien...
D'un côté, on s'en fout un peu. Les romanciers, ça va, ça vient, chacun est unique mais il s'en découvre sans cesse de nouveaux et, d'ailleurs, comment faire pour les lire tous, même si on voulait se contenter des meilleurs? Bien sûr, Günter Grass et Philip Roth, ce n'est pas rien, même si l'un a eu le Nobel et l'autre, non. Pour le plus frais des retraités, je me souviens quand même de quelques grands chocs. Le chat et la souris, d'abord, si la chronologie des lectures a laissé des traces fiables. Probablement n'avais-je pas osé me lancer d'emblée dans Le tambour? Quand j'y ai plongé, en revanche, ce fut quelque chose comme une épreuve dont je suis sorti plus confiant dans le pouvoir de la littérature. Et la suite...
Mais je ne vais pas non plus me lancer dans un cours, que je serais d'ailleurs bien incapable de faire sans reprendre ses livres, sur Günter Grass. Ce que je voulais surtout te dire, chère cousine, c'est que ces deux écrivains, en disant qu'ils n'écriraient plus de romans, ont mis l'accent sur le travail, l'investissement que représente cette écriture au long cours, puisant à des sources multiples et impliquant le travail sur la langue (pour les meilleurs d'entre eux, mais ces deux-là peuvent difficilement être soupçonnés de facilité).
Quand tu lis un excellent roman, tu ne penses généralement pas à tout ce qu'il y a en amont comme questions, comme doutes - parfois comme certitudes aussi, pour une phrase ou deux, pour une articulation capable de séduire même celui qui l'a installée. Les lourdes machines de fiction, si longues à ébranler, et puis qui t'arrivent avec la légèreté de leur réussite...
Je pense à un reportage qui m'avait amené à passer une journée en compagnie de danseuses et de danseurs, tout un ballet qui travaillait à un spectacle dont une représentation était donnée le soir. J'ai souffert avec eux pendant des heures, à les voir répéter les mêmes gestes épuisants sans espoir d'en avoir fini avant de tomber de fatigue, sans espoir non plus d'arriver à la perfection du mouvement tant les corps semblaient, au fil du temps, de plus en plus écrasés au sol, incapables de trouver encore l'énergie aérienne qu'ils cherchaient pourtant. Le soir, je craignais le pire pour le spectacle. Et c'était magique...
J'espère bien retrouver quelque chose de cette magie dans les livres qui m'attendent. Et je te souhaite la même chose, chère cousine, en t'embrassant,

ton cousin.

© Blaues Sofa

mercredi 8 janvier 2014

Bernard Pivot à la présidence de l'académie Goncourt

Chère cousine,

J'imagine que tu n'es pas une fan absolue de la correspondance d'Edmonde Charles-Roux. Sa lettre publiée hier sur le site de l'académie Goncourt mérite cependant ton attention.
Pour des raisons de santé, François Nourissier, le 5 mars 2002, m’a désignée pour prendre sa suite comme Présidente de l’académie Goncourt. Annoncer la nouvelle aux membres de l’académie n’avait pris que quelques secondes.

A mon tour de vous informer, qu’après m’être entretenue avec lui, je désigne Bernard Pivot pour prendre ma suite à la Présidence de l’académie Goncourt.
Peut-on rêver mieux? Notre nouveau Président est l’homme le plus informé, ne l’oublions pas, sur ce qui se passe en ce moment dans le domaine du livre en France et en d’autres pays encore.
Je vous propose de fêter aujourd’hui le oui sans réserves de Bernard Pivot.
Tous mes vœux Monsieur le Président et à vous tous bonne année.
Edmonde Charles-Roux
Est-ce un événement? Oui et non.
Non, d'abord, parce que l'influence de Bernard Pivot sur l'académie Goncourt y était déjà grande depuis son arrivée parmi les dix le 5 octobre 2004, il y a un peu plus de neuf ans. Et le rôle de président ne devient essentiel que dans le cas où un lauréat n'émerge pas suite à plusieurs tours de vote où l'égalité est à chaque fois enregistrée. Mais l'on sait, d'expérience, que la plupart des présidents répugnent à utiliser ce privilège. Edmonde Charles-Roux, dont la double voix aurait  pu être décisive l'an dernier, ne l'a, comme ses prédécesseurs, pas fait et a laissé le débat se poursuivre jusqu'à ce qu'un des jurés emporte la conviction d'un autre (si j'ai bien suivi).
Et puis, quand même, oui, c'est un événement, comme son entrée à l'académie Goncourt en avait été un puisqu'il était le premier non écrivain à être choisi pour siéger chez Drouant (à la notable exception des premières années, historiques, où l'épouse d'un écrivain avait été désignée pour succéder à son mari décédé).
Un homme informé, certes, comme le dit Edmonde Charles-Roux. Et son rôle de prescripteur de lectures du temps où il trônait à la télévision a d'autant moins été oublié qu'il n'a pas été remplacé. Je serais curieux de lire son roman de jeunesse, L'amour en vogue, publié en 1959. Peut-être avait-il des qualités. Mais, d'une part, il s'est longtemps interdit d'en publier d'autres et, d'autre part, il a largement prouvé qu'il n'était pas un écrivain - ou alors, un écrivain médiocre, comme tu veux.
Son "roman" Oui, mais quelle est la question?, publié en 2012, l'a montré empêtré dans un récit redondant et je me suis souvent demandé, en le lisant, où il allait me conduire. Pour conclure qu'il ne conduisait, en réalité, nulle part, se satisfaisant de pirouettes habiles au lieu de construire et d'écrire, au sens plus aigu de ces mots - pas au sens d'un simple divertissement. Quant à son dernier livre en date, Les tweets sont des chats, reconnais avec moi qu'il s'agit à peine d'un livre et que lancer de temps en temps, même plusieurs fois par jour, de plaisantes réflexions de 140 signes maximum ne suffit pas à fournir la matière d'un volume dans lequel on pourrait se plonger au lieu de le feuilleter distraitement. Car il ne mérite pas mieux, ce non-livre...
S'il fallait le démontrer, j'espère que tu es convaincue: Bernard Pivot n'est pas un écrivain, non et non. Ce qui ne l'empêchera probablement pas d'être un excellent président de l'académie Goncourt, puisque ne pas lui reconnaître certaines qualités n'enlève rien à ses autres mérites, auxquels je rendais hommage l'an dernier dans une note de ce blog.
J'espère ne pas t'avoir fait trop de peine, car je sais que tu as de l'admiration pour cet homme. Moi aussi, ne te trompe pas.
Je t'embrasse,

ton cousin.

© Georges Seguin