L'année commence bien pour Marcel Proust - l'année 1914 (et vous, en 2014, ça va?). Même si l'article qui paraît dans le N.R.F. sur Du côté de chez Swann n'est pas un pur éloge, il ouvre une brèche en direction de la maison d'édition qui accueillera, après la guerre, les prochains volumes d'A la recherche du temps perdu. En voici, avant de passer dès demain à une actualité plus fraîche, le texte intégral.
Du côté de chez Swann (À la recherche du Temps
perdu), par Marcel Proust (Grasset, 3 fr. 50).
Voilà une œuvre de loisir, dans la plus pleine acception du terme. Je n’en
tire pas argument contre elle. Sans doute le loisir est-il la condition
essentielle de l’œuvre d’art ? Il peut aussi la rendre vaine. – Toute la
question est de savoir, si l’excès de loisir n’a pas conduit l’auteur à passer
ici la mesure et si quelque plaisir que nous prenions à le suivre, nous pouvons
le suivre toujours. On sent que M. Marcel Proust a devant lui tout le
temps qu’il faut pour mûrir, combiner, réussir un ouvrage considérable. Tout le
temps est à lui : il en profite à sa façon. Il le considère d’avance comme
du temps perdu. Il ne saurait donc le mieux employer qu’à rassembler les
souvenirs, encore vivants en lui, d’un temps déjà perdu aussi ! il nous
l’avoue, et d’enregistrer une faillite dont il n’aura garde de se vanter, mais
dont il tient loyalement à nous rendre compte. Sa vie passée n’est pas un drame
et il n’en veut pas faire un drame. Il a vu bien des choses, lu bien des
livres, il a fréquenté bien des gens. Le loisir même a entretenu ses sens et
son esprit dans un état de réceptivité totale. N’ayant pas à juger, il n’a pas
eu à refuser ; il n’a refusé rien… Ainsi, la moindre image de rencontre,
le moindre souffle printanier, comme le moindre passant de la rue, ont pris
dans sa mémoire une place aussi grande et non moins privilégiée, que les plus
rares aventures, que les plus déchirantes passions, que les êtres le plus
attachés à sa vie. Loin de lui le dessein de choisir et de « préférer »
dans tout cela ! Toutes choses sont égales. Toutes choses, à qui les sait
bien observer, renferment un trésor de nuances que l’on n’est pas près d’épuiser
et peuvent mettre en jeu les plus subtiles facultés d’analyse que le ciel nous
a départies. Après que le loisir de vivre à permis à M. Proust de prendre
intérêt et plaisir à chaque moment de la vie, le loisir d’écrire va le mener à
n’en tenir aucun pour négligeable, et à faire ce qui est proprement le
contraire de l’œuvre d’art, c’est-à-dire l’inventaire de ses sensations, le
recensement de ses connaissances et à dresser le tableau successif, jamais « d’ensemble »,
jamais entier, de la mobilité des paysages et des âmes. – M. Marcel Proust
au lieu de se résumer, de se contracter, s’abandonne. Il ne recherche pas la
ligne de développement d’un caractère mais ses aspects contradictoires et
divers. Il ne prend même pas la peine d’être logique et encore moins de « composer ».
Cette satisfaction organique, que nous procure une œuvre dont nous embrassons
d’un regard tous les membres, la forme, il nous la refuse obstinément. Le temps
qu’un autre eût employé à faire du jour dans cette forêt, à y ménager des
espaces, à y ouvrir des perspectives, il le donne à compter les arbres, les
diverses sortes d’essences, les feuilles aux branches et les feuilles tombées.
Et il décrira chaque feuille, comme différente des autres, nervure par nervure,
et l’endroit, et l’envers. Voilà son amusement et sa coquetterie. Il écrit des « morceaux ».
Il place son orgueil dans le « morceau » : que dis-je ?
dans la phrase. Et quand je dis morceau ou phrase, je dis mal. Nul n’est plus
loin des formistes, de Gautier, de Flaubert, de Goncourt, de Renard, que
M. Proust. Il ne cultive pas une esthétique le moins du monde
parnassienne. Il ne caresse ni la période pleine et sonore, ni l’assemblage
juste et poli des mots ; il n’aiguise pas la phrase sèche, ni n’arrondit
la phrase ronde… Dans l’affectation à laquelle va fatalement le conduire son
repliement sur les détails infinitésimaux qu’a enregistrés sa mémoire, il
manifeste sans relâche une extraordinaire spontanéité. S’il doit faire le
précieux, c’est la faute du sujet qu’il traite et de l’abondance d’objets qui
lui sont toujours proposés : or la phrase n’est là que pour en rassembler
le plus grand nombre. Elle tend une sorte de filet, indéfiniment extensible,
qui traîne sur le fond océanique du passé et en ramasse toute la flore et toute
la faune à la fois. Elle n’est ni aigre, ni menue, ni volontairement contournée
ou guindée : elle n’est rien en soi. Elle épouse le tout d’un moment, elle
s’y modèle : loin de nous imposer un choix, l’auteur s’en remet à nous de
choisir, étalant devant nous à mesure et confusément ce que chaque coup de
filet ramène. – Une citation au hasard. Il s’agit des verrières de l’église de
Combray :
« Ses vitraux ne chatoyaient
jamais tant que les jours où le soleil se montrait peu, de sorte que, fît-il
gris dehors, on était sûr qu’il ferait beau dans l’église ; l’un était
rempli dans toute sa grandeur par un seul personnage pareil à un Roi de jeu de
cartes, qui vivait là-haut sous un dais architectural entre ciel et terre ;
(et dans le reflet oblique et bleu duquel, parfois les jours de semaine, à midi,
quand il n’y a pas d’office, – à l’un de ces rares moments où l’église aérée,
vacante, plus humaine, luxueuse, avec du soleil sur son riche mobilier, avait
l’air presque habitable comme le hall de pierre sculptée et de verre peint d’un
hôtel de style moyen-âge – on voyait s’agenouiller un instant Mme Sazerat
posant sur le prie-Dieu voisin un paquet tout ficelé de petits fours qu’elle
venait de prendre chez le pâtissier d’en face et qu’elle allait rapporter pour
le déjeuner) ; dans une autre, une montagne de neige rose au pied de
laquelle se livrait un combat, semblait avoir givré à même la verrière, de son
trouble grésil comme d’une vitre à laquelle il serait resté des flocons, mais
des flocons éclairés par quelque aurore (par la même sans doute qui empourprait
le rétable de l’autel de tons si frais qu’ils semblaient plutôt posés là
momentanément par une lueur du dehors prête à s’évanouir que par des couleurs
attachées à jamais à la pierre ; et tous étaient si anciens qu’on voyait
çà et là leur vieillesse argentée étinceler de la poussière des siècles et
montrer brillante et usée jusqu’à la corde la trame de leur douce tapisserie de
verre. »
Voilà le feu d’artifice d’images et de notations que suscitera un vitrail
et M. Proust ne nous fera pas même grâce de Mme Sazerat avec son
paquet de gâteaux ; il suffit qu’il se souvienne de l’avoir vue à l’église
une fois ! Qu’est donc Mme Sazerat ? Un comparse, dont à peine
il reparlera. Mais M. Proust croirait mentir s'il nous celait sa présence
fortuite. Qu’il s’agisse d’un vitrail, d’un paysage, d’une figure humaine, d’un
cas de conscience, d’un fait-divers, il en va tout de même, et tout est
expressément dit. Ce livre a la folie de la sincérité ; il a l’affectation
et la préciosité de ce qui se veut trop sincère… Comment donc le juger ?
En vain chercherons-nous à relier ensemble les premiers rêves d’un enfant
et cette aventure de M. Swann avec Odette de Crécy que M. Proust ne
dut sans doute apprendre que longtemps après son enfance, mais qu’il intercale
dans le récit sans raison palpable entre ses promenades d’été à Combray et ses
jeux aux Champs-Élysées. Celui qui parle a tantôt sept ans, tantôt quinze ans
et tantôt trente. Il mêle les événements et les âges. Sa logique n’est pas la
nôtre, non ! Mais aussi bien son livre n’est pas un roman, ni un récit, ni
même une confession. C’est une « somme », la somme de faits et
d’observations, de sensations et de sentiments, la plus complexe que notre âge
nous ait livrée. Son livre n’est pas de ceux qu’on juge du point de vue de
l’œuvre d’art, sur l’harmonie de l’ensemble ou la beauté de l’épisode et de la
phrase… Nous ne l’avons pas pris comme il fallait. Il ne convenait pas de
mettre si peu de temps à le lire. Son livre est « temps perdu » :
il se lit page à page, à temps perdu, comme on lit les Essais. Avec tous ses défauts, il nous apporte un vrai trésor de
documents sur l’hypersensibilité moderne. On y trouve de la poésie – et de la
plus belle, de la psychologie – et de la plus neuve, de l’ironie – et de la
plus originale, une peinture du « monde », que nul n’avait faite
avant M. Proust, et enfin le spectacle d’une nature infiniment douée, qui
veut donner ses preuves avant d’avoir trouvé et sans même chercher sa « forme ».
Il faut y prendre, y goûter chaque chose pour ce qu’elle est, quand elle vient.
Nous n’avons pas fini d’y puiser, je vous le jure. – Surmontons notre agacement ;
même ce qui nous agace ici est sincère. M. Proust raille quelque part ses
parents d’oser prétendre « qu’on
doit mettre devant les enfants et qu’ils font preuve de goût en admirant
d’abord les œuvres que parvenus à la maturité on admire définitivement. »
Il avoue humblement qu’il admirait dans son jeune âge « un paysage de Gleyre, ou quelque roman de Saintine ».
Et il ajoute que « les mérites
esthétiques » ne sont pas « des
objets matériels qu’un œil ouvert ne peut faire autrement que de percevoir,
sans avoir eu besoin d’en mûrir lentement les équivalents dans son cœur. »
Voilà qui suffirait à nous rassurer sur son esthétisme. Pour esthète qu’il
soit, ce n’est pas un esthète de l’espèce commune et ce qu’il nous donne aujourd’hui,
personne ne nous l’avait donné, ni la pénombre d’une chambre d'enfant précoce,
ni les propos de ces étonnants Verdurin, qui sont les deux réussites extrêmes
du livre.
H. G.
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