vendredi 31 mars 2017

14-18, Albert Londres : «Nos canons ont tonné sur les Bulgares»



L’armée de Sarrail s’est remise en mouvement

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Salonique, 29 mars.
Nos canons ont tonné sur les Bulgares et nos hommes ont poussé une franche attaque dès le vendredi 16 mars. Malgré la pluie, dans ces deux premiers jours, une centaine de prisonniers, dont un lieutenant-colonel, furent ramenés.
Quinze cents mètres de tranchées furent enlevés.
L’attaque continue.
Dans deux mètres de neige et par 15 degrés de froid
Silencieuse, en effet, depuis la prise de Monastir, l’armée d’Orient recommence à se mouvoir. Si tout cet hiver fut de mutisme, il ne fut pas d’insomnie. Combien de fois, quand arrivait ici l’écho de cette question : mais que fait donc l’armée d’Orient ? ceux d’ici durent-ils se retenir pour ne pas dévoiler le secret des montagnes ?
Si les deux mètres de neige et les 15° de froid des crêtes de Macédoine avaient pu parler, la France aurait appris ce que le général Sarrail faisait dans les Balkans.
Des régions entières étaient nettoyées de comitadjis, des cols étaient franchis, des troupes étaient envoyées à quatre-vingt-dix kilomètres su chemin de fer, sans autres moyens que ceux dont disposait Annibal ; l’armée d’Orient, pour ses actions futures, crânement allait se placer.
Aujourd’hui, aux endroits choisis par elle, elle se montre à l’ennemi.
Les actions que les communiqués vous signalent entre les lacs Prespa et Ochrida et au nord de Monastir sont les premiers symptômes de son réveil.
Ce que sont les Bulgares
Donc l’armée d’Orient, pour la troisième fois, entre en offensive. La première la conduisit près de Vélès, la seconde la porta dans Monastir, et voilà la troisième, dont nous dirons plus tard ce qu’elle a donné. Tout l’hiver elle a travaillé. Les officiers et les soldats n’avaient guère le temps de voir les minarets de Salonique, car la campagne macédonienne les appelait aussitôt à plus de deux cents kilomètres de la mer et ils allaient s’installer dans les montagnes.
On préparait la marche de printemps.
La neige, le froid, les cols, les précipices, les comitadjis, rien n’arrêta la réalisation du plan conçu. Pendant trois mois, sans autre consigne que le silence, elle peina dans des pays presque impénétrables. Des convois, sur 90 kilomètres, s’aventurèrent là où une voiture n’avait jamais osé rouler. On porta la préparation jusqu’en Albanie. Largement, l’avenir était envisagé.
Pendant ce temps, les Bulgares, suivant servilement les leçons générales de la guerre moderne, se contentaient de se fortifier là où ils nous voyaient en face.
Ne prêtant pas à leurs ennemis des imaginations qu’ils n’avaient pas, ils ne se gardaient de ses coups qu’aux endroits où ils croyaient devoir les encaisser. Sagement, ils s’occupèrent de consolider différentes portes d’entrée de leur pays. Le malheur pour eux, c’est qu’ils ne pensèrent peut-être pas que par les fenêtres aussi on peut pénétrer chez autrui.
J’ignore complètement de quelle façon le général Sarrail tentera de s’introduire chez son voisin. Manœuvrier, il va manœuvrer.
Le plus sérieux de la valeur bulgare réside dans le nombre et dans les cadres allemands. Or, dans la guerre stratégique, le nombre ne se place plus au premier rang des avantages. Les mille prisonniers qu’en moins de trois jours elle vient de faire prouvent que les tout premiers coups de l’attaque montée les ont déjà fait vaciller.
Si les Bulgares avaient été seuls, sans pions allemands, ils auraient sans doute, dès nos actions de l’automne dernier, plus largement lâché prise.
Depuis, l’hiver a passé sur eux, les pions allemands n’ont pas augmenté en proportion de leur désillusion et les régiments turcs qui étouffaient leurs rangs ne sont pas loin de quitter le front de Macédoine pour leur Asie chancelante.
Sans se gonfler de l’espoir qui, à ces premiers pas, rajeunit tous les combattants d’Orient, je puis bien vous dire que jamais avec plus de raisons la victoire n’est apparue à ceux qui se levaient pour la prendre.
Monastir dégagée
La cote 1248 vient d’être enlevée. Monastir est dégagée.
Avant-hier, les Bulgares avaient bombardé la ville avec des obus asphyxiants. Nos ennemis se valent. Les Allemands brûlent Bapaume quand ils la perdent, les Bulgares, eux, empoisonnent Monastir quand ils se voient forcés de lui dire adieu.
Pendant quatre mois, la cité fut sous leurs canons. Mme Harley, sœur du général French, aura été une de leurs dernières victimes.
Les premières journées de l’attaque par l’armée d’Orient sont heureuses, les résultats prévus se réalisent.
Si nous n’avons pas encore de noms retentissants à vous jeter dans les communiqués, c’est que les grandes villes ne poussent pas à toutes les descentes de crêtes, en Macédoine, c’est que c’est un peu dans le bled que l’on se bat ici.
Nos troupes auront à avaler pas mal de kilomètres de campagne avant de trouver au bout de leurs baïonnettes un nom qui fasse écho.
Les soldats de Mésopotamie, dans de semblables conditions, finirent bien un jour par crier : « Bagdad ! » Les soldats de Macédoine, maintenant qu’ils sont partis, finiront bien aussi par pousser leur cri.

Le Petit Journal, 30 mars 1917.

La Bibliothèque malgache publie une collection numérique, Bibliothèque 1914-1918, dans laquelle Albert Londres aura sa place, le moment venu.
Isabelle Rimbaud y a déjà la sienne, avec Dans les remous de la bataille, le récit des deux premiers mois de la guerre.
Et Georges Ohnet, avec son Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, dont le dix-septième et dernier volume est paru, en même temps que l'intégrale de cette volumineuse chronique - 2176 pages dans l'édition papier.

jeudi 30 mars 2017

Benyowsky trois fois, en attendant Jean-Christophe Rufin

En vente aujourd'hui, trois nouveaux titres de la Bibliothèque malgache, tous liés au personnage dont Jean-Christophe Rufin fait le héros de son nouveau roman, Le tour du monde du roi Zibeline, à paraître la semaine prochaine chez Gallimard.

Jean-Christophe Rufin s’intéressait depuis longtemps au personnage de Maurice Auguste Benyowsky (1746-1786) – quelle que soit l’orthographe utilisée pour son nom de famille. Nous l’avions évoqué ensemble dès 1998. Il aura fallu attendre 2017 pour que cette curiosité devienne un roman : Le tour du monde du roi Zibeline (Gallimard). Dans une postface, il dit de lui qu’il « fut longtemps l’aventurier et voyageur le plus célèbre du XVIIIe siècle. Ses Mémoires, écrits en français, ont rencontré un succès immense. Ils sont aujourd’hui encore publiés et je ne peux qu’en recommander la lecture (Éditions Phébus en français). Cependant, peu à peu, ce personnage tomba dans l’oubli en Europe occidentale, supplanté sans doute par nombre de nouveaux découvreurs et navigateurs. »
Voici, dans un ensemble de trois volumes autour de Benyowsky, la partie de ses Mémoires qui concerne Madagascar, c’est-à-dire les dernières années de sa vie. Cette réédition de la Bibliothèque malgache se complète de deux ouvrages consacrés au même personnage : Un empereur de Madagascar au XVIIIe siècle : Benyowszky, de Prosper Cultru (1906), et Le dernier des flibustiers, de Gabriel de La Landelle (1884). Ils proposent deux interprétations divergentes de la vie de cet aventurier.

Chargé en 1905 du cours d’histoire coloniale à la Sorbonne, Prosper Cultru (1862-1917) ne prend pas pour argent comptant les Mémoires de Benyowszky (tel est son choix orthographique).
Au contraire. Dans son étude, publiée en 1906, consacrée essentiellement à la période malgache de cette vie aventureuse, il ironise souvent sur les déclarations pompeuses du roi autoproclamé, en même temps qu’il met en évidence les multiples contradictions entre le récit autobiographique et la correspondance. Car l’historien a fouillé les documents originaux, dont certains sont reproduits en appendice de son ouvrage, se basant sur eux pour revisiter de manière (très) critique la trajectoire du personnage. Prosper Cultru fait évidemment abstraction du côté romanesque – qu’il souligne en revanche parfois dans les écrits de Benyowszky lui-même, plus prompt à imaginer ce qu’aurait pu être son établissement à Madagascar qu’à en décrire la réalité.

Gabriel de La Landelle (1812-1886) aimait les belles histoires d’aventuriers. Et aussi d’aventurières, puisqu’il a écrit Les femmes à bord, entre autres ouvrages consacrés à la mer, principal terrain sur lequel il choisissait ses héros. Dugay-Trouin eut ses faveurs. Il s’intéressait aussi à la colonisation, et consacra un livre à celle du Brésil.
On n’est donc pas surpris qu’il ait rencontré Benyowsky (Béniowski dans sa version), qui avait lui-même rédigé le roman de sa vie sous la forme de Mémoires. Il suffisait d’imaginer quelques anecdotes supplémentaires et de donner un peu plus de chair aux compagnons sur lesquels son héros s’était montré trop discret en s’attribuant seul le mérite de ses supposées réussites en terre malgache.

Ces trois titres au prix de 2,99 € chacun (9.000 ariary à Madagascar).

vendredi 24 mars 2017

Nathacha Appanah, Prix France Télévisions

On peut regarder la télé et aimer les bons livres. La preuve par le Prix France Télévisions qui couronne cette année Tropique de la violence, de Nathacha Appanah.
C’est peut-être parce que Nathacha Appanah a publié, en même temps que ce roman, un Petit éloge des fantômes qu’on est si sensible au passage des âmes dans son sixième roman, Tropique de la violence. Le monde des vivants est parfois investi par les fantômes qui surgissent deux fois, ou presque : quelqu’un réagit comme si il ou elle avait vu un fantôme. Mais laissons cet aspect annexe, pour en venir à l’essentiel.
Cinq personnages se croisent jusqu’au vertige sur la terre française de Mayotte. Française, mais peu semblable à l’image traditionnelle de la France. Stéphane, venu faire une année de bénévolat dans une ONG, a trouvé des paysages splendides et un décor humain pour le moins contrastés : « Chaque matin, ce paysage magnifique et irréel sur la baie de Mamoudzou suffisait pour me donner de l’énergie, et j’oubliais la lie, j’oubliais la violence, j’oubliais la fange. Mais aujourd’hui, je ne vois qu’un bidonville, je n’entends que la colère, je ne vois que la mer violée par les morts et le sang et je voudrais fouiller cette lie, retourner cette violence peau à l’envers, je voudrais plonger dans la fange pour retrouver Mo. »
Mais Stéphane est surtout spectateur du drame qui se joue entre les autres protagonistes, avec Mo, Moïse, à l’avant-plan : « j’ai quinze ans et, à l’aube, j’ai tué. […] Je suis seul et j’ai tué Bruce, à l’aube, dans les bois. Bruce et son cœur de sauvage et son cerveau de malade et sa langue de serpent, Bruce qui me, qui m’avait… »
Qui m’avait quoi ? C’est l’énigme d’où tout le reste découle, bien que très loin en amont on puisse lire aussi, entre les lignes du roman, des causes plus profondes à cette violence. Une société en si piteux état que n’importe quelle étincelle peut se transformer, à tout moment, en embrasement général.
Tropique de la violence est un livre puissant, qui ne se substitue pas à une analyse sociologique mais qui trouve dans l’invention de quelques vies le chemin vers les racines du mal. Cela nous en donne une perception plus fine, probablement, que dans un exposé scientifique. Et, puisque nous sommes au plus près des personnages dont chacun prend tour à tour la parole, dans une polyphonie finalement révélatrice, nous comprenons mieux comment ils en arrivent là. A ce point de non-retour.

mardi 21 mars 2017

Réjouissons-nous, ils lisent!



Qui, ils? Les Français, pardi! Et les Françaises, encore un peu plus, comme on en a pris l'habitude au point d'en faire un cliché solidement installé, moins vérifiable cependant dans les chiffres que dans les têtes: 89% des Français lisent, 93% des Françaises, la différence n'est pas si grande.
Dans l'enquête qui vient d'être publiée pour réjouir les professionnels de la profession à la veille, ou quasi, de Livre Paris, le CNL affirme que Marine Le Pen est en tête dans tous les sondages pour le premier tour de la présidentielle (zut! je me suis trompé d'enquête) Ipsos, pour le Centre national du livre, semble dire que tout n'est pas perdu.
Ce n'était pourtant pas gagné d'avance. Parmi les trois objectifs de ce baromètre bisannuel, le deuxième fait frémir (rassurez-vous, seulement les professionnels de la profession): "Mieux comprendre les raisons d'éloignement et d'érosion des pratiques". Voilà ce qui s'appelle partir sur de bonnes bases. Défaitisme ou lucidité?
Je ne vais pas vous assommer avec les chiffres des 64 (oh! déjà un chiffre!) pages du rapport. C'est beau, c'est clair, on en mangerait, on en viendrait presque à avoir envie de le lire. Ou de le faire lire, et de vous en demander un résumé pour demain matin...
Pour faire court, les Français lisent (peut-être) un peu plus qu'avant, le roman n'est pas mort - le livre pratique non plus. Je vous laisse découvrir le très tendance "Top 5 genres de livres selon l'implication de lecture" Comment on s'endort sur un livre (enfin, c'est une extrapolation personnelle, due au fait que 42% (zut! un chiffre!) des lecteurs lisent avant de se coucher - ou après s'être couchés et avant de s'endormir? C'est moins clair qu'il y paraît. Et la barbe au-dessus ou en dessous de la couverture (et les lectrices, dans tout ça?))
Le livre numérique progresse. Forcément, il vient de nulle part et n'est pas encore très loin (c'est un éditeur de livres numériques qui vous le dit). L'hérédité joue à peu près le même rôle que dans les vocations criminelles: parents voyous, enfants tueurs; parents lecteurs, enfants dévoreurs (c'est une blague, vous aurez redressé vous-même - vous voyez, je ne désespère pas de vous, qui appartenez à la merveilleuse confrérie des lecteurs).
Les libraires vont regretter de n'être pas partout, à en juger par le nombre de ceux qui ne les fréquentent pas parce qu'il n'y en a pas à proximité de chez eux. Les bibliothèques semblent indispensables, redisons-le à ceux qui nous gouvernent et nous gouverneront, si les électeurs leur prêtent une majorité.
Le plaisir n'est pas absent de la lecture, voilà une information qui nous manquait, mais dont je ne sais que faire - puisque je m'amuse toute la journée. Et la musique empêche de regarder la télévision, à moins que ce soient la musique et la télévision qui nous chronophagent le temps de lecture.
Quoi qu'il en soit, un bon livre ne vaut pas une bonne bringue entre potes - ce n'est pas moi qui l'affirme, ce sont les sondés.
Mais on ne va pas s'effondrer pour autant.
En revanche, ce qui ne rassure pas, c'est l'accroche vers un article de Books (que je n'ai pas encore lu), basé apparemment sur une autre enquête commandée par le CNL: Les Français écrivent toujours plus. (Et les Françaises?) Au secours!

lundi 20 mars 2017

Tanguy Viel, Prix RTL-Lire

Bonne pioche pour le Prix RTL-Lire, attribué à un jet de livre du Salon de Paris - il a changé de nom, je sais, et alors? Article 353 du code pénal est tout ce qu'on aime.
On ne saura qu’à la toute fin du roman en quoi consiste cet Article 353 du code pénal qui lui donne son titre. Tanguy Viel prend son temps pour y arriver, tandis qu’il a, dès le prologue, fourni le principal élément du drame, et la raison pour laquelle Martial Kermeur se trouve devant un juge : il a poussé à l’eau et laissé se noyer Antoine Lazenec, avec qui il pêchait.
Le juge cherche à comprendre pourquoi Kermeur a commis un crime qu’il ne songe pas à nier. La plus grande partie du livre est une longue conversation de laquelle sont surtout reproduits les propos du coupable. On remonte le temps, on voit arriver Lazenec, chaussures à bouts pointus, avec ses beaux projets immobiliers qui vont transformer un château décrépi, propriété de la commune, en station balnéaire dans la rade de Brest, bel investissement locatif pour qui achètera les appartements à venir.
Les appartements ne sont jamais venus. Kermeur, comme d’autres, y avait misé toutes ses économies, les indemnités de départ de l’arsenal où il travaillait avant sa fermeture. Avec cet argent, il rêvait de s’acheter un bateau – le même que celui de Lazenec, précisément. Au lieu de cela, il a fait un chèque de cinq cent douze mille francs, en toutes lettres, à Antoine Lazenec. C’était il y a six ans, quand on pouvait encore croire aux promesses d’un baratineur capable de mettre ses interlocuteurs en confiance – et en boîte.
« Une vulgaire histoire d’escroquerie, monsieur le juge, rien de plus », dit Kermeur dans les premiers moments de son interrogatoire, quand les faits lui apparaissent soudain dans leur ensemble : « Et pour la première fois, je ressentais toute l’affaire d’un seul mouvement, comme si, en disant cela, je l’avais photographiée depuis la lune et que je regardais une planète prise dans ses grandes surfaces bleues. »
Le ressort du crime est assez simple. Kermeur en a eu assez d’avoir été roulé, il s’est fait justice lui-même, sans l’avoir prémédité – du moins le suppose-t-on, ne prenons pas la place du juge qui doit peser le geste et ses antécédents. Ceux-ci sont, on l’aura compris, l’essentiel du roman, et ce qui fait son intérêt. Dès que l’on est entré dans la quête d’une logique chez Kermeur, la curiosité oblige à aller jusqu’au bout, quand bien même tout n’est pas explicable. La part d’ombre, faite d’émotions à moitié dites, de sentiments inexprimés, le mystère qui entoure le fils de Kermeur, le silence des autres protagonistes, voilà quelques ingrédients d’un sac de nœuds démêlé pour l’essentiel par la parole. L’insuffisance de celle-ci appartient encore à la narration, car les absences sont puissantes.

Patrick Deville au seuil de la rentrée littéraire

Patrick Deville vient de passer quelques jours à Madagascar, à la veille de terminer et de remettre à son éditeur le manuscrit de son prochain roman, qui doit paraître à la rentrée littéraire. Il était un peu stressé par l’obligation où il se trouvait de boucler les dernières pages de ce livre. Il a quand même pris le temps de quelques rencontres, et nous l’avons écouté avec intérêt.

© ActuaLitté

Patrick Deville ne vous est pas inconnu si vous lisez fidèlement ce blog. Si vous lisez, tout simplement... En 2012, Peste & choléra lui a valu le prix du roman Fnac et le Prix Femina. Cette fois, nous l'avons rencontré à Antananarivo (la fois précédente, c'était dans le TGV entre Saint-Malo et Paris, ainsi sont les voyageurs).
Le projet dont Patrick Deville a donné la première partie en 2004 avec Pura Vida est pharaonique : raconter, en douze volumes bourrés de personnages dont beaucoup reviennent, plus ou moins discrètement, d’un livre à l’autre, toute une histoire du monde de 1860 à nos jours. En couvrant, dans le même temps, l’espace de la planète : Pura Vida est centré sur l’Amérique, Equatoria, qui l’a suivi en 2009, sur l’Afrique, Kampuchéa (2011) sur l’Asie. Ont suivi Peste & choléra, qui part d’Asie et Viva (2014), au Mexique. Le sixième volume, prévu pour le mois d’août chez son éditeur habituel (Le Seuil), sera axé sur la France. Un gros volume, nous a-t-il dit.
Mais il y a un petit problème et c’est, a-t-il confié, la première fois que cela lui arrive : l’éditeur aurait dû recevoir le manuscrit il y a trois semaines, pour être dans les temps du calendrier de fabrication, et le texte n’était pas tout à fait terminé. Ce qui nous renseigne, au passage, sur la manière dont une rentrée littéraire se prépare très en amont du mois d’août, moment où les livres arriveront dans les librairies. Et explique la réponse sibylline faite par une attachée de presse de sa maison d’édition, quand nous lui avions demandé, avant de rencontrer Patrick Deville, si un nouveau roman était au programme : « Peut-être pour la rentrée. Mais rien de confirmé encore. » Et pour cause : sans manuscrit, pas de livre.
Alors, vous demandez-vous probablement, pourquoi Patrick Deville prend-il une semaine de vacances à Madagascar au moment où le directeur de la collection qui édite ses textes attend le prochain avec impatience ? C’est qu’il n’était pas du tout en vacances, l’écrivain, bien au contraire. Il avait besoin de venir sur place pour écrire deux ou trois paragraphes qui se situeront à la fin de son livre et devraient lui avoir permis, à l’heure où vous lisez ces lignes, de mettre le point final au sixième volume de son grand cycle. Ce qu’il réalise à l’intérieur de celui-ci, il l’appelle « Romans sans fiction », malgré la nuance qu’il apporte rapidement en disant que ce n’est pas tout à fait vrai – la présence d’un narrateur, lui-même, l’autorise quand même à imaginer ce qu’il pense et vit par rapport aux événements qui constituent la matière principale de l’œuvre. Mais il insiste : tous les faits sont vérifiables.
Voilà pourquoi il ne croyait pas possible de rédiger les quelques lignes consacrées à Madagascar sans tâter concrètement le terrain. Il est d’ailleurs allé à Moramanga visiter le Musée de la Gendarmerie nationale où se trouvent des objets et documents liés aux événements de 1947. Il voulait voir aussi le célèbre wagon qui illustre un des épisodes tragiques de ce moment historique.
Tout ça pour ça ? Oui, et la démarche est exemplaire. Dans la hâte, mais sans précipitation, Patrick Deville ne lâche rien de la précision quasi horlogère avec laquelle il monte son projet. Et, puisqu’il avait obtenu de son éditeur un délai de trois semaines pour la remise du manuscrit, il a mis celles-ci à profit comme il l’entend. C’est-à-dire en se mettant physiquement en présence des lieux et des souvenirs, pour leur donner l’épaisseur qui caractérise chacune des pages de ses romans.
Et, dans l’intervalle, celui-ci, dont nous ne connaissons pas le titre (c’est idiot : on n’a pas pensé à le lui demander), a déjà fait l’objet d’une présentation en interne aux Editions du Seuil. Sans manuscrit, sans même un argumentaire écrit par Patrick Deville qui se sentait incapable de résumer un livre non, et qui a demandé au directeur de la collection où il paraîtra de le faire à sa place.
On aurait été anxieux à moins si nous nous étions trouvé dans sa situation…

dimanche 19 mars 2017

Marc Dugain, «le combat des voraces contre les coriaces»

Il y a bientôt vingt ans que Marc Dugain a publié son premier (et superbe) roman, La chambre des officiers, à propos d’une « gueule cassée » de la Grande Guerre. Depuis, il s’est rapproché de notre époque dont il scrute avec talent les dérives. Dans les trois volumes de la Trilogie de l’emprise, il s’attaque à la politique française et aux influences qu’elle subit. On le rappelle : c’est un roman.
Un volume par an, ce fut le rythme de Marc Dugain pour sa Trilogie de l’emprise, ouverte en 2014, prolongée l’année suivante, bouclée l’an dernier avec un volume qui ressort au format de poche, et on n’a pas vu le temps passer de douze en douze mois. Moins, sans doute, que les principaux protagonistes de L’emprise, Quinquennat et Ultime partie : ils ont eu fort à faire pour sortir de nœuds où, souvent, ils s’étaient eux-mêmes placés. Quant au romancier, il a l’habileté de fournir au lecteur distrait, ou à la mémoire courte, voire qui n’aurait pas lu les volumes précédents (quelle erreur !), tous les éléments nécessaires à comprendre la tragédie politique et humaine qui trouve ici sa conclusion. Les piqûres de rappel sont administrées sans douleur, intégrées au cours de la narration au moment où elles sont utiles. C’est du beau travail, les artisans apprécieront le soin qui y a été apporté.
Dans un thriller politique de ce type, on a surtout envie d’être emporté par un récit conduit tambour battant en compagnie de personnages aux caractères marqués. On n’est pas déçu.
Philippe Launay a donc été élu à la présidence avec l’aide discrète mais efficace des Américains qui estiment avoir affermi sur lui leur emprise – d’où le titre, et le principal ressort romanesque de la dernière partie : comment y échapper ? Mais aussi avec la complicité de son ennemi juré, Lubiak, avec qui il a passé un accord : Launay se contentera d’un mandat puis passera la main à son principal adversaire qui, dans l’intervalle, se satisfera du ministère des Finances. Poste idéal pour faire fortune, ce qui intéresse beaucoup plus Lubiak que la politique, celle-ci n’étant qu’un moyen d’accroître ses richesses.
 « C’est le combat des voraces contre les coriaces », dira Terence, journaliste d’investigation qui possède des dossiers très complets sur toutes les affaires de rétrocommissions et de coups fourrés des dernières années, celles du roman. La Ve République est pourrie, ce n’est pas Launay qui dira le contraire. Car celui-ci, sans aucun désir de profits personnels mais goûtant le pouvoir comme une abstraction, possède une colonne vertébrale qui le pousse à trahir les promesses faites à Lubiak. Après tout, il ne sera pas celui qui aura laissé le pourrissement aller jusqu’à une prise de pouvoir par l’extrême-droite, dont le parti est le Mouvement patriote. Car nous sommes dans une fiction…
Les personnages ne peuvent en effet être confondus vraiment avec des politiciens en poste, ni avec de hauts fonctionnaires du genre de Corti, patron de la DGSI (il n’y a pas si longtemps, dans le premier volume, il était question de la DCRI, tout cela évolue parfois très vite). En revanche, les mécanismes du pouvoir et de la finance, ceux des influences diverses exercées par les pays les plus puissants ou stratégiquement importants ressemblent à s’y méprendre aux réalités que nous devinons parfois sous la surface des événements. L’actualité est un iceberg dont les médias fournissent la description de la partie émergée, tentant parfois de montrer ce qui se cache dans la partie immergée. Le romancier, libre d’imaginer, afin de mieux combiner les intentions, les sous-entendus et la réalité, peut nous faire plonger en apnée durable pour détailler ce à quoi nous n’avons pas accès.
C’est là, évidemment, que la chose devient excitante. Un peu trompeuse, aussi. Car la tentation est grande de superposer exactement le roman et le réel, puisque le roman se donne l’apparence d’un décryptage du réel. Le jeu est presque aussi trouble que celui des services secrets, et le piège fonctionne parfaitement. Preuve que le petit monde grouillant au sommet du pouvoir et dans ses environs est vraisemblable. On ne lui en demande pas davantage. On aurait tort de se montrer plus exigeant.

vendredi 17 mars 2017

Derek Walcott, mort d'un Nobel

Je garde une forte impression de ma seule rencontre avec Derek Walcott, Prix Nobel de littérature en 1992. C'était à Saint-Malo, l'année suivante. Et il y avait bien peu de textes traduits en français de cet écrivain venu de Sainte-Lucie, dans les Caraïbes. Le premier d'entre eux, probablement, était paru l'année même du Nobel. Reparlons-en, de la manière dont je l'avais fait alors, pour célébrer l'homme qui vient de disparaître à 87 ans.

Le Royaume du fruit-étoile, traduit par Claire Malroux (1992)

Est-ce de l'incurie? Il est déjà arrivé, en tout cas, que l'édition française attende le prix Nobel de littérature pour traduire un écrivain. On peut tout dire à ce sujet: que l'Académie suédoise chargée de faire un choix prend un malin plaisir à débusquer des auteurs peu traduits; que certains genres littéraires bénéficient de moins de curiosité que d'autres; que personne ne peut tout savoir... Toujours est-il qu'il a fallu compter sur une petite maison d'édition, Circé, pour décider, avant le Nobel, de publier Derek Walcott en français. Que Le Royaume du fruit-étoile soit finalement paru seulement maintenant n'a qu'un rapport lointain avec le prix qui sera remis en décembre. Profitons donc de l'occasion pour rompre une lance en faveur des éditeurs dits «petits» - mais dont les catalogues sont d'une richesse à faire blêmir tout «grand» éditeur digne de ce nom -: ils sont souvent des découvreurs qui prennent des risques en publiant de nouveaux auteurs. Et puis, comme l'édition est un milieu sans davantage de morale que n'importe quel autre secteur économique, un auteur qui devient plus populaire est récupéré par une maison qui dispose de moyens importants. Ce n'est pas que les éditeurs importants ne font pas leur travail, mais il faut reconnaître aux petites structures, souples et dynamiques, une vivacité qui leur permet d'accueillir des signatures inédites en français.
C'était le cas de Derek Walcott, inconnu du public francophone jusqu'à ces derniers jours. Le Royaume du fruit-étoile, pour ne pas donner une idée de l'ensemble de l'oeuvre poétique de Derek Walcott, propose l'intégralité d'un recueil paru en anglais il y a treize ans. On peut discuter du meilleur choix, s'agissant d'un poète à faire découvrir: n'eût-il pas mieux valu proposer une anthologie accompagnée d'une notice présentant l'auteur? Mais c'est là un choix fondamental que personne ne peut remettre en cause. Disons, simplement, que l'anthologie manque encore tandis que nous avons, du moins, un recueil bâti comme Derek Walcott l'a voulu et non comme un anthologiste l'aurait équilibré.
Le Royaume du fruit-étoile n'est cependant pas un livre à sens unique: entre le texte qui donne son titre au recueil et qui plonge au plus profond de l'identité caribéenne, et certains autres poèmes ouverts plus largement sur le monde, l'ouvrage se déploie sur une palette très large qui donne d'ailleurs la dimension d'un poète méritant bien les honneurs.
Un matin la Caraïbe fut découpée / par sept premiers ministres qui achetèrent la mer en coupons - / un millier de milles aigue-marine garnis de dentelle, / un million de mètres de soie citron vert / un mille de violet, des lieues de satin céruléen - / ils la vendirent avec bénéfice aux consortiums.
Et l'on croit entendre le meilleur de Pablo Neruda, autre prix Nobel de littérature qui s'égara parfois dans l'engagement au mépris de la littérature tout en continuant à croire qu'il écrivait de la poésie. À lire ce recueil de Derek Walcott, on n'a pas le sentiment que le même danger le guette: il est trop habité par les odeurs et les bruits, par les personnes et par l'avenir pour être capable de se plier à une quelconque idéologie qui minerait sa poésie de l'intérieur.
Le plus impressionnant dans ce livre, c'est la manière dont Derek Walcott y embrasse, avec le même lyrisme retenu, proche des sensations les plus immédiates, des réalités aussi différentes que celles qu'il situe en Europe ou en Égypte, bien loin par conséquent de Sainte-Lucie, l'île dont il est originaire.
On raconte, à propos de son lieu de naissance, une belle histoire en Suède: la fête de sainte Lucie est l'occasion, là-bas, d'importantes manifestations publiques et il fallait bien que Sainte-Lucie, à condition de donner le jour à un véritable écrivain, reçoive un jour ce Nobel si convoité. L'histoire serait décevante si elle n'avait abouti au couronnement d'un tel tempérament de poète, immédiatement accessible par n'importe quel public, et capable d'embrasser dans le même mouvement des réalités très diverses sans pour autant les réduire à une seule vision. C'est peut-être cela qui impressionne le plus à la lecture: Derek Walcott semble avoir du monde une connaissance intime, quel que soit l'aspect sous lequel il l'aborde. À le lire, on reconnaît même ce qu'on ne connaissait pas. Voici un passeur: écoutons sa voix.

Une rencontre (1993)

Tout prix Nobel de littérature qu'il soit, Derek Walcott s'est montré, à Saint-Malo, un homme tranquille, parfois certes un peu fatigué de toutes les questions, désireux de prendre un peu de repos sans vouloir paraître pour autant récalcitrant à participer aux multiples activités auxquelles il était convié. Mais il avait bien du mal à trouver un coin où les caméras de la télévision ne le poursuivaient pas, accompagnées de projecteurs qui lui faisaient mal aux yeux.
Au fil des rencontres, on a pu mieux faire le tour d'un écrivain dont l'oeuvre est encore bien mal connue en français mais qui est apparue, dès la première publication d'un de ses recueils, comme forte et habitée, de l'intérieur, par une force qui transparaît aussi dans les propos de Derek Walcott.
Il n'a pas choisi d'être cela, mais son prix Nobel le place un peu en situation de porte-parole d'une littérature venue des pays n'appartenant pas aux grandes civilisations telles que nous en concevons l'image, ici en Europe. Il ne refuse pas de s'exprimer à ce sujet: «Il y a une explosion des voix des peuples qui ont été réprimés par différentes formes de pouvoir. Ces oeuvres sont importantes en ce qui concerne l'art littéraire. Je ne pense pas qu'elles sont publiées à cause d'un sentiment de culpabilité qu'on éprouverait par rapport aux peuples qui les produisent, mais à cause de leur qualité - je ne parle pas de moi, évidemment.»
Mais Derek Walcott apparaît surtout comme un homme prudent pour qui il convient de toujours vérifier les raisons de telle ou telle chose, et en particulier celles de l'intérêt porté aujourd'hui à cette littérature: «Nous autres, écrivains des Caraïbes, devons nous méfier de la manière dont on nous perçoit, parce qu'il est difficile de séparer l'exotisme de ce que nous écrivons. Depuis cinquante ans, les meilleurs écrivains de langue anglaise étaient des Irlandais - Beckett, Yeats, Shaw, Joyce,... -, et la Grande-Bretagne a accepté cela comme un développement naturel. Quand il s'agit des Caraïbes, cela apparaît au contraire comme une menace qui risque de dénaturer la langue. Pourquoi? Partout dans le monde, on chante des chansons de Bob Marley dans le dialecte jamaïcain. On pourrait aussi, un jour, lire des poèmes dans ces dialectes.»
Écrivain noir, Derek Walcott est très attentif à ne pas juger une oeuvre sur d'autres critères que ceux de la littérature. Il fait une comparaison entre deux poètes dont il tient la production pour excellente: Saint-John-Perse et Aimé Césaire. Le premier est un Blanc privilégié de la Guadeloupe, le second un Noir de Martinique. Tous deux sont des grands poètes. «La race ne change pas l'appréciation qu'on peut avoir de leur oeuvre», insiste-t-il. Et, a contrario, il raconte cette histoire un peu triste mais bien réelle qui lui est arrivée alors qu'aux Caraïbes, il parlait à de jeunes Noirs de la poésie de Saint-John-Perse, disant tout le bien qu'il en pensait. On lui a répondu: Oui, mais il est blanc!
Derek Walcott enseigne aussi la littérature, l'art d'écrire, aux États-Unis, ce qui est presque une spécialité locale. L'enseignement de l'écriture, en Europe, est en tout cas beaucoup moins répandu. Derek Walcott n'ignore pas comment c'est perçu d'ici: «En Europe, il y a beaucoup de scepticisme devant le fait qu'on puisse enseigner la littérature et la poésie. Le titre donné à ces cours, «creative writing», est un peu stupide: peut-il y avoir une écriture qui ne soit pas créative? Tout artiste peut acquérir de l'expérience technique avec d'autres écrivains, comme un chanteur d'opéra apprend des choses au conservatoire, ou un peintre quand on lui corrige ses premiers dessins. Je ne donne pas de conseils généraux, je prends chaque individu pour lui-même. Je ne sais pas si, en d'autres circonstances que celles où j'ai vécu, j'aurais moi-même suivi ce genre de cours. Mais il m'est arrivé d'aller chercher des conseils auprès d'autres écrivains. Tout le monde, à un certain moment, cherche des conseils.»
Mesuré dans ses propos, toujours attentif à ne pas paraître un maître qui distille son savoir, Derek Walcott est apparu comme un homme toujours en recherche de ce qu'il est beaucoup plus qu'en quête d'une image précise qu'on pourrait se faire de lui. Le personnage est, en tout cas, bien à la hauteur de la récompense qui l'a rendu célèbre chez nous ainsi que de son unique livre disponible en français.

dimanche 12 mars 2017

La route de Madison orpheline

Pour être honnête, j'aurais passé sous silence la mort, à 77 ans, de l'écrivain américain Robert James Waller s'il n'avait écrit Sur la route de Madison. Pour aller jusqu'au bout de cette logique, le fait qu'il a écrit Sur la route de Madison aurait dû être une bonne raison pour le laisser disparaître sans bruit. Mais je pense à vous, qui peut-être avez été émus par le film qu'en a tiré Clint Eastwood.
Avant le film, il y eut donc le roman. Ma lecture, en 1995, quand il a été réédité au format de poche, n'avait pas déclenché chez moi un enthousiasme débordant. Mais j'y avais pressenti un potentiel cinématographique. Me voilà devin...
«Certaines chansons sont portées par l'herbe bleue et la poussière de mille routes de campagne. Automne 89, une fin d'après-midi. Assis à mon bureau, je regarde clignoter le curseur de mon ordinateur quand le téléphone sonne.»
Voilà comment débute un des plus grands succès de la littérature américaine des dernières années. Du moins appelle-t-on cela littérature si on le désire. Du sentimentalisme à pleines louches, de quoi peut-être donner naissance au scénario d'un bon film, mais pour que ce soit un bon livre il y faudrait un talent que Robert James Waller ne montre pas ici.
Si on se contente d'une belle histoire, si on pleure à peu de frais, si on n'a pas besoin d'une écriture qui transcende le réel - cela fait, évidemment, beaucoup de conditions -, alors il n'est pas interdit d'aimer Sur la route de Madison.

vendredi 10 mars 2017

Julia Pierpont, la rupture à vif

En exergue du premier roman de l’Américaine Julia Pierpont, un poème de Galway Kinnell, peu traduit en français mais lauréat des plus importantes récompenses littéraires aux Etats-Unis, fournit non seulement le titre, Parmi les dix milliers de choses, mais aussi une clé de lecture : « l’amour est le salaire de la mort ». Une autre clé, dans le texte, inscrit cette quantité de choses dans le réservoir inépuisable de la vie, où Jack puise les idées de son œuvre de sculpteur. Il faut faire avec ces deux clés, qui n’excluent pas les autres.
Car, s’il raconte une histoire simple, l’ouvrage foisonne de thèmes secondaires qui amplifient et nuancent le propos principal. Celui-ci tient en quelques mots : un couple, Jack et Deb, se défait sous le regard de leurs deux enfants, Simon et Kay, après la révélation de l’infidélité de Jack.
La rupture est le sujet de dizaines de milliers de livres. Comment lui rendre le caractère inédit auquel parvient Julia Pierpont ? En creusant les personnages et leurs contradictions intimes, en proposant la vision de chacun sur ce qui arrive, en rompant avec la chronologie aussi puisqu’un épisode postérieur à tout le reste est révélé avant le milieu du roman. « La fin n’est jamais une surprise. » A qui bon en effet tenter de jouer sur les rebondissements quand ceux-ci ne sont qu’anecdotes sur une ligne du temps irréversible ?
En revanche, les approfondissements de certains instants, fixant l’attention sur ceux-ci dans un tempo plus lent, permettent de donner une épaisseur plus grande aux sentiments des protagonistes.
On retiendra longtemps la visite impromptue de Jack à sa mère et au compagnon de celui-ci, prêcheur de la bonne parole, pour un bref séjour pendant lequel l’incompréhension mutuelle, que Jack espérait vaguement pouvoir lever, devient insoluble. Ou la manière dont Simon, grand adolescent, découvre le plaisir auprès d’une jeune fille, avec une certaine confusion entre amour et désir. Ou encore comment Kay exorcise, sans y comprendre grand-chose, les mots lus sur les messages de son père à sa maîtresse en écrivant des textes érotiques qui choquent autour d’elle. Et tant d’autres scènes puissantes, savourées dans la précision de leur évocation…
L’aventure intime est vécue quatre fois en simultané et perçue de manière différente par chacun. De cette complexité, Julia Pierpont a fait un parcours où les blessures, sous une lumière rasante toujours près de s’éteindre, sont à vif.

samedi 4 mars 2017

La mort de Paula Fox

Décédée à 93 ans, Paula Fox a marqué les lettres américaines davantage sans doute que le pensent la plupart des lecteurs francophones. On s'en persuadera, malheureusement un peu tard pour beaucoup, en revenant sur quelques-uns de ses livres. (Les dates ne sont pas nécessairement celles des premières éditions en français, et les couvertures sont celles des éditions les plus récentes.)

Pauvre Georges ! (2006, traduit par Rémi Lambrecht)
Le dieu des cauchemars (2006, traduit par Marie-Hélène Dumas)
Il y a chez Paula Fox, née en 1923, un art presque effrayant du dialogue tant il est habile. Ses personnages s’offrent pleinement à nous à travers ce qu’ils disent. Et comment ils le disent. Aucun besoin complémentaire d’explication psychologique. Le lecteur est de plain-pied avec George Mecklin ou Helen Bynum dans les deux romans dont il est question ici.
Le premier était, selon toute apparence, inédit en français. [En écrivant cela à l'époque, je faisais erreur.] Il est aussi le premier roman de Paula Fox. Pauvre Georges ! est l’histoire d’un enseignant dépassé par les événements qu’il a lui-même provoqués. En partie au moins. Très vite les choses lui échappent. Et c’est dans cette dérive des conséquences que la romancière se montre la meilleure : tous les fils du récit sont là. Lâches mais tenus d’une main.
Il en va de même dans Le dieu des cauchemars où une jeune femme découvre, avec sa tante, des manières de vivre dont elle ne savait pas qu’elles pouvaient exister. C’est une libération. Et l’entrée dans un univers plein de pièges inconnus. Ici aussi, Paula Fox fait merveille. Les personnages secondaires possèdent un relief inouï.
C’est donc bien une grande romancière, saluée par les plus grands parmi ses pairs, qu’on peut ainsi découvrir ou redécouvrir, sans modération.

Côte Ouest (2007, traduit par Marie-Hélène Dumas)
Toute l’œuvre romanesque de Paula Fox est imprégnée de son passé. Dans La légende d’une servante, qui vient d’être réédité en poche, elle recréait l’atmosphère cubaine de ses souvenirs d’enfance. Côte Ouest, enfin traduit trente-cinq ans après son édition originale, fait d’Annie Gianfala le double de l’auteur dans son époque hollywoodienne.
Les paillettes de la capitale du cinéma ne sont pas absentes du livre, mais Annie ne les voit pas tous les jours. Arrivée à dix-sept ans pour retrouver son premier amour, qu’elle épouse, elle mène une existence très en marge des studios. Son quotidien est d’abord fait de petits boulots éreintants et mal payés. Sa santé n’est pas bonne. La relation avec son mari, non plus.
Au lieu d’une fée qui se penche sur son destin, quelques hommes s’intéressent à elle. Elle est jeune et jolie, un argument qui en vaut bien d’autres. Et l’époque se prête à une formation intellectuelle accélérée. Le Parti communiste américain est constitué de militants et d’intellectuels qui ne sont pas de bois. Les bruits de guerre, venus d’Europe, imposent une nouvelle lecture de l’équilibre du monde. Les scénaristes qui traînent dans les lieux les plus improbables sont parfois d’excellents passeurs de la littérature.
Sur ce terreau hétéroclite, Annie apprend à se construire une personnalité, à séduire, à devenir indispensable. Elle joue de ce qu’elle devient, comme un enfant teste son pouvoir face aux adultes. Procédant par essais et erreurs, elle trace un chemin qui, en cinq ans, lui donne une expérience suffisante pour, ensuite, prendre son envol. Le poids immatériel de ce bagage intellectuel et moral est symbolisé par ce qu’elle possède concrètement : elle voyageait très légèrement quand elle est arrivée, il lui faudra plus d’une valise pour emporter ce qu’elle a accumulé pendant ce temps…
Le personnage d’Annie, qui semble un peu inconsistant au début du roman – il n’est d’ailleurs pas le premier à apparaître –, prend de plus en plus de place dans le récit comme dans l’esprit du lecteur, qui l’accompagne avec un plaisir croissant.
Paula Fox n’est pas la romancière des grandes aventures. Elle ne cherche pas non plus l’effet de surprise. Elle se contente (mais c’est déjà beaucoup) de suivre au plus près son héroïne et de restituer ses émotions. La structure du récit n’est rien d’autre que le fil des années passées sur la Côte Ouest par Annie. La ligne n’est pas droite, elle épouse pourtant exactement des événements qui, sans peser sur l’histoire du monde, font l’histoire d’une femme. Dont Frederick Busch, dans sa préface, fait ce portrait lucide : « Vous recouvrez son corps, levez les yeux vers son visage, et elle regarde au fond de vous, elle vous comprend, et se comprend trop bien elle-même. » C’est exactement ça.

Parure d’emprunt (2008, traduit par Marie-Hélène Dumas)

L’enfance et la jeunesse de Paula Fox auraient pu faire l’objet d’un roman misérabiliste : la petite fille délaissée par ses parents, détestée par sa mère, confiée aux uns, aux autres, nomade en fonction de familles provisoires. Dans ses mémoires, pourtant, l’écrivaine ne s’apitoie pas sur son sort. Elle trouve même d’excellents moments, en particulier auprès d’Oncle Elwood, le pasteur qui s’est occupé d’elle dans les premières années.
Elle retrouvera son père à Hollywood, écrivain alcoolique et absent. Vivra à Cuba, à New York, en Floride, dans le New Hampshire, à Montréal… Peut-être l’errance est-elle propice à la maturation : Paula paraît plus adulte que les autres enfants de son âge. La lecture y est pour quelque chose. Son parcours se fait aussi à travers les romans qu’elle découvre avec passion.
Cette formation désordonnée n’aura pas donné de mauvais résultats. Il y aura l’œuvre littéraire, bien sûr. Ainsi que, au terme de ce volume, deux scènes, belles et inattendues, de réconciliation.

mercredi 1 mars 2017

La fable futuriste de Vincent Message

Vincent Message porte bien son nom : son deuxième roman, Défaite des maîtres et possesseurs, est une fable teintée d’anticipation mais qui parle bien, et fort, de notre monde actuel. Les jurés du Prix Orange du livre, qui l’ont couronné, ne se sont pas contentés d’une lecture superficielle à travers laquelle on suivrait le destin d’une femme et les angoisses de l’homme qui l’aime.
Iris, qui vit avec Malo, a été renversée par une voiture, ses blessures sont graves : un pied en bouillie, une jambe qu’il faudra peut-être amputer et, c’est là qu’on pressent autre chose qu’un roman contemporain « normal », au final, une possible décision d’euthanasie. Car le monde où se déroulent ces événements n’est pas tout à fait le nôtre : il est situé dans un avenir imprécis, où les hommes ne sont guère plus, pour ceux qui les dominent, que des animaux comme les autres, répartis en trois catégories : « ceux qui travaillent pour nous ; ceux qui s’efforcent de nous tenir compagnie ; ceux que nous mangeons. »
Malo Claeys, côté maîtres et possesseurs, appartient au comité d’éthique qui vient d’élaborer un projet de loi contesté : permettre aux hommes de vivre jusqu’à septante ans alors que leur fin est actuellement fixée à soixante. L’idée consiste à leur donner cinq ans pour transmettre ce qu’ils savent à leurs semblables, et cinq ans autres pour profiter des cotisations qu’ils auront versées. Un système qui ne nous paraît pas complètement étranger.
Mais la sensation d’étrangeté croît, en même temps que le malaise, au fur et à mesure que se dévoile le fonctionnement d’une société où l’élevage et l’abattage des hommes sont pratiqués selon des normes souvent bafouées, où le fragile équilibre de la planète, vacillant sous le règne des hommes (« des sacs plastique traînaient le long des trottoirs »), a été plus ou moins rétabli grâce à la fermeté des nouveaux dirigeants.
Où Iris, surtout, sauvée par Malo d’une ferme d’élevage, devenue femme de compagnie, a été saisie d’une envie de liberté illusoire – sauf si sonnait l’heure de la défaite pour les maîtres et possesseurs…
Chaque fois que le roman semble s’éloigner de ce que nous connaissons, un détail ramène à la vie d’aujourd’hui, aux questions que pose l’évolution de l’humanité et aux débats idéologiques qui tentent d’y répondre. En privilégiant, selon des principes souvent opposés, le pragmatisme ou la générosité. Comme dans la réalité, les pragmatiques ont beau jeu de lutter contre les arguments des humanistes aux bons sentiments. Voilà qui donne à réfléchir.