jeudi 31 octobre 2013

Kerouac et Burroughs à quatre mains

Il n’y en avait, depuis quelque temps, au moment de la sortie de ce livre, que pour Jack Kerouac. Le rouleau original de Sur la route, l’adaptation au cinéma, un roman inédit datant de 1942 et pas encore traduit (The sea is my brother). Et en français, un autre roman, écrit en 1945 à quatre mains avec William S. Burroughs, à une époque où aucun des deux n’avait encore publié. Mais ils étaient amis. Allen Ginsberg appartenait au même groupe, avec quelques autres, dont Lucien Carr et David Kammerer. Le 14 août 1944, Lucien tue David. Dans le roman, Philip tue Al. Les personnages d’un fait divers qui fut à l’époque abondamment commenté par la presse et repris ensuite par plusieurs écrivains ne changent à peu près que d’identité. Pour le reste, ils ressemblent beaucoup aux originaux. A tel point qu’il a fallu attendre la mort de Lucien Carr, devenu entretemps un journaliste brillant, pour exhumer le manuscrit. Paru en 2008 aux Etats-Unis, le voici, avec son titre énigmatique : Et leshippopotames ont bouilli vifs dans leur piscine. Dans le livre, la phrase, prononcée avec une « onction réjouie », est attribuée au présentateur d’un journal entendu à la radio. Elle fait partie du décor : New York dans les années quarante, une ville hantée par une bande de jeunes gens désœuvrés mais ambitieux sur le plan culturel. Quand ils ne boivent pas, ne se droguent pas, ne baisent pas, ne se bagarrent pas, ce qui les occupe quand même une bonne partie du temps, ils lisent, vont au cinéma ou discutent en attendant de s’engager, pour quelques-uns d’entre eux, sur un bateau qui partirait vers la France où la guerre se termine.
L’atmosphère générale n’est pas fondamentalement différente de celle qui a fait la réputation de Sur la route. Il s’agit davantage de se chercher que d’affirmer, en prenant quelques risques du côté de la marginalité. Les deux auteurs se cherchent aussi du côté de l’écriture, empruntant un peu au roman noir de leur époque. Et créant entre eux une émulation qui sert leur livre.

mardi 29 octobre 2013

Et si l'académie Goncourt avait raison ?

Ma cousine sait depuis longtemps que Jean-Philippe Toussaint est le véritable favori, malgré tout ce qu'on dit (je m'inclus dans ce "on") à propos de Philippe Lemaitre. Mais ils ne sont pas les seuls candidats encore en lice puisque Karine Tuil et Frédéric verger les accompagneront, en pensée au moins, lors du dernier débat qui précédera, lundi prochain, l'annonce du lauréat (ou de la lauréate) - et le déjeuner en compagnie de celui-ci. Si on me demandait mon avis (ce qu'on se garde bien de faire, rassurez-vous, je partagerais bien le Goncourt 2013 en quatre. Tous ces livres sont pétris de qualités certes différentes mais qui en font de la haute littérature.
Je n'ai pas lu en revanche les cinq titres qui viennent de disparaître de la sélection mais ceux que j'ai lu me semblaient légèrement inférieurs. Et si l'académie Goncourt avait raison, au fond?
Voici donc leur dernière liste:

  • Pierre Lemaitre, Au revoir là-haut (Albin Michel)
  • Jean-Philippe Toussaint, Nue (Minuit)                                    
  • Karine Tuil, L’invention de nos vies (Grasset)
  • Frédéric Verger, Arden (Gallimard)

Rendez-vous le 4 novembre à 12h45...

La dernière sélection du Prix Renaudot

Cette semaine, quelques jurys de grands prix littéraires procèdent aux derniers ajustements de leurs listes restreintes. La dernière sélection du Renaudot a été publiée hier, celle du Goncourt est annoncée pour aujourd'hui. C'est dramatique (pour moi): il reste un joli paquet de romans que je n'ai pas encore lus dans cette liste:

  • Philippe Jaenada, Sulak (Julliard)
  • Pierre Lemaitre, Au revoir là-haut (Albin Michel)
  • Chérif Majdalani, Le dernier seigneur de Marsad (Seuil)
  • Yann Moix, Naissance (Grasset)
  • Etienne de Montety, La Route du salut (Gallimard)
  • Romain Puértolas, L’extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea (Le Dilettante)

Pierre Lemaitre, cité partout comme le favori du Goncourt mais attendons tout à l'heure pour être certain qu'il sera encore en course - probablement) pourrait, comme cela arrive de temps en temps, être le premier choix du Renaudot. Et ce jury préparerait alors un deuxième choix (ce qui ne veut pas dire un moins bon livre) si l'académie Goncourt vote pour son roman aussi lors de la délibération finale.
Il est amusant de voir que le jury du Renaudot est, il s'en est fait une spécialité, le plus fantaisiste dans sa manière de sélectionner - ou pas, un titre qui n'avait jamais été cité remportant parfois la palme. Hier, on a applaudi bien fort au retour de Romain Puértolas, dont je vous avais parlé le jour de la sortie de son premier roman. Retour, oui, car il était présent dans la première sélection, avait été écarté de la deuxième et fait donc une nouvelle apparition dans l'ultime sélection. Intéressant... mais peut-être pas aussi significatif qu'on pourrait le penser. ceci dit, s'il recevait le Renaudot, je serais plutôt heureux: j'aime son livre et, bien que cela ne devrait avoir aucun rapport, l'écrivain est sympa. (Voyez comme on retombe facilement dans les ornières de la facilité qui consiste à déborder du livre pour englober son auteur dans le jugement.)
Le Renaudot, c'est aussi un prix de l'essai. Pierre Jourde vient d'être écarté, c'est dommage (mais il a, c'est vrai, déjà reçu le Prix Jean Giono et c'est peut-être la raison pour laquelle le Renaudot n'en tient plus compte). Restent trois ouvrages:
  • Jean-Paul et Raphaël Enthoven, Dictionnaire amoureux de Proust (Plon)
  • Gabriel Matzneff, Séraphin c'est la fin (La Table ronde)
  • Lydie Salvayre, Sept femmes (Perrin)
Un dictionnaire épatant, un écrivain sulfureux, une grande de chez les grandes... Un choix intéressant, en tout cas.

dimanche 27 octobre 2013

Proustologie

Chère cousine,

Faut-il attendre le 14 novembre pour lire ou relire Du côté de chez Swann, publié à cette date, mais en 1913, dans une édition à compte d'auteur et bourrée de coquilles? Tant de coquilles et d'incorrections que Paul Souday, le feuilletoniste littéraire du Temps, s'en donnera à cœur joie dans l'édition du 10 décembre...
Il n'y a, en réalité, pas de pire moment qu'un anniversaire pour retourner vers les grandes œuvres. Spécialistes et amateurs éclairés se relaient pour fournir, à jet continu, études, analyses, impressions, relectures, que sais-je... Si l'on veut se tenir informé de l'actualité de la librairie, ces livres-là prennent le pas sur les textes et les auteurs dont ils parlent. Et le temps manque - qui ne se retrouvera jamais, celui-là, contrairement au basculement de l'heure d'été à l'heure d'hiver et inversement qui fait perdre et gagner, dans le sens où tu voudras, soixante minutes - pour se couper de la rumeur du monde et retrouver sereinement l'écriture proustienne.
La bibliothèque consacrée à Marcel Proust va donc s'augmenter de quelques volumes - s'en est déjà augmentée depuis la fin du mois d'août, avec le copieux Dictionnaire amoureux de Proust que père et fils Enthoven ont publié à ce moment. Parmi les autres publications, trop nombreuses pour être lues toutes, je retiens le livre de François Bon, Proust est une fiction, dans lequel je me perds avec délices ces jours-ci, trouvant souvent du plaisir aux regards décalés de l'auteur. Et je lirai aussi l'ouvrage de Claude Arnaud qui réussit à célébrer un double anniversaire dans Proust contre Cocteau.
Ce qui fait, à la louche, 1.250 pages - au lieu de 1.250 pages d'À la recherche du temps perdu, pas de quoi épuiser ce majestueux ensemble, mais quand même d'y avancer loin et de ressentir par soi-même, au lieu de le faire par le truchement des commentateurs, ce que représentent les grandes vagues et les petits frémissements de ce texte majuscule, souvent abordé par bribes - et c'est déjà formidable - alors qu'il faudrait s'y plonger totalement, couper Internet et la téléphone, ne plus rien faire d'autre... Mais, bon, tu sais comme moi à quel point ce vœu restera pieux.
Mais toi, toi qui n'es pas, comme moi, liée aux mouvements fébriles de l'édition, pourquoi ne te donnerais-tu pas une semaine ou deux, au moins, de cette liberté-là qui ne ressemble à aucune autre et te laisserait le sentiment d'avoir dirigé ta vie à ta guise pendant cette période?
Te lanceras-tu? Même de loin, je te sens peu convaincue, te disant que le moment viendra, plus tard... Et s'il ne venait jamais? Crois-moi, tu devrais.
Bien sûr, tu n'en feras qu'à ta tête, comme d'habitude. Et tu auras raison.
Je t'embrasse,
ton cousin.


samedi 26 octobre 2013

Michiel Heyns saisit Henry James au travail

Entre 1907 et 1909, pendant que se déroule le roman de Michiel Heyns, Henry James prépare l’édition américaine de ses œuvres complètes qui doit, pense-t-il, lui apporter gloire et fortune. Il sera loin du compte mais peu importe. Dans cette période de travail intense, l’écrivain ne se contente pas de corriger ses livres. Il leur ajoute aussi des préfaces destinées à éclairer le lecteur sur les intentions placées dans tel ou tel texte. Si bien que sa production d’alors est le socle théorique à travers lequel on peut le lire – un socle paradoxalement glissé a posteriori sous la construction…
Pendant ces presque deux années, Frieda Wroth (qui s’appelait en réalité Theodora Bosanquet) est la proche collaboratrice du maître. Elle est La dactylographe de M. James et son point de vue sur les événements sera le nôtre. Le lecteur est placé quelques marches sous le génie, contraint de le considérer de près mais en contre-plongée, ce qui en accroît la grandeur tout en montrant des détails moins glorieux. Frieda ne comprend pas, par exemple, comment cet homme acharné à terminer l’œuvre qu’il dicte se laisse convaincre par son frère William d’assister aux conférences que celui-ci donne à Oxford. Et moins encore comment il accepte d’être envahi par les visites de l’encombrante Edith Wharton – « Elle l’avait vue plusieurs fois, triomphale occupante de Rye – klaxonnant dans sa grande automobile, faisant cliqueter ses bijoux, riant sans modération, traînant Mr James autour du jardin comme un vieux chien qui a besoin d’exercice, donnant ses instructions à Mrs Paddington pour les repas, et même disant à Frieda quelle sorte de ruban acheter pour la Remington ».
Frieda ne se contente pas d’observer avec son œil vif, ni de précéder parfois, en esprit, les mots de Henry James lors de la dictée. Elle vit, aussi, et non sans ambitions. Elle est séduite par un jeune ami de l’écrivain, Morton Fullerton (il deviendra l’amant d’Edith Wharton), qui la manipule pour récupérer, dans les papiers de son employeur, des lettres compromettantes. Elle s’intéresse à la transmission de pensée, très en vogue à l’époque, pour laquelle elle manifeste des dons singuliers, les doigts courant alors d’eux-mêmes sur la machine afin d’établir un dialogue avec la personne absente…
Surtout, Frieda aimerait publier elle aussi des livres. Son imagination lui fournit une abondante matière romanesque, sortie de la plume habile de Michiel Heyns. L’écrivain sud-africain, probablement aidé par des études faites en partie à Cambridge, a parfaitement assimilé le contexte britannique dans lequel vivait Henry James, lui-même venu d’ailleurs puisque, faut-il le rappeler, il était américain. La dactylographe de M. James est un livre d’une grande intelligence à travers lequel se transmet la vibration continue qui anime un artiste au travail, vibration partagée par une dactylographe. Encore ne pense-t-on plus un instant, après avoir lu le roman, à définir Frieda par sa fonction.

jeudi 24 octobre 2013

L'Académie française choisit de plonger avec Christophe Ono-dit-Biot

Premier grand prix littéraire de la saison, le bien nommé Grand Prix du roman de l'Académie française vient de choisir son lauréat 2013: Christophe Ono-dit-Biot, pour Plonger, son cinquième roman.
Christophe Ono-dit-Biot n’est pas allé chercher très loin le modèle de César, le narrateur de Plonger : semblable à lui, son personnage est journaliste culturel dans un magazine d’importance, il connaît tout le monde et tout le monde le connaît, il court les vernissages et les grandes manifestations comme d’autres vont au bistrot du coin – son bistrot du coin, à lui, c’est le Lutetia. Cela pourrait être la partie la plus faible du roman si la pédanterie du journaliste soucieux de tout expliquer, de tout remettre dans son contexte, n’était un des ressorts fondamentaux de sa relation avec Paz, une photographe dont il est tombé amoureux fou.
Que fait un journaliste culturel pour draguer une femme qui expose ? Il oublie tout ce que la déontologie lui interdit et écrit un article destiné à susciter, au minimum, un peu d’intérêt pour sa personne. Il sait si bien qu’il ne devrait pas faire cela qu’il se justifie : « dans le domaine de l’art, on aime toujours pour des motivations privées. Parce que les œuvres, qu’elles soient filmiques ou graphiques, remuent des choses en vous. » Les plages que Paz privilégie comme sujets deviennent sous sa plume « des plages de vie ». Paz est lancée… et furieuse : pourquoi César s’est-il cru autorisé à interpréter une démarche qui, en fait, n’est pas du tout celle-là ? Paz est une femme de caractère, elle préfère l’authenticité à la gloire.
Il doit néanmoins y avoir quelque chose d’authentique chez César puisque Paz l’accepte dans sa vie. Jusqu’à un certain point : contrairement à lui, elle ne veut pas d’enfant – elle en a déjà un, explique-t-elle, puisqu’elle a adopté un… requin – et, surtout, leurs regards sur l’art sont si divergents qu’ils finissent par s’opposer. Paz est de plus en plus fuyante, même leur petit Hector, né à la suite d’un coup pitoyable de César qui, à Venise, a fait disparaître la plaquette de pilules contraceptives, ne parvient pas à la retenir. Venise, sa Biennale, c’est donc le moment de la conception de l’enfant. Et le début de la fin.
César raconte tout cela dans un long récit destiné à son fils, afin qu’il sache un jour comment fut la vie de ses parents, commune et séparée, avec en italiques quelques détails qui seront expurgés du texte, détails qu’Hector n’a pas besoin de connaître.
Au fond, Paz, qu’il faut enfin tenter de comprendre vraiment, puisqu’elle est morte et que César est en route vers une plage lointaine pour reconnaître son corps, est restée une énigme, une sorcière porteuse de secrets non dévoilés. Ils ne seront percés qu’en plongeant, physiquement, dans la proximité des requins que Paz aimait tant. Plonger est, bien sûr, un titre à sens multiples. Et le roman d’une passion déchirante, déchirée, hors normes, hors d’atteinte.

Don DeLillo cherche la convergence

Du côté de Teilhard de Chardin qui a lancé l’idée, mais sans trop y insister, Don DeLillo cherche le Point Oméga dans la convergence entre deux scènes au ralenti. Celle du film Psychose à la projection étalée sur vingt-quatre heures. Et celle du face à face entre un cinéaste et un chercheur retraité spécialiste du concept de la guerre, ou de la guerre comme concept. Un musée et un désert. Une solitude et un dialogue qui tourne souvent à vide. Le roman, bref, résonne comme un conte dont le lecteur doit chercher lui-même le sens. Mais peut-être n’y en a-t-il pas davantage que dans un haïku qui « ne signifie rien au-delà de ce qu’il est. » Alors, on se contente de voir défiler les images, les mots, les gestes, et d’apprendre la patience, dans une attitude contemplative qui est une leçon d’attention et d’abandon à la perception du monde autour de soi.

mercredi 23 octobre 2013

Trois pour le Prix Décembre

On a fait un très grand ménage au sein du jury du Prix décembre, attribué le 5 novembre. La première sélection s'était ouverte à douze titres, neuf d'entre eux ont été écartés de la dernière sélection, annoncée aujourd'hui. Cela s'appelle trier, ou je ne m'y connais pas...
Les échéances approchent, en commençant par, demain, le Grand prix du roman de l'Académie française, qui n'est pas rien. Et l'étau se resserre, en même temps que les maux de tête, pour les possibles lauréats. Au Prix Décembre, où tout est possible, Yann Moix reste sélectionné. Le lirai-je, finalement? je n'ai encore rien décidé (j'espère que le jury non plus). Le très beau roman de Jean-Yves Lacroix, Haute époque, est aussi sur les rangs, comme un roman qui m'intrigue depuis avant même sa parution, La réforme de l'Opéra de Pékin de Maël Renouard - celui-là, c'est certain, je le lirai.
Souvenons-nous de l'an dernier. Joël Dicker, auteur d'un deuxième roman qui pouvait presque passer pour un premier, était cité partout - jusqu'au dernier carré pour le Goncourt. Personne, en 2013, n'a réussi à occuper le terrain de la même manière. Tant mieux. Plus c'est ouvert, plus on lit. Et lire, n'est-ce pas le bonheur? Surtout quand les livres sont bons? Ils le sont cette année, au-delà de toute attente, au-delà surtout des espoirs des pronostiqueurs pour qui rien ne vaut des cotes clairement définies, avec favoris et outsiders.
Ne comptez donc pas sur moi pour établir dès aujourd'hui un palmarès idéal. Mais on en reparlera peut-être dans quelques jours...

mardi 22 octobre 2013

On ne nous dit pas tout, mais de plus en plus tôt

Chère cousine,

Déjà qu'on parle de chaque rentrée littéraire une fois le mois de mai venu, voici maintenant que les choses s'aggravent - ou s'améliorent, diront certains. On a donc appris qu'il y aurait un nouveau Tintin, mais ne me demande pas sous quelle forme, en 2052, pour une sombre (ou limpide, ou liquide, c'est selon) histoire de prolongation de droits d'auteurs qui représentent, il est vrai, une manne bienvenue pour les descendants d'Hergé. Mais ce sera quel jour, en 2052? le 1er avril? C'est un lundi, pas le meilleur moment de la semaine pour les offices en librairie - s'il y a encore des librairies le moment venu. Et Casterman sera-t-il toujours dans le groupe Madrigall (l'anagramme de Gallimard), ou bien celui-ci aura-t-il explosé entre-temps? Ou racheté par un fonds de pension?
Tu me diras, comme je me préparais à te le dire, qu'on s'en fout un peu. En 2052, nous aurons, toi et moi, largement dépassé l'âge des lecteurs auxquels s'adressait, à sa glorieuse époque, Le Journal de Tintin - de 7 à 77 ans. Et, là où nous seront à ce moment, nous aurons bien gagné le droit de ne plus nous occuper des livres nouveaux, passés, présents ou à venir.
L'avenir, d'ailleurs, est une matière si fragile que tous les futurologues se sont cassé la gueule dessus, à moins d'avoir proposé des prédictions assez obscures pour qu'on puisse, après coup, les superposer à ce qui est vraiment arrivé (et encore, si on ne nous a pas menti sur certains pans de l'Histoire). Nostradamus est un joli cas, dans le genre. Et je ne suis pas Nostradamus, malgré quelques pans discrets de mon existence grâce auxquels j'ai pu, plusieurs années durant, me faire passer pour un Nostradamus au petit pied. (Je ne te parle pas de la pointure de mes chaussures, là.)
De toute manière, ma myopie m'empêche de voir clairement de loin, je t'en donne la preuve. En 1988, j'étais allé en Champagne faire un tour sur le tournage d'un téléfilm qui s'intitulait, on ne s'était pas trop cassé la tête pour trouver quelque chose d'original, Champagne Charlie. J'y repensais ces jours-ci en apprenant la mort de Georges Descrières, car je me souvenais de l'avoir rencontré là-bas, et qu'il m'avait parlé bien davantage d'une pièce de Molière qu'il voulait monter avec des prisonniers que du travail qu'il était en train d'accomplir. Dans la distribution, un acteur jeune encore qui traînait là avec l'air de se demander ce qu'il y faisait. Certes, il avait reçu à Venise, l'année précédente, le prix du meilleur acteur au Festival international de Venise pour son rôle dans Maurice, de James Ivory. Mais pas un instant, en le voyant si absent, je n'ai pensé qu'il allait faire la carrière qui serait la sienne - et pas seulement au cinéma, aussi dans la presse à scandales, mais passons. Il s'appelait, il s'appelle toujours, Hugh Grant.
Donc, ne compte pas trop sur moi pour t'expliquer ce que sera devenu le personnage de Tintin en 2052.En revanche, je pourrais te dire un mot, ou même plusieurs, d'un livre qui sort, ou plus exactement ressort, chez Denoël le 9 janvier 2015, Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour?, de Georges Perec. Son deuxième roman, d'allure très libre, publié une première fois il y aura presque 50 ans, et qui commence ainsi:
C’était un mec, il s’appelait Karamanlis, ou quelque chose comme ça: Karawo? Karawasch? Karacouvé? Enfin bref, Karatruc. En tout cas, un nom peu banal, un nom qui vous disait quelque chose, qu’on n’oubliait pas facilement.

Ç’aurait pu être un abstrait arménien de l’École de Paris, un catcheur bulgare, une grosse légume de Macédoine, enfin un type de ces coins-là, un Balkanique, un Yoghourtophage, un Slavophile, un Turc.
Mais, pour l’heure, c’était bel et bien un militaire, deuxième classe dans un régiment du Train, à Vincennes, depuis quatorze mois.
Evidemment, avant d'en arriver à ces premières lignes, il faudra se farcir une préface de Richard Bohringer, puisque Georges Perec, semble-t-il, ne suffit plus à porter un livre sur son seul nom (Maurice Nadeau, l'éditeur original du roman, n'y aurait pas pensé). Et ça, vois-tu, c'est bien un signe de l'époque - la nôtre, pas 2052. Où cela risque d'être encore bien pire, si je devine bien ce que me montre le flou du siècle à venir.
Mais assez de scrongneugneuseries pour aujourd'hui.
Je t'embrasse,

ton cousin

lundi 21 octobre 2013

Quand Salman Rushdie vivait caché sans être heureux

Peu avant le quarantième anniversaire de l’indépendance de l’Inde, en 1987, Salman Rushdie était retourné dans son pays d’origine pour travailler à un film. Dans le Kerala, il avait vu un conteur qui ne respectait pas les règles habituelles du genre, commencer au début de l’histoire et poursuivre jusqu’à la fin. Celui-là faisait tout de travers et le public suivait malgré tout. L’écrivain a retenu la leçon. Joseph Anton, qui raconte les années où Rushdie dut vivre caché parce qu’il avait été condamné à mort par l’ayatollah Khomeiny, s’ouvre le jour où, le 14 février 1989, il apprend qu’une fatwa a été prononcée contre lui. Et où tout bascule. La lumière, en ce beau mardi ensoleillé, est engloutie d’un coup. Les années de formation, pourquoi il s’est, après son père, intéressé à la religion sans être un homme religieux, pourquoi son roman le plus célèbre, Les Versets sataniques, est devenu la source de son malheur, cela viendra le moment venu.
Cette autobiographie est écrite à la troisième personne, parce que Salman Rushdie écrivain regarde vivre un Salman Rushdie personnage – et vivant sous le pseudonyme de Joseph Anton – nous raconte tout ce que nous avions espéré savoir de la manière dont cette douzaine d’années ont été vécues par lui. Elle est aussi une formidable réflexion, par-delà les nombreuses anecdotes, sur la liberté que donne la littérature et les limites de cette liberté.
En constatant que son roman est devenu, aux yeux d’une partie du monde, un blasphème et non plus l’œuvre qu’il avait créée en artiste, Salman Rushdie mesure l’incompréhension dont il a eu à subir les conséquences. S’il a gagné, ce n’est pas seulement parce qu’il est vivant. C’est aussi parce que Joseph Anton est un livre formidable, où l’humour marque des points contre l’intégrisme.

jeudi 17 octobre 2013

Philippe Genion, le gros entretien (en belge)

Il y a trois ans et demi, Philippe Genion avait publié Comment parler le belge et le comprendre (ce qui est moins simple), un dictionnaire savoureux, peut-être surtout pour les Belges qui, comme tout le monde, apprécient qu'on leur tende un miroir pour voir comme ils sont beaux dedans. Dans le miroir, je veux dire, car il s'agit de l'aspect extérieur. Le tour de force de Philippe Genion consistait à montrer que les Belges, grâce à leur langage (si je vois quelqu'un qui se moque, il sort!), sont aussi beaux dedans - non, pas dans le miroir, à l'intérieur d'eux-mêmes, dans leur cœur, dans leur âme, appelez cela comme vous voudrez. Puisque je m'étais régalé, j'avais essayé de partager mon plaisir avec les lecteurs du Soir, avec un article qui se voulait drôle mais l'était infiniment moins que le livre de ce monsieur que je ne connaissais pas.
Il y a quelques semaines, j'ai appris que sortait, le 17 octobre (oui, oui, c'est aujourd'hui), un autre livre de ce drôle de type que je n'avais toujours pas rencontré. Je l'ai lu, j'ai ri tout seul (ce que je pouvais avoir l'air bête, au restaurant!), le journaliste en moi s'est dit qu'il tenait un formidable sujet. Un double sujet, même, puisqu'il y avait le livre, Inventaire des petits plaisirs belges, mais aussi ce bonhomme de qui circulaient sur Facebook des photos qui font peur aux enfants trop bien élevés parce qu'ils ne comprennent pas pourquoi celui-là a le droit de se gondoler tout le temps - et pas eux, qui chialent discrètement pour ne pas se faire remarquer, une question d'éducation, je vous disais. (La peur de la baffe qui risque de tomber, peut-être aussi.)
Comme je manque d'imagination, j'ai propose au même journal de m'occuper de ce cas afin de vérifier s'il relevait de la psychiatrie ou de son exact opposé, le bon goût de bien vivre. J'avais ma petite idée, il est vrai. (Souvenez-vous, j'avais ri tout seul au restaurant.)
L'autre jour, un dimanche, nous avons donc parlé. Et parlé. Et parlé. Déconné un peu aussi, c'est vrai. Avec l'impression que nous nous connaissions bien, nous nous sommes envoyé des flèches verbales tirées à 10.000 kilomètres de distance pendant 1h20. (Philippe Genion a prétendu sur Twitter que cela avait duré 1h19, mais j'ai 1h20 d'enregistrement sur lequel il n'arrête pas de parler. Alors, cette minute? On la rend à Monsieur Cyclopède ou on se la garde?)
Au Soir, on a compris, semble-t-il, l'importance capitale de l'énergumène (à moins que la force de ma conviction l'ait emporté, allez savoir) puisqu'on m'a donné de la place. Samedi dernier, cela donnait (je vous le fais en petit parce qu'en vrai c'était du genre énorme) quelque chose comme ça, à droite, en page 49.
Là, c'était l'entretien et des extraits du livre, avec un petit coucou au directeur de la collection, Philippe Delerm, qui sort aussi un livre aujourd'hui (Les mots que j'aime). Ce n'était pas fini. Plus loin, en page 60 (à gauche), il y avait aussi un portrait
Et pourtant, et pourtant... Il y avait tant à dire qu'il aurait fallu squatter plusieurs pages pour le faire rentrer (et encore, au chausse-pied). Bien sûr, depuis trente ans et quelques mois, je me sens un peu comme chez moi au Soir. Mais je ne suis pas tout seul, il faut laisser de la place aux autres.
Alors, je me suis dit que j'allais faire un cadeau aux lecteurs de ce blog: leur offrir, en exclusivité wallonne, belge, européenne et mondiale, l'intégralité de ce que j'ai retenu de notre conversation et qui pouvait prendre l'allure d'un entretien à peu près cohérent (c'est à dire qu'il y avait beaucoup plus d'oral qui ne serait pas bien passé à l'écrit). On y parle un peu le belge, mais vous savez où vous pouvez trouver un dictionnaire...

L’Inventaire des petits plaisirs belges suit Comment parler le belge, paru il y a trois ans. Comment s’est fait le passage de l’un à l’autre ?

La première fois, c’est l’éditeur qui est venu me chercher. J’avais, sur mon site, quelques définitions pour apprendre à mes copains français à mieux parler… français, pour leur expliquer comment utiliser leur langue de manière plus efficace. Cette page avait circulé un peu partout, les gens s’en envoyaient l’adresse pour rigoler, et elle est tombée entre les mains de Marie Leroy aux Editions Points.
Moi qui avais à peu près tout fait dans ma vie, des disques, des magazines, des vidéos, un peu de télé, un peu de radio, des organisations de ceci, j’espérais écrire un livre un jour. Je savais que j’avais la plume facile, que j’étais capable de faire rire les gens en écrivant, mais je n’avais jamais osé aller vraiment au bout d’un manuscrit alors que j’en avais deux ou trois qui étaient en route – et qui sont d’ailleurs toujours en route. Comme tout a toujours fonctionné très facilement dans ce que j’ai fait, et que les éditeurs passent leur temps à refuser des manuscrits, je n’avais pas envie qu’on me dise non et je reportais ça au lendemain. Et puis, suite à une séance de photos avec Michel Moers, le chanteur de Telex, il m’a dit que je devrais écrire et m’a engueulé parce que j’avais peur d’être refusé. Je me suis mis au travail, en espérant avoir un contrat pour un livre à Fleurus ou, au grand maximum, à Waterloo ou à Bruxelles.
Alors, je reçois un mail de Marie Leroy, qui m’explique être directrice d’édition aux Editions Points et dit être intéressée par un livre qui serait le développement de ma page Internet. C’était le jour de mon anniversaire, et j’ai regardé autour de moi dans le bureau pour voir s’il y avait des caméras. Je me suis dit qu’on me faisait une blague… Mais non. J’envoie un message timide, alors que je suis plutôt du genre : « Salut Paulette ! », en disant que je suis ravi, honoré, qu’elle est certainement plus occupée que moi et qu’elle peut me rappeler à l’heure qui lui convient.
J’ouvre le manuscrit auquel je voulais travailler, Le droit d’être gros, et le téléphone sonne. C’était Marie Leroy. Elle m’explique que le sujet est super, qu’elle aime le ton sur la page, qu’il faudrait qu’on se rencontre, et qu’est-ce que vous faites la semaine prochaine ? Mais, pour moi, aller à Paris, il faut que je trouve un hôtel avec un lit assez solide, que je réserve mes restaurants, c’est toute une aventure… Elle me dit qu’on met généralement un an à préparer un livre mais que, dans ce cas, elle aimerait avoir le texte au mois de décembre parce qu’il y a une possibilité en avril. On était le 8 octobre… Elle me dit : Est-ce que c’est possible ? Et moi : Oui, bien sûr…
Jusque-là, je n’y croyais toujours pas. Et puis, je suis parti à Paris, on s’est rencontré, ça s’est super bien passé – sinon que j’avais 15.000 caractères et qu’il en fallait 200.000. Elle espérait, puisque je ne suis pas connu, que le livre se vendrait à 1.000 ou 1.500 exemplaires la première année, 3.000 si ça marche vraiment bien, et après quatre ou cinq ans, à la fin de l’existence du livre, on devrait arriver à 5.000 exemplaires, ce serait sympathique. Et, à 8.000, ce serait un beau succès. Evidemment, trois mois plus tard, quand on était à 15.000 exemplaires, elle était fort contente…

Le livre s’est-il vendu surtout en France ou en Belgique ?

Au départ, mon livre était vraiment fait pour les Français, pour leur apprendre à parler le belge. Et, en fait, ils étaient très étonnés de constater à quel point ça s’était vendu en Belgique. On est à plus de 35.000 exemplaires, ce qu’on appelle en Belgique un « biesse-seller ». Le livre s’est vendu en France normalement, comme les autres titres de la collection. Mais il s’est vendu monstrueusement en Belgique parce que beaucoup de gens en achetaient plusieurs en disant : on va chaque année dans un camping dans le Sud de la France et les Français n’arrivent pas de m’embêter quand je dis nonante-sept, septante-deux, oui, non, peut-être et des choses comme ça, donc j’en ai racheté douze et ils l’ont tous eu.
Par ailleurs, j’ai eu des témoignages merveilleux, souvent des mamans d’origine belge parties vivre avec un Français et qui me disaient avoir élevé leurs enfants en leur parlant comme elles parlaient, ce qui leur a donné des habitudes de langage qui, pour la partie belge, les conduisaient à être repris à l’école. Elles me disaient toutes un grand merci en me disant que la manière dont elles parlaient avait maintenant une légitimité. Il y en a même dont les enfants sont allés avec le livre à l’école et leur professeur de français a décidé de faire un cours dessus, en disant que le français se parle aussi autrement à d’autres endroits. Je trouvais ça génial !
Après ce succès, la première réaction était de suggérer un deuxième tome. Il y a peut-être trois mille expressions belges et je n’en ai mis que trois cents et quelques dans le livre. Mais, très intelligemment, Marie Leroy m’a dit non : Ca va te cataloguer dans les dictionnaires du belge et ce n’est pas une bonne idée. Tu vas certainement avoir des propositions d’éditeurs belges, et je te conseille de faire un livre en Belgique sur un autre thème.
Comme, entretemps, j’avais fait des chroniques dans les journaux, j’ai trouvé un éditeur non seulement belge mais carolo et on a sorti ensemble La Grosse Chronique, volume 2, parce que je trouvais très drôle de sortir un volume 2 à quelque chose qui n’a pas de volume 1 – c’est comme un groupe qui fait un premier album et qui l’appelle Best of. C’était surtout du coup de gueule, ça a permis aux Editions du Basson de grossir un petit peu, parce que pour eux j’étais une locomotive.
Et on en a fait un deuxième, qui est paru cette année, Humeurs belges, qui regroupe des chroniques dont le ton avait un peu changé puisque j’avais repris la place d’un chroniqueur mythique de La Gazette de Charleroi, qui signait Fantasio. Mon père lisait Fantasio tous les matins, ma grand-tante recopiait Fantasio dans un cahier, et mettre les pieds dans ces chaussures-là représentait quelque chose d’émotionnel, de touchant. Je l’ai fait tous les jours pendant sept mois, jusqu’au moment où il n’y a plus eu d’argent pour me payer. Je l’aurais bien fait presque gratuitement une fois par semaine mais, tous les jours, c’était un vrai travail… La moitié de ces chroniques ont été publiées dans Humeurs belges, avec des inédits que je continue à écrire, puisqu’il y aura un deuxième volume l’an prochain.
Entretemps, on avait discuté avec Points de différents projets pour un deuxième livre dans la collection « Le goût des mots ». On a hésité sur Titres de films français à la con, qui inventait des titres du style « Paul Vincent, les autres sur un train le jour de la pluie, demain appelle-moi », par exemple, avec de faux castings et un faux pitch – il y avait aussi « Le dernier met trop », l’histoire de jeunes qui aiment sodomiser les gens et le dernier le fait un peu trop… Il y avait un autre projet sur des faux proverbes…
Et, à un moment, il y a eu cette idée sur les plaisirs belges, qui leur a plu. Puisqu’il s’agissait à nouveau de la Belgique, mais pas sous la forme d’un dictionnaire, plutôt de raconter toutes ces petites choses qui tiennent au plaisir de vivre à travers la bouffe, la boisson, le folklore, les souvenirs, les émotions. Ce qui était important pour moi, c’était d’essayer de faire ressentir aux gens qui ne le sont pas ce qu’est le plaisir d’être belge et pourquoi on a ce plaisir d’être belge. L’idée du livre a été approuvée il y a à peu près un an, ce qui a laissé le temps de le développer.

Le premier plaisir belge, puisqu’il y a trois chapitres à ce sujet, c’est d’abord et avant tout le Chokotoff ?

Dans le livre précédent, j’avais une entrée sur le baraki qui faisait 22 pages. On m’a dit : non, c’est un dictionnaire, idéalement les définitions devraient faire cinq lignes et pas 22 pages. J’avais donc réduit à trois ou quatre pages.
Ici, ce n’était pas un dictionnaire et je me suis lâché. Quand j’ai envoyé le premier jet, il y avait une dizaine de chapitres dont celui sur le Chokotoff, qui était gigantesque. Je parlais du Chokotoff, du chocolat, de Côte d’Or, de l’accident de Chokotoff et de mon idée de base qui était le petit plaisir de décoller la partie métallique du papier. Je ne crois pas que beaucoup de gens aient parlé à d’autres de cette habitude, mais il me semble que tout le monde va se dire : ah ! oui ! lui aussi, il fait ça !
Marie Leroy aimait bien mais trouvait que c’était trop long. Et, comme je ne pouvais pas le réduire parce que tout était important, au lieu de condenser, j’ai coupé le texte en trois et je les ai dispersés dans le manuscrit. Quand je lui ai envoyé la deuxième version, ni vu ni connu, elle n’a pas remarqué que je l’avais coupé en trois, elle a trouvé très bien d’avoir trois chapitres qui parlent du Chokotoff et elle a complètement oublié le fait qu’il y avait eu un long texte au départ. Non seulement je n’ai pas dû le couper mais j’ai même pu l’allonger !
C’est la même chose pour Roger Laboureur et Luc Varenne qui, au départ, étaient dans un seul chapitre trop long, et que j’ai décliné en plusieurs chapitres, un sur Eddy Merckx et les Diables Rouges, les deux autres sur les commentateurs sportifs, séparément.

Ce qui n’interdit pas un chapitre supplémentaire sur le chocolat…

Oui, il fallait parler du chocolat de manière globale. Quand les gens pensent à la Belgique, ils pensent aux frites, au chocolat et à la bière, donc il fallait un chapitre sur les trois. La bière, ça m’a permis de faire un clin d’œil à notre directeur de collection, Philippe Delerm qui a écrit son célèbre La première gorgée de bière, en écrivant « La deuxième gorgée de bière », que j’estime bien meilleure que la première.

Il y a au moins deux clins d’œil à Philippe Delerm, puisqu’on en parle. Il y a aussi le début du premier chapitre, « Le sucre en poudre sur le t-shirt après la gaufre de Bruxelles », dont le début semble un décalque de la manière Delerm…

Je n’avais pas le texte de Philippe Delerm en face de moi mais le cheminement de la gaufre vers la bouche, au ralenti, je l’avais en tête. Marie Leroy m’a transféré un message de Philippe Delerm, au moment où j’avais envoyé la première version du manuscrit, dans lequel il avait écrit : « Ca me fait pisser de rire. »

Dans l’ensemble des sujets abordés, y en a-t-il un auquel vous n’auriez renoncé pour rien au monde ?

La première idée que j’ai eue, c’était de ne pas citer la gaufre comme un plaisir belge, mais le fait de devoir tapoter sa chemise après pour enlever le sucre en poudre. C’est la mayonnaise qui rejoint la sauce tomate au milieu de l’assiette des boulettes-frites. C’est l’accident de Chokotoff ou le papier métallisé plus que le Chokotoff lui-même.
Après, il y a d’autres idées qui étaient moins importantes, comme les chanteurs belges italiens. Je me disais qu’il fallait parler d’Adamo, mais je ne voulais pas faire un chapitre sur Adamo, et surtout pas faire une liste de tous les Belges connus. Je voulais absolument parler de l’enterrement de Matî l’Ohê qui fait partie de traditions merveilleuses tandis que d’autres sont moins drôles, l’Ommegang, par exemple.
Il y a deux petits chapitres qui me sont personnels, c’est Ouinbledon et le biessathlon moderne, cette fête qu’on organise chez nous depuis trente ans. Je me suis dit : si je parle de certaines traditions qui ont été remises à l’honneur il y a quarante ans, pourquoi je ne pourrais pas parler aussi de Ouinbledon ? C’est une connerie que j’ai inventée mais qui concerne des centaines et des milliers de gens qui sont venus à cet événement, des Parisiens, des Américains, un Québécois de Montréal a gagné le tournoi une année…
Je voulais aussi parler de gens comme Marcel De Keukeleire, le producteur de disques mythiques, ou évidemment de la famille royale. C’est un chapitre qu’il a fallu remanier parce que je l’avais écrit avec Albert comme roi et Philippe est arrivé. Je voulais parler du Grand Jojo, de Toots Thielemans, à l’opposé sur le plan artistique mais tout aussi important. Et ce sont des gens, comme Arno, qui rassemblent les différentes communautés.
La cassonade, les moules, c’était important pour moi. Il y avait des choses qui n’étaient peut-être pas indispensables, comme le carpaccio de Maredsous : ça me correspond et il y a peut-être beaucoup de gens que ça doit toucher.
Je voulais aussi retourner dans le temps avec Bossemans et Coppenolle que les jeunes ne connaissent peut-être pas, il y avait forcément plein de choses liées à la bouffe – les jets de houblon, la goutte du cuberdon – et je voulais un grand hommage à Amélie avec ses chapeaux et son aura jusqu’à l’étranger. Il y a plein de gens qui l’adorent, il y a aussi plein de gens qui la trouvent bizarroïde et complètement folle, et je pense que les deux sont vrais.

Qu’est-ce qui manque dans le livre et qui aurait pu, ou dû, y être ?

J’avais hésité à faire un chapitre sur Brel, que je respecte énormément. J’ai encore des crises de larmes parfois, quand j’entends certains morceaux. La version live d’Amsterdam, si je commence à l’écouter et que je suis concentré, je finis en larmes. Mathilde me déchire d’émotion – j’ai même du mal à en parler. Un de mes plus grands regrets, c’est de ne pas l’avoir vu sur scène. Mais je ne sais pas si j’aurais réussi à mettre ça en mots. J’y ai pensé, mais je crois que je ne suis pas digne, ni que j’aurais réussi… D’ailleurs, lui non plus n’arrivait pas à s’exprimer sur ce qui se passait quand il était sur scène, il en parlait comme si tout était calculé mais il mentait. Je ne peux pas arriver à croire que tout était joué.


mercredi 16 octobre 2013

Le prix Jean Giono à Pierre Jourde

J'ai, au fond, trop peu lu Pierre Jourde. Je l'ai surtout découvert tardivement, alors qu'il publiait depuis dix-sept ans déjà, avec La cantatrice avariée, en 2008. Je suis tombé sous le charme, puisque j'écrivais à propos de ce roman: "Plus que le fil d’un récit qui s’égare souvent sur des chemins de traverse, c’est d’ailleurs la langue qui retient l’attention dans ce roman. On la goûte comme un grand cru aux riches saveurs, qui parlerait à nos sens d’émotions oubliées en mêlant des arômes anciens avec des sonorités nouvelles. Une belle expérience sur un territoire littéraire que Pierre Jourde invente et s’approprie."
Deux ans plus tard, je profitais d'une réédition au format de poche pour apprendre avec lui Le Tibet sans peine. Il m'avait semblé encore meilleur: "Conquérant dérisoire d’un Tibet mythique qui doit beaucoup à Tintin, il se décrit en touriste. Avec les défauts récurrents de celui-ci. Avec aussi des qualités plus rares, grâce auxquelles il partage des paysages grandioses et des émotions authentiques. Petit face à la montagne, l’homme se place à sa hauteur quand il reste modeste."
L'an dernier, Le Maréchal absolu, roman-monstre, a achevé de me convaincre: "Des histoires qui s’emboîtent les unes dans les autres comme des poupées russes, au fil de discours qui tiennent parfois du radotage (et du tour de force stylistique), au fil d’événements sanglants. La torture et la pendaison à un croc de boucher sont des divertissements communs dans un pays dont Pierre Jourde fait le symbole de tous les excès. Avec une écriture qui ne se relâche pas un instant, pas davantage que notre intérêt à suivre les méandres d’une politique aléatoire."
Pierre Jourde est un écrivain qui compte, et avec lequel il faut compter. Je peux donc remercier aujourd'hui le jury du Prix Jean Giono d'avoir précipité ma lecture de La première pierre - le roman était, bien sûr, dans mon programme, mais mon programme est chargé. J'ai donc laissé Philippe Djian de côté (provisoirement) pour affronter une lapidation.
L'affaire, car c'en est une, suit la publication de Pays perdu, en 2003. Quand il revient au village dont il parlait dans ce livre, Pierre Jourde, sa femme et ses trois enfants se trouvent face à une colère de quelques habitants qui dégénère très vite en violence, au bord d'un lynchage qui aurait peut-être eu les pires conséquences si les choses s'étaient un peu moins bien passées. On en peut pas dire qu'elles se sont bien passées, évidemment...
Parlant de lui à la deuxième personne, l'écrivain revient sur l'affrontement qu'une partie de la presse a présenté comme une rébellion de ses personnages contre celui qui s'était emparé d'eux. Contre leur gré. En les dénigrant, les diffamant, pensent-ils - ils citeront comme preuves des citations du livre devant le tribunal, je vois mal ce qu'il y a de répréhensible là-dedans, à moins de considérer, comme le fera un journaliste, que le noir est une couleur négative. Ou de comprendre que Pierre Jourde a parlé d'un "pays de merde" alors qu'il décrivait "le pays de la merde" (celle des vaches, pour l'essentiel) avec une affection certaine pour les souvenirs que ces déjections lui avaient laissé.
Dans La première pierre, il raconte ce qui s'est passé, ou du moins comment il a vécu ce qui s'est passé, les mots, la castagne, la peur, les jets de pierres, la fuite, puis les plaintes réciproques et la justice. Il cherche surtout à comprendre où a pu se nicher le malentendu qui a débouché sur ces événements. Comment la complexité de la littérature, si complexe soit-elle, échoue parfois à faire sentir ce qu'elle s'efforce de restituer. Et pourquoi des réactions aussi violentes. Il est peut-être, probablement, proche de la vérité quand il explique qu'il a livré un secret sans importance pour lui, mais pas pour les autres.
Mais ce langage de la complexité est toujours menacé par la sécheresse, la complaisance, le narcissisme ou le pittoresque, ce pittoresque que tu voulais à tout prix éviter en écrivant le livre. Il a besoin de se replonger dans la source de silence et d’obscurité, où les choses n’ont pas encore pris leurs formes, où l’être n’est pas encore l’être, et tient repliés contre lui le passé et l’avenir, dans la quiétude de ce qui n’est pas. Le secret est ce vide intérieur où le dire trouve son énergie. Le langage littéraire, dans l’idéal, pourrait être celui qui, dans la révélation, préserve l’obscurité du secret. Ramène Eurydice au jour avec toute l’épaisseur de l’obscurité dont il la tire.
Un livre - un livre! - a provoqué des vagues disproportionnées. Un autre livre tente non pas de les apaiser mais d'en fixer l'origine. Dans le travail sur la langue qui fait toute la singularité de l'oeuvre de Pierre Jourde. Il faut le lire plus que je ne l'ai fait jusqu'à présent.

Man Booker Prize, un coup de jeune et une prise de poids

Hier soir était attribué le très attendu Man Booker Prize, principal prix littéraire du Commonwealth - à travers lequel l'Empire britannique survit comme une entité culturelle pleine de diversité puisque les lauréats viennent d'un peu partout. Eleanor Catton, qui l'a reçu cette année, est néo-zélandaise (bien qu'elle soit née au Canada où son père était doctorant). The Luminaries est son deuxième roman - le premier n'avait pas échappé à l'édition française puisqu'il avait été traduit en 2011 sous le titre La répétition (paru en poche au début de cette année) et considéré, à sa sortie, comme une révélation de la rentrée - une révélation qui, malheureusement, m'avait échappé et je ne l'ai pas lu davantage quand il a été réédité en février dernier.
Eleanor Catton est seulement la deuxième Néo-zélandaise à recevoir ce prix, après Keri Hulme en 1985. Elle est surtout, à 28 ans, la plus jeune lauréate (le plus jeune lauréat, même, tous sexes confondus) de l'histoire du prix et son roman, qui arbore fièrement 848 pages, est aussi le plus épais de tous ceux qui ont été couronnés jusqu'à présent.
Elle est habituée aux prix littéraires: elle a commencé dès 2007 en remportant un concours de nouvelles organisé par le Sunday Star-Times, son premier roman a été couvert de récompenses diverses et le deuxième, The Luminaries, vient donc de recevoir le prix littéraire le plus important du Commonwealth.
Il commence ainsi:
The twelve men congregated in the smoking room of the Crown Hotel gave the impression of a party accidentally met. From the variety of their comportment and dress—frock coats, tailcoats, Norfolk jackets with buttons of horn, yellow moleskin, cambric, and twill—they might have been twelve strangers on a railway car, each bound for a separate quarter of a city that possessed fog and tides enough to divide them; indeed, the studied isolation of each man as he pored over his paper, or leaned forward to tap his ashes into the grate, or placed the splay of his hand upon the baize to take his shot at billiards, conspired to form the very type of bodily silence that occurs, late in the evening, on a public railway—deadened here not by the slur and clunk of the coaches, but by the fat clatter of the rain.
Ils sont douze, comme les signes du Zodiaque, ce n'est pas par hasard: une carte zodiacale précède d'ailleurs la première partie. Une autre apparaît au début de chacune des autres parties. Il y a, vous l'auriez deviné sans que je vous le dise, douze parties dans ce roman chargé de symboles qui va en s'accélérant à travers des parties de plus en plus courtes, pour un récit qui se situe en Nouvelle-Zélande pendant la ruée vers l'or, en 1866.
Prometteur. Il est certain qu'à la sortie de la traduction française, je me jetterai sur ce roman.

mardi 15 octobre 2013

En Grèce, tout fout le camp

Le polar est un guide excitant pour visiter les marges de la société. Les finances grecques, par exemple, que Petros Markaris aborde de front et avec violence dans Liquidations à la grecque. Le romancier ajoute du désordre au désordre pour plonger le pays et son système bancaire dans un chaos qu’on pourrait comparer seulement aux embouteillages d’Athènes – dont le commissaire Charitos se plaint presque autant que ses compatriotes de leurs salaires et pensions rabotés.
C’est d’abord l’ancien gouverneur de la Banque centrale que son jardinier retrouve décapité chez lui avec, épinglée sur le corps, une feuille de papier marquée d’une grande lettre D.  Ses anciens collaborateurs le haïssaient. La piste terroriste est envisagée mais le commissaire n’y croit pas. Puis c’est le directeur général de la First British Bank, un Anglais, de quoi compliquer l’enquête en raison des implications internationales. Suivi par le directeur hollandais d’une agence de notation qui n’avait pas été tendre pour le pays lors d’une intervention télévisée. Les meurtres par décapitation, tous marqués d’un D, se produisent au moment où une campagne d’affichage invite les débiteurs des banques à ne pas rembourser celles-ci. Tout semble indiquer une action concertée contre les assises d’une l’économie nationale déjà bien mal en point.

Il va de soi que les motivations du meurtrier se révéleront bien différentes, puisque l’effet de surprise reste un ressort fondamental du genre policier et ajoute au plaisir de la lecture. Peu importe : le romancier nous a baladés dans les coulisses des banques, façade luxueuse et arrière-cour pleine de gravats… Michel Volkovitch, le traducteur, fin connaisseur de la Grèce, explique en postface pourquoi Petros Markaris en est une voix importante : « Les Grecs se sont retrouvés dans ces fictions si proches d’un réel brûlant, où l’auteur, avec la même obstination que son héros, montre l’éternelle corruption des puissants et les souffrances de leurs victimes. »

lundi 14 octobre 2013

Paroles et musique de Jean Rouaud

Jean Rouaud a entrepris de raconter La vie poétique. Sa vie, en somme, dont le premier volet s’intitulait Comment gagner sa vie honnêtement. Pour suivre, Une façon de chanter prolonge une autobiographie éclatée dont les thèmes courent au fil de souvenirs parfois réinventés.
Puisque l’écrivain fournit une clé de lecture dans le titre, suivons-le sur le chemin musical qu’il emprunte souvent. Longtemps, dans sa province rigide où la nouveauté, observée avec une méfiance paysanne, arrivait avec retard, il a dû se contenter d’une bande son « rudimentaire : le clocher de l’église, sonnant tous les quarts d’heure, et dont le carillon variant selon les événements faisant office de télégraphe […], le cling cling sonore du marteau du maréchal-ferrant aplatissant sur l’enclume un fer à cheval rougeoyant »… Avec, pour seules chansons, celles d’une autre génération. « Et pendant ce temps Elvis Presley se déhanchait sur Jailhouse Rock. »
Puis vint la guitare, instrument de la modernité rattrapée, quand il fallait faire un choix entre les Beatles et les Rolling Stones, avec quelques vagues accords plaqués sur des paroles qui feraient de lui un chanteur à la mode. Puisqu’il suffisait de quelques mots fredonnés au moment adéquat pour éprouver « un sentiment d’allégresse ». Des airs composés, il n’a rien retenu, ni des paroles d’ailleurs. Il ne connaissait pas l’écriture musicale et n’acceptera de le reconnaître comme une lacune que beaucoup plus tard, quand il prendra des leçons de piano.
S’il n’est pas devenu interprète, la musique a pourtant continué de l’émouvoir, capable de déclencher chez lui une émotion traduite par des torrents de larmes. Mais pas Brassens, « poète en second », chez qui il voit « un amalgame douteux, quand il s’avisa de renvoyer dos à dos résistants et collaborateurs. » Car Jean Rouaud, au détour de la poésie qui imbibe chacun de ses livres, est capable de flinguer. Céline, par exemple, dont toute l’œuvre est pour lui d’un seul bloc. Ou Jean Cocteau, à travers ses « mots sentencieux et idiots, qui derrière leur prétention au sens caché ne veulent rien dire d’autre que la fatuité de leur auteur. »
Sur tout cela, Rouaud dessine des lignes de pluie, le « blason » qui inaugurait en dix pages son premier roman, Les champs d’honneur. La pluie si présente dans l’Ouest de son enfance, mais qu’il espérait surtout voir tomber à Paris, condition pour que la seule chaîne de télévision captée chez lui programme un film l’après-midi.

samedi 12 octobre 2013

Au deuxième tour des prix littéraires

On va prendre les mêmes qu'après les premières sélections, quand Pierre Lemaitre, en tête, précédait Nelly Alard, Yann Moix, Frédéric Verger et Philippe Vasset au nombre de citations dans les choix affichés par neuf jurys de prix littéraires. Mais je me limiterai à ceux qui ont donné déjà leur deuxième sélection, sans tenir compte par conséquent des Prix Interallié, de Flore et Wepler-Fondation La Poste. Restent six, pour un paysagé forcément rétréci (et si vous voulez tout savoir de l'évolution sur le terrain, c'est par ici).
Le paysage n'est pas seulement rétréci, il est aussi profondément modifié.
Certes, Au revoir là-haut, de Pierre Lemaitre, reste le roman le plus souvent cité par les six jurys les plus studieux - trois fois (Goncourt, Renaudot et Femina). Mais deux autres l'ont rejoint et sont tout aussi présents: Arden, de Frédéric Verger (Goncourt, Renaudot et Médicis) et Le dernier seigneur de Marsad, de Charif Majdalani (Renaudot, Femina et Médicis). Je n'ai pas encore lu le roman de Charif Majdalani mais j'ai dû en lire trois de ceux qu'il avait publiés auparavant et cela plaide franchement en sa faveur. Quant aux ouvrages de Pierre Lemaitre et de Frédéric Verger, ils sont tous deux remarquables, pour des raisons diverses car ces écrivains pratiquent des registres très différents.
Ils sont sept à être nommés deux fois: Christophe Ono-dit-Biot, Boris Razon (l'autre primo-romancier en vedette dans la rentrée, avec Frédéric Verger, mais un niveau en dessous, je trouve), Laurent Seksik, Jean-Philippe Toussaint, Véronique Ovaldé, Céline Minard et Philippe Vasset. Trois d'entre eux (Seksik, Minard et Vasset) ne sont pas encore dans la pile de livres que j'ai lus, mais cela devrait s'arranger prochainement.
Enfin, et dans le but (louable) d'être complet, je signale pour mémoire que vingt-deux romans apparaissent une fois dans les deuxièmes sélections des six prix retenus pour ces statistiques.
Voilà l'état des lieux. L'Académie française ouvrira le bal le 24 octobre avec son Grand Prix du roman pour lequel Capucine Motte (avec un livre sorti en avril), Christophe Ono-dit-Biot et Thomas B. Reverdy restent en lice. Puis, la semaine du 4 novembre, ce sera la fête tous les jours. Pour certain(e)s, du moins...

vendredi 11 octobre 2013

Douglas Kennedy visite les places financières

Avant de devenir le romancier à succès que l’on sait, Douglas Kennedy avait aiguisé son écriture sur des sujets de journaliste. Trois fois pour un reportage étendu aux dimensions d’un livre. L’Egypte (Au-delà des pyramides) et les fondamentalistes chrétiens du Sud des Etats-Unis (Au pays de Dieu) correspondaient à des lieux clairement circonscrits. C’est plus compliqué pour l’argent et Combien? Même au début des années 1990 – car les trois premiers livres de Douglas Kennedy ont attendu longtemps avant d’être traduits –, les flux financiers traversaient déjà les frontières avec une grande facilité. Tout en suscitant, d’une région du monde à une autre, des perceptions très diverses.
Voici donc l’écrivain en route pour un long voyage aux étapes parfois surprenantes. Les Etats-Unis, bien sûr, mais aussi Casablanca, Sidney, Singapour, Budapest ou Londres. Le but ? Aller là où les choses se passent, et comprendre comment elles se passent. Douglas Kennedy n’est pas un économiste. Il utilise donc les outils dont il dispose : l’observation, bien sûr, et davantage encore la conversation. Comme dans ses deux autres reportages, celui-ci est une galerie de personnages derrière lesquels on pressent le potentiel du romancier à venir – facile à dire après coup, bien entendu…
Suivons-le dans à la Bourse de Casablanca. La salle dégage un parfum des années 1940 et il n’y a personne. Quand il finit par trouver quelqu’un, il apprend que les séances durent une demi-heure. Il revient pour constater que les échanges concernent une trentaine de valeurs toutes contrôlées par l’Etat. « Nous ne sommes pas à Wall Street, mon ami ! », lui a-t-on dit. En effet, il n’y a pas de comparaison entre la corbeille américaine et son équivalent marocain. Finalement, c’est plutôt dans le souk que l’écrivain retrouve quelque chose d’une Bourse à l’occidentale, malgré tout ce appartient à l’exotisme de l’endroit. Vient alors sous sa plume un parallèle dont l’audace doit probablement beaucoup à sa méconnaissance des mécanismes financiers, mais qui n’en est pas moins éclairant : « Finalement, qu’est-ce qu’une place boursière, sinon un souk dont les marchandises sont virtuelles et où des intermédiaires se chargent de marchandage pour les deux parties ? »
Dans ce livre-ci comme dans les deux précédents, Douglas Kennedy séduit parce qu’il raconte des histoires sur un ton familier, malgré la complexité du sujet dont il s’empare. Une vingtaine d’années plus tard, le monde de la finance a probablement changé. On s’en moque : une telle photographie planétaire garde tout son intérêt. Si, aujourd’hui, l’écrivain américain avait poursuivi sur cette voie au lieu de passer à la fiction, il se serait penché sur les questions de mondialisation à travers le coton, l’eau ou le papier. Et il s’appellerait Erik Orsenna.

jeudi 10 octobre 2013

Alice Munro, Prix Nobel de Littérature

Jamais la nouvelle, genre pourtant universel, n’avait été couronnée en tant que telle par le Prix Nobel de Littérature. C’est chose faite cette année pour l’une des favorites des agences de paris, la Canadienne Alice Munro, née en 1931, « maître de la nouvelle », une quinzaine de livres à son actif.
Son premier recueil, La danse des ombres heureuses, est un bon exemple de son talent singulier. Elle est la miniaturiste de moments oubliés dont elle rafraîchit les couleurs pour les projeter dans le présent.
Dans Le matériau, il est question d’un écrivain, histoire de liquider la question d’un sujet rebattu et, ici, détourné avec une sourde violence. L’écrivain, Hugo (pas Victor, non), ne raconte pas sa vie. Son ex-épouse prend le récit en charge, longtemps après leur séparation, parce que son mari actuel est tombé, dans une librairie, sur un ouvrage contenant une nouvelle d’Hugo. Comme ils vivent avec Clea, la fille de celui-ci (l’histoire conjugale d’Hugo est assez tourmentée, il a par ailleurs six autres enfants), cela paraît une bonne idée d’acheter le livre à l’intention de Clea. Qui ne lira pas ces pages, peu importe. En revanche, l’ex-épouse a une bouffée de souvenirs, plutôt de mauvais souvenirs malgré de bons moments passés ensemble. Elle se rappelle où ils logeaient, comment Hugo trouvait bons tous les prétextes pour être empêché d’écrire. Au fond d’elle-même, elle pensait qu’il n’avait pas l’étoffe d’un écrivain. Un jour, c’était une pompe qui faisait du bruit dans la cave, indispensable à la préserver des inondations. Dotty, la fille de la propriétaire, qui vivait au sous-sol, fut quand même inondée quand Hugo, excédé par le bruit, arrêta la pompe un soir. Dotty était un sacré personnage, attachante malgré le surnom que lui avait donné le couple : la catin-en-résidence. Et voilà Dotty dans la nouvelle d’Hugo, extraite de la vie, mise en lumière, suspendue dans la merveilleuse gelée transparente que Hugo a appris à confectionner tout au long de son existence. C’est de la magie, on ne peut le nier.
Cette magie-là, Alice Munro la renouvelle dans chaque récit, avec des moments d’une rare limpidité qui mériteraient d’être enfilés comme les perles d’un collier miraculeux, qu’on se garderait sous la main pour les difficultés de la vie. On y lirait cette longue phrase, dans un seul souffle : « Comme les enfants dans les contes de fées qui ont vu leurs parents conclure des pactes avec des inconnus terrifiants, qui ont découvert que nos craintes ne sont fondées sur rien d’autre que la vérité, mais qui reviennent indemnes, rescapés miraculeusement, prennent leurs couteaux et leurs fourchettes avec humilité et bonnes manières, prêts à vivre heureux pour toujours, comme eux, abasourdie, forte de la puissance des secrets détenus, je n’ai pas soufflé mot. Et d’un coup on se sentirait mieux. »
Bien sûr, on y perdrait une des qualités majeures du recueil, où il faut arriver à cela dans la suite des images et des sensations, chaque fois nouvelles.
On y perdrait aussi, avec moins de regrets peut-être, la face plus sombre d’un livre où tout n’est pas éclairé de la même manière. Car seul le contraste permet de mettre en valeur les instants privilégiés. Et saurions-nous que nous sommes heureux si nous n’avions connu le malheur ?
Ainsi, la nouvelle qui donne son titre au recueil est la description d’une fête particulièrement déprimante. Miss Marsalles donne des leçons de piano depuis des temps immémoriaux, maintenant aux filles de celles qu’elle a déjà eues pour élèves autrefois. Et, en juin, le récital des élèves, dans une maison qui sent la décrépitude d’une vie, est une épreuve pour tout le monde. L’atmosphère s’alourdit encore quand, alors que la narratrice, la plus âgée des filles présentes, joue un morceau, arrivent dans son dos huit ou dix enfants handicapés, pour faire nombre en désespoir de cause dans un cours passé de mode. Bref, la journée est catastrophique, les sandwichs sont racornis, le punch éventé. Pourtant, tout cela trouve peut-être son sens grâce à la dernière pièce jouée au piano. Elle s’appelle, elle aussi, « La danse des ombres heureuses ». Et tout à coup l’air est plus respirable à tel point que la fille et sa mère, après leur départ, se demandent : « Comment se fait-il que nous soyons incapables de dire comme nous l’avions prévu : Pauvre Miss Marsalles ? »
Le bonheur se nichait, dans cette maison comme dans le recueil d’Alice Munro, aux endroits les plus improbables.