Chère cousine,
Tu me demandes de partager avec toi les petits secrets de la vie littéraire. C'est me faire crédit d'une connaissance que je ne possède pas, en tout cas pas autant que tu l'imagines. Il arrive que je me laisse abuser par de simples rumeurs et je te conseille de ne pas prendre pour argent comptant ce que je pourrais t'écrire. C'est parfois si gros que je me demande comment certaines informations sont nées, ont grandi et pourquoi, en passant par moi, elles doivent arriver jusqu'à ta lointaine province. Je t'envie parfois de n'avoir que les livres pour compagnons, et de ne pas t'encombrer du bruit assourdissant qui gâche le plaisir de la lecture.
Mais, puisque tu le veux, je cède à ton caprice avec l'espoir que tu me diras, dans peu de temps: assez! assez!
Voici donc ce que j'entends murmurer et que je te rapporte avec une scrupuleuse précision.
Oublie la liste que tu as probablement vue dans les gazettes, puisque cela t'intéresse, et qui reprenait les quinze titres retenus pour le prix Goncourt. La présence de quatorze d'entre eux n'est là que pour respecter les formes. Le premier déjeuner de la saison - déjeuner de travail, disent-ils! - était à peine commencé que les académiciens, avec un bel ensemble, s'étaient mis d'accord sur le lauréat de cette année. Il a fallu, en revanche, de longs débats pour compléter la sélection et la rendre digne de l'événement. Où irions-nous en effet si les chroniqueurs n'avaient plus la possibilité de pronostiquer les chances des uns et des autres ou de remplir leurs tableaux statistiques pour mettre en évidence le poids des différentes maisons: deux romans publiés au Seuil, chez Gallimard, chez Albin Michel et chez Flammarion, trois chez Grasset, restent quatre à raison d'un seul pour Verdier, P.O.L., Stock et Minuit.
De la poudre aux yeux, te dis-je.
Car Jean-Philippe Toussaint est assuré de l'emporter aisément - as-tu remarqué, d'ailleurs, que la délibération finale était devenue très brève ces dernières années? et cela ne t'a-t-il pas mis la puce à l'oreille?
Je sais que tu as rencontré l'auteur de Nue dans la librairie de sa mère. Si tu as gardé quelque contact avec lui, évite de lui en parler: il ne doit rien savoir avant le 4 novembre. En revanche, tu peux dire à qui veut bien l'entendre qu'il s'agit d'un des très bons romans de la rentrée, parce que c'est la vérité. Ce garçon (pardonne-moi l'expression, mon âge vénérable l'autorise) a un talent fou pour nous faire croire à ses fariboles et je regrette de devoir abandonner Marie puisqu'il a annoncé que ce quatrième volume était le dernier qu'il lui consacrait. Elle me plaisait, l'inventive chipie et sa manière de dynamiter malgré elle les romans de Toussaint. Elle lui a offert de grandes scènes plus aisées à écrire qu'à filmer. Encore qu'il faut bien du talent pour les écrire et y faire croire.
Précisément, il est une de ses scènes dont tout le monde parle et qui a donné des idées à l'académie Goncourt. C'est, si tu veux, une condition au couronnement de Nue. Il faudra que l'auteur se présente après la proclamation du résultat, l'air réjoui - jusque-là, ça va, c'est la norme - mais en costume de miel! La pauvre Irène Lindon en est à chercher dans le roman les techniques mises au point par Marie pour la robe du défilé. Puisque Marie, par nature, est un personnage imaginaire, tu vois d'ici quelles difficultés il y a à transposer dans la réalité cette haute couture fantaisiste.
En fait, personne n'a voulu m'avouer qui avait pris cette brillante initiative au cours du déjeuner des Goncourt. Je crois que celle ou celui qui l'a lancée aurait voulu la reprendre immédiatement, mais elle était déjà adoptée à l'unanimité. C'est qu'il faut faire du prix Goncourt un événement dont on parle hors des cercles littéraires et rien de mieux qu'un spectacle sortant de l'ordinaire pour faire du bruit...
Bien entendu, garde cela pour toi, il vaudrait mieux que le projet ne s'ébruite pas.
Je t'embrasse,
ton cousin.
Tiens! voilà une note de blog qui circule, repérée par Francetvinfo (http://www.francetvinfo.fr/live/message/522/c90/c9a/399/163/a60/017/444.html) et prolongée par le site du JDD (http://www.lejdd.fr/Societe/Depeches/Le-prix-Goncourt-joue-d-avance-627986)
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