dimanche 29 mars 2015

Le fakir de Romain Puértolas repart en voyage

Ce fut la grande (et belle) surprise de la rentrée littéraire 2013 : un auteur inconnu, Romain Puértolas, publiait un premier roman au titre kilométrique : L’extraordinaire voyage du fakir qui était restécoincé dans une armoire Ikea. Succès immédiat, traductions dans le monde entier et, alors que son deuxième roman vient de paraître, réédition au Livre de poche.
Voici donc l’occasion rêvée pour revenir sur un roman initial qui sera, on peut en être assuré, suivi de beaucoup d’autres. Et déjà de La petite fille qui avait avalé un nuage grand comme la tour Eiffel, pour confirmer le goût qui porte Romain Puértolas vers des histoires a priori invraisemblables, nourries autant de poésie presque naïve que de réflexions sur notre monde, la société, ses maux, etc. Dialogue, mené en août 2013, quelques jours avant la parution du roman, avec un homme à l’imaginaire foisonnant…
Les premiers romans sont souvent autobiographiques. Pas le vôtre ?
J’aurais bien aimé. J’ai vécu une aventure avec Ajatashatru, mais pas dans une armoire. Si le livre était autobiographique, je pense que je serais quelque part entre l’embouchure du Nil et Israël, dans le coffre d’une voiture ou enfermé dans une soute de bateau, mais ce n’est pas le cas : je vis à Paris.
Avez-vous eu la tentation d’écrire quelque chose de plus proche de vous ?
En fait, c’est le premier livre publié mais j’ai écrit beaucoup de choses avant. Il y a toujours un peu de moi dans ce que j’écris mais dans des situations et des histoires assez rocambolesques. J’aime beaucoup la surprise qui, dans une aventure, survient en une seconde, dans notre vie à nous, bien ancrée, avec nos portables et tout ça. J’aime bien qu’une personne se trouve d’un seul coup propulsée dans une autre dimension.
Dans son cas, dans de multiples dimensions…
Oui, mais toujours en restant proche de la réalité. En fait, si vous regardez l’histoire du fakir, ce n’est pas de la science-fiction, en soi. C’est très rocambolesque mais ça pourrait exister. D’ailleurs, j’ai appris il n’y a pas très longtemps que Ikea, en 2009, avait sorti un modèle de lit à clous. J’étais cloué, parce que j’avais imaginé ça dans ma folie et ma folie était au-dessous de la réalité.
Ajatashatru est un fakir qui mystifie les gens. Comme un romancier ?
Effectivement, mystifier quelqu’un c’est le tromper en abusant de sa crédulité. C’est ce que fait Ajatashatru au début du livre, c’est un arnaqueur professionnel qui utilise des trucs en faisant croire à ses pouvoirs surnaturels. Et le roman, c’est exactement comme dans la magie : vous avez une espèce de contrat tacite entre le magicien et le spectateur qui fait que celui-ci va se laisser faire pour que le magicien ou l’écrivain l’emmène dans son imaginaire, dans l’impossible. Pour moi, le rôle de l’écrivain est de sortir le lecteur de son quotidien. Vous avez des écrivains qui veulent rester dans la réalité, moi je suis partisan de faire voyager le lecteur.
En fait, vous parlez aussi de choses réelles, vous parlez d’immigration, de sans-papiers, d’inégalités, etc. A ces moments-là, le sérieux passe un peu avant l’humour…
Dans ce roman, les situations sont humoristiques, le style fait référence à des choses de la vie moderne, actuelle, qui sont assez marrantes, ce ne sont pas des références très culturelles. Et j’aime contrebalancer ça avec des choses plus graves, plus tristes, comme la vie en fait. La vie est faite de joies et de pleurs. Il y a donc à la fois de l’humour et du drame, sinon cela aurait été un livre de blagues et ce n’était pas le but recherché.
Les manuscrits précédents dont vous parliez, aviez-vous essayé de les faire publier ?
Oui, j’avais envoyé des manuscrits. Mais celui-ci, je ne l’ai envoyé qu’à une seule maison d’édition, au Dilettante.
Et donc pas aux Editions du Grabuge ?
Les Editions du Grabuge, je les ai inventées et je pourrais peut-être les concrétiser dans l’avenir en les créant…
L’avez-vous fait passer par une célèbre actrice ?
Pas par une actrice, par une factrice ! J’ai envoyé le manuscrit par la poste, tout simplement. Je n’ai pas la chance de connaître Sophie Marceau ou Sophie Morceaux, qui a un beau rôle dans le livre. J’espère qu’elle sera contente. On lui a envoyé un roman, bien sûr, mais je n’ai pas eu d’échos pour l’instant.
Il faut espérer qu’elle ne va pas vous faire un procès.
J’espère, oui. Ce serait dommage…
Entre l’envoi du manuscrit au Dilettante et la publication, comment les choses se sont-elles passées ?
En fait, je l’ai envoyé en septembre de l’année dernière. J’ai reçu, à peu près un mois après, une lettre de l’éditeur, Dominique Gaultier, expliquant que mon manuscrit sortait du lot et qu’il voulait me rencontrer. On a pris rendez-vous, on s’est vu, il m’a dit qu’il avait aimé le manuscrit, qu’il y avait deux ou trois petites choses à approfondir, notamment le côté migrants. Au départ, je n’avais pas trop insisté dessus. Il faut savoir que je travaille à la police des frontières et je pensais que ce n’était pas trop intéressant. Il m’a dit que si et j’ai un peu approfondi cet aspect-là, celui du clandestin. Je lui ai donné ma dernière mouture deux semaines après, il a dit que c’était bon…

samedi 28 mars 2015

Tomas Tranströmer, la mort d'un poète

Un poète, le premier à recevoir le Prix Nobel de littérature depuis Wislawa Szymborska, quatorze ans plus tôt. Et un Suédois, ce qui n’était pas arrivé depuis le partage de 1974 entre Eyvind Johnson et Harry Martinson. Tomas Tranströmer, né en 1931 à Stockholm, et dont on vient d'apprendre la mort, fut donc le lauréat 2011 du prix Nobel de littérature car, selon les termes du communiqué officiel, « par des images denses, limpides, il nous donne un nouvel accès au réel. »
Son œuvre, traduite dans le monde entier, est une de celles qui inspirent les autres poètes. Joseph Brodsky, autre lauréat du Nobel, a reconnu avoir « volé plus d’une métaphore » à Tomas Tranströmer. Les lecteurs francophones, ce n’est pas toujours le cas, ont accès à ses ouvrages, grâce à Jacques Outin qui l’a traduit et fait connaître. D’abord par une anthologie puis par des œuvres complètes. Les deux livres, publiés en 1989 au Castor Astral et en 2004 dans la collection de poche Poésie/Gallimard, portent le même titre : Baltiques.
Dans un recueil de proses poétiques à forte connotation autobiographique, Les souvenirs m’observent (Castor Astral, 2004), Tranströmer aide à comprendre sa démarche : « Ma vie. Quand je pense à ces mots, je vois devant moi un rayon de lumière. Et, à y regarder de plus près, je remarque que cette lumière a la forme d’une comète et que celle-ci est pourvue d’une tête et d’une queue. Son extrémité la plus lumineuse, celle de la tête, est celle de l’enfance et des années de formation. Le noyau, donc sa partie la plus concentrée, correspond à la prime enfance, où sont définies les caractéristiques les plus marquantes de l’existence. J’essaie de me souvenir, j’essaie d’aller jusque-là. Mais il est difficile de se déplacer dans cette zone compacte : cela semble même périlleux et me donne l’impression d’approcher de la mort. Plus loin, à l’arrière, la comète se dissout dans sa partie la plus longue. Elle se dissémine, sans toutefois cesser de s’élargir. Je suis maintenant très loin dans la queue de la comète : j’ai soixante ans au moment où j’écris ces lignes. »
Deux faits, bien qu’ils ne soient pas essentiels : il a été psychologue jusqu’en 1990, quand il fut victime d’une attaque cérébrale. Depuis, il était hémiplégique. Et une confidence de son traducteur : son goût pour la littérature ne lui est venu qu’à l’âge de seize ans, en même temps qu’il commençait à s’intéresser à d’autres arts. La musique, notamment, très présente dans son œuvre. Auparavant, les sciences naturelles, l’histoire et la géographie avaient suscité son intérêt. Si bien que, transposant ses passions d’adolescents dans sa poésie d’adulte, Tranströmer en est venu à utiliser les mots au plus près du concret, proche parfois des haïkus dont il a adopté la forme dans La grande énigme (Castor Astral, 2004).
On trouve dans Baltique, sous des aspects différents, des vers aussi forgés de matière et de rêve que le sont ceux du haïku : « Je suis sur la montagne et contemple la baie. / Les bateaux reposent à la surface de l’été. » Ou : « A deux heures du matin : clair de lune. Le train s’est arrêté / au milieu de la plaine. Au loin, les points de lumière d’une ville / qui scintillent froidement aux confins du regard. »
Il y a quelque chose de glissant et de prégnant dans la poésie de Tomas Tranströmer. Les images défilent et se fixent, les lieux s’imposent, habités à la fois par l’homme et par une voix puissante.

vendredi 27 mars 2015

Marc Dugain, vie privée, vie publique

La frontière entre vie privée et vie publique est toujours difficile à définir pour les dirigeants politiques. On a beau s’armer de principes, ceux-ci sont ébranlés par les faits. Ainsi, Philippe Launay, favori d’une élection présidentielle française dans le nouveau roman de Marc Dugain, voit son statut affaibli par la haine que lui voue son épouse depuis qu’une de leurs filles s’est suicidée. Par sa faute, prétend-elle : « Philippe, je ne te laisserai pas devenir président. Tu ne le mérites pas. Encore moins que les autres. »
Sous le titre, L’emprise, se cachent d’autres nœuds contraignants pour la politique. Dans une narration éclatée entre les points de vue de nombreux personnages, Marc Dugain a écrit un thriller économico-politique où d’autres frontières sont mises à mal. En particulier celle qui sépare, ou devrait séparer, l’intérêt général de l’intérêt particulier. Si Launay n’a pas grand-chose à craindre de ce côté, son principal rival à l’intérieur de son parti appartient à une nébuleuse financière trouble. Une importante société regroupant l’électrique et le nucléaire pèse sur le climat du pays. A tel point que les services de renseignements s’intéressent de près à un syndicaliste soupçonné, ou qu’on veut soupçonner, d’espionnage en faveur de l’étranger. Pendant ce temps, un sous-marin a capté le bruit d’un choc survenu en surface, lié peut-être à un bateau transportant du combustible nucléaire, matière et sujet dont le caractère sensible suffit à faire préférer une autre hypothèse.
Où se trouve le centre du pouvoir ? A la tête de l’Etat ? Dans les bureaux des grands groupes ? Au sein des services secrets ? Le jeu est complexe, Philippe Launay arpente depuis assez longtemps l’antichambre du pouvoir pour ne pas l’ignorer. Il sait en tout cas que sa marge de manœuvre est réduite et navigue au plus près en guettant les écueils placés sur sa route.
A un poste moins prestigieux que celui promis au candidat, un autre personnage essentiel du roman (mais ils sont nombreux à jouer un rôle important) suit aussi un chemin plein d’embûches. Lorraine, agent de la DCRI, la Direction centrale du Renseignement intérieur, a une manière bien personnelle de flirter avec les risques. Elle se rapproche dangereusement d’une photographe chinoise, puis d’un sous-marinier, alors qu’elle devrait se contenter de les surveiller pour en tirer les renseignements que ses supérieurs l’ont chargée de chercher. Les libertés qu’elle prend avec ses missions sont aussi la liberté qu’elle se donne quand elle n’est pas avec son fils, plongé dans son monde et coupé du reste.
L’emprise est un roman touffu, bourré de connexions entre différents pans de la société qui agissent, parfois ensemble, souvent les uns contre les autres, dans une ombre relative. Il travaille pourtant moins à éclaircir des mystères qu’à les nourrir. C’est pourquoi il fascine autant.
Et un deuxième volume de ce qui est maintenant annoncé comme La trilogie de l'emprise, Quinquennat, vient de paraître, pour les lecteurs qui n'auront pas la patience d'en attendre la réédition au format de poche.

mardi 24 mars 2015

Joël Dicker avant Harry Quebert

C'était passé presque inaperçu. Mais, à peine huit mois avant de publier, avec le succès que l'on sait, La vérité sur l'affaire Harry Quebert, Joël Dicker avait sorti un premier roman, Les derniers jours de nos pères.
Son éditeur vient de l'inscrire dans la collection de poche créée, actuellement, pour ce seul auteur de son catalogue. Plus linéaire, moins ambitieux littérairement, Les derniers jours de nos pères est cependant un livre attachant, grâce à des personnages - l'un d'entre eux en particuliers - aussi forts que l'époque troublée dans laquelle ils se trouvent placés face à des choix douloureux.
La Seconde Guerre mondiale et la lutte contre l'Allemagne nazie à partir des bases britanniques où sont formés des agents spéciaux sont le cadre d'un livre dont Joël Dicker résumait ainsi, en septembre 2012, alors que venait de paraître son deuxième roman, l'histoire éditoriale:
Il se passe en France et raconte l’histoire de l’implication des services secrets britanniques dans la résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale.
Je m’étais donné beaucoup de peine pour ce roman et pour le rendre le plus littéraire possible, parce que j’avais l’impression que c’était important pour qu’un livre trouve preneur chez un éditeur.
Je l’ai donc envoyé à des éditeurs, et personne n’en a voulu. Je l’ai rangé dans un tiroir pendant un an. Puis on m’a parlé d'un concours sur manuscrits à Genève et je me suis dit que j’allais le proposer, ne serait-ce que pour savoir si cela valait la peine de continuer à écrire. J’étais déjà en train de travailler sur La vérité sur l’affaire Harry Quebert, un gros livre qui me demandait beaucoup de travail et je me demandais si j’étais vraiment fait pour ça. Beaucoup de questions me passaient par la tête.
Et puis, à ma grande surprise, j’ai eu le premier prix. C’est là où j’ai rencontré Vladimir Dimitrijevic, monstre sacré de l’édition en Suisse et bien au-delà. Il avait lu le manuscrit et voulait l’éditer. L’aventure de ce livre a commencé ainsi. Il a proposé ensuite une coédition avec Bernard de Fallois.
Quelques mois ont passé et, malheureusement, Dimitrijevic est mort entretemps sur la route, avant la sortie de ce livre qui, du coup a été retardé et est finalement sorti en janvier...

lundi 23 mars 2015

14-18, la guerre de loin, par Georges Ohnet

La Bibliothèque malgache a commencé, en janvier, la réédition des 17 fascicules publiés par Georges Ohnet pendant la Grande Guerre, et dans lesquels il tient son Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Nous avons dit déjà la prudence avec laquelle il convient d'envisager ce texte, en même temps que l'intérêt qu'il y a à le découvrir.
L'entreprise se poursuit donc, à un rythme soutenu puisque le quatrième volume de ce vaste ensemble vient de paraître. Il s'ouvre ainsi:
« Un grand ralentissement s’est produit dans les opérations en Flandre. Les défaites de l’Yser, qui ont coûté si cher aux Allemands, semblent avoir brisé leurs forces. La Belgique est encombrée de blessés, et les morts ont été emportés, la nuit, dans des trains spéciaux. Les corps étaient attachés, par quatre ou cinq, pour être maniés plus facilement. Ils formaient ainsi des bottes de morts, comme des bottes d’asperges, à destination de l’Allemagne. Les survivants de ces massacres sont recrus de fatigue et il a fallu leur accorder un peu de repos, avant de recommencer l’effort qu’on nous promet décisif, chaque fois, pour le lendemain. Et puis, toute l’attention du grand commandement allemand est tendue vers la Pologne, qui est devenue le théâtre principal de la guerre. Notre rôle a été rempli, par nous, avec une admirable conscience. »

samedi 21 mars 2015

Salon du Livre, les écrivains sont de sortie

Porte de Versailles, à Paris, les visiteurs se dirigent vers le pavillon où on a enfermé des écrivains pour quelques jours. Ils sont affalés derrière des piles de leurs derniers livres, grignotent un sandwich entre deux soupirs, avalent discrètement une gorgée de vin. Les politiciens ne viennent pas leurs tâter la croupe, comme ils le font aux vaches du Salon de l’Agriculture. Mais presque… En tout cas, on sort les auteurs des placards où ils ruminent leurs mots et, l’espace d’une manifestation qui n’a pas que ses défenseurs, on en parle.
Mais s’agit-il de littérature ? François Bégaudeau et Iegor Gran, qui viennent tous deux de publier des romans où il est question de la vie des écrivains, en doutent dans L’Obs de cette semaine qui les a rassemblés. « Ce n’est pas une expérience agréable », dit Gran, tandis que Bégaudeau nuance : « C’est amusant à regarder, cette grande foire. »
La presse rivalise d’inventivité – ou de redites – pour marquer l’événement. Jeudi, le Figaro littéraire publiait un sondage « exclusif » qui, avant l’échéance électorale de dimanche, était pour une fois étranger à tout ce qui porte des sigles en guise de noms (UMP, PS, FN, UMPS, FNPS, on en oublie). Il s’agissait de savoir quels sont les écrivains préférés des Français.
Sans grande surprise, chez nos contemporains, c’est un des auteurs aux plus gros tirages qui a été choisi : Marc Levy. Il se dit « à la fois très ému, touché, surpris et heureux. » Son principal concurrent en chiffres de ventes, Guillaume Musso, n’arrive qu’en troisième position, précédé par l’inoxydable Jean d’Ormesson – qui entre le mois prochain dans la Bibliothèque de la Pléiade. Et puis, on trouve Max Gallo, Amélie Nothomb, Michel Houellebecq, Fred Vargas, etc. Le Figaro a aussi sondé les Français sur leurs écrivains classiques préférés. Victor Hugo garde la prééminence, d’une courte tête devant Marcel Pagnol que suivent Jules Verne, Emile Zola, Guy de Maupassant… Victor Hugo a préféré ne pas réagir, ou aucune table tournante n’a pu être trouvée pour entrer en communication avec lui.
Depuis 1987, Libération demande à des écrivains de rédiger le journal du jour précédant l’ouverture du Salon du Livre. Ils sont 37 à s’y être collé cette année. Aucun d’entre eux n’est dans la liste des écrivains préférés des Français. Aucun d’entre eux ne s’attendait non plus à la brutalité de ce qui allait survenir dans l’après-midi de mercredi : l’assaut, par un commando terroriste, du musée du Bardo à Tunis. C’est là où l’écrivain se révèle journaliste. D’autant plus aisément qu’il l’est parfois, comme l’Algérien Kamel Daoud. Leila Slimani, qui a écrit un roman nymphomaniaque (Dans le jardin de l’ogre), l’est aussi. Et Olivier Guez, le seul des trois à n’être pas originaire d’Afrique du Nord. L’actualité brûlante est pour eux et ils s’en sortent bien.
Mieux, en tout cas, que Sylvie Granotier, empêtrée dans une rencontre imprévue avec le ministre de l’Intérieur de passage dans les locaux de Libération (qui sont, depuis la reparution de Charlie Hebdo, l’abri provisoire de l’équipe réalisant cet hebdomadaire) – mais c’est souvent drôle quand les choses fonctionnent moins bien que prévu, et c’est le cas.

Oui, les écrivains sont de sortie. Pas trop longtemps : ils ont des livres à écrire !
Et, si vous avez l'ambition de réussir une carrière littéraire, un Manuel du plus que parfait arriviste littéraire est paru il y a quelques jours, qui semble avoir été écrit pour vous... il y a cent ans et des poussières.

jeudi 19 mars 2015

La promotion, grand souci des écrivains

Il ne suffit pas d'écrire un livre et de le publier, il faut encore le faire savoir, espérer qu'on va en parler - et de préférence en bien. Pour donner un coup de pouce au destin et se faire une place au soleil artificiel du Salon du Livre de Paris, par exemple, l'auteur compte aujourd'hui sur son attaché(e) de presse, qui se charge du sale boulot de promotion auprès des médias traditionnels et des réseaux sociaux.
Mais il n'est pas interdit d'y ajouter ses propres réseaux, s'ils existent, ou de les créer, s'ils n'existaient pas préalablement. La question n'est pas née au début du 21e siècle. En 1914 déjà, un étrange feuilleton courait dans la rubrique Courrier littéraire du quotidien L'Aurore. Les lecteurs les plus fidèles de ce blog en ont découvert, il y a quelque temps déjà, les différents aspects.
Cela démarre en fanfare: Est-il nécessaire de savoir écrire pour devenir écrivain? Et la réponse, bien sûr, est... non!
Sous le titre éloquent d'un Manuel du plus que parfait arriviste littéraire, qui était celui du journal, la Bibliothèque malgache édite aujourd'hui ces conseils bourrés d'ironie. Ils étaient judicieux en 1914, ils le sont encore aujourd'hui, avec un peu d'imagination pour les adapter à notre époque.
Le livre est bref - le feuilleton a été interrompu par la déclaration de guerre et la mobilisation.
Le prix est adapté à sa brièveté - 0,99 €.
Et toutes les librairies possédant un rayon numérique vous le proposent.

lundi 16 mars 2015

14-18, Albert Londres en Italie

Albert Londres a changé d'employeur. Du Matin, il est passé au Petit Journal. On l'y retrouve donc - pareil à lui-même.


En traversant l’Italie

Dans notre souci de renseigner complètement nos lecteurs sur tous les événements qui se produisent ou se préparent dans la politique internationale, nous nous sommes assuré le concours de correspondants spéciaux dans celles des capitales où nous n’en avions pas encore et plusieurs de nos collaborateurs sont partis à l’étranger.
L’un d’eux, qui est en route pour la Grèce, nous envoie, en passant par l’Italie, une première lettre que voici :

Brindisi, 11 mars.

Le bateau qui doit me conduire en Orient me laissant en Italie cinq jours à l’attendre, j’ai couru quelques villes avant d’arriver à Brindisi.
Ce n’est pas une enquête que j’ai désiré faire, je n’avais pas le temps d’obtenir audience de personnages, je n’ai voulu, passant rapide, qu’ouvrir mes oreilles aux propos des Italiens.

Une soirée à Gênes

À Gênes, c’est le soir, dix heures. Dès la gare, les crieurs de journaux braillent à pleine voix. Sur un exemplaire ils ont souligné, de quatre traits de crayon bleu, un titre en grosses lettres, mais ils agitent tellement cet exemplaire que l’on n’arrive pas à lire. Les crieurs n’avancent pas à servir. Tout le monde en veut. J’achète le journal. Le titre souligné est celui-ci : « Le gouvernement décrète un type unique de pain ».
Tipo unico di pane, voilà ce que l’on entend de la gare à la place où Garibaldi sur son cheval semble plus vivant que jamais. Autour de ce socle, le journal en main, des hommes discutent. On voit à Paris, sur les boulevards, de pareils rassemblements, quand il se passe de grands faits. Il y a un groupe et un orateur au milieu. L’orateur de la place de Gênes dit : « Ce n’est pas encore un coup de canon, mais c’est un coup de cloche. » Un membre du groupe lui répond que ce n’est qu’une précaution. « Precauzione ! precauzione ! reprend enflammé, l’orateur, vous verrez quand les neiges seront fondues si ce n’est qu’une précaution. »
Je rentre dans un « caffe » tout blanc. Le garçon est habillé de blanc. Mon but, je vous l’ai dit, n’est pas de faire parler des ministres. Ce que je veux connaître c’est l’opinion qui court. Ce garçon fait bien mieux mon affaire.
Je lui tends le journal. Il ne l’avait pas. Il le lit avec intérêt et me le rend en disant : « si ».
— Oui, mais oui quoi ? lui demandai-je.
Il me dit que ça ne l’étonnait pas, que ce n’était qu’une suite. Ainsi on a supprimé des trains pour économiser le charbon. Vous ne savez pas ? Il me fait comprendre par son air qu’il n’y a que moi qui ne sais pas. Et les bateaux vont moins vite, pour la même raison.
La cigarette que je tire lui remet un fait en mémoire.
— C’est comme pour le tabac. Le gouvernement a fait ses provisions de tabac pour un an. Il ne le faisait, en temps ordinaire, que chaque mois.
J’ai contrôlé. Il m’avait dit la vérité. Les garçons de café ne sont-ils pas d’ailleurs, comme les coiffeurs, les véritables gazettes du peuple !

Dans la Galerie de Milan

Le lendemain à midi j’étais à Milan.
À partir de Gênes, pendant plus d’une heure, les villages et les champs qui bordent la voie ont une couche de neige de trente centimètres au moins. Un soleil pur tombe sur elle et la rend scintillante. Les yeux qui la regardent sont éblouis, si bien que l’on est forcé de fermer un instant les paupières pour retrouver après la vue.
« Quand les neiges seront fondues ! » Le soleil chauffe bien, mais on a envie de l’invoquer pour qu’il chauffe davantage encore.
À Milan, le passager a beau tourner de tous les côtés, il tombera toujours à la Galerie, comme après mille méandres le fleuve va à la mer.
C’est sous la Galerie que je me suis assis pour entendre les propos. Ils sont tous sur la guerre.
L’opération de Dardanelles passionne. Leurs journaux donnent la première place aux nouvelles qui s’y rapportent. Notre action en Orient a remué l’Italie.
J’ai pour voisin, prenant un café, un homme jeune. Il a l’amabilité de m’adresser la parole. C’est un avocat de Milan. Il me dit :
— Il fait beau, ce dimanche, c’est un des derniers dimanches de paix, il faut en profiter.
Je lui demande si c’est ici une certitude que l’Italie interviendra.
Il s’étonne que je lui pose cette question. On ne sait donc pas partout que l’Italie fait ses derniers préparatifs ? Mon avocat est officier de réserve.
— À ce titre, me dit-il, j’ai reçu en moins de trois semaines trois notes de service. La première me commande d’acheter un revolver d’un type déterminé et de m’exercer immédiatement à le manier ; la deuxième de vérifier mon équipement et de le compléter s’il est besoin ; la troisième de laisser mon adresse si je m’absente même pour deux jours.
Il ajoute :
— Nous savons bien qu’il faut intervenir. Un marché nous répugnerait.
Il y a foule sous la Galerie, foule lente des dimanches, sortie pour se promener. On ne parle que de la guerre. « L’attaco ai Dardanelli ». « L’attaco ai Dardanelli » est la phrase qui saute de tous ces promeneurs.
Mon avocat sourit :
— Savez-vous comment on appelle Giolitti ? Il était très populaire avant d’être le chef des neutralistes, aujourd’hui il a perdu les trois quarts de son vernis. Dans une déclaration il avait affirmé à la Chambre que sans intervenir l’Italie pouvait obtenir parecchio. Parecchio veut dire beaucoup. Depuis nous l’appelons : l’honorable parecchio.
À l’heure du dîner, malgré mon habit des champs, je suis entré dans un restaurant lumineux où l’on ne s’attable guère qu’en habit de soirée.
Un dame élégante, qui goûtait d’un mets du bout de sa fourchette, priait son mari, avec un sourire retenu, de regarder en face la façon dont mangeait le « doctor » Heine. Il n’était pas nécessaire de l’entendre nommer pour reconnaître qu’il était allemand. La dame s’amusait beaucoup de le voir faire un tel effort des mâchoires à seule fin de broyer des pâtes.
Le « doctor » avait imité ses compatriotes. À la mobilisation les Allemands de Milan ont tous pris le chemin de l’Allemagne. Peu à peu ils sont revenus à Milan.
Le prince de Bulow est l’ambassadeur auprès des personnages. Les « doctors » sont les représentants de l’empire dans les grands restaurants.
— Ces messieurs, en effet, me dit le garçon en me désignant correctement à une autre table un Allemand et sa famille, ces messieurs sont de retour.
À la sortie, les crieurs du Corriere et du Secolo beuglent encore plus fort qu’hier ceux de Gênes. Ils ont souligné une nouvelle à l’intérieur du journal. C’est l’annonce du corps de débarquement français concentré en Afrique du Nord. Les conversations des Milanais s’animent : « Dardanelli, Dardanelli ! »

À Venise

Ce matin, sur la route de Venise, dans le train, un lieutenant est dans mon compartiment. À Vérone nous commençons d’échanger des journaux. À Padoue nous sommes debout dans les couloirs et regardons, tout en causant, la campagne, cette fois, sans neige.
Le lieutenant va à Venise pour y faire des adieux.
— Je crois que nous serons bientôt consignés, me dit-il. Nous autres, officiers, nous avons la conviction qu’à la fin de mars au plus tard, l’Italie tirera l’épée.
Il sourit :
— J’ai obtenu ces vingt-quatre heures de congé à temps ! Avant de partir à la guerre, il était de mon devoir de galant homme d’aller à Venise. Vous comprenez ?
Le gondolier qui me prend à la gare ressemble à Léonard de Vinci.
Ce vieillard qui vit sur l’eau est habitué au silence. Rien qu’à le regarder on comprend qu’à Venise on ne doit pas parler. Mais suis-je ici en pèlerin ?
Pour ne pas le brusquer, ce n’est qu’après d’autres phrases que j’arrive à la guerre. Le vieillard ne sait pas. Il ne s’inquiète pas de si hautes questions. C’est sur son visage plus que dans ses brèves paroles que je comprends qu’il est loin de ces événements et que quoi qu’il arrive, il ne s’en rapprochera jamais. Dans les rio, au lieu de déclarations politiques, je n’entends plus que le bruit doux de la rame, et celui de ma montre.
À la porte d’un café deux hommes distribuent des papiers sans lever les yeux, tellement il y a de mains pour les saisir.
C’est un placard de quatre feuilles. Il a pour titre : « L’Italie aux Italiens ». À la quatrième page, la carte de l’Italie porte en plus, en parties guillochées, le Trentin, le territoire de Trieste et la Dalmatie.
Les Vénitiens examinent le papier. Et posant le doigt sur le Trentin et Trieste ils disent : « Oui, ça et ça. »
Ils trouvent que la Dalmatie, par surcroît, ce serait beaucoup.
L’après-midi on distribue toujours les papiers. Les passants ne contemplent plus Venise. On pensera plus tard à la Beauté. Pour l’instant une seule chose importe : « L’Italie aux Italiens ».
Place Saint-Marc quatre poteaux dépassent les coupoles de la Basilique. Chaque dimanche, à leur sommet, on hisse quatre drapeaux de la nation pour qu’à travers l’Adriatique, lorsque souffle le vent, ils fassent des signes à Trieste.
Si l’âme d’un pays n’est autre que celle de son peuple, ces derniers dimanches de mars, le vent ne peut manquer de tempêter pour que la ville en exil apprenne par la danse des oriflammes que le jour est enfin arrivé.

dimanche 15 mars 2015

William Boyd envoie James Bond en Afrique

Ian Fleming, le créateur de James Bond, est mort en 1964, après avoir écrit les aventures de son héros préféré en douze romans et neuf nouvelles. Depuis, d’autres écrivains ont pris le relais, avec des bonheurs divers. Kingsley Amis d’abord, puis Sebastian Faulks et Jeffery Deaver, avant William Boyd l’an dernier, pour un Solo réédité en poche.
Quand il est envoyé en mission au Zanzarim en 1969, James Bond connaît peu l’Afrique occidentale : il n’y est allé qu’une fois. Il prend soin d’emporter un ouvrage qui, espère-t-il, lui fournira quelques lumières sur la région : Le fond du problème, de Graham Greene. Le roman est paru vingt ans plus tôt, peu de temps après une guerre pendant laquelle le romancier a servi en Sierra Leone, décor d’un livre qui fournit, sans le dire, un clin d’œil au lecteur curieux : dès les premiers paragraphes du Fond du problème, il est question d’une rue qui s’appelle… Bond Street. On ne nous fera pas croire que c’est un hasard.
Le Zanzarim ne se trouve bien entendu sur aucune carte. Mais les images d’une population affamée vues par James Bond ressemblent à celles qui arrivaient du Biafra à cette époque et William Boyd, né au Ghana, a passé une partie de son enfance au Nigeria – le pays que la guerre du Biafra aurait pu mener à la partition. Voilà donc probablement le vague arrière-plan de réalité sur lequel se fonde Solo, à partir duquel tout devient possible selon la logique mise au point par Ian Fleming dès les années 50. Son successeur le plus récent, qui prend le relais d’autres auteurs, a pris soin de relire l’intégrale du créateur et conserve l’esprit des origines sans rien perdre de ses propres qualités d’écrivain.
William Boyd précise d’ailleurs, à l’intention des puristes : « Je m’en suis remis, pour ce roman, aux détails de la vie et, plus généralement, à la biographie de James Bond parus dans la “nécrologie” d’On ne vit que deux fois, le dernier ouvrage de Ian Fleming publié de son vivant. Il est raisonnable de supposer que ce sont là les faits essentiels concernant Bond et son existence que l’auteur souhaitait voir introduire dans le domaine public – et qui feraient litière des anomalies et illogismes divers figurant dans les précédents romans. Par conséquent, en ce qui concerne ce livre, et conformément à la décision de Ian Fleming, James Bond est né en 1924. »
De la même manière que William Boyd revendique sa fidélité au canon mis en place, malgré quelques hésitations en cours de route, par son créateur, il reproduit les clichés souvent utilisés. Et devenus davantage que des clichés : une sorte de marque de fabrique sans laquelle l’agent 007 ne serait pas exactement ce qu’il est – et doit être dans l’esprit des lecteurs (ou des spectateurs, au cinéma).
James Bond est donc un homme à femmes. Les 45 ans qu’il affiche dans Solo n’ont pas endormi la bête sexuelle qui sommeille en lui. « Il était encore vert, le vieux ! », se félicite-t-il en constatant qu’il est émoustillé par une jolie femme rencontrée à l’hôtel, elle-même n’étant d’ailleurs pas insensible à son charme viril. Bryce Fitzjohn, actrice sous le nom d’Astrid Ostergard, surgit au début du roman, elle fera d’autres apparitions dont l’une est liée, par la bande, au récit. Mais elle ne joue aucun rôle dans les activités de l’agent, au contraire d’Efua Grâce Ogilvy-Grant, chef du poste britannique et son contact au Zanzarim. Enfin, presque, car elle s’appelle aussi Aleesha Belem. Bond, après avoir cédé à sa beauté, aura bien des raisons de se demander quel jeu elle joue et dans quel camp elle se trouve.
Grâce/Aleesha est le cœur battant de l’Afrique à la rencontre de laquelle James Bond a été envoyé. Avec une mission toute simple : faire cesser une guerre qui dure depuis trop longtemps et dont les conséquences sont tragiques pour la population mais aussi pour les compagnies pétrolières désireuses d’exploiter tranquillement un sous-sol très riche. Sa couverture ? Il est censé être le correspondant londonien d’une agence de presse française a priori favorable au Dahum, le territoire qui a fait sécession du Zanzarim. Quelques autres journalistes, des vrais ceux-là, présents dans le pays se demandent quand même qui il est vraiment.
Lancé à corps perdu sur un terrain hostile, Bond est enlevé par l’infâme Kobus Breed, un mercenaire qui encadre les troupes du Dahum, puis réhabilité quand son expérience du combat permet d’enlever une victoire. Ce qu’il appelle reculer pour mieux sauter : s’il redonne un peu de force à l’armée sécessionniste alors que la politique britannique envisageait plutôt la déroute de celle-ci, ses actes de bravoure lui permettent d’approcher Solomon Adeka, le dirigeant du Dahum et l’objectif de sa mission : faire du général Adeka « un soldat moins efficace ».
L’efficacité de William Boyd, en tout cas, n’est pas prise en défaut. De découverte en découverte, Bond brave la mort – il en a l’habitude – pour mettre au jour une réalité très différente de celle qu’on lui avait présentée. Et, tout à la fin d’un roman qui se lit en retenant sa respiration, la porte est ouverte à une suite. Chic !

samedi 14 mars 2015

La langue française, oui mais laquelle ?



Du 14 au 22 mars, c’est la même chose depuis 20 ans à cette époque de l’année, se déroule la Semaine de la langue française et de la Francophonie. En France, donc, mais aussi, par l’intermédiaire de diverses institutions que nous connaissons bien, dans les pays ayant le français en partage. En 2015, l’accent est mis sur des mots venus d’ailleurs – d’autres langues. 
Pour aborder la question, utilisons les compétences d’une philologue qui l’a beaucoup étudiée, Henriette Walter, en souvenir d’une rencontre au moment où elle publiait, en 1997, L’aventure des mots français venus d’ailleurs.
La langue française pure ? Une… pure fiction ! On pourrait, presque sous forme de boutade, résumer ainsi le livre d’Henriette Walter, savante philologue qui a trouvé le moyen d’intéresser un cercle de lecteurs beaucoup plus large que celui des purs spécialistes. Son livre, souvent réédité – en 2014, la dernière fois – est un magnifique travail de spécialiste capable de transformer une matière aride en sujets de récits passionnants.
Bien qu’elle ait déjà, avec son mari, concocté quelques années plus tôt un Dictionnaire des mots d’origine étrangère, l’enquête menée pour ce travail-ci lui a valu quelques surprises.
« Ce qui m’a le plus amusée, c’est de découvrir que des mots aujourd’hui identiques en français avaient des origines différentes. Il en va ainsi, par exemple, de sac. Dans le sens de saccage, il vient du germanique. Dans le sens d’un contenant, il vient de l’hébreu. Et puis, il y a tous ces mots dont on croit qu’ils viennent d’une langue et qui, en fait, sont originaires d’une autre. Mousmé, qu’on attribue généralement à l’arabe, vient du japonais. Et caviar ne vient pas du russe mais du turc… »
La langue française s’est donc abreuvée, au fil des siècles, à des sources diverses. Henriette Walter met en évidence quelques périodes clés qui furent l’occasion de grands apports : « Dans le très haut Moyen Age, l’influence germanique a été prépondérante. Aux douzième et treizième siècles, il y a eu le néerlandais, l’arabe et les dialectes de France. Au seizième siècle, l’italien, et aux dix-neuvième et vingtième, l’anglais. »
L’anglais, c’est la bête noire des puristes autoproclamés qui, depuis des années, ne décolèrent pas contre l’envahissement de la langue française par du vocabulaire venu de Grande-Bretagne et des Etats-Unis. Cela ne va pas sans créer quelques paradoxes : « Un quotidien britannique a publié un article pour s’élever contre l’invasion de l’anglais par le français. Par ailleurs, on a étudié la langue informatique anglaise, réputée envahir le français : 80 % des mots y sont d’origine latine ! »
Cela peut sembler une autre histoire. Pas tellement. En fait, les langues ne cessent d’échanger du vocabulaire, des tournures de phrase, des concepts. Henriette Walter, en tout cas, n’est pas inquiète à propos du français. « C’est vrai : j’ai voulu montrer que la langue française a pris des choses un peu partout. Mais, au point de départ, je me constituais un dossier sur le phénomène inverse : l’exportation du français. Celui-ci a peut-être donné davantage qu’il n’a reçu. »
Quand elle examine en détail comment se font les échanges, la linguiste trouve quelques explications à ce qui se passe dans des moments précis de l’histoire. Le cas de l’arabe est exemplaire : « Les Arabes, arrivés en Europe par l’Espagne au huitième siècle, possédaient une charge culturelle extrême. Ils nous ont transmis Aristote et toute la philosophie grecque, les chiffres indiens… Par ailleurs, l’arabe a été utilisé dans le commerce, notamment sur les foires de Champagne. On a donc du vocabulaire scientifique (comme algèbre, algorithme, etc.) et du vocabulaire de tous les jours. »
Mais les transferts se font parfois par des voies détournées. Au dix-septième siècle, l’espagnol a servi de courroie de transmission aux langues venues d’Amérique. Puis, au dix-huitième, par l’allemand, nous avons eu beaucoup de vocabulaire scientifique venu du latin, parfois aussi du grec.
L’aventure des mots français venus d’ailleurs est un ouvrage savant, incontestablement, mais cela ne doit pas faire peur : « On peut être ludique en étant savant », dit Henriette Walter qui a travaillé un an et demi sur l’ouvrage en tant que tel, notamment pour introduire, au cœur de son discours, des moments de récréation, des jeux qui pourraient devenir des jeux de société. Il faut deviner l’origine de noms de couleurs, celle des lieux où se vendent des marchandises (est-ce bazar ou magasin qui est persan ?), etc.
Bref, on s’amuse dans cette aventure chronologique.
Henriette Walter n’est pas seulement un rat de bibliothèques poussiéreuses. Ses recherches dans le passé la conduisent à faire un peu de prospective. Elle tient un discours progressiste et rassurant qu’elle résumait en 1988 dans la conclusion d’un autre livre, Le français dans tous les sens, qui vient d’être réédité au format de poche. On ne peut mieux faire que la citer.
« Plus ou moins consciemment, chacun d’entre nous se laisse prendre tour à tour aux fascinations de deux courants opposés : celui de la tradition, qui conduit à se mouvoir avec délices dans le carcan des règles et des interdits qu’impose le bon usage, et aussi à se passionner pour les championnats de l’orthographe ; et celui de la modernité, qui pousse à enfreindre les règles et à innover hors des sentiers permis. »
Dans un monde où tout va vite, et où toutes les langues sont soumises aux nouvelles conditions de la communication de masse, pensons au langage des textos, la langue française, comme les autres langues, entre dans une nouvelle ère de son histoire : elle s’adaptera ou elle périra.
Les signes perceptibles des mouvements qui la parcourent nous avertissent discrètement qu’elle est déjà sur la bonne voie. Même pas peur ! Ce pourrait être un slogan pour Dis-moi dix mots que tu accueilles, la déclinaison 2015 du jeu lié à chaque édition de la Semaine de la langue française et de la Francophonie.

jeudi 12 mars 2015

Philippe Djian en roue libre

On a connu Philippe Djian plus en forme, même dans des romans aussi déprimés que Love song. Après avoir abandonné le point-virgule, il a aussi laissé tomber le point d’interrogation – à une exception près dans ce roman, mais c’est dans un titre de chanson. Il est permis de s’interroger sur la pertinence de ces choix radicaux et par ailleurs tout à fait honorables, mais qui ne semblent pas apporter quoi que ce soit à son écriture. Heureusement, celle-ci est toujours électrisée, au moins par instants, ce qui permet à un roman moyen signé Philippe Djian d’être plus intéressant que le meilleur roman de… non, pas de délation !
Love song, c’est un peu comme s’il s’agissait d’écrire un livre répondant à un certain nombre de critères de lisibilité et de narration, et peu importe comment remplir les cases. La contrainte (imaginée par le lecteur) ressemble aux pressions exercées sur Daniel par sa maison de disques. Il a connu de grands succès mais, à la cinquantaine, Daniel devrait, lui explique-t-on, prendre le virage de chansons moins sombres. Mieux formater ses compositions pour répondre à l’attente supposée du public…
Il n’a pourtant pas l’esprit à la rigolade, Daniel, depuis que Rachel l’a quitté pour un musicien sans grandes qualités. Une double peine, en somme. Et les choses ne vont pas aller en s’améliorant, vous découvrirez pourquoi après avoir cru, comme tout le monde, que la situation s’apaisait au retour de Rachel. Enceinte du musicien en question, quand même…
Daniel a des amis qui, comme font la plupart des amis avec les meilleures intentions du monde, lui donnent parfois des conseils. Ils s’ajoutent aux recommandations artistiques de sa maison de disques. Rien de tout cela n’est bon pour son moral. Il est un créateur, qu’on le laisse créer selon ses humeurs ! Et soigner les blessures – les siennes, celles des autres – à l’instinct.
L’instinct, une fois de plus, ne se révélera pas la ligne de conduite idéale. Un accident qui n’en est peut-être pas tout à fait un provoque la mort de l’homme que Daniel déteste le plus. Un enchaînement de circonstances le conduit à tuer, ou presque, son meilleur ami et, dans la foulée, le seul témoin de ce geste charitable. On a dit : « presque ». Mais l’intention est là, avec son cortège de remords par anticipation qui font des nœuds douloureux dans le ventre. Décidément, Daniel n’est pas un marrant, pas davantage dans la vie que dans ses chansons. Malheureusement pour lui, il a conscience de ne pas être Leonard Cohen. Du talent, certes, du génie, probablement pas.
Il n’est pas interdit, même dans ces conditions, d’espérer une sorte de rédemption. Allons-y donc, cahin-caha, sans ennui ni enthousiasme, sur le chemin que Philippe Djian a tracé paresseusement.

mardi 10 mars 2015

Jean Rouaud en guerre, un peu

Jean Rouaud est un écrivain bourré d’humour, ce que ses premiers livres ne permettaient pas de percevoir. On comprend mieux pourquoi cela ne sautait pas aux yeux, après la lecture d’Un peu la guerre, troisième volet de La vie poétique. L’autobiographie s’y écrit par vagues et finit par dessiner, avec un peu de flou, le portrait d’un homme dont la jeunesse file à toute allure tandis qu’il peine à publier son premier roman. Ce sera fait à 37 ans avec Les champs d’honneur, Goncourt en prime et tout paraît simple quand on le dit ainsi. Alors que, racontée par l’auteur lui-même, l’affaire prend une toute autre allure.
Comme tout le monde, ou presque, il est passé par des refus avant d’être retenu par Jérôme Lindon aux Editions de Minuit, enseigne à la fois prestigieuse et modeste par laquelle Rouaud est adoubé quand le « commandeur » (jamais nommé, pas davantage que la maison d’édition) lui dit : « Vous n’êtes pas penseur, vous n’êtes pas philosophe, vous n’êtes pas essayiste, vous êtes romancier. » L’entrevue avec l’éditeur ne fut pas vraiment sereine. Quelle était la structure du livre ? Et Jean Rouaud d’en improviser une qui semblait convenir. Où était le narrateur ? « S’il s’agit, comme il semble, d’un roman de la mémoire, on est avec la mémoire de qui ? » Là, c’était d’autant plus complexe que l’écrivain en devenir n’attendait pas cette question chez un homme qui avait publié Samuel Beckett et le Nouveau Roman, c’est-à-dire quelques grenades lancées en direction du récit conventionnel. Il fallut, en définitive, mettre la difficulté en évidence dans le texte de quatrième de couverture, évoquant, à côté de quelques autres, ce disparu-là : « le narrateur, dont le vide occupe le centre du récit. » Et Jean Rouaud ajoute : « Comme si, aux victimes collatérales des conflits du siècle, il convenait de rajouter un mort, le roman, et un disparu, moi. Alors oui, pour tout ça, un peu la guerre. »
Un peu les guerres, même, empilées les unes sur les autres comme les disparus du roman. Et, parmi les guerres, celle menée par les intellectuels contre le roman lui-même, genre bourgeois définitivement obsolète jusque dans la faculté de province que fréquentait Jean Rouaud. Comment écrire quand même sur ce territoire désormais interdit ? « D’autant plus délicat à explorer, que le réel – l’illusion référentielle, selon les doctes qui se pinçaient le nez quand il était question du roman – était littérairement tenu à distance, considéré comme suspect, voire nuisible pour la bonne compréhension des choses. »
Ajoutons ce qu’on sait au moins depuis les débuts de La vie poétique : Jean Rouaud, jeune, souffrait d’un environnement culturel étriqué et de toutes les caractéristiques dévalorisantes de ses origines provinciales. Qui pouvait s’intéresser à lui ? Même pas la jolie étudiante qui lui pose une question sur un livre qu’il n’a pas lu, d’où un commentaire qui se veut avisé mais ne repose sur rien, sinon des généralités. Timide jusqu’à la maladresse quand il s’agit de masquer un trou dans sa culture…
Pourtant, l’acte de décès du roman, en un sens, l’arrange. Il y mettra du temps mais finira par y voir clair : « que de cette mort du roman je fasse le roman de la mort, le roman de mes morts. D’où, ce qui sera mon chantier futur : ressusciter le roman pour ressusciter mes morts. »
Parcours dans le temps et dans le dédale des esthétiques dominantes selon les époques, Un peu la guerre raconte l’art de contourner les interdits, de tracer un chemin inédit à distance des contraintes.

dimanche 8 mars 2015

Larry McMurtry fait marcher Duane

Au cœur des champs de pétrole texans, tout le monde roule en pick-up. Et s’inquiète d’une éventuelle baisse du prix de l’or noir qui ferait chuter les revenus. Personne n’imagine, à Thalia, que les choses pourraient être différentes. Sauf Duane Moore, 62 ans, propriétaire d’une petite compagnie pétrolière : un matin, pris de vertige devant l’ennui dans lequel il baigne depuis des décennies, devant l’absurdité d’un monde à l’élaboration duquel il a contribué, gare son pick-up, planque les clés et décide de ne plus se déplacer qu’à pied. Une absurdité pour toute la communauté, à commencer par son épouse Karla pour qui un changement aussi radical ne peut avoir qu’une signification : Duane a décidé de divorcer et c’est sa manière de le lui annoncer. Ou alors, puisqu’il nie, il est en pleine dépression.
Si le désir de marcher est le premier signe du changement intervenu chez Duane, il en est d’autres. Il se réfugie dans une cabane située à une dizaine de kilomètres de chez lui, où il mène une existence d’ascète, renonçant au confort et limitant ses besoins aux plus élémentaires. Il abandonne la gestion de sa société et la confie à son fils qui sort à peine d’une cure de désintoxication, avec l’espoir que de nouvelles responsabilités l’aident à ne pas retomber dans la drogue mais sans se soucier d’un possible échec.
Il n’a cherché à imiter personne, sa culture est d’ailleurs très lacunaire, mais il est intrigué quand Jody, qui tient une boutique, le compare à un célèbre écrivain : « tu t’es mis à te comporter comme Thoreau. Partir à pied de chez toi, nettoyer le lit de la rivière, ce genre de chose. » Chez Duane, la lectrice a toujours été Karla et il se souvient d’avoir vu un ou deux livres de Thoreau à la maison. Il finit par en acheter un et s’y retrouve : « une grande partie de son travail avait été dénuée de sens, la plupart de ses efforts avaient été vains et la majorité de ce qu’il possédait était inutile. Il avait l’impression d’être précisément l’homme que Thoreau décrivait, aliéné par son travail. »
Un autre genre de lecture l’attend quand il se décide à consulter une psychothérapeute. Un peu parce qu’elle est la fille de Jody, un peu pour répondre au désir de Karla qui croit toujours dans sa dépression, beaucoup parce qu’il tombe amoureux d’elle. Mais elle est gay et, afin d’établir une certaine distance avec son patient, elle interrompt la thérapie avec une consigne : les séances reprendront quand il aura fini de lire A la recherche du temps perdu, de Marcel Proust. L’obstacle semble insurmontable : les trois gros volumes au format de poche le narguent et il n’y comprend rien. Sinon, de temps en temps, par un écho qui le renvoie à sa propre vie.
Larry McMurtry, Prix Pulitzer en 1986 pour son roman Lonesome Dove, a aussi été récompensé d’un Oscar pour le scénario de Brokeback Mountain, écrit avec Diana Ossana. Duane Moore est un de ses personnages récurrents, d’abord mis en scène dans La dernière séance et Texasville, retrouvé ces jours-ci dans Duane est amoureux. Mais il n’est pas besoin de les avoir lus pour apprécier, dans Duane est dépressif, cet homme en rupture avec la société.

vendredi 6 mars 2015

Marie Darrieussecq de Hollywood à l’Afrique filmée

Dans Clèves, Marie Darrieussecq prêtait à Solange les expériences d’une jeune fille transformée, par la nature et les événements, en femme. Depuis, dans Il faut beaucoup aimer les hommes, Solange est devenue actrice, est installée à Los Angeles et travaille à Hollywood pour cinquante mille dollars les deux jours de tournage. Mais le succès d’empêche pas la naissance du désir et l’imperfection de son accomplissement.
Le premier regard a suffi, lors d’une soirée : elle n’a vu que lui. Kouhouesso est acteur, il veut réaliser une adaptation de Cœur des ténèbres sur les lieux du roman, au Congo : « il était temps qu’un Africain s’empare de Hollywood », lui explique-t-il. Les clichés racistes envisagés de l’autre côté du miroir par un homme qui est né au Cameroun anglophone.
Le Congo, Solange sait à peine où cela se trouve. Elle apprend en écoutant : « Le Congo, par surprise et comme négligemment, s’était laissé asservir. La Belgique était une tique au flanc d’un géant, et qui sait encore la situer quand les humains contemplent dès l’enfance la tache verte, étalée, qui fait le centre de l’Afrique ? »
Son amant est un lecteur. Solange lui a dit : « Il n’y a rien de plus sexy qu’un homme qui lit. » Elle le pensait, puisque le rire qui a suivi venait du plus profond d’elle-même. Mais peut-être cette vérité était-elle inconsciemment adaptée à la situation, puisqu’il s’agissait de séduire. Cet « homme magnétique » semble d’ailleurs sous le charme. Qu’il soit noir et elle, blanche, ne change rien à l’intensité de leur liaison. Pour une fois, citons le très court texte qui, en quatrième de couverture, est censé attirer le chaland quand il a retourné le livre dans une librairie : « Une femme rencontre un homme. Coup de foudre. L’homme est noir, la femme est blanche. Et alors ? » Et alors, en effet ? S’il y a un problème, car il y a un problème, il ne se situe pas là. Pas exactement là, du moins.
Car Solange est avant tout une femme qui attend. Elle attend une visite qui tarde à se produire, un texto qui n’arrive pas. L’homme qu’elle aime est tout entier plongé dans le projet de sa vie : son film, plutôt qu’elle. Préoccupé par le montage financier, la distribution, les difficultés techniques liées à un tournage dans la forêt équatoriale, il utilise Solange comme le mur sur lequel il joue tout seul à se renvoyer la balle, sans se soucier de ce que pense le mur qui n’a, en principe, aucune place dans le casting.
Solange souffre, et le dire n’est rien. Marie Darrieussecq fait de son héroïne une éponge qui s’imprègne certes des rares moments de bonheur mais aussi et surtout des longues plages d’absence, de la douleur qui les accompagne comme une note aigüe dont elle voudrait tant qu’elle cesse de lui vriller l’âme.
La vibration intime est captée avec finesse par la romancière qui ne néglige pas les plans larges – après tout, elle parle de cinéma ! Le lecteur s’amuse des prénoms lâchés un peu partout en liberté surveillée comme autant de clins d’œil à la faune des acteurs et des réalisateurs. De George (et son café) à Steven – Soderbergh, le nom est fourni en prime pour éviter la confusion –, ils sont nombreux dans les seconds rôles. L’Afrique – cette Afrique-là, où se déroule le tournage – est, elle aussi, restituée à la perfection.
Quant à déterminer, au milieu de ces thèmes multiples, celui qui a surtout retenu Marie Darrieussecq, ne cherchez pas plus loin que le titre et son prolongement dans la citation complète de Marguerite Duras placée en épigraphe ainsi que, plus loin, quand Solange tombe dessus et l’envoie par texto : « Il faut beaucoup aimer les hommes. Beaucoup les aimer pour les aimer. Sans cela, ce n’est pas possible, on ne peut pas les supporter. » Cela explique peut-être tout.

mercredi 4 mars 2015

Le roman dansé de Caroline De Mulder

Si le tango peut être une passion, l’héroïne du premier roman de Caroline De Mulder en a fait une passion majuscule. Elle vit tango, elle respire tango, elle boit tango, elle mange tango – quand elle mange. Après avoir dansé dans sa robe légère, elle dort dans les milongas, là même où la fièvre des corps a rythmé la nuit. Elle accepte ses pieds détruits, admire le pas des meilleurs, l’allure des plus élégantes, la folie des autres qui est aussi la sienne. La musique vrille les oreilles, le vertige s’installe. Et la phrase suit, virgule, virgule, à petits pas, virgule, virgule encore, rupture du point, retour de la virgule, virgule, marche en avant, marche en arrière, le regard fixe, les mots comme écrasés par un mouvement à la fois raide et souple, agressif et voluptueux, virgule, virgule…
Ego tango est un livre qui se lit comme il se danse, à la limite d’une asphyxie encouragée par les lieux enfumés où se retrouvent les membres de cette secte étrange. Ils forment une petite communauté dans laquelle chacun observe tout le monde, mais davantage pour estimer la qualité des danseurs que pour leur prêter des aventures à l’extérieur du cercle. L’histoire, elle aussi, ne s’écrit qu’en dansant. « J’étais belle, nous dansions en murmurant sur une piste presque vide. L’histoire, ça dépendait, on brodait à mesure. Des fois c’était un gaucho, je l’imaginais tenant son cuchillo, d’après Ezequiel au contraire, il sifflait très nonchalant. Nous décidions, selon la musique et les rythmes, que tel morceau était glorieux, tel sanglant ou languissant, c’est à qui décrirait l’orage ou l’accalmie ou les grands sentiments, ou les morts qui tombent, c’était de la rêverie faite de broc, de clichés à tous crins et de souvenirs d’enfance, ça partait dans tous les sens, rien d’impossible cœur vaillant nous avons failli nous aimer. »
Romancière, Caroline De Mulder en connaît un bout sur l’amour et la souffrance, sur la jouissance et la douleur. Elle a marqué son territoire en lettres flamboyantes, jetant toutes ses forces dans la bataille et imposant une voix âpre, forte.
Elle réussit en outre, malgré le rythme obsessionnel de son écriture derrière lequel tout le reste pourrait s’effacer, à faire exister des personnages et à leur prêter les mystères de leurs vies. Ezequiel, le sombre amant qui veut faire du cinéma. Lou, la maîtresse d’Alexis de Saint-Ours, et peut-être sa victime. Car il s’en passe, des choses, dans les coulisses, dans le vide de ce qui n’est pas empli par le tango. D’où vient le bleu qui marque le coup de Lou ? Pourquoi Alexis ne se décide-t-il pas à quitter sa femme ? Quand la narratrice trouvera-t-elle la force de dire à Ezequiel qu’elle ne supporte pas ses manières et lui lancera-t-elle ce simple mot : dégage !
A sa manière, Ego tango est un tour de force, porté jusqu’aux limites de la résistance physique et mentale. On s’y trouve toujours un peu à côté de soi, et c’est peut-être l’endroit d’où l’angle est le meilleur pour tout voir et tout comprendre. A condition de se laisser embarquer par la musique et de suivre à l’intuition, comme on apprend le tango dans la confiance du (ou de la) partenaire. Cette partenaire-ci se révèle parfaite pour nous entraîner jusqu’au bout du livre, même si on n’a jamais mis les pieds sur une piste de danse.

lundi 2 mars 2015

Marcher (2)

On croit, à cause du titre qu’on va entrer dans le mouvement des pas qui ont fait d’Éric Fottorino Le marcheur de Fès (Folio). Et puis, non. Si la ville se visite à pied, le passé qu’y cherche l’auteur est plus important que le geste. Le lendemain, ou le surlendemain, on ouvre un autre livre, peut-être par association d’idée avec le précédent – il y est aussi question d’un fils et de son père. Là, on croise Péguy avec « ce côté fantassin de vouloir tout vérifier par la marche. » Le père, loin des préoccupations de son fils à propos de la pensée du poète et, en revanche, se reconnaissant « dans la figure du peregrinus, de l’homme qui marche. » Je ne dois pas oublier de préciser que je trouve cela dans Un jour, de Michel Crépu (Gallimard).

Sans surprise, en revanche, Chantal Deltenre et Daniel De Bruycker ont fait une petite place à « L’art de se promener » dans les miscellanées de Voyage (Nevicata). Le titre de cette entrée est aussi celui d’un livre publié par Karl Gottlob Schelle en 1802 : « Bien au-delà du simple mouvement physique, la promenade s’y déploie comme un exercice esthétique. Par le jeu du corps, elle met en branle les mécanismes de l’esprit, menant à une expérience intellectuelle, mais sans fatigue ni contrainte. »

Réédité à la Bibliothèque malgache
Paul de Kock. Ce nom vous dit-il encore quelque chose ? Pour retrouver cet auteur à succès du siècle avant-dernier, il faut le croiser par hasard dans les écrits de son temps, ou d’un temps qui ne l’avait pas encore oublié. A la fin de ses souvenirs de marcheur Au-delà des mers, Yves Gallot le cite. C’était en 1897, dans le Journal des Voyages, pour conclure une annexe consacrée à « L’art de marcher » : « « C’est fatigant de marcher à pied. Excepté ce petit désagrément, les voyages pédestres ont bien des charmes. Vous voyez tout à votre aise ; pas un joli site, pas un beau point de vue ne vous échappe, vous vous souvenez toujours, car les endroits où l’on a cueilli une plante, respiré une fleur, coupé une branche de feuillage, pris un peu de repos, ou fait un léger repas, ces endroits-là restent gravés dans votre mémoire. » Extrait, dit Gallot, d’un de ses meilleurs romans, Taquinet. En réalité, Taquinet le bossu, le personnage auquel Paul de Kock prête ces pensées au cours d’un vagabondage plutôt qu’un voyage, car il ne cesse de quitter la route depuis qu’il a quitté Munich : il a fait vingt lieues en huit jours.


Quelqu’un a cependant dû faire remarquer à Yves Gallot que son choix de citation n’était pas très sérieux. Dans le livre qu’il publiera l’année suivante, où il reprend en l’amplifiant la matière de cet article (ainsi que quelques extraits de l’entretien qu’il avait donné à un journaliste, en introduction à la série de ses souvenirs), il choisit des références plus prestigieuses : Victor Hugo et Jean-Jacques Rousseau. Marcher, oui, mais sans oublier une saine érudition…

dimanche 1 mars 2015

La mort de Yachar Kemal, barde épique

Yachar (ou Yasar) Kemal avait 92 ans et est mort hier au terme d'une vie parfois contrariée par le contexte politique, laissant une oeuvre abondante et passionnante - plus de trente romans, dont la suite époustouflante des "Mèmed".
En Turquie, deux monuments rendent gloire à l’écrivain Yachar Kemal. A Istanbul, il a sa statue. Dans son village natal, un de ses personnages est représenté. Son œuvre étant abondamment traduite, et notamment en français, on pourrait croire que la reconnaissance, dans son pays, lui a été naturellement acquise.
Les choses sont beaucoup moins simples. Ses activités politiques – il fut, en 1961, le cofondateur du Parti ouvrier de Turquie – lui valurent l’emprisonnement après le coup d’Etat militaire de 1971, puis quelques années d’exil en Suède. Plus près de nous, en 1996, ses prises de position en faveur de la cause kurde l’ont fait condamner à vingt mois d’emprisonnement. Il s’était à nouveau réfugié en Suède, bien qu’il se ne se considérait pas comme un nationaliste kurde.
L’engagement de Yachar Kemal dans la vie de son pays vient de loin. D’origine kurde, mais écrivant en turc (il se disait, pour cette raison, le plus kurde des écrivains turcs et le plus turc des écrivains kurdes), il a connu tôt ses premiers ennuis avec la justice : il avait dix-sept ans quand il fut arrêté pour ses sympathies communistes.
Cet homme de gauche a toujours prôné une générosité sans exclusives. Cet écrivain a toujours donné aux lecteurs des récits fascinants, eux aussi d’une belle générosité.
Il s’est trempé très tôt dans les histoires, celles que racontaient, quand il était petit, les bardes de sa région. Il a lu La chanson de Roland quand il était adolescent, et de tout cela il a gardé le goût de l’épique, traduit dans de grands romans pleins de personnages pittoresques à qui il arrive des aventures extraordinaires, mais inscrites dans une réalité rendue à la perfection.
Du coup, même si Mèmed le Mince, le personnage principal de son premier roman (dont la biographie imaginaire se poursuit ensuite dans trois autres volumes), paraît, a priori, bien éloigné de nous, de notre mode de vie et de pensée, on marche immédiatement dans les rebondissements épiques d’une saga qui, par la suite, en engendra d’autres, avec des héros aussi hauts en couleurs, avec le même élan.
Si Yachar Kemal a touché des lecteurs dans le monde entier, c’est parce que son univers prend la dimension d’une légende qu’il décline à travers des histoires différentes mais liées entre elles par une communauté d’esprit. Ce n’est donc pas l’exotisme qu’il faut chercher chez lui, mais l’humanité.
Voici, pour donner la couleur de son écriture, les premiers paragraphes de Mèmed le mince :

Les contreforts montagneux du Taurus commencent dès les bords de la Méditerranée. À partir des rivages battus de blanche écume, ils s’élèvent peu à peu vers les cimes. Des balles de flocons blancs flottent toujours au-dessus de la mer. Les rives de glaise sont unies et luisantes. La terre argileuse vit comme une chair. Des heures durant, vers l’intérieur, on sent la mer, le ciel : odeur prenante.
Après les terres cultivées d’argile unie, commencent les maquis de Tchoukour-Ova. Serrés, et comme tressés, buissons, bambous, ronciers, vignes sauvages et roseaux recouvrent tout d’un vert profond, à perte de vue, plus sauvages qu’une sombre forêt, plus foncés encore.
Un peu plus loin vers l’intérieur, si l’on dépasse d’un côté l’Anavarza, ou de l’autre Osmaniyé, en direction d’Islahiyé, on arrive à de vastes marécages.Les mois d’été, les marais bouillonnent. Ils sont sales, infects, l’odeur en est repoussante : joncs pourris, herbes pourries, arbres, bambous, humus pourris. Mais l’hiver, ce sont des eaux limpides, scintillantes et vives. L’été, la surface est cachée par les herbes et les joncs. L’hiver, elle se dévoile.