dimanche 29 mai 2011

Jean-Luc Coatalem : la tentation de l'exotisme

Un jour, Louis Noël, dit Bouk, orphelin parrainé par le grand-père de Lucas, est parti. Né près d’Angkor, arrivé dans la famille bien que s’en tenant toujours à l’écart, à l’abri derrière les pages économiques du Figaro, il était la touche exotique qui ancrait l’histoire commune dans un ailleurs mythique. Des intérêts commerciaux avaient forgé les premiers liens, puis ceux-ci avaient débordé du cadre matériel.
Beaucoup plus tard, devenu journaliste – comme Jean-Luc Coatalem –, Lucas, le narrateur, part à la recherche de ce presque frère égaré dont la légende prétend qu’il est retourné sur le lieu de ses origines. Au Cambodge, le journaliste ne trouve que les ruines des temples, ce qu’il reste d’une ville dont des archéologues tentent de reconstituer le passé et des interrogations sur sa propre vie. En particulier sur l’étrange attirance suscitée par l’Asie. Ce qu’il appelle un tropisme asiatique. Traduit, dans son cas, par l’amour d’une jeune femme qui comprendra n’avoir pas été choisie pour elle-même mais comme représentation de quelque chose qui la dépasse. La quête de Bouk, dont le véritable nom, Attitya, prend progressivement le dessus, semble vouée à un échec qui précipite aussi la fin d’une liaison.
Mais, comme dans un récit initiatique, même si l’initiation est tardive, le temps passé à définir ce qu’on cherche est au moins aussi important que de le trouver. La tentative de relier le passé et le présent telle que la conduit Lucas est sa manière de remettre en place les éléments d’une vie dans laquelle les silences ont laissé des zones inexplorées.
Le dernier roi d’Angkor dessine la place d’un manque affectif creusé aussi par l’absence du père. Et dont le comblement est une vue de l’esprit conçue par un Blanc parfois renvoyé avec rudesse à des désirs trop occidentaux et non partagés. En parallèle, moins pour expliquer que pour éclairer, le romancier pose l’histoire d’Hergé et de Tchang, personnage du Lotus bleu inspiré par une amitié authentique.

jeudi 26 mai 2011

C'est dans la poche : la clé sous le paillasson, mais vous savez où est le paillasson


C'est dans la poche (le magazine) s'arrête.
C'est dans la poche (l'idée) se poursuit...
Il me semble avoir réalisé, sept fois, un joli mensuel (avec ses défauts) qui aurait pu intéresser pas mal de lecteurs. Probablement n'ai-je pas été capable de le faire savoir comme j'aurais dû. Les chargements n'ont en tout cas jamais atteint la fréquence que j'espérais, stagnant au fil du temps plutôt que croissant.
Comme dirait l'autre (mais quel autre?), j'en tire les conclusions et j'abandonne cette formule. Dommage pour ceux qui l'aimaient, mais vous étiez moins nombreux que ceux qui ne subissaient pas une attraction suffisante pour le lire - ou qui en ignoraient l'existence.
Puisque rien n'est grave, et surtout pas la disparition d'un mensuel gratuit quand son existence peut se prolonger de manière souterraine, la plupart des articles que vous auriez pu trouver dans les prochains numéros (ceux qui, je le rappelle à l'attention des distraits, n'existeront pas) seront publiés ici même, dans un blog dont la particularité (une des particularités) est d'avoir intégré celui que je tenais autrefois pour Livres Hebdo sous le titre: Les poches sous les yeux.
A suivre, donc...

mercredi 25 mai 2011

François Weyergans au cinéma

François Weyergans est quelqu'un qui rit beaucoup, mais d'un rire contenu, peu expansif, comme chargé d'une certaine ironie envers lui-même. Si Melchior, le personnage de La démence du boxeur, devait le décrire, peut-être le ferait-il ainsi. «Quand Melchior pensait à ses amis, c'était de leur rire qu'il se souvenait le mieux»...
Le souvenir est un des thèmes essentiels de ce livre puisque Melchior, à quatre-vingt-deux ans, a sa vie plutôt derrière lui. Mais, bien que s'étant consacré au cinéma - il a été un grand producteur -, c'est récemment qu'il s'est décidé à tourner lui-même un film. Un désir d'enfant qui veut connaître ce plaisir avant de mourir...
Livre beau, grave et triste à la fois, La Démence du boxeur est peut-être ce que François Weyergans, auteur cependant déjà de quelques ouvrages qui ont fait date, a écrit de mieux.
(Note: cet article a été rédigé en 1992, au moment de la sortie du roman.)
Vous aviez déjà, dans Le Radeau de la Méduse, parlé de la façon de faire un film, mais c'est la première fois que vous parlez du cinéma...
Dans Le Radeau de la Méduse, je parlais de télévision! Il y a une frontière nette entre la télévision et le cinéma.
Ici, il y a d'une part le plaisir de mettre le cinéma dans un roman - il faut bien abriter ce pauvre cinéma quelque part, il n'a plus trop d'endroits où aller, donc on peut peut-être le recueillir dans la littérature - et, d'autre part, il y a aussi, très enfoui, mon désir d'écrire une histoire du cinéma, que je sais très bien que je n'écrirai jamais.
Il s'agit, pour Melchior, de retrouver un cinéma «à l'ancienne», en quelque sorte...
Ces mots, «cinéma à l'ancienne» me hérissent un peu, mais on est d'accord sur les choses. C'est un peu ambigu. Avant tout, je voulais faire le portrait d'un personnage âgé. Et, comme toile de fond, j'ai pris le cinéma. Il y a au départ un désir très naïf. Je me suis dit: ce serait bien que je fasse un livre dans lequel on parle de cinéma parce que ça me permettrait, pendant que je l'écris, de regarder plein de films sur mon magnétoscope. Mais je n'ai pas de magnétoscope et, au lieu de mener une vie de pacha en regardant des films et en écrivant de temps en temps trois lignes, je me suis retrouvé à mener une vie de forçat, à n'écrire que des lignes qui ne conviennent pas, qu'il faut raturer et refaire, pendant presque deux ans, sans même avoir le temps d'aller au cinéma!
Ce Melchior saisi à la fin de sa vie, est-ce qu'il pourrait être vous-même, plus tard?
Je ne crois pas. Je n'aurais jamais été producteur ou distributeur. Je lui ai fait avoir quelques attitudes de base que j'admire dans la vie, que j'essaie d'atteindre moi-même sans y parvenir toujours...
Une des choses qui frappent dans son caractère, c'est le goût presque joyeux qu'il éprouve pour l'échec. Est-ce ainsi que vous pouvez vivre l'échec?
Je n'ai pas de goût pour l'échec. Je pense qu'il faut arriver à construire une certaine sorte de vision du monde, ou une sorte d'armure qui fait qu'on souffre le moins possible. Ça se paie assez cher parce que, en contre-partie, si on souffre le moins possible, les joies sont peut-être ressenties moins fortement, parce qu'on apprend à avoir du recul, à avoir un regard un peu ironique ou cynique. C'est assez lacanien, pour employer un adjectif qui était à la mode il y a quinze ans, mais c'est vrai. La psychanalyse, telle qu'elle m'intéresse, je ne pense pas qu'elle guérisse mieux qu'un médicament, ni moins bien, mais elle peut donner une sorte de philosophie.
Ce roman n'est-il pas, d'une certaine manière, et bien que différent, cousin de Macaire le Copte?
Oui, Melchior a un côté Macaire, j'en étais un peu conscient. Je voulais faire un Macaire laïc, comme pour répondre à toutes sortes de gens qui me disent que ce qu'ils préfèrent dans mon œuvre c'est Macaire. Moi pas, par exemple. Je vois bien d'où ça vient: d'une grande vague mystique, un mysticisme qui n'est pas trop vaseux.
Le côté ascétique de ces personnages semble aussi bien vous correspondre...
Peut-être. Mais il y a aussi le fait que, dans ce livre, la mort prend la place qui était celle de Dieu dans Macaire. C'est pour ça que je le dis plus laïc.
La mort serait donc le vrai sujet de La Démence du boxeur?
Disons-le. C'est un vieux monsieur sympathique, plein d'ardeur, plein de vie, mais qui vit tragiquement parce qu'il va mourir tout seul. J'aimais bien montrer la jeunesse d'un type vieux, aussi. J'ai inventé plein de jeux d'enfants. Quand on écrit, on peut inventer des enfances qui ne sont pas vraiment les nôtres - rien de tout cela ne m'est arrivé. Mais les mêmes souvenirs d'enfance à quarante-trois ans, ce ne serait pas bien...
L'essentiel n'est-il pas la perspective, le point de vue?
Oui. Et là, le narrateur est vraiment très loin, mais on peut croire que c'est Melchior qui parle. C'est technique. Il ne faut pas qu'il y ait de verbes clinquants. Quelques personnes me reprochent ça et disent qu'il y a trop d'auxiliaires. Mais moi, dès que je peux remplacer n'importe quel verbe par «être» ou «avoir», je n'hésite pas, c'est mieux!

samedi 21 mai 2011

L'année littéraire (20) - Maurice Nadeau a cent ans

On lui souhaite, de grand cœur, même si le souhait est un peu irrationnel, de vivre encore cent ans dans les livres. De toute manière son œuvre d'éditeur, car on peut dire qu'il a fait une œuvre de son travail, restera encore très longtemps présente pour les lecteurs. Il a même écrit lui-même quelques livres qui comptent. Pour un survol de sa carrière, je vous renvoie à un article que j'ai publié récemment dans Le Soir, Une maîtresse nommée littérature, au moment où paraissaient ses entretiens avec Laure Adler, Le chemin de la vie.
Il y a plus longtemps - c'était en 1990 -, j'avais interrogé, séparément mais avec les mêmes questions, Maurice Nadeau qui venait de publier Grâces leur soient rendues et Françoise Verny pour Le plus beau métier du monde. Deux éditeurs grand format, avec des conceptions assez différentes de la profession.
La preuve par la réédition de ce double entretien.

Ils n'ont rien en commun, sinon la passion des livres. Mais pas de la même manière. Tout sépare d'ailleurs Maurice Nadeau, qui a œuvré longtemps dans l'ombre de maisons d'édition où il développait sans fracas sa collection des «Lettres Nouvelles» avant de créer, contraint et forcé, sa propre structure - minuscule, faut-il le dire? -, de Françoise Verny, grande prêtresse de Grasset avant de passer bruyamment, avec armes et bagages (dans ceux-ci, elle emportait notamment sa fidèle Françoise Mallet-Joris), chez Gallimard où, pendant quatre ans, elle ne fut pas vraiment à sa place. C'est chez Flammarion qu'elle l'a apparemment trouvée maintenant, mais la manière est restée la même: une politique d'auteurs, certes, mais avec le spectaculaire en plus.
Leurs livres sont aussi différents qu'eux. Françoise Verny raconte sagement sa vie, de sa formation à ce qu'elle est devenue maintenant, égrenant les rencontres au fil des livres édités, manifestant une grande fidélité même aux auteurs qui ne l'ont pas suivie dans ses pérégrinations germanopratines. Maurice Nadeau, au contraire, égrène ses souvenirs des écrivains qui ont fait ses catalogues sans cesse recommencés et auxquels il a permis de trouver un public francophone, mais dénonce avec amertume les infidélités dont il a été la victime.
Il fallait bien les confronter, même si les rencontres se sont faites séparément. Pour le pugilat, rendez-vous ce vendredi soir sur le plateau de «Caractères». Car si, comme on le verra, Françoise Verny a pour Maurice Nadeau une grande estime, celle-ci n'est pas réciproque. Et cependant - ils ne le savaient pas encore en répondant à nos questions -, ils se rejoignent sur bien des points. Alors, d'où viennent les divergences? Du fait que Françoise Verny, à neuf heures du matin, a choisi de nous inviter à boire un café au bistrot d'en face en grillant ses premières (?) Gitanes de la journée alors que Maurice Nadeau, à quatre heures de l'après-midi, buvait de l'eau dans une pièce - débordant de livres - des minuscules bureaux qui lui servent de repaire à la fois pour «La Quinzaine littéraire» et sa maison d'édition?
Quoi qu'il en soit, il fallait d'abord chercher à apprendre auprès d'eux comment on devient éditeur.
Maurice Nadeau: - Ah!... Si on a beaucoup d'argent, d'abord, et si on a le goût des livres... Moi, j'avais le goût des livres, mais je n'avais pas d'argent, alors ça risquait de donner autre chose. Il faut dire que les circonstances ont joué un rôle: on est critique, on est journaliste, on vous met dans un jury - le Renaudot -, je lisais des manuscrits, et j'ai été amené à faire une collection. Puis je me suis pris au jeu, et j'ai continué!
Françoise Verny: - Je ne connais pas la réponse. Je connais peu de gens qui veulent devenir éditeurs. Il n'y a pas de règle. Je vais prendre un exemple qui ne me concerne pas, celui d'une adjointe, Monique Nemer. Elle était professeur de littérature comparée et, en bavardant avec elle, je me suis rendu compte qu'elle avait un intérêt pour les livres. Elle a commencé à travailler avec moi et, au fond, elle s'est aperçue qu'elle aimait ce métier et que ce métier l'aimait.
- Il faut quand même une qualité fondamentale, nécessaire au métier, laquelle?
Maurice Nadeau: - Peut-être que l'éditeur a le goût d'écrire et qu'il ne s'en sent pas capable. Alors il publie les autres. C'est possible. Beaucoup d'éditeurs sont des auteurs rentrés. Il y a aussi, en France, beaucoup d'histoires de familles. C'est la famille Gallimard, la famille Flammarion...
Françoise Verny: - Il faut une grande curiosité, et un minimum de culture générale. Il faut aussi une grande faculté d'accueil, et ne pas se tromper. Mais trop de gens croient que l'édition n'est pas un vrai métier parce qu'on lit le journal et qu'on lit des livres. Ce que je déteste le plus, ce sont les non-professionnels!
- Depuis que vous pratiquez ce métier, est-ce que des choses ont changé?
Maurice Nadeau: - C'est devenu une affaire de grands mastodontes, de trusts à capital financier. Il y a les Presses de la Cité d'un côté, Hachette de l'autre, mais ces gens-là ne cherchent pas d'auteurs, ce n'est pas leur travail. J'ai quand même l'impression que c'est en train de disparaître. Il y a, depuis quatre ou cinq ans, une trentaine de nouveaux éditeurs, des jeunes qui n'ont pas beaucoup d'argent et qui publient de la littérature, de vrais ouvrages, et pas ces trucs faits pour être placés dans les supermarchés.
Françoise Verny: - Le métier n'a pas changé dans les rapports entre l'auteur et l'éditeur, ça ne changera jamais. Ce qui a changé, c'est qu'il y a maintenant des contraintes économiques, des problèmes qui se posent en termes d'industrialisation et dont on est bien obligé de tenir compte quand on appartient à ce milieu.
- Quel est votre meilleur souvenir d'éditeur?
Maurice Nadeau: - Tous les auteurs que j'ai découverts ont mérité mon souvenir. Je ne vois pas quelle préférence je pourrais donner à l'un ou à l'autre. Ce sont donc des découvertes, mais il faut dire aussi qu'elles ont été souvent le fruit du hasard. On ne s'intéressait pas aux étrangers, alors je prenais ce que je pouvais, et je refusais aussi...
Françoise Verny: - J'en ai plusieurs, et je ne veux pas les hiérarchiser. Mais c'est plutôt de l'ordre des rencontres, et de la découverte de manuscrits.
- Et votre plus mauvais souvenir?
Maurice Nadeau: - Notamment d'avoir dû recommencer à zéro chaque fois que j'ai été foutu à la porte de chez un éditeur. Parce que c'est lui qui a les contrats, c'est lui qui a les auteurs. Mais, au fond, ce que je regrette le plus, c'est de ne pas avoir publié celui que je considère comme le plus grand, Beckett. J'aurais pu le publier, et je n'ai pas osé. La timidité, ou le manque d'argent... je ne l'ai pas pris! Oui, ça, c'est un mauvais souvenir...
Françoise Verny: - Le pire, ce n'est pas l'erreur: on en commet tout le temps. Ce n'est pas l'échec: on en connaît tout le temps. Le plus mauvais souvenir, c'est la déception, quand on croit dans le manuscrit d'un auteur, qu'on espère d'autres livres, et puis qu'on s'aperçoit qu'il n'y avait qu'un seul livre.
- Qu'attendez-vous, dans votre travail, des années à venir?
Maurice Nadeau: - C'est difficile. On perd de l'argent sur les livres et, si on recommence, ça s'accumule. Il faudrait un succès, mais le genre de littérature que je fais ne me permet pas de l'espérer. Il peut y avoir un coup de chance, mais ça paraît peu probable. D'ailleurs, décrocher un prix, ça pourrait être ma mort. Je ne sais pas. Continuer comme ça...
Françoise Verny: - Si j'ai écrit ce livre, c'était pour savoir si j'avais encore envie de faire ce métier. Et j'ai encore envie. La vie est drôle, Davy m'avait fait connaître Alexandre Jardin et Cyril Collard. Et là, il m'a apporté le manuscrit d'une jeune femme, que je vais sortir au début de l'année prochaine. Tout d'un coup, je me suis dit: encore un nouvel auteur, voilà! Il n'y a pas de répétition, parce qu'aucun être ne ressemble à un autre.
- Vous venez d'écrire un livre, en passant donc de l'autre côté de la barrière. Avez-vous eu le sentiment d'avoir été, au sens fort du mot, édités?
Maurice Nadeau: - Mes rapports avec mon éditeur ne sont pas mauvais. C'est un ami qui m'avait prié de lui donner ça, de l'écrire. Au fond, je n'avais aucune envie de l'écrire. C'est bon que j'ai trouvé une machine à traitement de texte et que ça ne prenait pas trop de temps...
Françoise Verny: - C'est difficile à dire. J'ai un éditeur, mais je ne pense pas qu'on ait tout à fait des rapports d'éditeur à édité. J'ai quand même constaté une chose, c'est que, sur son propre texte, on a besoin d'un regard extérieur, même si on est soi-même éditeur.
- Maurice Nadeau, que pensez-vous de Françoise Verny?
Maurice Nadeau: - Je crois qu'elle représente un état de l'édition qui est horrible. Ce sont des gangsters, des truands, ces gens s'étripent, se tuent. Elle représente, je crois, un moment de l'édition qui est en voie de disparition. On ne peut pas faire des coups en bourse et aimer sérieusement ce qu'on va proposer! Bien sûr, il y a toujours, dans l'édition, un côté propagandiste: ce qu'on aime, on voudrait que tout le monde l'aime. Ce n'est pas ça qui me gêne, c'est tout le reste, cette vaste machine dans laquelle on risque d'être broyé. Je me félicite, au fond, d'être resté marginal. Sans cela, je n'aurais pas fait ce que j'aurais voulu.
- Françoise Verny, que pensez-vous de Maurice Nadeau?
Françoise Verny: - Ce n'est pas du tout le même genre d'éditeur que moi. Mais je pense beaucoup de bien de lui. On ne peut pas ne pas respecter ce qu'a fait Nadeau dans le domaine de l'édition. En même temps, je ne me sens pas complexée par rapport à lui, pas du tout. Je ne crois pas que la question soit de savoir si l'un est plus ou moins moderne que l'autre. J'ai une vision des choses. Nadeau, au fond, situe un peu son métier sur le territoire de l'éternité. Moi, je n'en fais rien, je suis beaucoup plus matérialiste.

vendredi 20 mai 2011

David Sedaris du côté de l'ironie

Les emplois précaires sont des sujets en or pour l’écrivain qui les a occupés, s’il est capable de les raconter sur le ton badin qui leur donne un relief inattendu. Dans N’exagérons rien!, David Sedaris fait des descriptions savoureuses de quelques épisodes professionnels. Par certains aspects, ce recueil de nouvelles est un guide de survie au Pays du père Noël ou un manuel du bon usage des ateliers d’écriture. On y mesure la distance considérable qui sépare une vocation d’une fonction au quotidien, ou une illusion d’une réalité.
Le monde du travail n’est pas le seul à fournir la matière de scènes pittoresques. La vie, après tout, offre une gamme presque infinie de possibilités. Sur la route, un jeune homme très semblable à l’auteur fait son Kerouac en levant le pouce pour voyager en stop. Aventures et mésaventures se succèdent jusqu’au renoncement à ce mode de transport. En vacances en Grèce, un blocage complet des fonctions intestinales s’ajoute à quantité d’autres problèmes pour transformer le séjour en cauchemar. Le fumeur résiste comme il le peut à la pression sociale. Et le réfractaire à l’ordinateur découvre, dans une chambre d’hôtel ou à l’embarquement dans un aéroport, les inconvénients de sa fidélité à sa machine à écrire.
Comment avouer, en outre, que J’aime les garçons? Et que faire des listes de mots français appris consciencieusement pendant d’autres vacances? Chez David Sedaris, tout fait problème existentiel. Et tout problème existentiel se transforme en tableau visuel dont le principal acteur doit bien reconnaître qu’il est ridicule…
Humoriste grinçant, l’écrivain porte sur lui un regard impitoyable. Et très réjouissant. Le lire ne comporte qu’un seul risque, mais de taille: adopter le même sens critique envers soi-même. Rassurez-vous, il est possible de s’en remettre, bien que plus rien ne soit jamais pareil ensuite, à commencer par l’évaluation (ou la surévaluation) de qualités dont on croyait qu’elles faisaient notre charme.

jeudi 19 mai 2011

Nicolas Fargues à la plage

Le roman dans le roman n’est pas une invention du vingt et unième siècle. Mais Nicolas Fargues double la mise. Avec, il est vrai des sortes de livres virtuels. Celui que John s’est mis en tête d’écrire n’avance pas trop et n’existera peut-être jamais. Celui de Belval, journaliste vedette de la télévision, a été rédigé par un nègre.
La mise en abyme a ses limites: les réflexions que se fait John en ouvrant le roman de Belval sont du genre à alourdir celui de Nicolas Fargues, meilleur dans sa manière d’inventer une conversation et de camper une scène que dans le commentaire. Mais la dizaine de pages consacrées à celui-ci ne réussissent pas à gâcher vraiment le plaisir.
Car, comme il l’a prouvé dans ses six livres précédents, le romancier est capable d’aller vite. Son lecteur saisit l’intention au quart de tour, sourit aux passages ironiques, relève les intonations des personnages, acquiesce souvent.
Dès l’ouverture, on est conquis par le film que l’auteur projette – car, un jour, Nicolas Fargues fera du cinéma tant son sens de l’image est aigu. John participe, sur une place, à une collecte de déchets organisée par la mairie. «A perte de vue, des carcasses de jerrycans, des sprays rouillés, de la gomme de pneu durcie comme du bois par le sel et autres fragments de filets jonchaient la plage en une frange déprimante, parallèle au rivage.» L’inefficacité de l’opération menée ce jour-là est criante s’il s’agit de lutter contre la pollution. En revanche, s’il s’agit de présenter les habitants du village, c’est parfait. Ils sont à peu près tous là, porteurs déjà de ce qu’ils deviendront par la suite.
Il manque bien, entre autres, Mary, la fille de John, dont l’arrivée en compagnie de Vienna provoquera une petite tornade sentimentale. Et Sarkozy, de passage dans le livre, pour une petite visite à portée politique immortalisée par une photo très surprenante…
Nicolas Fargues pousse les protagonistes de son Roman de l’été dans leurs derniers retranchements. Leurs masques ne résistent guère aux situations dans lesquelles il les place. Et il joue habilement, comme de coutume, avec les contrastes. Sa comédie humaine lui sert à révéler les travers de nos contemporains. Il le fait avec finesse, sans véritable méchanceté. Il n’assassine pas. Il égratigne.
Le roman de l’été n’est pas son meilleur livre. On l’oubliera probablement assez vite. Mais il est agréable de passer quelques heures en compagnie de ses personnages dont quelques-uns pourraient être des connaissances. Ils sont à la fois vagues et précis, typiques d’une époque dans laquelle chacun est sensé trouver sa place dans la société et garder, une fois pour toutes, l’étiquette qui le caractérise.

mercredi 18 mai 2011

Laurent Binet entre l’Histoire et le roman

Prix Goncourt du premier roman, Laurent Binet s’est trouvé malgré lui, et à la marge, impliqué dans la polémique qui a opposé Claude Lanzmann et Yannick Haenel autour de Jan Karski, présent dans un film de l’un et dans un roman de l’autre. Le débat a passionné Laurent Binet. Celui-ci s’interroge en effet sur les rapports entre le réel et la fiction.
Son roman, qu’il appelle «infra roman», est au cœur de la problématique. Il a choisi, pour l’écrire, un parti pris radical: «Je n’aime pas penser à la place des gens. Faire parler les morts, c’est un coup de force de la fiction sur le réel.» Il a donc adopté une approche très différente de celle de Haenel, dont le monologue intérieur ne le convainc pas – pas plus qu’il n’est convaincu par Les Bienveillantes, de Jonathan Littell. Claude Lanzmann a apprécié et le lui a dit par téléphone. «J’ai éprouvé de la fierté de recevoir ce coup de fil», dit-il. Ajoutant dans la foulée: «Et du soulagement…»
Sous un titre énigmatique se cache un ouvrage atypique. HHhH, voilà qui n’évoque rien si on n’en donne pas la signification. Elle vient à son heure: «Himmlers Hirn heißt Heydrich – le cerveau d’Himmler s’appelle Heydrich».
Reinhard Heydrich n’est pourtant pas le personnage principal du roman. Il est la cible de deux parachutistes, Gabčík et Kubiš, envoyés de Londres à Prague pour assassiner celui qui, en 1942, y incarnait le pouvoir nazi. Laurent Binet avait entendu parler de cette histoire il y a longtemps, par son père. Sa fascination pour Prague, dont il écrit qu’elle est la plus belle ville du monde, a fait le reste.
«Prague occupe une place très importante dans mon histoire personnelle. J’ai eu une petite amie slovaque, avec laquelle j’ai habité dans un appartement à Prague. Et, en creusant sur place cet épisode que je connaissais mal, je me suis rendu compte qu’il s’agissait d’une histoire extraordinaire.»
Une histoire si extraordinaire que, dit-il, «il n’était pas besoin d’en rajouter. La tentation romanesque était forte, et il m’est arrivé d’y céder, en contradiction avec mon projet. J’ai gardé ces passages, pour en faire un sujet de discussion, en amont ou en aval. En fait, je voulais mettre cette histoire en valeur le mieux possible en utilisant tous les outils du roman, sauf un: la fiction.»
C’est pourquoi il ne cesse, dans le texte, de dire ses doutes, ses errements dans la recherche d’informations sur l’attentat du 27 mai 1942, ce qui l’a précédé et ce qui l’a suivi. Pas un détail qui ne soit pesé sur la balance de l’authenticité – quitte à le rejeter comme insignifiant. Il ne tait aucune des hésitations survenues en cours de rédaction, et notamment celle-ci, qui lui pose encore un léger problème: «Mon but était de rendre hommage à ces deux parachutistes. Or, après 150 pages, ils sont à peine évoqués. C’était perturbant pour moi. Mais la carrière d’Heydrich était un passage obligé, avec d’autres éléments posés dans une succession de chapitres courts apparemment hétérogènes, qui convergent vers l’attentat les reliant tous.»
Les nombreuses interventions de l’auteur auraient pu nuire à l’élan du récit. Le contraire se passe: nous sommes avec Laurent Binet au cœur même de son travail et de sa fascination pour les événements qu’il reconstitue, à la fois à distance et au plus près d’eux. La fascination est partagée jusque pour ce que nous ne connaîtrons jamais.
L’exercice est un grand numéro d’équilibriste. Mais qui se soucie moins du spectacle que de la précision de ses gestes, parfaitement adaptés au terrain glissant sur lequel il se trouve. Entre le roman et l’Histoire, Laurent Binet a trouvé une voie médiane qui emprunte au premier sans affaiblir la seconde. Il a mis presque dix ans pour la parcourir, moitié pour la documentation, moitié pour l’écriture. Le résultat est à la hauteur d’une exigence jamais prise en défaut.

P.S. Je pourrais expliquer mon long silence. Mais les circonstances qui l'ont provoqué demanderaient une longue explication, et je préfère revenir avec des sujets mieux adaptés à l'objet de ce blog.