vendredi 31 octobre 2014

L'Interallié, voiture-raclette des prix littéraires

Il est urgent de ne pas se presser, se dit-on, au moins en apparence, du côté du Prix Interallié, qui vient enfin de fixer la date à laquelle sera annoncé le nom du lauréat (ou de la lauréate, puisqu'il reste deux romancières dans la deuxième sélection, contre six romanciers).
Ce sera le 20 novembre, au moment d'éteindre les lumières et de partir en catimini, que d'autres se chargent du rangement!
Huit jours avant, il devrait y avoir une dernière sélection, dans laquelle seront retenus, comme c'est la coutume, celles et ceux qui sont passés pas loin, mais à côté quand même, d'un autre prix littéraire. Et qu'on obligera à rester plus longtemps en classe en espérant un lot de consolation.
Donc, ils sont encore huit - moins un, déjà, Adrien Bosc s'étant auto-éliminé grâce à l'Académie française:
  • Adrien Bosc. Constellation (Stock)
  • Christophe Donner. Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive (Grasset)
  • Pauline Dreyfus. Ce sont des choses qui arrivent (Grasset)
  • David Foenkinos. Charlotte (Gallimard)
  • Simonetta Greggio. Les Nouveaux Monstres (Stock)
  • Serge Joncour. L’Ecrivain national (Flammarion)
  • Mathias Menegoz. Karpathia (P.O.L.)
  • Eric Reinhardt. L’Amour et les forêts (Gallimard)

A l'exception de Simonetta Greggio, ce sont les livres qu'on retrouve à peu près partout ailleurs. Il ne s'agit même plus de jouer aux suiveurs, le jury de l'Interallié est devenu la voiture-balai de la rentrée - ou, comme le dirait Stéphane de Groodt dans Retour en absurdie, la voiture-raclette ("c'est comme une voiture-balai mais sans poils").

jeudi 30 octobre 2014

L'Académie française couronne Adrien Bosc

Son Constellation est un des premiers romans dont on a le plus parlé dans cette rentrée littéraire. Il n'était pas la seule oeuvre de débutant dans la dernière sélection du Grand prix du roman de l'Académie française puisque Karpathia, de Mathias Menegoz, l'accompagnait (avec Voyageur malgré lui, de Min Tran Huy).
Ce n'était pas non plus celui que j'aurais choisi. Mais ce n'est pas mal du tout, Constellation, malgré les quelques réserves que je peux émettre.
Marcel Cerdan est mort le 27 octobre 1949, dans le crash  d’un Constellation d’Air France aux Açores. Avec lui, la violoniste Ginette Neveu. Et trente-cinq autres passagers, plus l’équipage. Sur une belle idée conduite jusqu’au bout avec un soin maniaque, Adrien Bosc réveille le souvenir de chacun, dessinant une constellation de vies et de morts. Ce serait parfait si l’écriture n’était, sinon à quelques moments, strictement informative.

mercredi 29 octobre 2014

Le scénario catastrophe des prix littéraires

Je ne les sens pas bien, les prix littéraires de cette année. Moins encore depuis que j'ai découvert, en me levant ce matin, la dernière sélection du Renaudot. Cinq romans français:
  • David Foenkinos. Charlotte (Gallimard)
  • Serge Joncour. L’écrivain national (Flammarion)
  • Pierre-Yves Leprince. Les Enquêtes de Monsieur Proust (Gallimard)
  • Jean-Jacques Moura. La Musique des illusions (Albin Michel)
  • Amélie Nothomb. Pétronille (Albin Michel)

Et trois essais:
  • Christian Authier. De chez nous (Stock)
  • Gilles Perrault. Dictionnaire amoureux de la Résistance (Plon)
  • Jean-Claude Perrier. Comme des barbares en Inde (Fayard)

Les prochaines nuits, jusqu'à mercredi matin, s'annoncent mauvaises. Je m'attends au pire: le Goncourt à David Foenkinos, le Renaudot à Amélie Nothomb...
Calmons-nous, le pire n'est pas toujours sûr. Eric Vuillard pourrait recevoir le Femina lundi et Eric Reinhardt, le Médicis mardi, ce qui mettrait déjà un peu de baume au cœur. La semaine serait même formidable si, mercredi, Lydie Salvayre décrochait le Goncourt et Serge Joncour, le Renaudot.
On y croit et on évite les cauchemars?

mardi 28 octobre 2014

Eric Reinhardt n'aura pas le Goncourt cette année

Ce sont des choses qui arrivent, et même assez souvent: un favori est désigné avant même la rentrée littéraire, il semble impossible qu'il ne soit pas couronné, sinon par le Goncourt, au moins par un autre grand prix d'automne. Et puis, au fur et à mesure que le temps passe, que les sélections se resserrent, son étoile pâlit, il disparaît d'ici, de là, même de la dernière sélection pour le Prix Goncourt. C'est ce qui vient d'arriver à Eric Reinhardt, dont L'amour et les forêts faisait figure d'épouvantail, les autres n'étant plus en lice que pour une hypothétique deuxième place.
Mais la dernière sélection de quatre titres vient d'être annoncée, et son roman ne s'y trouve plus. Pas davantage que ceux de Clara Dupont-Monod, Benoît Duteurtre et Emmanuel Ruben.
Ma favorite - ma préférée, plutôt - est toujours dans ce traditionnel (et chaque fois renouvelé) dernier carré. Vous n'aviez pas noté? Bon, un indice: il ne s'agit pas de Pauline Dreyfus. Voici donc les quatre finalistes:
  • Kamel Daoud. Meursault, contre-enquête (Actes Sud)
  • Pauline Dreyfus. Ce sont des choses qui arrivent (Grasset)
  • David Foenkinos. Charlotte (Gallimard)
  • Lydie Salvayre. Pas pleurer (Seuil)

Du côté du Médicis, le jury ne s'est pas exagérément démené pour établir les dernières sélections. ce sont les mêmes que les précédentes. je vous renvoie donc à ma longue liste de toutes les sélections pour les principaux prix de l'automne.

La mort de Daniel Boulanger, écrivain polymorphe

C'est par Marie Dabadie, sans qui l'académie Goncourt serait une belle bande d'écrivains désorganisés, que j'apprends la mort, hier, de Daniel Boulanger, qui fut membre de cette honorable compagnie pendant 25 ans. Né en 1922, il a été un auteur prolifique, surtout connu pour ses nouvelles bien qu'il n'ait jamais négligé la poésie, le roman et le théâtre. Son visage et sa silhouette sont connus des cinéphiles, car il a fait quelques apparitions remarquées à l'écran, sous la direction de Godard, Truffaut, Chabrol ou Lelouch (entre autres). Son travail de dialoguiste et de scénariste a aussi marqué quelques films.
Son apparente facilité m'a toujours épaté. Mais je suis comme tout le monde, je n'ai pas lu l'intégralité de son oeuvre. Il était difficile à suivre, publiant en outre souvent ses livres par paires. Retour sur quatre moments où mes lectures ont convergé avec ses ouvrages, en commençant par une rencontre de 1993.


Daniel Boulanger est une des « têtes » de la littérature française d’aujourd’hui. Et pour cause ! Non content d’arborer un visage et un crâne reconnaissables entre tous, il les a traînés dans quelques films qui l’ont fixé dans les mémoires des spectateurs les plus distraits. Mais, ce qui passionne le plus cet académicien Goncourt, c’est l’écriture qu’il pratique sous toutes les formes adaptées à son imagination fertile : la nouvelle, dont il est un maître, le roman, le théâtre et la poésie. La publication simultanée d’un roman et d’un recueil de « retouches » valait bien un regard plus large sur son abondante production.
Savez-vous combien de livres vous avez publiés ?
Ça doit faire une quarantaine, non? Peut-être pas…
En tout cas, vous en êtes à deux chaque année, maintenant !
Oui, mais ce sont des choses tout à fait différentes. Il y a d’un côté des récits et de l’autre de très courts essais. Ce ne sont même pas des essais : des maximes, des images, une contraction de tout ça.
Pourquoi ne dites-vous pas : poésie ?
Parce que la poésie, pour moi, est une chose mesurée, dans un cadre bien précis. On fait un sonnet, un triolet, tout ce qu’on veut. Parfois, j’ai un ou deux vers, oui, un octosyllabe, un décasyllabe, ce sont des choses qui arrivent, et je les garde parce que ça sonne bien. Mais ce n’est pas mon but.
Certaines de vos retouches ressemblent à des haïkus. Est-ce volontaire ?
Non. Ce sont des raccourcis, dans lesquels je voudrais à la fois mêler la contemplation, la prière, la pensée, l’apophtegme, une morale, une maxime, tout ça sous un titre.
Et puis, vous rangez ces titres dans l’ordre alphabétique, tout simplement…
Oui. Dans ma bibliothèque, mes livres sont aussi rangés par ordre alphabétique. Je trouve cela tellement facile, tellement commode. Je fais quelque chose sur la mélancolie, je mets la lettre « M ». Voilà.
La poésie – appelons ça ainsi, malgré tout – occupe-t-elle une place quotidienne dans votre vie ?
C’est absolument régulier, mais avec des trous. J’y pense tout le temps, mais il y a des jours où ça ne va pas. En ce moment, par exemple, ça ne va pas fort. J’ai du papier sur ma table, la plume, et puis, non, je balance ça à la corbeille, ça ne vaut pas un clou.
Est-ce quelque chose que vous savez tout de suite ?
Oui. Et il y en a dont on sait tout de suite que ça aura lieu, que ça existera, même si on l’a raté, parce qu’il manque très peu de chose, alors je cherche et ça finit par venir. Mais si, au départ, je me sens mal à l’aise, si c’est quelconque, alors: corbeille! On passe à autre chose.
Avez-vous certaines heures pour faire ça ?
Je suis un type du matin, je l’ai toujours été. Mais, avec l’âge, ce n’est plus du tout cinq heures et demie, ce serait plutôt huit heures, maintenant.
Parce que c’était cinq heures et demie ?
Oui, depuis ma tendre jeunesse, parce qu’au séminaire – au petit séminaire, de la sixième à la première –, le réveil était à cinq heures et demie. C’est une très bonne habitude, que j’ai gardée.
Cette formation vous a-t-elle marqué positivement ou négativement ?
Je ne sais pas. Si c’est négatif, c’est que je ne le mérite pas. Quand une chose est négative dans votre vie, faites attention à ce que ce ne soit pas de votre faute ! Finalement, c’est positif, tout ça, même si je ne crois plus depuis longtemps, si je ne pratique plus depuis encore plus longtemps. Mais c’est positif. Je regrette même de ne pas avoir inculqué ça à mes enfants, le lever très tôt. Peut-être ai-je eu tort, je n’en sais rien. Mais ce n’est plus comme ça, maintenant, dans ma famille.
Nous parlions des retouches. Il s’agit d’un travail court, ce qui correspond bien à votre manière de faire puisque vous êtes nouvelliste. Écrivez-vous rapidement une nouvelle, ou bien est-ce qu’au contraire c’est long ?
Il me manque le temps pour faire court ! Mes manuscrits sont raturés, gribouillés. Il y a trois, quatre, cinq lignes tout à coup qui viennent bien. Mais, en gros, c’est très raturé.
Quand vous commencez une nouvelle, à quel moment la terminez-vous ?
Le plus tôt possible. Quand c’est commencé, j’aime bien finir. Il n’y a pas vraiment de loi mais, une nouvelle commencée, je la finis avant de passer à autre chose. Rien n’existe à côté. Quand j’écrivais un scénario ou des dialogues de film, je ne faisais non plus rien d’autre. Et les retouches – j’aimerais tellement imposer ce nom-là, ça fait un bel ensemble, maintenant ! –, ce n’est pas du tout quelque chose que je fais entre deux nouvelles ou un soir… Il m’est arrivé d’en écrire dans les trains, en revanche. Il m’arrive aussi de lire dans un train. Non, je fais une chose, et pas deux. Voilà.
À propos de scénarios et de dialogues, le cinéma vous a aussi beaucoup requis. Est-il toujours aussi présent dans votre travail ?
Il y a quinze ans que je n’ai plus fait de films, alors que j’ai travaillé sur plus de cent films. On m’en a proposé un, ce n’est pas vieux, il y a quarante-huit heures. Mais je ne sais pas, j’achève le livre. Je ne l’ai pas terminé dans la nuit, c’est un mauvais signe…
Pourquoi quinze ans sans films? 
Je n’ai pas été bien. Vous me direz : ça ne vous a pas empêché de faire des livres. Je voulais faire des livres, et je le veux toujours. J’en cherche un pour l’an prochain, j’ai deux ou trois idées, deux ou trois pistes. Et si je me décidais, disons après-demain, je ne ferais pas de film.
Les livres passent-ils donc toujours avant les films ?
Oui, toujours.
Quand même : auriez-vous écrit davantage de livres si vous n’aviez pas travaillé autant pour le cinéma ?
Je ne sais pas. C’est une gymnastique tellement différente et amusante, ça me distrait. En plus, elle vous fait vivre, enfin, moi, elle me fait vivre mieux. Je ne vivrais pas avec les livres.
Et si vous étiez devenu acteur à temps plein ?
Ça, ce sont des camarades qui m’ont demandé de venir jouer. J’aurais pu faire une carrière, mais j’ai passé mon temps à dire non.
Vous connaissez donc, et sous plusieurs angles, le monde de l’édition et celui du cinéma. Y a-t-il des points communs entre eux ?
Non. Pour la nouvelle, la retouche, le roman, je suis seul à ma table, responsable de tout. Tandis qu’un scénario, je l’écris évidemment seul, et puis on me dit : non, là, tu sais, il faudrait faire ceci… Ce n’est jamais un produit fini, même si j’ai eu la chance d’avoir des acteurs et des actrices qui ont dit parfaitement et scrupuleusement des dialogues que j’avais écrits.
Parlons donc du roman, puisque vous en êtes le maître d’œuvre. Dans Ursacq, le livre que vous venez de publier, le personnage principal, Monsieur Louis, vous ressemble au moins par un aspect : il aime soulever les toits des maisons et connaître les histoires des gens. Vous aussi, non ?
Tout à fait. C’est un homme qui a mon âge, exactement (j’ai 71 ans), et dont je raconte toute la vie, avec tout ce qui se passe: comment il a traversé la guerre, comment il vit, quels sont ses amours… Je l’envie assez : il n’a jamais quitté Ursacq, il n’en a jamais éprouvé le besoin. Mais il est à la fois moi et pas moi, parce que je ne lui ressemble en rien. La guerre, il la passe comme je la raconte, tranquillement. Moi pas. Pendant qu’il gardait les vaches et qu’il regardait passer Pierre Laval, moi j’étais en taule à dix-huit ans. Il n’est pas marié, il n’a pas d’enfants. Moi, je me suis marié, j’ai des enfants. Je n’ai jamais eu de maîtresse et je n’ai jamais été client d’un bordel. Finalement, il n’est pas client de bordel, c’est beaucoup mieux que ça : il a des rapports avec une fille publique mais qui est aussi la filleule de la maîtresse de la maison…
Monsieur Louis n’est pas marié, il n’a pas de femme. Mais il est quand même tenté par l’idée de vivre avec Divine, dont il se dit qu’il ne la verrait pas mourir, puisqu’elle est plus jeune que lui. La mort est-elle très présente dans son esprit ?
C’est la base même du livre. Mais c’est d’une cocasserie mélancolique : il voudrait que Divine, puisqu’elle s’appelle comme ça, devienne une œuvre. Alors il lui dit : tu n’as qu’à décrire toutes les passes avec tes clients. C’est plein de moquerie, j’espère que ça se voit. Toute l’astuce était de ne pas tomber dans les travers d’aujourd’hui : on ne lit plus que des choses plutôt sales, et personnellement ça me dégoûte. Ici, c’est suggéré tout à fait innocemment.
Vous avez donc cherché à éviter des scènes « osées » ?
Oui : choisir ce sujet-là et ne jamais en parler, c’était ça mon astuce. Monsieur Louis dit à Divine que ce qu’elle écrit est tellement fort – toutes les fantaisies abominables des hommes, toutes les perversions – qu’il faut aérer, mettre un bouquet là, décrire le bouquet, parce qu’elle aime les fleurs et que Monsieur Louis lui apporte des fleurs. Donc, il y aura des descriptions de bouquets qui feront des transitions entre les passes. Et puis, il dit : mets quelques prières aussi.
C’est le petit séminaire qui revient à la surface ?
Si vous voulez. Mais, bon, on a tous envie de faire une prière de temps en temps, même si on ne sait pas à qui. Le juron est une prière, une prière retournée…
Monsieur Louis avait-il décelé chez Divine, en plus de ce qu’elle avait à raconter, un véritable talent ?
Oui. J’ai souvent été frappé par une espèce de richesse de certains êtres non pas disgraciés mais auxquels on ne prête pas attention. Il suffit de les faire parler et vous vous apercevez que, tiens, celui-là, ou celle-là… Cela m’est arrivé plusieurs fois.
Vous aimez bien faire parler les gens ?
Oui, mais je n’ai aucun mérite. Je prends le train, j’ai un changement, j’ai trois quarts d’heure que je passe au buffet de la gare : s’il y a trois, quatre gars au bar, il y en a deux qui me racontent leur vie. Je ne sais pas pourquoi. Ça a toujours été comme ça. Et hop ! ça y est : des histoires ! Vous piquez, une incidente, là, et ça repart… Formidable !
Vous arrive-t-il d’utiliser ces histoires ?
Je les ai utilisées. Prenons un exemple, si vous voulez. Un jour, je sors dans ma rue, qui est une rue très étroite, de la largeur d’une voiture, la rue du Heaume, et je tombe sur une vieille, avec son cabas noir. Je lui dis : Ah ! c’est lourd, hein? Tout bêtement, c’est idiot. Et je me dis : qu’est-ce que ça sent ? Ça puait. C’était une partie des restes de ses chats qu’elle « dés-enterrait ». Elle m’a expliqué : son petit jardin, au pied des remparts, allait devenir je ne sais quoi, peu importe, elle s’était dit qu’ils n’auraient pas son pommier, ni ses chats. Elle avait huit, dix chats, qu’elle avait enterrés au pied de son pommier, et elle les désenterrait. J’ai su comme ça l’histoire de cette malheureuse, et j’en ai fait une nouvelle. Ça démarre comme ça. Il faut être un peu curieux, bien sûr…
On n’imaginerait pas ce genre d’histoire à Paris, ça ne peut arriver qu’en province, des choses comme ça…
Je vous arrête : j’ai été vingt-cinq ans à Paris, dans une maison, avec deux arbres. Dans ma rue, qui était le prolongement de la Villa d’Alésia, je connaissais toute la vie des gens des immeubles d’en face, et j’en ai tiré deux ou trois nouvelles formidables. Il y avait une femme que je voyais avec ses hauts talons, son manteau assez long avec une petite fourrure au bas, toujours très bien coiffée, un peu espagnole, un peu forte, avec son gros sac, ses grosses lèvres rouges, ses yeux faits… J’ai pensé un moment qu’elle était professeur de piano, mais je n’entendais pas de piano. Et puis, un jour, boulevard des Italiens, je la vois qui fait la retape ! C’était elle, elle allait travailler là-bas et puis elle rentrait chez elle, dans ma petite rue, avec son air de professeur de piano. Vous comprenez, j’ai fait une nouvelle de ça !
Au fond, vous vous intéressez aux gens !
Mais oui ! À quoi voudriez-vous que je m’intéresse ? Je préfère les gens aux chats, aux chiens…
C’est votre secret ?
Oui. Et puis, je me dis toujours : quelle tête est-ce que j’ai pour celui-là ? Pour qui me prend-il ? Qu’est-ce qu’il croit que je fais ? Et, quand j’ai fait quelque chose de pas bien, je me dis : mais qu’est-ce qu’on pense de toi ? Donc, je m’intéresse aux autres…


Mais où va-t-il chercher tout ça ? Daniel Boulanger a écrit un nombre incroyable de nouvelles qui sont autant d’histoires souvent fortes, avec des personnages et des événements propres à marquer les mémoires, et un savoir-faire qui est beaucoup plus qu’une technique : la marque d’un talent dont chacun s’accorde à reconnaître qu’il n’en est guère de cette qualité dans le paysage littéraire français aujourd’hui. Sa réserve de sujets paraît inépuisable et, quand un de ceux-ci se présente à lui avec une richesse de variations thématiques suffisante, il n’hésite pas à en tirer un vrai roman. Caporal supérieur est, après tout, son vingtième roman, ce qui nuance pour le moins son étiquette de nouvelliste. Disons qu’il est un formidable raconteur d’histoires, et qu’on ne se lasse pas de partir en sa compagnie dans l’exploration des petits et grands secrets sur lesquels se construit l’équilibre précaire d’une petite ville de province, comme c’est le cas ici.
Saint-Bastin, sur la côte picarde, n’a rien de très exceptionnel. Un peu plus d’habitants l’été, parce que s’ajoutent, à ceux qui vivent là toute l’année, un certain nombre de vacanciers. Mais, dans le récit qui nous occupe, leur place reste complètement en dehors. Ils sont à peine un élément du décor. En revanche, les habitants de Saint-Bastin forment une communauté dont la mémoire collective est riche en événements plus ou moins reluisants, plus ou moins avouables.
Léa Chambourd a d’étranges lectures. Pensez donc : des vies d’Héliogabale, de Néron, de personnages certes hauts en couleur mais que l’Histoire a marqués du sceau de l’infamie, malgré leur caractère flamboyant. Cette veuve de soixante ans n’a pas l’âge de ses artères. D’ailleurs, plusieurs de ses anciens amants continuent de lui faire une cour assidue dont son orgueil paraît s’accommoder assez bien. Il se dit même, mais c’est une rumeur, et que voulez-vous, dans les petites villes, les rumeurs… il se dit même que la petite Solange, cette paysanne encore mal dégrossie dont les seize ans égaient sa maison cossue, serait bien venue lui apporter un regain d’ardeur avec un genre d’amour plus purement féminin. Mais les mauvaises langues rapportent tant de choses. Et Daniel Boulanger, omniscient, de nous montrer la réalité, plus simple, plus simplement pure…
Pas de quoi s’inquiéter, donc. En revanche, ce qui est inquiétant, c’est la disparition d’un, puis de deux, puis de trois figures locales. La première fois, toutes les hypothèses étaient recevables. Une disparition, cela relève de la fugue aussi bien que du meurtre, et il n’y a guère de raison de privilégier une explication plutôt que l’autre tant que les faits n’auront pas apporté une certitude. Mais deux disparitions, trois… C’est assez pour ouvrir les secrets de Saint-Bastin à un inspecteur de police venu de l’extérieur.
Lamentin n’a pas de véritable méthode, sinon de prendre son temps. Laisser émerger des pans de vérité, comme des cadavres finissent par remonter à la surface. Il plonge dans cet univers opaque sans chercher à en comprendre immédiatement ce qui le structure. Au risque, d’ailleurs, de finir par s’en faire une image qui ne ressemble pas du tout à la réalité. Mais qu’importe, si une logique est respectée, chaque cadavre à sa place, d’un côté les victimes, de l’autre un coupable ?
Daniel Boulanger pratique le récit comme Lamentin mène son enquête : sans avoir l’air de s’y intéresser de trop près. Il a ses personnages, ceux-ci racontent des morceaux d’histoires, et puis on va voir ailleurs, comme dans une digression sans rapport direct avec ce qui précédait. Un amateur paresseux de puzzles placerait ainsi les pièces devant lui, sans trop se préoccuper de leur situation dans l’espace, sans avoir l’air de vouloir reconstituer le résultat auquel il est censé aboutir. Et, à la fin, toutes les pièces sorties, on aurait quand même devant soi l’image complète, par un coup de baguette magique qui s’apparente au génie.
En fait, chaque information est utile, bien sûr, comme chaque pièce du puzzle est nécessaire à son achèvement. Si elle ne nous fait pas directement avancer dans l’explication de ce qui se passe, elle nous introduit dans l’intimité d’un personnage, et c’est en étant plus proche de celui-ci que nous devinons, plutôt que nous comprenons, quelle doit être la vérité. Nous le devinons mieux, en tout cas, que l’inspecteur délégué sur les lieux pour éclaircir l’affaire. Il est vrai que notre guide est le meilleur qui puisse être : c’est lui qui a tout inventé !
Caporal supérieur est un régal, à déguster comme son auteur le fait avec un de ces cigares qu’il affectionne : bouffée après bouffée, en laissant à l’oxygène le temps, entre deux volutes, de raviver le goût.
En même temps, fidèle au genre le plus bref qui soit après l’aphorisme (et dont il doit être, sauf erreur, l’inventeur), Daniel Boulanger donne une nouvelle série de retouches : Sous-main. De petits traits qui éclairent un moment, une idée. Une autre promenade paresseuse à travers le réel transfiguré par l’écrivain. Dont la paresse ressemble décidément beaucoup à un véritable travail de fond !


Daniel Boulanger s’amuse. On le devine, humant le vent, scrutant les portes fermées, devinant à un regard le début d’une histoire – quand ce n’est pas un début et une fin, avec un milieu entre les deux… Et le voilà à sa table, travaillant à une retouche, une nouvelle, un roman ou une pièce de théâtre. Année après année, les livres s’accumulent – plus de soixante aujourd’hui – sans le lasser, puisqu’il trouve toujours de nouveaux fils sur lesquels tirer jusqu’à dévider parfois une pelote entière. Et le lecteur s’amuse avec lui de la manière dont la pelote se défait, surveille les mouvements de chat d’une écriture si souple qu’on croit sans cesse qu’elle va se briser – mais elle rebondit d’un autre côté, et l’esprit la suit avec gourmandise, attrapant des reflets de fausse réalité qui sont authentique fiction…
S’agissant de reflets, Le miroitier, un des deux livres qu’il a publiés au début de l’année, en offre jusqu’à l’éblouissement.
C’est une petite commune qui ne se pousse pas du col : Aussoy-sur-Orbe. Le jour où il en sera question dans une émission radiophonique intellectualisante, Au niveau du suivi, pour en faire un modèle franco-français, les touristes commenceront bien à y débarquer. Mais la marée montante refluera très vite devant l’absence d’intérêt présenté par les lieux comme par les habitants. Jules-Ambroise Niqué, animateur de cette émission, aurait mieux fait, avant de tresser des louanges qu’il devra ensuite ravaler, d’écouter ce qui s’était dit dans un programme certes plus populaire, un jeu radiophonique au cours duquel un couple s’était furieusement moqué de la manière dont la petite ville cultivait sa platitude, avec néanmoins une certaine suffisance, et peut-être même ce qui se fait de mieux en narcissisme.
Du moins le couple déçu (c’est peu dire) par son passage à Aussoy-sur-Orbe a-t-il percé un des secrets les mieux gardés de cette étrange communauté : « Les grigris de cette peuplade sont des morceaux de verre, et nous ne nous avançons pas en précisant qu’elle a un gourou dans la personne d’un miroitier. »
Médard n’est peut-être pas un gourou, mais il a, par l’intermédiaire de son commerce de miroirs mené à sa manière très personnelle, la mainmise sur la plus grande partie de la population. Pas question pour lui de vendre n’importe quoi à n’importe qui. Ses miroirs sont presque des êtres vivants, et les reflets qu’il y voit ont en tout cas le pouvoir de révéler davantage que la réalité elle-même. Pouvoir mystérieux, inquiétant, dont il tâche de faire le meilleur usage possible sans trop intervenir dans les événements qui doivent survenir. Sans toucher non plus aux liens illégitimes qui se sont noués entre des habitants dont aucun ne mériterait d’être dit cocu tant la situation paraît normale aux yeux de tous, et est en tout cas acceptée comme telle. Seul le miroitier lui-même, le jour où il décèle une lueur nouvelle chez sa danseuse de femme, se met à trembler inconsidérément… Grazyna, qui s’est échappée d’une troupe polonaise en tournée et s’est réfugiée dans les bras de Médard, possède pourtant bien des talents, et pas seulement celui de donner ses cours de danse – devant des miroirs, cela va de soi – au risque de détourner la jeunesse de l’église.
Cela, et tout le reste dont il est impossible de rapporter la complexité rendue simple par le génie du romancier, n’est sans doute qu’une rêverie. Mais nous y participons avec ferveur, jouant le jeu que Daniel Boulanger nous propose sans nous l’imposer, jusqu’à miner le terrain des références : le chevalier d’Aiguisy, narrateur du roman, est aussi l’auteur supposé du texte placé en épigraphe de Taciturnes, son dernier volume de « retouches » – dans lequel on trouve pas moins de trois retouches au miroir, dont celle-ci :
« Le jour rêve sur toi
Lac où vit l’ombre des signes »


Il faut saluer comme il se doit le talent du rédacteur qui a mis la dernière main à la quatrième page de couverture du dernier roman de Daniel Boulanger : de ces deux cent cinquante et quelques pages de pétillement ininterrompu, il est parvenu à tirer la substance d’un résumé qui a l’air de raconter une histoire. Ne nous faites pas dire ce que nous n’avons pas écrit : une histoire, il y en a bien une, que l’on peut suivre à peu près comme elle est réduite en quelques lignes dans le prière d’insérer. Sauf qu’il est permis de vagabonder dans ses marges et qu’elle n’est sans doute pas ce qui retient l’attention. À tel point que l’envie vient de commencer par la fin ou presque, un bout de dialogue dans la dernière page :
« — […] Le monde est petit, monsieur…
— … et tourne sur lui-même. C’est le titre et la forme de mon étude, dit le violoniste en ôtant d’un coup de dent le crin qui pendait à son archet. »
On ne fait pas pour autant, dans Les mouches et l’âne, un tour pour rien. Daniel Boulanger, dont l’imagination déverse à flot continu, depuis un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, nouvelles, romans, poèmes (dits : retouches), pièces de théâtre, et encore passe-t-on sur son travail pour le cinéma (quand il ne fait pas l’acteur), Daniel Boulanger donc, reprenons notre souffle, peut tout se permettre. Y compris de commencer un roman par la représentation d’une pièce moins bonne que les siennes, mais où un beau jeune homme frappe un esprit féminin.
« On ne sait pas
toujours qui parle,
mais on parle »
Ce n’est qu’un début. S’il y a un âne, ce serait le président de la République et, autour de lui, les mouches vont et viennent, affairées semble-t-il à montrer qu’elles vivent plutôt qu’à toute autre activité. Pour prouver leur existence, elles s’agitent, discutent, se disputent, philosophent ou croient le faire comme au zinc du bistrot, voire préparent un attentat qui leur donnerait peut-être le statut d’âne, celui qui est au centre, c’est-à-dire nulle part…
Une succession de brefs tableaux souvent dialogués produit l’effet d’accumulation recherché. On ne sait pas toujours qui parle, mais on parle, à la manière du perroquet Fakir, « personnage » dont on évoque ici la mémoire tout en déplorant la pauvreté de son répertoire. Il n’a répété qu’une phrase au long de sa vie : « Je n’ai rien contre, je n’ai rien contre. » Pour utiliser davantage de mots, il est des humains dont le discours, tel qu’il est imaginé par Daniel Boulanger, sonne bien plus creux.
On va donc, dans ce roman qui masque sa structure sous l’abondance des digressions, en écoutant les uns et les autres, futiles qui se donnent de l’importance, et toute la condition humaine, à la fin de ce tour qui, en effet, n’était pas pour rien, s’en trouve mise à nu, impitoyablement.
Plus nus encore sont les poèmes de Daniel Boulanger dont, sauf erreur, Le tremble et l’acacia est le vingtième volume. Le premier, qui reçut en 1970 le prix Max-Jacob, s’intitulait Retouches. Le mot est resté pour désigner des textes brefs, rangés par ordre alphabétique des sujets et qui redessinent, de manière aussi minimaliste que précise, des choses, des moments, des sentiments que l’on croyait avoir vus, vécus, connus cent fois. Les voilà comme neufs sous l’œil du poète.
Deux lignes pour la « Retouche au souvenir » :
« Toujours en plus petit
Dans sa poupée russe »
Trois fois plus, ce qui reste bien peu, pour la « Retouche à la visite », la dernière dans l’ordre alphabétique et donc dans le recueil:
« Dans un dimanche vieux
Face à la porte ouverte
Sur le dallage sans dessin
La chaise vide attend le voyageur
Son chapeau à la main
Dont l’intérieur est aux initiales de Dieu »

Ainsi va Daniel Boulanger, de livre en livre, moins étonné sans doute par le monde qu’il aimerait le faire croire, et beaucoup plus lucide qu’il le montre.

lundi 27 octobre 2014

Un roman noir de la chute et de la rédemption

Le tueur mélancolique est une sorte de roman noir qui peut se lire comme tel, au premier degré, mais qui implique en même temps d'autres niveaux de compréhension.
Leonard Gründ est un inadapté de la société. C'est-à-dire qu'il pourrait être n'importe quoi tant cela lui importe peu, pour autant qu'on ne l'oblige pas à «arracher les portes», car il n'est pas du genre à prendre des décisions, à pousser son avantage, à forcer un adversaire. Les emplois qu'il occupe successivement sont abandonnés au fil du temps, avec un naturel déroutant : «Ces emplois duraient le temps d'une saison. L'ennui venait comme le froid en novembre, insidieusement, sans que j'y prenne garde. Et il arrivait toujours un matin où j'oubliais de me lever. Ainsi ai-je conclu jusqu'alors tout ce que j'avais commencé : par oubli ou par absence, par distraction. Ce n'est pas tout à fait moi qui dévisse, c'est l'horloge du temps qui continue, imperturbable, le jour précisément où j'avais sollicité sa pause.»
Désœuvré une fois de plus, et à court d'argent, il répond à une petite annonce pour se trouver engagé dans une agence de détectives où son travail comporte une grande part d'improbable. Il faut croire que cela lui convient à merveille, puisqu'il occupera le poste tout le temps du roman, le temps de connaître une aventure extravagante pour un homme qui n'a jamais pu se faire à la vie dès lors que celle-ci est liée à la mort.
Les missions de confiance qui lui sont attribuées requièrent bien peu de qualifications particulières, et il ne comprend pas très bien ce qu'il fait là. Il ne comprend pas non plus qu'il tombe dans un piège le jour où surgit la belle Helena, une exaltée dont la biographie épouse, selon les jours où elle la raconte, des profils changeants. Elle voit en Leonard Gründ une survivance des fastes viennois dont les valses et les miroirs l'éblouissent. Il ne devine pas tout de suite en elle l'instrument d'un destin qui doit le transformer en tueur, sous les ordres de son patron, Anatol Stukowski. La séduction opérée par Helena n'a d'autre but que de le pousser à accomplir un acte auquel il répugne : éliminer un vagabond qui erre dans la ville, accompagné d'une petite Indienne.
Encore se laisse-t-il, entraîné par la force d'inertie qui est une de ses principales caractéristiques, conduire sur le chemin devenu le sien. Mais, très vite, le personnage désigné comme sa victime, Abimaël Green, noue avec lui d'étranges liens. L'homme, pour vivre en compagnie d'autres déchus dans des lieux répugnants, n'est cependant pas ordinaire. Fasciné par la hauteur du ciel, abîmé souvent dans la contemplation silencieuse des étoiles, il paraît vivre dans un autre monde, à côté d'une mémoire jadis égarée.
Alors commence pour Leonard Gründ une tout autre mission, qu'il se donne cette fois à lui-même au mépris des consignes reçues: comprendre qui a demandé la disparition d'Abimaël et pourquoi. Cette quête le conduira sur les chemins hasardeux d'un passé dont il faut reconstituer la logique à partir de bribes éparpillées dans un labyrinthe.
L'errance sans but au gré de laquelle vivait jusqu'alors l'employé discret trouve un sens, et s'inscrit très précisément sur les traces d'une véritable rencontre avec lui-même, grâce à laquelle le personnage évanescent qu'il était prend une consistance forte.
Constellé de symboles qui sont autant de signes à travers lesquels se devine un parcours initiatique, le roman de François Emmanuel rend à l'humain une place prépondérante, devant laquelle les autres préoccupations s'effacent. C'est tout le charme de ce livre, façonné dans une langue d'une grande beauté, où les formules heureuses abondent, et qui nous réconcilie avec des sentiments parfois oubliés ou pour le moins négligés.

samedi 25 octobre 2014

14-18, Albert Londres « Chez les héros »



Chez les héros

[De l’envoyé spécial du « Matin » dans le Nord]
Dunkerque, octobre 1914
M. le baron de Broqueville, président du conseil et ministre de la guerre de Belgique ; M. le baron de Broqueville, l’organisateur de la défense, celui qui, ayant prévu, donna des bases à l’élan de sa patrie, nous a fait l’honneur de nous recevoir, à l’hôtel de ville de Dunkerque, dans le cabinet du maire, M. Henri Terquem, devenu le sien.
C’est dans cette cité, porte des deux pays intimes, que M. de Broqueville a établi le centre de sa résistance.
Le commandant Chabeau, son chef des services, et M. Léon Champrenault, avocat à la cour de Paris, que le ministre a attaché à son cabinet, l’assistent.
Alors qu’après ceux de la Marne et de l’Aisne commence le grand combat du Nord, nous avons voulu connaître de sa bouche même les faits qui viennent d’illuminer pour les temps l’armée belge, la première à laquelle se sont heurtés les Allemands de la côte.
M. de Broqueville consentit à remonter plus loin dans l’héroïsme de son pays et, prenant l’histoire au début, il nous dit :
— Nous avions la certitude que notre territoire serait violé.
» Il y a deux ans, au moment où je déposais la nouvelle loi militaire, nous avons été avisés par un chef d’État des plus avertis que le miracle de 1870 ne se reproduirait pas.
» Les nouvelles lois, vous le savez, ont toujours des adversaires, la nôtre en rencontra d’assez puissants, si bien que pour vaincre ces attaques je dus réunir un comité secret. Je l’instruisis de la confidence de la tête couronnée. Les attaques fléchirent. Notre loi fut votée.
» Nous étions donc sur nos gardes. Dès les premiers nuages diplomatiques, nous nous mîmes en action. Je ne vous en donne pas d’autres preuves que celle-ci : le 1er août nous avions mobilisé.
» L’Allemagne voulait passer : nous allions arrêter l’Allemagne.
» Liége. Liége n’était pas exactement une place forte. Différents forts indépendants en défendaient les accès. Nous y envoyâmes de suite 20 000 hommes.
» L’Allemagne envoya trois corps d’armée, les trois plus beaux de son empire : ceux du Brandebourg, du Hanovre, de Poméranie.
» Quand le roi apprit cette nouvelle, il dit simplement :
» — Attaqués par ces gens-là, nous aurons chaud !
» Nous eûmes chaud, les Allemands aussi. Ils subirent durant ces journées leur premier désastre. Ils avouèrent eux-mêmes 48 700 tués. Leurs troupes en furent si démoralisées qu’on dut les mettre à l’arrière.
» Je ne vous parle pas des autres batailles de Louvain, de Haelen, d’Aerschot, où partout nous avons attaqué et partout gagné du terrain. Nous nous retirions stratégiquement devant le nombre, mais toujours après lui avoir porté de terribles balafres au visage. Trois semaines, nous avons retenu les barbares, du 3 au 25 août.
» J’arrive à Anvers. Ce qu’on ignore, c’est qu’une partie de la position fortifiée n’était pas achevée. Cela commandait à l’armée belge de se retirer sur Anvers afin de boucher avec ses poitrines ce que nous n’avions pas eu le temps de faire avec du béton et de l’acier.
» Sous le bombardement, pour accomplir son œuvre, l’armée entra dans la place ; sous le bombardement, après en avoir assuré la défense, pour accomplir une plus grande œuvre encore, elle en sortit tout entière à la dernière limite.
» Il avait toujours été entendu par tous les peuples qu’Anvers étant le réduit national, sa chute devait entraîner celle du gouvernement et de la nation. Anvers resta aux mains de l’agresseur comme une veste vide. Le corps s’était dégagé : il filait vers l’ouest.
» Gardien du flanc gauche des alliés, nous devions gagner l’Yser, nous y installer, y tenir, nous avons gagné l’Yser. »
M. de Broqueville doit en arriver à plus d’héroïsme ; son regard toujours haut s’éclaire davantage.
— On nous avait dit : « Tenez vingt-quatre heures ! »
» L’ennemi nous battait de ses obus. Nous tenons vingt-quatre heures.
» — Tenez vingt-quatre heures encore ! nous demande-t-on.
» Plus nombreuse, l’artillerie allemande nous inondait. Nous tenons quarante-huit heures. La troisième journée commençait. Un accident de voie ne permettait toujours pas aux secours d’arriver. Fatiguée de tenir, l’armée belge sortit de ses tranchées et fonça. Elle fonça le quatrième jour, et le cinquième, quand arrivèrent les alliés, ils ne la trouvèrent plus sur la rive qu’elle devait garder, mais en avant de l’eau, à la tête du pont leur ouvrant la brèche dans la masse allemande. »
Nous étions trois dans ce cabinet : le premier ministre, le maire de Dunkerque et nous. Chacun croisa les bras sur sa poitrine pour en contenir la sainte poussée.
— Notre roi, ajouta M. de Broqueville, a décoré de l’ordre de Léopold le 7e régiment de ligne qui, sur sa demande, a tenu contre un ennemi dis fois supérieur.
» Mais toute l’armée, combattant seule, gagnant chaque fois du terrain, ne se reposant jamais, toute l’armée a été haute, fière, héroïque… »
M. de Broqueville s’arrêta.
— Ce n’est pas à moi de le dire.
Vous avez raison, monsieur le ministre, c’est au monde, qui n’attendait que de le savoir.
Albert Londres.

Le Matin, jeudi 29 octobre 1914.

jeudi 23 octobre 2014

Shenaz Patel à Madagascar

Je reprends, exceptionnellement, une note publiée simultanément dans mon autre blog, Actualité culturelle malgache. Littérature sans frontières...

La Mauricienne Shenaz Patel a publié, cette année, Paradis Blues, un texte bref et percutant. Elle est surtout connue pour son roman, Le silence des Chagos, paru en 2005. On ne peut évidemment la réduire à ces deux livres et une occasion est donnée aux Tananariviens (ou aux curieux de passage) de la découvrir mieux ce samedi 25 octobre à 10 heures à l'Institut français de Madagascar lors d'une rencontre animée par Magali Marson. En attendant ce rendez-vous, et en guise de préparation, quelques mots sur les deux ouvrages cités...



Parmi les épisodes silencieux de l’histoire des hommes, ces épisodes dont on ne parle guère et qui font à peine la matière de quelques notes en bas de page dans de rares livres, le destin des anciens habitants de Diego Garcia mériterait une attention plus soutenue.
Dans les années 1960, l’île Maurice, jusqu’alors possession britannique avec quelques autres îles de l’océan Indien, dont Diego Garcia (pourtant située à 2000 kilomètres de Maurice), dans l’archipel des Chagos, se préparait à l’indépendance. Les Américains passèrent un accord avec les futurs ex-propriétaires afin d’installer à Diego Garcia une base militaire qui a, depuis, beaucoup servi. Il y avait un problème : l’île n’était pas déserte et ses habitants encombraient. Problème résolu avec plus de volonté que de diplomatie : le dernier voyage du bateau qui ravitaillait les îliens servit à les éloigner d’un lieu destiné à un usage plus rationnel. Car, enfin, a-t-on idée de laisser prospérer, sur une petite terre dont la géopolitique a décidé de l’importance, une population qui pouvait se contenter de pêche et de cueillette pour vivre simplement ?
De cette déportation collective et pourtant contemporaine, la Mauricienne Shenaz Patel a fait un roman dans lequel les faits ne sont présents qu’en filigrane – mais sont présents, avec indignation. Elle s’attache plutôt à quelques figures dont elle retrace la déchéance imposée par les grands stratèges qui ne se soucient évidemment pas des individus. Parmi elles, Charlesia est une égarée, attachée au port où elle avait débarqué comme par un cordon dont elle seule ne sait pas qu’il est rompu depuis longtemps.
Le silence des Chagos enferme, dans de subtiles vibrations, tout ce qu’on ne dit pas, ou peu, sur le sujet. Traduit les colères rentrées et les désirs essoufflés. Le retour vers Diego Garcia est presque impossible, cela n’empêche pas d’y rêver encore et toujours. De faire vivre en soi le souvenir. Et peut-être même de le transmettre, pour que d’autres, plus tard, réussissent à retourner sur la terre des ancêtres.
Mais les Américains ont signé, en 1966, pour cinquante ans. Et leur « bail » est renouvelable vingt ans…


Les pays tropicaux n’apportent pas toujours le bonheur à ceux qui y vivent. Moins encore aux femmes. Celle-ci raconte une existence de contraintes. La famille, le couple, le travail, tout passe à la moulinette du désespoir. Certaines cherchent des contacts en Europe. La narratrice ne compte que sur elle-même pour sortir de la cage où la société l’a enfermée. Une écrivaine mauricienne dit l’envers du paradis que les touristes voient dans son île.

mercredi 22 octobre 2014

Au Femina, on aime aussi beaucoup les essais

On n'oublie pas pour autant les romans français. Il en reste cinq dans la dernière sélection du prix attribué le 3 novembre. Dominique Fabre, Luc Lang, Laurent Mauvignier et Sylvain Prudhomme ont perdu toutes leurs chances, les premier et dernier nommés n'ont d'ailleurs fait qu'une brève apparition entre la première et l'ultime sélection. Yves Bichet est la surprise du jury, Yannick Lahens représente les écritures du Sud, lourde tâche, Marie-Hélène Lafon et Eric Vuillard sont de sérieux candidats mais je pense qu'Antoine Volodine sera le lauréat (je peux me tromper, c'est arrivé plus souvent que le contraire).
Voici les derniers livres en piste:
  • Yves Bichet. L'homme qui marche (Mercure de France)
  • Marie-Hélène Lafon. Joseph (Buchet-Chastel)
  • Yanick Lahens. Bain de lune (Sabine Wespieser)
  • Antoine Volodine. Terminus radieux (Seuil)
  • Eric Vuillard. Tristesse de la terre (Actes Sud)

Cinq romans étrangers aussi dans la dernière sélection (il manque, par rapport à la deuxième, John Banville, Dargo Jancar, James Salter et Juan Gabriel Vasquez), pour faire bonne mesure. Des livres tentants, pour diverses raisons:
  • Sebastian Barry. L'homme provisoire (Joëlle Losfeld) Irlande
  • Jennifer Clement. Prière pour celles qui furent volées (Flammarion) Etats-Unis
  • Grazyna Jagielska. Amour de pierre (Les Equateurs) Pologne
  • Nell Leyshon. La couleur du lait (Phébus) Grande-Bretagne
  • Zeruya Shalev. Ce qui reste de nos vies (Gallimard) Israël

Mais huit essais, ce qui semble prouver que le genre est en vogue, après l'annonce de la dernière sélection du Prix Décembre que je venais de vous donner. Ou bien (et je penche pour cette explication) que tout n'a pas encore été lu et que les jurées en retard dans leur programme de lectures n'ont pas voulu écarter des ouvrages dans lesquels elles placent certains espoirs. Arnaud Teyssier arrive, Marc Augé, Jean-Yves Jouannais, Georges Vigarello et Alain Vagneur sort. Il reste donc:
  • Véronique Aubouy et Mathieu Riboulet. A la lecture (Grasset)
  • François-Xavier Bellamy. Les déshérités ou l’urgence de transmettre (Plon)
  • Bruno Cabanes. Août 14: la France entre en guerre (Gallimard)
  • Thierry Clermont. San Michele (Seuil)
  • Elisabeth Roudinesco. Sigmund Freud en son temps et dans le notre (Seuil)
  • Arnaud Teyssier. Richelieu, l’aigle et la colombe (Perrin)
  • Paul Veyne. Et dans l’éternité, je ne m’ennuierai pas: souvenirs (Albin Michel)
  • Emmanuel de Waresquiell. Fouché: les silences de la pieuvre (Tallandier)

Soit les deux finalistes du Prix Décembre... et six autres livres.

Deux essais finalistes du Prix Décembre

Les jurés du Prix Décembre n'aiment-ils plus les romans? Pour établir leur deuxième et dernière sélection, ils ont écarté ceux de Adrien Bosc, Geneviève Brisac, Judith Broute, Emmanuel Carrère, Pauline Dreyfus, Frederika-Amalia Finkelstein, Nicolas Idier, Nelly Kaprièlan, Linda Lê et Anne Serre (pour autant qu'ils soient tous des romans, à dire vrai, il y en a un ou deux que je connais peu et dont je n'ai pas vérifié l'étiquette - ni la date de péremption, d'ailleurs).
Ce sont donc deux essais qui se disputeront les faveurs des votants, le 6 novembre:
  • Elisabeth Roudinesco. Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre (Le Seuil)
  • Paul Veyne. Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas (Albin  Michel)

Au moins ce prix, qui terminera, bien qu'un jeudi, une semaine en forme de festival, ne risque-t-il pas d'empiéter sur les terrains choisis par les Femina, Médicis, Goncourt et Renaudot qui l'auront précédé dans les trois jours d'avant.
La semaine suivante, on connaîtra les lauréats (lauréates?) du Prix Wepler - Fondation La Poste, où l'on pratique tout autrement. Un communiqué arrivé aujourd'hui précise que tous les ouvrages sélectionnés restent en lice. "En effet, nous souhaitons porter toutes les œuvres et leurs écrivains jusqu’au choix final, car il nous apparaît essentiel de n’écarter aucun auteur de cette fabuleuse dynamique que peut représenter une sélection dans un prix littéraire."
Chacun sa manière de faire...
Et vous connaissez les noms de tous les sélectionnés. Si ce n'est pas le cas, vous les retrouverez ici.

Les rêves sanglants de Nadine Monfils

Méfiez-vous d’un Babylone dream signé Nadine Monfils, dont on connaît depuis les débuts la propension à blesser les petites filles perverses. Elle n’oublie jamais que les roses ont des épines. Que le cauchemar est encore et malgré tout un rêve. Que la passion se décline aussi en lettres de feu et de sang.
Son roman s’ouvre sur une première phrase dont la poésie n’est pas absente et qui prélude à une scène de boucherie : « Le voile de la mariée gisait, déchiqueté, sur le sol ensanglanté, comme les ailes d’un goéland qui se serait fracassé contre un rocher. » Il ne faut que quelques lignes pour oublier la poésie et découvrir l’ampleur du carnage par les yeux de l’inspecteur Lynch. Il croyait en avoir vu d’autres et découvre une dimension inédite de l’horreur. Nous aussi.
D’autant que la cruauté du double meurtre semble n’avoir aucun sens : les bras coupés de la jeune femme et son corps déchiqueté par une grenade sous le regard de son mari tué après elle… La mise en scène doit cependant forcément correspondre à quelque chose. Peut-être la « profiler » Nicki, aux méthodes peu conventionnelles, sera-t-elle capable de comprendre grâce à sa réceptivité aux « ondes » émises sur les lieux d’un crime.
Peu conventionnels, les autres personnages le sont aussi, qui constituent une galerie de portraits plus surprenants les uns que les autres. A commencer par le commissaire Lynch lui-même, célibataire presque endurci qui trouve le réconfort entre les bras d’une fidèle prostituée, Coco. Celle-ci est amoureuse d’un chauffeur de taxi dont elle ne connaît pas le nom. Elle réconforte aussi, c’est son métier, l’adjoint de Lynch, quitté par sa femme. Et amoureux d’une autre… dont il ne connaît pas le nom. Tandis que sa femme de ménage connaît, étrangement, le nom du chat trouvé dans la maison des premiers crimes. Il y en aura d’autres, presque pareils. Dans un affolement croissant devant les pièces d’un puzzle qui tardent à se mettre en place.
La construction du récit n’est pas le meilleur de Babylone dream. Elle est presque transparente. Nadine Monfils a d’autres arguments, puisés dans son univers romanesque. Ainsi, elle a conservé tout son goût pour la fantaisie : les rats sont sacrés à Pandore, la ville où se passe le livre ; les prémonitions d’une vieille font froid dans le dos ; il y a des marguerites accrochées à un plafond…
Ces échappées sont brèves, rapidement réprimées par l’inquiétude qui sourd d’un mystère pesant. Fildefériste en équilibre instable entre l’excès de merveilleux et de tragique, la romancière fait un pas de danse, salue le public auquel elle lance des bonbons acidulés de toutes les couleurs et sort sur un dernier coup de théâtre.

mardi 21 octobre 2014

Robert Galbraith, alias J.K. Rowling

Lula Landry, top modèle très demandée, tombe de son balcon, s’écrase quinze mètres plus bas dans la neige et meurt. La police conclut au suicide, avec bien des arguments : cette jeune femme bipolaire venait de se disputer avec son fiancé et on lui connaissait des réactions excessives – elle est noire et J.K. Rowling (ou Robert Galbraith, comme on veut) semble s’être inspirée non seulement de l’aura de Naomi Campbell mais aussi de certaines frasques dont elle est coutumière. En outre, aucun indice ne permet d’orienter l’enquête vers un meurtre. Affaire classée.
Sinon que, trois mois plus tard, alors que le détective Cormoran Strike vient d’engager une nouvelle secrétaire intérimaire en se demandant comment il va la payer, car les affaires sont au creux de la vague, le frère de Lula débarque dans son bureau. John Bristow a choisi Strike parce que celui-ci a connu son frère Charlie, mort jeune dans une chute de vélo au fond d’une carrière désaffectée. On tombe facilement, dans cette famille, et on ne se relève pas… John engage donc Strike pour mener de nouvelles investigations, car il ne croit pas au suicide de Lula.
Commence ainsi un jeu de piste d’autant plus complexe que personne, devant Strike, ne semble lui dire l’entière vérité. Strike possède une expérience de policier respecté dans l’armée, jusqu’à ce qu’il perde une jambe et se retrouve civil. Il est organisé, obstiné, se moque de savoir s’il y a eu suicide ou non, ne tient aucun compte des intérêts des uns et des autres sauf s’ils fournissent un mobile. Une seule chose l’intéresse : découvrir la vérité. Il va donc s’y employer avec l’aide de sa secrétaire, Robin, bien plus futée qu’il l’avait cru et presque aussi obstinée que lui.
L’appel du Coucou – Coucou est le surnom que donne un couturier à Lula – est un roman policier classique, à énigme, où l’on retrouve, à la fin, le traditionnel face à face entre le coupable et celui qui l’a démasqué. Où le second explique au premier tout ce qu’il a découvert, complété de ce qu’il a deviné, et il n’y a plus rien à opposer à une logique irréfutable.
Il n’y a pas là de quoi révolutionner le genre. Mais il faut reconnaître un savoir-faire certain qui autorise à prendre du plaisir jusqu’au bout. Celui-ci s’augmente quand de légers traits d’humour éclairent l’atmosphère sombre de l’ensemble. Les lecteurs qui auront aimé se réjouiront de voir paraître, en même temps que cette réédition en poche, le deuxième volume des enquêtes de Cormoran Strike, Le ver à soie.

lundi 20 octobre 2014

Claude Ollier, missing

Missing, c'est le titre d'un roman de Claude Ollier, dont les Editions P.O.L m'apprennent la mort à 91 ans. 21 livres rien que cet éditeur, beaucoup d'autres ailleurs, depuis La mise en scène, Prix Médicis en 1958 - le premier du palmarès.
Deux coups de projecteur en autant d'articles (et un entretien), pour ne pas oublier un homme qui poursuivait son travail d'écriture en toute discrétion.

Déconnection (1988) - devenu Obscuration (1999)

Le souvenir est la base sur laquelle nous construisons notre présent. Bien que le nouveau roman de Claude Ollier, Déconnection, ne dise rien de cela, peut-être est-ce son propos principal. Voilà, d’emblée, bien des incertitudes. C’est que les deux récits qui s’y entrecroisent, l’un situé en Allemagne pendant la Deuxième Guerre mondiale, l’autre en France après un troisième conflit international, n’ont explicitement rien pour les rapprocher. Le lecteur, désireux de se construire un univers relativement cohérent, est donc contraint d’imaginer lui-même un rapport entre les récits, et logiquement qu’il s’agit d’un personnage unique, envisagé à des dizaines d’années d’intervalle.
C’est vrai qu’il semble jeune lorsqu’en Allemagne, travailleur obligatoire – traduisez, dans le langage du vainqueur de l’époque : volontaire –, il découvre un univers bâti sur la logique et l’efficacité, d’autant plus terrible qu’il ne livre pas ses clefs à ceux qui y vivent. Et c’est vrai qu’il semble plus âgé lorsque, beaucoup plus tard, il survit dans un monde qui se déglingue, où non seulement les mécanismes les plus élémentaires de la société, ceux qui permettent par exemple aux vivres d’arriver dans les magasins, ont disparu, mais où même la capacité de lecture se perd progressivement. Toute la culture, en un mot, part à vau-l’eau. Alors qu’elle rayonnait paradoxalement sous la botte nazie…
Paradoxe ? Allez savoir. Claude Ollier ne pose même pas la question. Il écrit, il décrit, et à chacun de se poser ses propres problèmes, à se situer face aux réactions du personnage – ou des personnages, puisqu’il n’est pas certain qu’il s’agisse bien du même individu.
Cette double plongée dans le temps, recul d’un côté, avancée de l’autre, a au moins l’immense mérite de perturber le lecteur, de l’obliger à voir un peu plus loin que le bout de son nez afin de savoir qui il est, qui est l’autre, son interlocuteur le temps d’un livre.
Et comme, dans le même temps, on réédite un des premiers romans de Claude Ollier, Le maintien de l’ordre, publié d’abord en 1961, c’est l’occasion d’élargir encore un peu le réseau de lectures, de revenir aux questions de la guerre et de la paix telles qu’on pouvait les vivre lorsque le problème algérien était pour la France une blessure ouverte. Est-elle seulement refermée?

Claude Ollier semble en être à sa deuxième carrière. La première aurait été celle qu’il a faite, dans les années 50 et 60, en compagnie du Nouveau roman. Puis sa voix s’est individualisée, et dans une œuvre qui s’amplifie maintenant et semble occuper une nouvelle place.
Non seulement je n’ai pas deux carrières, mais je n’en ai aucune. Je n’ai jamais fait carrière. J’écris des livres pour moi. S’ils sont édités, je suis content, s’ils ont quelques lecteurs, je suis très content. S’ils n’ont pas du tout de lecteurs, tant pis, s’ils ne sont pas édités, tant pis. Ça ne m’empêchera pas d’écrire. C’est totalement en dehors de ce qu’on peut appeler une carrière. C’est une pratique personnelle, c’est un désir personnel, c’est entre moi et moi.
A défaut de carrière, peut-on parler de projet romanesque ? Il fut un temps où vos livres constituaient un réseau…
Oui, pendant vingt ans, j’ai écrit des livres qui formaient une suite. J’ai achevé ce cycle il y a quinze ans. Depuis, j’ai écrit quelques livres qui ont des points communs, des préoccupations, des interrogations communes mais ne forment pas une suite comme les huit premiers. Cela dit, je n’ai jamais écrit de romans. J’écris contre le roman. Le roman est caduc, pour moi, depuis 1945.
Pour des raisons historiques ?
Oui, pour des raisons historiques. Le romanesque est lié à un certain état de la société européenne, un accord entre une certaine façon d’écrire et un très large public. A mon avis, tout cela a été détruit pendant la Seconde Guerre mondiale. On peut continuer, on peut écrire des romans pendant des siècles, je n’ai rien contre. Mais, pour moi, ça n’a plus aucun sens. J’ai écrit des livres qui sont… je ne sais pas comment les qualifier. Ils sont entre le documentaire, comme par exemple mon livre sur Marrakech, et le conte philosophique ou le conte fantastique, il y a un peu de tout. Je n’ai jamais écrit de roman, par conséquent, je n’ai jamais écrit de Nouveau roman !
Le Nouveau roman vous intéressait malgré tout ?
Oui, mais ses théoriciens en ont rétréci les limites. C’est devenu tout de suite une routine un peu maniériste, un peu académique.
Pensez-vous, malgré ce que vous disiez, que vos livres peuvent intéresser les lecteurs ?
Déconnection va les intéresser parce qu’ils sont dans le même bain que moi. Ils ont cru que le grand élan des années 40, 50, 60, se prolongerait. Et, depuis vingt ans, ils sont consternés. Mais je ne pense pas que ce que j’écris puisse avoir un grand retentissement puisque, par principe, des livres comme les miens ne passent pas dans les grands médias. Ils ne sont pas censurés au sens stalinien du terme, mais ils sont évincés. A priori, on ne les aime pas. On les écarte parce qu’ils ne font pas 200.000 lecteurs. Il y a deux choses qui m’importent : écrire des livres qui tiennent debout tout seuls, indépendamment de toute espèce de bruit qu’on pourrait faire autour, et être respecté comme écrivain. Dès qu’on entre dans le cirque médiatique, on ne peut plus être respecté comme écrivain !

Missing (1998)

Frost, quelque part au Canada, du côté de la côte Pacifique, est frappé par un alignement de panneaux publicitaires, au bord de la route, et surtout par l’un d’entre eux dont le sujet tranche sur les autres. Il ne vante pas une société de services, il ne cherche pas à vendre quoi que ce soit : « Il offre le visage très agrandi d’une fillette, et jointe à son prénom, la description de ses vêtements le jour où elle a disparu de la petite ville d’où ses parents la recherchent depuis deux ans, elle avait sept ans, elle souriait, ses parents ont loué l’emplacement qui doit valoir très cher, on ne fait pas de cadeau en la matière ; suivent leurs nom, adresse et téléphone. » L’affiche porte un autre mot, au-dessus, en majuscules : Missing. Un peu plus loin, dans une gare routière, il tombe en arrêt devant les photos, nombreuses, groupées, d’enfants eux aussi « manquants ». Il hésite à photographier cet ensemble dont les sourires lui renvoient l’image d’un bonheur, il y renonce, de peur de passer pour un voyeur. Au fond, sortir son appareil n’était peut-être pour lui qu’un vieux réflexe, resurgi de sa vie antérieure, quand il était un reporter célèbre dont les articles étaient appréciés par ses lecteurs pour leur écriture autant que pour la qualité de leur documentation. Aujourd’hui, Frost est dans une sorte de retraite, dont il ne sait encore si elle est provisoire ou définitive. Il se donne le temps de voyager comme il n’avait pas la possibilité de le faire autrefois, dans un itinéraire paresseux qui le mène aussi bien dans des endroits qu’il a envie de revoir que dans d’autres où il n’avait pas encore eu l’occasion de se rendre…
Un reporter, même démobilisé, des enfants disparus, voilà un extraordinaire filon pour un romancier en mal de sujet, n’est-ce pas ? Il suffit de lancer le journaliste sur une piste, puis une autre, qui se révéleront stériles, avant de lui faire découvrir une solution à laquelle personne n’avait encore pensé. On devine très vite l’intrigue que Claude Ollier commence à construire. Vous avez dit Claude Ollier ? Cela change tout. On ne sait pas assez, en effet, combien, du groupe disparate dit du Nouveau roman, Claude Ollier est un de ceux sinon celui qui a poursuivi, depuis l’invention de la marque déposée, une œuvre personnelle marquée bien davantage par son talent que par l’appartenance à quelque école que ce soit. Dans la discrétion, certes : de la bonne vingtaine de livres qu’il a publiés, lequel a été ce qu’on appelle un succès ? Pourtant, il s’est toujours trouvé un éditeur à croire en lui et il serait temps que les lecteurs aillent voir, plus nombreux, du côté de ce qu’il propose.
Car, bien sûr, Missing ne sera pas une enquête sur des enfants disparus. En revanche, il sera, et d’abondance, question de disparition. Mais celle de Frost lui-même, malgré l’intérêt que lui porte Fahan, son admirateur le plus acharné – au point d’avoir mis en route une biographie –, malgré la rencontre avec Samantha, une étudiante de Fahan qui est aussi sa maîtresse. Malgré cela ou à cause de cela. Frost ne cherche en effet que la discrétion et la tentation de disparaître, après avoir une fois déjà dans sa carrière cessé totalement de donner des nouvelles pendant un temps anormalement long, devait être très forte quand s’ouvrent, près de lui, les espaces du Grand Nord.
Voilà qui pose beaucoup de questions, dont la plupart ne seront évidemment jamais résolues. Claude Ollier, par la bande, et en commençant par fixer dans l’esprit du lecteur les images des enfants disparus, trace un portrait de notre société dans laquelle il est difficile d’échapper à sa propre image publique – non seulement c’est difficile mais en outre cela ne se fait pas puisqu’au contraire il convient de renforcer sans cesse cette image, de l’imprimer toujours plus nette dans l’imaginaire collectif. Ici, au contraire, c’est le flou qui domine. Plus on croit en savoir, moins on comprend. Et Fahan, qui avait l’ambition de tout expliquer, se trouve au moins aussi démuni qu’avant d’avoir rencontré son héros.
Il faut ajouter que Missing se lit comme un roman d’aventures. Mais il s’agit d’une aventure humaine, qui nous renvoie, à l’arrivée, notre propre visage solitaire…