dimanche 5 octobre 2014

Antoine de Baecque, deux prix littéraires en marchant

Le Prix Ptolémée hier, le Prix Augustin Thierry dans quelques jours: Antoine de Baecque et sa Traversée des Alpes sont célébrés dans deux festivals, l'un de géographie, l'autre d'histoire. Parfait résumé, quelques mois après, du projet qui animait son livre, paru en mars, et dont le sous-titre est d'ailleurs: Essai d'histoire marchée. Un sentier de grande randonnée, le GR 5, l’a conduit, en un peu moins d’un mois, du lac Léman à Nice. Un homme seul y convoque ses prédécesseurs et c’est formidable. Je lui avais posé quelques questions pour éclairer ce livre.
Vous êtes un homme à passions multiples : l’Histoire, la littérature, le cinéma. Avec ce livre, vous y ajoutez la marche. La plus intime de ces passions ?
Comme l’histoire, comme le cinéma, la marche est une passion qui s’ancre dans mon adolescence. Disons qu’elle émerge publiquement plus tardivement que les deux autres. J’ouvre donc La traversée des Alpes par quelques fétiches intimes de ce que je nomme « ma vie randonnée » : des journaux de marche écrits à 15 ans, lors de premières sorties solitaires sur les pentes du Vercors, où mes parents avaient acheté une maison et où j’ai passé trois mois par an de mes années de jeunesse. Et puis mes premières chaussures, retrouvées dans leur boîte d’origine dans un placard, en rangeant l’appartement que ces parents, devenus vieux, devaient quitter : des « supertrek » Jean-Claude Bibollet à picots verts, achetées à 20 ans au début des années 1980, verts comme les couleurs de l’AS Saint-Etienne, verts comme les alpages, verts comme mon visage lorsque je tentais les premiers rappels sur les parois verticales du Mont Aiguille. Donc oui, la marche, la montagne, sont une part importante du paysage intime hérité de ma jeunesse que ce livre a tenté d’exhumer.
Vous dites partir sur les traces d’une grande figure de la randonnée, Roger Beaumont. Et, tout au long de La traversée des Alpes, vous présentez aussi d’autres pionniers de la marche. Aviez-vous, dès le début, la volonté de leur rendre hommage ?
J’aime les portraits, c’est une forme d’histoire incarnée que je pratique volontiers. Ce livre est né, en 1994, de la lecture d’un portrait de Roger Beaumont, pionnier de la randonnée, l’un des fondateurs du Comité national des sentiers de grande randonnée, le rédacteur des premiers topo-guides, notamment celui du Tour du Mont-Blanc. Puis La traversée des Alpes ne cesse de passer d’un portrait à l’autre, véritable galerie alpine : Raoul Blanchard, le géographe des Alpes qui pratiquait les « excursions géographiques » ; Jean Loiseau, le père des « GR » français, qu’il imagine dès les années 1930 sous le nom de « Routes du marcheur » et où il entraine ses disciples, les premiers « bataillons des gros mollets » ; ou Philippe Lamour, grand aménageur du territoire dans les années 1950, qui aménage le Rhône et les stations balnéaires du Languedoc, puis en 1965, devient maire de Ceillac, dans le Queyras, et décide d’y promouvoir un tourisme rural centré sur les sentiers. C’est ainsi qu’il sauve un pays en promouvant ses chemins. La marche, la randonnée, n’ont pas de héros ni de vedettes, contrairement à l’alpinisme, mais elles ont des figures méconnues que j’ai voulu éclairer en restituant leur contexte collectif, car ces figures prennent plutôt bien la lumière des Alpes…
L’articulation entre le récit de vos 26 jours de marche et ceux reliés aux lieux où vous vous trouviez était-elle aussi dans le projet de départ ? Pour ne pas vous contenter d’un simple journal de marche ?
J’ai désiré d’emblée que le journal de marche, le long de cette traversée de col en col pendant 27 jours, croise l’étude historique. Le livre mêle les deux formes. C’est aussi l’histoire de ce chemin que je raconte, du Lac Léman à Nice. Cette histoire montre comment ce sentier est né (balisé, équipé, guidé…), des années 1930 aux années 1960. Mais elle explore également les strates très anciennes des cheminements alpins, qui ont « fabriqué » certains des passages de la traversée : pèlerinages nombreux, transhumance dans le sud, colportage, caravanes commerciales de mulets portant sel et fromage, contrebande, ou routes militaires suivant les frontières, le long des fortifications Vauban ou de la ligne Maginot des Alpes. De ces histoires, il reste des traces aujourd’hui, que le marcheur repère ; mais l’historien peut leur donner une profondeur grâce aux archives et grâce aux livres lus.
Dans la partie la plus personnelle du livre, vous évoquez des sujets généralement oubliés par les écrivains marcheurs : la sexualité, la place de l’ennui, celle de la lecture de L’Equipe, qui peut sembler futile mais influe sur votre humeur selon que vous avez ou non trouvé le quotidien. Vouliez-vous tout dire, tout montrer ?
Ce livre, dans son récit intime, son journal de voyage, se fonde sur un pacte autobiographique d’authenticité : tout dire ! Et la marche, par son rythme même, son caractère mécanique, entêtant, obsessionnel, fait advenir beaucoup de choses à la conscience. Ce qui affleure alors est intime : fantasmes, parfois érotiques, parfois non, fétiches corporels (que vais-je faire de mes ongles de pied, qui ressemblent bien trop à des griffes d’ours et me font souvent souffrir ?), pensées sur sa vie personnelle, passions privées, comme la lecture des journaux (de L’Equipe, c’est certain), qui occupe une partie de ma matinée urbaine quotidienne et se retrouve soudain beaucoup plus compliquée en haute montagne ; habitudes banales, enfin, comme le goût du diabolo menthe par exemple, ou celui de tout calculer, le nombre de pas entre chez moi et l’école de mes filles – qui peut se transposer en randonnée alpine : combien de pas pour s’élever de 100 mètres d’altitude ?
En revanche, la compagnie des autres humains vous ennuie plutôt. Le voyage à pied se suffit-il à lui-même ?
Quand je marche, j’aime mieux la compagnie des animaux que celle des humains… Et marcher un mois en solitaire m’a permis de faire l’expérience de la « sauvagerie », pour reprendre un concept du philosophe américain Thoreau. Se transformer soi-même en animal dans la montagne, voilà une idée qui motivait mon départ. La solitude était donc une des conditions de cette expérience de moi-même, autant que le fait d’endurer la souffrance sur le chemin des cols.
Vous esquissez une sociologie du marcheur et évoquez la possibilité d’un engouement moindre chez les jeunes aujourd’hui. Pourtant, les récits de marche se portent bien. Pourquoi ?
Les plus jeunes, 18-25 ans, marchent moins que leurs aînés depuis une décennie, c’est un phénomène récent : la présence massive d’internet et le temps passé sur les nouveaux réseaux de la sociabilité juvénile, sont une explication. C’est une mutation de civilisation : peut-être marchera-t-on moins dans quelque temps, alors que la pratique randonneuse a culminé massivement à la fin du XXe siècle. En France, on a compté alors 11 millions de randonneurs réguliers… Les lecteurs des récits de marche, nombreux effectivement (les randonneurs sont souvent des profs…), sont les parents de ces enfants qui randonnent moins. Ce sont eux qui font le succès de ces livres, peut-être parce qu’ils y trouvent des signes d’authenticité (sentir son corps, faire des rencontres, échapper à l’agenda et aux pressions de la ville moderne), surtout parce qu’il s’agit d’un des derniers rêves possibles : échapper, le plus simplement du monde, à l’emprise de la vitesse, de l’argent, de l’utilité, de la rivalité, de la performance.

Il y a quelques jours, belle coïncidence, le récit de Jean-Christophe Rufin, Immortelle randonnée, faisait son retour en librairie dans une édition de poche. Une autre histoire de marche. Un académicien crotté comme un vagabond, on gardera cette image sur laquelle Jean-Christophe Rufin ironise avant d’atteindre la béatitude et un sentiment de plénitude : le zen absolu qui permet de sourire pour rien. « Vu de l’extérieur, il est plus que probable que cela passait pour de l’imbécillité. » Mais, plus la fatigue est grande sur le chemin de Compostelle qu’il accomplit en entier, et non comme un touriste, plus il se moque de ce que pensent les autres. Il ne cherchait rien, il l’a trouvé, écrit-il dans une belle formule qui, ici, prend tout son sens.

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