vendredi 27 février 2015

A la Foire du Livre, Grégoire Polet

Grégoire Polet ne se contente pas, avec Barcelona !, de donner son ouvrage le plus épais (quelques pages de plus que Leurs vies éclatantes). Il fait aussi de ce sixième roman son plus impressionnant. Inscrit dans la durée, de 2008 à 2012, le récit convoque une foule de protagonistes dans une construction en kaléidoscope où le lecteur ne se perd jamais. Le roman grouille de personnages avec, en bruit de fond, l’actualité du monde et celle de Barcelone dans ces années-là, marquées par une crise économique majeure et ses conséquences directes sur la vie des habitants ainsi que sur l’aspect de la rue. La politique est représentée par deux hommes et commentée par des journalistes, ce qui nous plonge dans les différents aspects d’une réalité multiple. Pour rassembler tout cela dans une structure à la fois fluide et solide, il fallait la maîtrise dont Grégoire Polet fait preuve ici.
Vous avez bougé entre votre premier roman, Madrid ne dort pas, et celui-ci, même si Barcelone avait déjà fait son apparition plus tôt. Ce déplacement de lieu correspond-il à d’autres changements ?
Il y a surtout des éléments de constance. Comme dans Madrid ne dort pas, c’est de nouveau une tentative, à chaque fois plus large, de voir la réalité dans son ensemble, de la montrer de façon à la fois joyeuse et plurielle, dans une espèce de foisonnement. Je voulais déjà le faire dans mon premier roman, mais à l’échelle d’une nuit, puis une semaine à Paris dans Leurs vies éclatantes, et maintenant quatre ans. Si ça se passe à Barcelone plutôt qu’à Madrid ou à Paris, c’est parce qu’il est plus facile pour moi d’écrire dans la ville où je suis. J’écris en général au temps présent, et c’est très lié à l’expérience directe de ce qu’il y a autour de moi, des gens que je vois, des rues que je fréquente. Cette fois, en quatre ans, je voulais montrer le temps qui passe, les gens qui changent, comment quelqu’un peut être retourné par les événements qui lui sont arrivés entre le début et la fin du roman.
Quand vous avez écrit Chucho, un roman plus bref publié il y a cinq ans et qui était déjà situé à Barcelone, saviez-vous que vous alliez retrouver ce personnage ?
Depuis le début, j’ai le plan que tous les textes s’emboîtent les uns dans les autres avec une cohérence des personnages, d’espace et de temps. J’avais déjà fait revenir certains personnages. Ici, comme le roman se passait de nouveau à Barcelone, c’était l’occasion rêvée de reprendre Chucho et le montrer quatre ans plus tard. Surtout pour un gamin, quatre ans, c’est énorme. Le retour des personnages, c’est rassurant, aussi.
C’est une ambition balzacienne ?
Une ambition, non, mais un exemple. Il y a effectivement chez Balzac quelque chose de prodigieux qui se passe dans l’espace non écrit. Dans l’espace entre les romans, il y a des choses implicites qui se produisent. Le silence entre deux romans est encore du silence de Balzac, comme on le dit de la musique de Mozart. Ce sont des moments où personne ne parle, où pourtant des choses se passent et on les perçoit. C’est très fort chez Balzac et c’est cela que je voulais imiter.
Avant d’écrire un nouveau livre, avez-vous une idée précise de ce qu’il sera ?
En fait, j’improvise beaucoup. Pour ce genre d’aventure, je dois faire un plan minimal, sinon je me perds. Après, je viole constamment le plan mais, au moins, je viole toujours le même plan et c’est une manière de suivre une direction. Je sais grosso modo quelle est la fin des personnages même si certains d’entre eux me surprennent en cours de route. J’ai un cadre global…
Et quelques articulations ?
Oui, notamment le retournement de trois personnages. Begonya est une jeune fille de bonne famille que son insatisfaction conduit à changer complètement d’un point de vue social, voire même politique. Père Català, le navigateur solitaire, commence par un ras-le-bol devant la réalité et part loin de la ville procéder à une sorte de réapprentissage de l’émerveillement. Et la troisième articulation concerne Veronica qui était dans une forme de tristesse un peu inconsciente liée à la perte de sa mère et de son frère, et qui devient une fille très forte tentée par les spiritualités chrétiennes orientales. Ces retournements-là, qui représentent trois façons différentes de changer, étaient mes articulations majeures.

jeudi 26 février 2015

Dany Laferrière et la Foire du Livre de Bruxelles

C'est un compagnonnage qui ne date pas d'aujourd'hui. Je ne sais pas combien de fois Dany Laferrière est venu à la Foire du Livre de Bruxelles. Il y représenté son pays Natal, Haïti. Cette année, il appartient à une délégation d'écrivains québécois. L'année prochaine, il pourra être le représentant de l'Académie française, puisqu'il y sera installé dans son fauteuil. D’un Argentin d’origine italienne qui écrivait en français à un Haïtien installé à Montréal et qui ne cesse de voyager, l’Académie française a respecté une certaine logique en choisissant Dany Laferrière en 2013 pour succéder à Hector Bianciotti, mort l’année dernière.
Né à Port-au-Prince en 1953, Dany Laferrière a quitté Haïti en 1976 après l’assassinat d’un ami journaliste par les Tontons Macoute. Il aurait pu être le cadavre suivant, car il était remuant lui aussi. Au lieu de quoi il a tout quitté pour découvrir l’art de la débrouille et des petits métiers. C’est qu’il fallait survivre, même si le journaliste qu’il était n’avait qu’une ambition, menée à bien ailleurs : devenir écrivain. Il l’a fait, sur une machine à écrire parce qu’il voulait être moderne comme un Américain, dans le meublé montréalais dont la salle de bain était son salon de lecture. En 1985, il sort donc son premier roman, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer et passe, comme il le dit dans Journal d’un écrivain en pyjama, « dans la même semaine, de l’usine à la télé. »
Depuis, il n’a plus arrêté, publiant plus de vingt ouvrages – généralement d’abord au Québec avant de les lâcher en France, puisque cet homme qui semble courir sans cesse d’un lieu à un autre est resté fidèle à Montréal. A l’exception, certes, d’une dizaine d’années pendant lesquelles il a cru, à Miami, qu’il allait vraiment devenir un écrivain américain.
Ses origines lui collent à la peau bien qu’il soit un des écrivains francophones les plus cosmopolites de notre époque. Le grand écart, chez lui, se traduit toujours par un livre et c’est à travers les pages qu’il a écrites qu’on cherche à comprendre les contradictions qu’il expose franchement. D’une part, quand il écrit Je suis un écrivain japonais, il décrit toute l’ambiguïté de la position d’un auteur pris dans la nasse qu’il a lui-même posée. D’autre part, dans L’énigme du retour, il se confronte, après la mort de son père, à sa culture originelle autant qu’à tout ce qui lui a permis de l’élargir. Et quand, en janvier 2010, il se trouve à Port-au-Prince au moment du tremblement de terre, il prend tout de suite des notes sur le carnet qui ne le quitte jamais pour écrire rapidement Tout bouge autour de moi où l’homme et l’écrivain se rejoignent mieux que jamais.
Peut-être Dany Laferrière est-il un sage. Mais sans aucune illusion sur la valeur de cette sagesse depuis que sa grand-mère lui a enseigné d’où lui venait l’apparence de la sienne quand elle restait tranquillement assise à boire du café toute la journée : « de son arthrite qui la fait tant souffrir. » Dans L’art presque perdu de ne rien faire, paru l'année dernière, il va son chemin en ouvrant les yeux sur sa vie et celle des autres, tente de comprendre ce qui a changé entre Haïti et le Canada, avec le passage des années et les innovations dont la technologie nous abreuve à si vive allure qu’il ne sait plus comment appeler un téléphone dont le nom change chaque année…
Rien ne lui est indifférent, l’amour et le chagrin, l’hiver et la chaleur, la politique et la culture – avec une place privilégiée, tout naturellement, pour la lecture : le chapitre qu’il consacre à « Un lecteur dans sa baignoire » donne envie de retrouver, toutes affaires cessantes, les livres qu’il commente avec la ferveur du moment de leur découverte.
Le sommeil et l’éveil se confondent : « Notre univers est trop pensé et pas assez rêvé », écrit-il dans « Le monde naît de la nuit ». Les îlots préservés par beaucoup sont, chez lui, d’une extrême porosité qui lui permet d’écrire « dans la langue de celui qui est en train de me lire » et justifie l’affirmation qui a servi de titre à un autre ouvrage : Je suis un écrivain japonais.
On est bien, dans ce journal éclaté, aux fragments regroupés en thèmes vagues dont chacun est précédé d’un poème. On se retrouve avec lui dans un café de Montréal et, s’il n’y est pas à ce moment-là, on le rattrape à New York ou à Tokyo. On devient nomade à le suivre de loin, car il n’y a aucune raison de placer exactement nos pas dans les siens, il suffit d’épouser une trajectoire qui est un état d’esprit. Optimiste, l’état d’esprit : il voit autour de lui des amis se remettre à la lecture de la poésie.

Régnier, sans partage...

Je reprends, en titre de cette note, celui d'un entrefilet paru aujourd'hui dans Le Figaro littéraire. Le journal pose la question: Henri de Régnier sortirait-il enfin de son purgatoire? Il note en tout cas un frémissement, dont le premier signe a été la sortie, en 2013, de Monsieur Spleen, de Bernard Quiriny. Le 4 mars, les Editions La Tour verte rééditent Esquisses vénitiennes. Le 22 avril, c'est chez Fayard que sortira un fort volume consacré à Henri de Régnier par Patrick Besnier.
Tout cela me réjouit, d'autant que c'est par l'intermédiaire de l'essai qu'avait écrit Bernard Quiriny que j'avais eu envie d'aller voir de plus près ce rayon du purgatoire littéraire. Et, depuis quelques jours, la Bibliothèque malgache a remis en vente, sous la forme contemporaine d'un livre numérique, et à petit prix (1,99 euro), Histoires incertaines, un recueil de trois nouvelles paru en 1919. Je vous donne ici la courte préface du volume.

Les écrivains nous séduisent d’abord par leur œuvre. (Ce qui semble une évidence se perd parfois, à notre époque, dans les effets médiatiques derrière lesquels l’œuvre disparaît.) Mais les écrivains nous séduisent aussi par leurs lectures. Parfois parce que leur finesse apporte un éclairage inédit sur d’autres livres. Parfois parce qu’elles remettent en lumière un nom oublié.
Bernard Quiriny, écrivain apprécié pour ses nouvelles et son roman, critique littéraire lucide, a agi en passeur pour rapprocher de nous les textes si lointains d’Henri de Régnier. Henri de Régnier…
Ah ! bien sûr, on se souvient qu’il a existé, puisqu’on a croisé son nom ici ou là, généralement dans un contexte historique qui le tient à bonne distance et épargne le besoin de pénétrer dans son œuvre. Situé en parfait équilibre entre deux siècles – il est né en 1864 et mort en 1936 –, il semble aujourd’hui avoir été un notable des lettres dont les livres sont trop inscrits dans son temps pour avoir encore quelque chose à nous dire.
Et voilà que Bernard Quiriny affirme le contraire. Sans tenter de le hisser à un autre statut que le sien – écrivain mineur, c’est dit et ce n’est pas si péjoratif qu’il y paraît, – il en a fait, dans Monsieur Spleen (Seuil, 2013), non seulement un personnage digne d’intérêt, ce dont on se doutait un peu en raison de la place qui fut la sienne, mais aussi l’auteur de livres qui mériteraient d’être lus.
En outre, Bernard Quiriny est convaincant. Son analyse passionnée est de celles qui vous donnent envie, toutes affaires cessantes, de prendre le chemin qu’il nous montre.
Que choisir dans l’impressionnante production de l’écrivain ? Bernard Quiriny a pensé à tout: il a désigné le premier ouvrage qui mériterait de revivre.
« Le jour où on rééditera Régnier, il faudra commencer par les Histoires incertaines. Le fantastique connaît ces temps-ci un petit retour en grâce, qui s’explique peut-être par les mêmes raisons que sa vogue au XIXe siècle – dégoût du matérialisme, envie de réenchanter le monde, etc. »
Les voici donc à nouveau, ces Histoires incertaines situées, pour deux d’entre elles, à Venise, ville chérie par Henri de Régnier qui a souvent écrit sur elle.
Elles sont pleines d’une rêverie dont l’objet est presque indéterminé.
Elles mettent en scène des collectionneurs, des antiquaires, des érudits dans le décor de maisons anciennes chargées d’un passé mystérieux.
Elles sont peut-être moins fantastiques, au sens propre, que Bernard Quiriny n’a envie de le croire, mais elles actionnent les mécanismes propres au genre pendant un temps assez long pour faire penser que nous sommes en effet sur ce terrain.
Elles ont, surtout, gardé tout leur pouvoir de séduction.
Il ne reste plus qu’à les lire.

mercredi 25 février 2015

Nadine Monfils fait la Foire du Livre de Bruxelles

Demain, et jusqu'à lundi, la Foire du Livre de Bruxelles donne rendez-vous aux auteurs, aux lecteurs, aux éditeurs, aux gourmands (car il n'y a pas que des livres). A qui veut... Pendant quelques jours, je vais donc faire comme si j'y étais et présenter quelques écrivains - ou leurs livres - qui, eux, seront vraiment sur place.
Nadine Monfils va débarquer à la Foire du Livre de Bruxelles avec sous le bras deux nouveaux livres. Cette semaine sortent Maboul Kitchen (Belfond) et la réédition de Mémé goes to Hollywood (Pocket) - enfin, ce dernier, c'est peut-être plutôt la semaine prochaine. Il y a un peu plus de trente ans, des cours de morale qu’elle dispensait, elle était passée d’un coup, d’un seul, à Laura Colombe, un des deux premiers ouvrages publiés au Cri, sous-titré : « Contes pour petites filles perverses ». Elle pratique toujours le merveilleux, teinté de tendresse et d’érotisme. Mais elle a évolué vers le polar, accueillie pour deux titres à la Série noire chez Gallimard avant d’arriver avec Babylone dream chez son principal éditeur actuel – sans oublier les dix enquêtes du commissaire Léon, rééditées… Pour la faire courte, cela donne une soixantaine de titres, et des incursions du côté du cinéma, du théâtre, de la BD.
C’est le résultat d’un travail que Nadine Monfils ne lâche jamais longtemps : « Ecrire, c’est une passion. J’adore tellement ça ! Le changement, c’est un certain confort, parce que ça marche bien et l’angoisse des fins de mois a disparu. » En moyenne, ses nouveaux romans se vendent à 30.000 exemplaires, avec un pic à près de 200.000 pour Les vacances d’un serial killer, en comptant la réédition en poche. C’était la première apparition de Mémé Cornemuse et l’occasion d’un sérieux coup de pouce d’un libraire très médiatisé, Gérard Collard.
La romancière lui voue, depuis, une amitié fidèle. Et elle le défend avec virulence quand on dit que sa manière de présenter des livres à la télévision se résume à affirmer que l’un est « génial de chez génial » (catégorie où il range les romans de Nadine Monfils) et l’autre, « nul de chez nul ». « Il ne fait pas de concessions, il aime ou il déteste. Sans lui, je ne publierais plus. Je ne le connaissais pas et mon éditeur ne croyait pas vraiment aux Vacances d’un serial killer. Je pensais que, si ce livre-là ne marchait pas au moins correctement, c’était fini. Il y a eu un petit miracle quand Gérard Collard l’a porté à bout de bras. Les ventes ont décollé, et ça a suivi. Ce type est très attachant, c’est un vrai passionné. »
Nadine Monfils aime ceux qu’elle appelle des fêlés, un peu comme elle, au fond. En Belgique, où elle se trouve quand elle n’est pas à Montmartre, elle cite Noël Godin, Jan Bucquoy, Jean-Jacques Rousseau. Et Jean-Claude Van Damme quand il est capable de se moquer de lui-même. Puisqu’elle pense toujours au cinéma, sans trop en dire tant que les choses ne sont pas faites, elle a gardé autour d’elle une bande d’acteurs parmi lesquels Michel Blanc, Dominique Lavanant à qui elle a dédié son avant-dernier roman, ou Rufus, qui l’a encouragée à écrire sur le Facteur Cheval. Ils ont tous un point commun : ils la font beaucoup rire. Comme elle nous fait rire aussi dans ses livres, il doit y avoir une certaine logique dans tout cela.

mardi 24 février 2015

Marcher

Je ne sais ce qui frappe le plus dans cette histoire : l’homme de Detroit qui marche 33 kilomètres par jour pour aller à son travail et en revenir, ou les 160 000 dollars et des poussières qu’un étudiant a levés, comme on dit, pour simplifier la vie de James Robertson. Avec, je suppose, dans la tête des donateurs, le sentiment de faire une belle action. Ce qui n’est pas faux.

Walter Benjamin cité par Yannick Haenel en épigraphe des Renards pâles (Folio) : « Vaincre le capitalisme par la marche à pied. » Une phrase que l’écrivain – Yannick Haenel – se récitait « en souriant », début 2010, plus de trois ans avant la sortie d’un roman qui a donc longuement piétiné. Ce qui n’est pas un défaut.

Chômeur et marcheur, la rime n’est pas très riche mais elle a séduit Daniel Gachet, adjoint au maire de Luçon (France). Qui ne comprend pas pourquoi il faudrait renforcer les transports en commun en direction des bureaux de Pôle Emploi qui se trouvent en périphérie de la ville. « Les chômeurs n’ont qu’à marcher, ils n’ont que ça à faire », a-t-il dit, sans penser non plus au courage qui manque au retour après un entretien sans résultat.

Ligne 11. Dans la numérotation plutôt anarchique des lignes de transport en commun dans la capitale malgache, cette ligne n’existe pas. Pourtant, elle est, à elle seule, plus fréquentée que toutes les autres : une enquête estime à quatre sur dix le nombre de ménages qui l’empruntent, le succès global des taxis-be, comme on les appelle, étant un peu moindre. Mais alors, c’est quoi, cette ligne 11 ? La marche – la « marche à pied », précise le sondage pour qu’il n’y ait aucune confusion.


Antoine Boute, dans S’enfonçant,spéculer (Onlit Books), qu’il aurait pu intituler La possibilité d’un polar (gore), montre son personnage d’écrivain happé par une jeune femme qui l’entraîne à travers bois vers une mystérieuse demeure. Ils sont à pied, et cela dure. « La longueur de la marche les fait entrer, comme tous les marcheurs le savent, dans une transe légère. »

Marcher. Le geste est fascinant. Balzac, qui s'intéressait à tout, l'a observé de près. C'est la Théorie de la démarche, premier titre de la Bibliothèque marcheuse, collection sans frontières de la Bibliothèque malgache.

lundi 23 février 2015

Didier Daeninckx dans le maquis corse

Fidèle à lui-même, Didier Daeninckx reste, comme il nous le disait il y a quelques années, dans l’écriture noire : « La manière noire de dire le monde a gangrené le monde de l’édition et l’a ressourcé avec ses sujets, avec sa manière de prendre l’Histoire à bras le corps. » Têtes de Maures se situe en terrain favorable : la Corse, à distance de la France continentale par les méthodes qui y sont utilisées pour régler les conflits. Seule, dans l’Hexagone, la ville de Marseille compte un nombre équivalent d’assassinats. Le romancier force un peu le trait : pendant les trois semaines qu’il évoque, en juin 2012, chaque livraison du quotidien Corse-Matin livre un nouveau cadavre…
Melvin Dahmani a reçu, à Paris, un faire-part de décès dont il se demande pourquoi il lui a été adressé. Il ne connaît pas cette Lysia Dalersa qu’on enterre à Corto-Bello dans quelques jours. Comme il a passé un peu de temps en Corse onze ans plus tôt, il cherche qui était cette femme. Et arrive à lui redonner le nom qu’il lui a connue quand ils étaient amoureux, Elise : « C’est elle que j’avais perdue, au bord de la Méditerranée, et que je retrouvais sous le nom de Lysia Dalersa alors que tout était déjà joué. »
Le temps de voter, puisque c’est dimanche d’élection, Melvin prend l’avion. Il est intrigué par l’arrivée du faire-part, il est en outre dans le collimateur de la police parisienne pour des trajets fréquents à Londres où il se livre à des activités peu légales. Ce concours de circonstances suffit à le décider. Il ne sait pas ce qu’il cherche, ni même s’il y a quelque chose à chercher. Il part en pèlerinage sur les traces d’un passé heureux, il a envie de rendre hommage à une femme dont il fut le premier amant et qu’il n’a jamais oubliée, pour le reste, on verra.
On ne tarde pas à voir, en effet, en particulier quand un coup de feu claque pendant l’enterrement, blessant légèrement Melvin et tuant un homme à côté de lui. Melvin ne sait pas qui était visé mais il lui deviendra de plus en plus difficile de faire croire qu’il se trouvait là par hasard. Sa curiosité pour le passé d’Elise-Lysia, qui le fait remonter dans le temps après qu’il a trouvé un cahier que la jeune femme avait caché dans un endroit où lui seul pouvait le trouver, éveille les soupçons. Il est entré, sans bien s’en rendre compte, dans un jeu de vengeances où plusieurs grandes familles de l’île sont impliquées et, d’avertissements en menaces, il doit prendre au sérieux un danger qui se rapproche.
Un prologue avait attiré l’attention sur l’importance d’événements survenus en 1931, quand un corps expéditionnaire avait débarqué en Corse pour remettre un peu d’ordre, par la force, sur un territoire où la loi commune semblait s’appliquer de moins en moins. Et Melvin passera des heures à lire de vieux journaux dans lesquels il espère trouver un sens à la succession des faits. Didier Daeninckx superpose les époques, et c’est ainsi qu’il explique les échos qui courent à travers tout le roman, d’une génération à une autre, quand le sang appelle le sang. La démonstration est implacable, on la suit d’un regard horrifié sans arriver à s’en détacher un seul instant.

lundi 16 février 2015

Françoise Giroud par elle-même, en période de crise

En 1960, Françoise Giroud décide de choisir sa mort. C’est, écrit Alix de Saint-André, dont Garde tes larmes pour plus tard est réédité en même temps, « le plus grand échec de son existence ». Dans les mois qui suivent, elle écrit Histoire d’une femme libre, consciente des limites qui lui ont été imposées : « Choisir sa mort, l’heure et la forme de sa mort, c’est cependant l’expression la plus pure de la liberté. Elle m’a été interdite. » Elle semble en éprouver un certain regret. Provisoirement, du moins, car il lui reste bien des choses à accomplir. Articles, livres, secrétariats d’Etat. Elle embrassera la suite avec une volonté inchangée et la certitude, héritée de sa mère aux moments les plus précaires de leur existence, que demain sera meilleur.
Au moment où nous la découvrons à travers ce livre dont tout le monde croyait le manuscrit perdu – alors qu’il était soigneusement rangé dans les archives de l’IMEC – elle se met à nu, probablement d’abord pour elle-même. Elle est blessée par la rupture amoureuse et professionnelle avec Jean-Jacques Servan-Schreiber. Elle connaît sa fragilité venue de l’enfance : conditionnée pour être coupable, éprouvant les pires difficultés pour trouver sa place. C’est tout ce qui la sépare de Jean-Jacques Servan-Schreiber, avec qui elle a fondé L’Express en 1953 en même temps qu’ils partageaient des moments heureux en privé : « Moi, je ne m’aimais pas, et lui s’aimait. » Pour ce qui la concerne, elle pense souvent : « Il n’y a pas de place pour moi. Ni ici, ni là. Nulle part. Je ne la trouverai jamais, la place où je pourrais poser ma tête… »
Françoise Giroud écrit-elle Histoire d'une femme libre surtout pour elle-même ? Elle renoncera en tout cas à le publier. Peut-être s’agissait-il d’abord, en ce moment de repos forcé – en convalescence et écartée de L’Express – de dénouer à son propre usage quelques-uns des nœuds qui, dans sa vie, l’empêchaient d’être tout à fait ce qu’elle aurait voulu. Elle dessine donc, depuis l’enfance, le territoire qui est le sien, avec ses atouts autant qu’avec les manques déjà évoqués. Parmi ses atouts, une énorme capacité de travail, le sens de l’injustice, le désir d’apprendre à fond comme elle le fait d’abord avec la sténodactylo, puis dans ses emplois successifs, dans une librairie à quatorze ans, quand elle devient script un peu plus tard, auprès des spécialistes de la politique ou de l’économie à L’Express
Elle n’aimait pas tout le monde. Elle haïssait même la grand-mère aux besoins de laquelle elle a pourtant subvenu jusqu’à sa mort. Elle possédait cependant une qualité dont elle aurait aimé dire qu’elle est la principale caractéristique de sa vie. « Si l’on me demandait aujourd’hui : « Qu’avez-vous fait de votre vie ? », je répondrais : « J’ai compris les autres. » Ou, du moins, j’ai essayé… » Jusque dans l’injustice subie, dès douze ans, quand elle est punie au lieu d’une autre dont le père est très influent. Elle n’accepte pas, mais elle comprend la directrice de l’école. Elle en tire une explication partielle de ce qu’elle est devenue : « Il m’en reste que, depuis, je combats l’injustice partout où je crois la rencontrer quand les autres ont à en souffrir, mais dès qu’elle me frappe, moi, je courbe la tête… »
L’autoportrait est nuancé. Ses combats, dit-elle, ne vont pas jusqu’à l’engager politiquement, bien qu’elle passe pour communiste, et elle en donne les raisons. Ni jusqu’à devenir une autre : « Qui a dit : « Je veux bien mourir pour le peuple, mais je ne veux pas vivre avec » ? Quelqu’un dans mon genre. »
Celle qui a voulu réussir une carrière d’homme en même temps qu’une vie de femme n’est, à ce moment de son existence, pas certaine d’avoir réussi. Et moins certaine encore de vouloir continuer. Il y avait, dans ses sept premières années à L’Express, un « élan heureux » fourni bien sûr par la nouveauté du magazine mais surtout par sa relation avec Jean-Jacques Servan-Schreiber. Qui la rappellera en 1961, et pour longtemps. Dans Histoire d'une femme libre, Françoise Giroud est une femme blessée mais pas abattue.

samedi 14 février 2015

Sale vendredi 13 pour Geneviève Dormann

C'est vrai: Geneviève Dormann n'avait plus rien publié depuis 1999. Mais sa mort, hier, à 81 ans, me rappelle de bons moments de lecture, sa proximité avec les écrivains, tous mâles et même parfois très mâles, qu'on avait nommés les Hussards. Nimier, Blondin, etc. Une plume acérée, la provocation comme éthique, et... le point de croix comme dérivatif (avec Régine Deforges, co-auteure de plusieurs livres sur le sujet avec Geneviève Dormann). Bref, elle était souvent là où on ne l'attendait pas. Et la voilà disparue comme pour faire reparler d'elle. reparlons-en donc, à travers trois livres (et une rencontre).


L’exotisme est un argument pour tous ceux qui ne partiront pas aussi loin qu’ils en rêvaient : l’île Maurice, cadre de ce roman, a quelque chose de paradisiaque, même si Geneviève Dormann en explore surtout les coulisses. Celles où se trament de vieilles haines ou, au moins, de vieilles idées de compétition dans la hiérarchie sociale entre les familles d’origine française qui appartiennent, à condition d’avoir préservé la pureté de leur race, au « Dodo Club », un cercle très fermé destiné notamment à permettre aux jeunes gens et jeunes filles originaires de France de se rencontrer à l’occasion du bal de la Saint-Sylvestre qui donne son titre au roman…
Mais l’exotisme n’est pas le seul argument d’un livre qui met en scène des personnages forts, en révolte devant leur milieu, et qui séduisent autant le lecteur qu’ils se séduisent entre eux. Bénie, qui a été baptisée Bénédicte mais qui déteste ce prénom au point de s’être attribué son diminutif, est depuis son enfance la complice de son cousin Vivian. Ils ont découvert ensemble, à l’adolescence, les plaisirs de la chair, et c’est pourquoi ils ont été séparés par leur famille dont il faut distinguer les deux pans : les parents de Vivian sont restés fidèles à l’esprit franco-mauricien tandis que le père de Bénie a épousé une Anglaise excentrique, fan des Beatles, qui n’a évidemment pas été acceptée dans la bonne société franco-mauricienne. Exclusion dont sa fille, après ses frasques, a évidemment souffert aussi.
On a l’impression qu’un peu du tempérament de Geneviève Dormann, frondeuse, parlant haut, est passé dans le personnage de Bénie. Celle-ci, d’une certaine manière, lui ressemble dans son peu de goût pour les conventions, dans sa haine des concessions, dans son appétit de vivre. Entière, Bénie décide donc de se marier quand elle apprend, de la bouche même de son cousin Vivian, qu’il est homosexuel. Elle aura été sa seule femme, est-ce une raison suffisante pour rentrer dans le rang ? Pour autant qu’elle puisse rentrer dans le rang…
Il y a quelque chose de sauvage dans Le bal du dodo : derrière la façade des bourgeois franco-mauriciens, les hommes et les femmes frémissent, poussés par une sordide avidité ou par de lumineux désirs. Et tout cela se trouve parfaitement maîtrisé par Geneviève Dormann dont la réjouissante alacrité fait ici merveille.


Apollinaire, Geneviève Dormann en est amoureuse. Et pas seulement depuis qu’elle s’est mise à lire tout ce que ses amis ont raconté sur lui (« J’ai lu un mètre cube de bouquins ! », dit-elle). Depuis qu’elle a quinze ans et que, dans le fond de la classe, au cours de mathématiques, elle a découvert, grâce à une amie à qui elle a d’ailleurs dédié son livre, les vers du poète. C’était autre chose que les textes qu’on leur faisait lire ! Une écriture forte, comme l’homme qui l’avait produite, du genre qu’on n’aime pas trop dans les bonnes institutions. Geneviève Dormann, qui s’est fait renvoyer d’une école parce qu’elle avait prêté un livre de Colette à une condisciple, continue à aimer cette sorte de littérature de contrebande à laquelle elle prête bien des vertus : « Il faut rétablir la censure », lance-t-elle, provocatrice comme elle peut l’être. Et elle s’explique : « Cela fera lire les enfants. J’ai eu un livre à l’index : tous les gamins l’ont lu ! »
Elle a la nostalgie d’une époque où les écrivains avaient le verbe haut et vivaient en bande, réunis dans des bistrots qui ne fermaient pas de la nuit ou autour d’une table abondante et parfois offerte par des mécènes privés. Alors, elle s’est plongée dans l’époque d’Apollinaire, elle l’a pisté dans tout Paris, et même au-delà, pour raconter les quinze dernières années de sa vie. Une statue déboulonnée devient le portrait d’un homme séduisant. Car Geneviève Dormann n’a pas, de la littérature, une vision universitaire. Elle s’attend d’ailleurs, pour son livre sur Apollinaire, à une volée de bois vert de la part des spécialistes, comme ce fut déjà le cas lorsqu’elle a écrit sur Colette, à moins que le silence des gens sérieux soit la seule réponse à un livre peu banal, dans lequel on trouve même des recettes de cuisine.
« Quand on parle d’écrivains classiques, on a l’habitude d’en faire des êtres désincarnés. Les monstres sacrés, ça ne m’amuse pas. Ils ne m’amusent que quand ils deviennent humains. Alors, j’ai voulu raconter qu’Apollinaire était un minet qui aimait les filles, qui aimait bouffer… »
Le déclic est venu, cela ne s’invente pas, d’un petit fourneau et de manuels de cuisine qui se trouvaient toujours, quand elle le visita en 1989, dans l’appartement d’Apollinaire. « Tous ses copains parlaient de sa gourmandise », ajoute-t-elle. Voici donc Apollinaire et la cuisine, donnant l’ordre à ses amis de faire silence autour d’une table pour mieux apprécier la nourriture, conseillant sur la meilleure manière de préparer un plat, échangeant une correspondance érotique basée sur des bonbons…
Il y a quand même un problème, pour Geneviève Dormann : les femmes. « Aucune femme ne devrait avoir le droit d’aimer le même homme que vous », dit-elle, et pas une de celles qui furent proches d’Apollinaire n’échappe à un nom d’oiseau quand elle en parle. Elles sont toutes moches, l’une n’était même pas capable de préparer un risotto, les lettres d’une autre sont d’une rare platitude, etc. Jalouse, Geneviève Dormann ? Peut-être bien. Mais tant mieux, puisque cela lui a permis de s’emparer à bras-le-corps de son sujet, de l’enlever à toutes les autres, pour mieux nous le restituer…


Sous les ponts de Paris où il lui arrive de dormir en compagnie de ses copains clochards, on l’a surnommée la Vaporeuse. Une allure qu’elle a, pas comme les autres. Et pour cause : fille d’un académicien décédé, Valentine possède toujours, quai Voltaire, l’appartement qu’elle a hérité de ses parents. Quand elle y revient après son séjour dans la rue – cette fois-là, elle est partie fâchée, parce qu’on l’avait traitée de « duchesse », autant dire de « merdeuse » dans ce milieu, et pour tout arranger elle a trouvé un cambrioleur chez elle, avec qui elle a sympathisé –, elle revient aussi sur son passé, quarante-sept ans plus tôt.
Ainsi commence Adieu, phénomène, un roman où Geneviève Dormann, une fois encore, se laisse emporter par une envie de mordre à pleines dents dans ce que le monde nous offre et, surtout, mène son héroïne sur le même chemin où l’on se rit des interdits en les écartant d’un coup d’épaule, pour atteindre plus vite son but. Il arrive cependant que les obstacles se resserrent avec un tel ensemble qu’ils en deviennent infranchissables et que, pareille à un cours d’eau bien forcé d’emprunter la voie praticable la plus proche, la vie change de lit… Ainsi va celle de Valentine qui, pourtant, semblait bien tracée.
Quand, en 1947, elle rencontre Baptiste, elle a quatorze ans, lui, dix-sept. Un bel âge pour les coups de foudre et les amours éternelles. De temps en temps, ça marche. Pas souvent. Ces deux-là doivent être vraiment faits l’un pour l’autre puisque, d’une certaine manière, ils ne se quitteront jamais. Et qu’en 1994 Valentine en sera toujours à écouter, quasi religieusement, ce que lui souffle Baptiste. De l’au-delà, malheureusement, car il est mort depuis longtemps. Et ce n’est pas Valentine qu’il avait épousée. Comment est-ce possible ? L’existence est scandaleuse, non ? Oui : scandaleuse comme Valentine adolescente qui, à sa manière trop charmante pour subir jusqu’au bout les conséquences de son comportement, avait tout d’une tête à claques. La sale et jolie gamine peut présenter quelques circonstances atténuantes : son père, qui ne s’est jamais occupé d’elle quand elle était enfant, mais l’a laissé puiser librement dans sa vaste bibliothèque, est sans doute pour quelque chose dans sa maturité précoce ; sa mère, qui fut une grande actrice et s’est repliée en privé sur son meilleur rôle, celui d’une femme souffrante et victime de tout, a provoqué des réactions de plus en plus violentes. Renvoyée d’une école, en fugue de la suivante, Valentine vit au rythme capricieux de son grand amour. Et ce n’est pas simple.
Entre les acceptations et les renoncements, le désir et la retenue, la jeune fille qui croit tout savoir et a tout à apprendre se définira, un peu plus tard, comme une fille facile, oui, mais qui choisit. Quant à Baptiste, il est passé par ici, il repassera par là. Et même par les bras de la meilleure amie de Valentine. A force de jouer, l’une – Valentine – la vierge effarouchée (à l’exception d’un après-midi) transformée en vamp irrésistible, l’autre – Baptiste – le beau ténébreux trop sûr de son charme, ils auront donc fini par se rater. Ou par se trouver vraiment, puisque reste l’image du jeune homme que sera à jamais Baptiste dans le cœur de Valentine.
Et, si ce roman emporté par des élans bien compréhensibles en fait battre quelques-uns, de cœurs, c’est qu’il aura été compris.

vendredi 13 février 2015

Un roman noir à la Thomas Pynchon

Thomas Pynchon avec un roman noir, voilà qui était assez inattendu après Contre-jour. A moins de considérer que son deuxième roman, Vente à la criée du lot 49, utilisait déjà les codes familiers aux lecteurs du genre. Et Vice caché serait donc sa deuxième incursion sur ce terrain, avec au centre de l’intrigue un détective privé, Doc, et autour de lui assez d’éléments pour détourner l’attention du nœud narratif.
L’auteur de V. ne sera jamais, a-t-on quelques raisons de penser, celui d’un roman confortablement installé sur les rails parallèles qui conduisent, de préférence à l’heure prévue, d’un point à un autre. Il préfère les voies tortueuses et les aiguillages multiples, les trains qui ne respectent par les horaires et qui transportent des foules hétéroclites, traversant des paysages peints de couleurs vives sous un ciel digne de celui qu’évoquaient les Beatles dans Lucy in the sky with diamonds. Bien que Pynchon ne parle pas des « Fab Four » dans Vice caché. Mais, sur la porte du bureau de Doc, la plaque porte la mention : « LSD Investigations, LSD, comme il l’expliquait quand les gens demandaient, ce qui n’était pas souvent, étant l’abréviation de “Localisation, Surveillance, Détection.” »
Nous sommes à Los Angeles au début des années 70. Richard Nixon plane comme une ombre malfaisante au-dessus de ceux qui vivent sur la plage, décidés à prendre leur pied plutôt que d’aller faire la guerre au Vietnam, et « il distribue des poignées de biftons à tout ce qui ressemble de près ou de loin à des forces de l’ordre locales. » Doc, trop habitué aux joints pour être du bon côté de la barrière, est dans le collimateur d’un représentant local de ces forces de l’ordre, Bigfoot, aux méthodes peu orthodoxes. Définitivement l’enfoiré de service. Pas très différent de Doc, au fond, qui ne respecte pas grand-chose. Amis ou ennemis ? Ordre ou désordre ?
Mickey Wolfmann a disparu. Ce qui, en raison de la surface financière du bonhomme, fait désordre. Si l’on considère en revanche son pouvoir de nuisance comme promoteur immobilier, sa disparition est peut-être une manière de remettre de l’ordre dans un monde dévoué au fric. Néanmoins, Shasta, la maîtresse de Wolfmann, et parfois de Doc, est bien ennuyée. Bigfoot aussi, pour d’autres raisons. La ville, sous la menace de problèmes raciaux exacerbés par les émeutes de 1965, ressemble de plus en plus à une pétaudière. Comme le roman, qui semble nous filer entre les doigts. Le salon de massage que visite Doc en croyant tenir une piste s’est transformé en cauchemar. Plus de pensées confuses que d’avancées dans l’enquête. La faute à un abus de cannabis, comme semble le penser Bigfoot ?
A la fin, il y aura de la musique partout, en particulier un saxophone et une voix de femme qui liquéfie Doc. Ainsi qu’une solution partielle à l’énigme de départ, avec des questions qui restent en suspens et une sorte d’apaisement, ou ce qui peut y ressembler le plus à la fin d’une histoire agitée. On l’aura traversée à la manière d’un surfeur porté par les vagues, avec ensuite le vague soulagement, proche de la frustration, de reprendre pied sur le rivage. Comme l’écrirait Pynchon : genre, c’est déjà fini ? Oui, mais on se souviendra du voyage.

jeudi 12 février 2015

Le chemin de fer des esclaves

Quand, en 1850, elle arrive dans l’Ohio, Honor Bright a presque tout perdu. En Angleterre, déjà, son fiancé avait rompu. C’est d’ailleurs pourquoi elle avait décidé d’accompagner, dans un grand voyage inconfortable – Honor découvre l’horreur du mal de mer –, sa sœur qui l’entreprend pour se marier avec un compatriote émigré depuis peu. Mais Grace, tombée malade sur le sol américain, meurt sans avoir eu le temps d’arriver dans son nouveau foyer. Honor est donc seule sur une terre inconnue où rien ne ressemble à son pays d’origine. Pas tout à fait seule, cependant : quaker, elle est accueillie par la famille dans laquelle devait entrer sa sœur et la religion devient le seul point de repère solide entre les deux continents.
Tout le reste la déstabilise, à commencer par l’existence, aux Etats-Unis, de l’esclavage. Dans le Sud, certes, mais des esclaves fugitifs traversent la région dans l’espoir de trouver refuge au Canada et Donovan, un chasseur de primes dont Honor ne tarde pas à faire la connaissance, se charge de les rattraper sans y mettre de formes. Il est du côté de la loi. Les quakers, pour qui un homme en vaut théoriquement un autre, quelle que soit sa couleur de peau, hésitent à se mettre en travers de son chemin. Honor, malgré la désapprobation générale, participe à ce qu’on appelle le chemin de fer clandestin que suivent les esclaves. Quand elle sera mariée, puis enceinte, elle vivra de plus en plus mal les pressions qui tentent de le lui interdire. Jusqu’à devenir elle-même La dernière fugitive.
Tracy Chevalier nous enchante depuis La jeune fille à la perle, son premier roman traduit en français. Celui-ci, le septième, avait de quoi susciter quelques craintes : le bien et le mal, clairement répartis dans les différents points de vue sur l’esclavage, risquaient en effet de rendre les personnages totalement aimables ou totalement détestables, selon leur position. Mais le noir et blanc, si l’on ose dire, a été évité par une romancière trop fine pour se contenter de clichés. Son livre, outre qu’il nous introduit dans le monde assez fermé des quakers, est d’abord une œuvre vivante et vibrante.

mercredi 11 février 2015

Ismaïl Kadaré, Prix Jérusalem 2015

Photo Lars Haefner
La Foire du Livre de Jérusalem couronne Ismaïl Kadaré, écrivain albanais de grand talent qui puise son inspiration dans les mythes autant que dans le présent. Son parcours personnel a été marqué par les événements qui ont secoué son pays et en ont fait, un temps, un des Etats les plus fermés de la planète. J'ai eu le bonheur de le rencontrer deux fois, autour d'une des ruptures qui l'ont le plus marqué. En 1989, quelques jours avant la chute du Mur de Berlin, il vivait encore en Albanie et Le concert venait d'être traduit en français. Nous nous étions vus à Strasbourg. Un an plus tard, il quittait son pays pour la France, dans une sorte d'exil qui n'allait durer que peu de temps: il y est rentré en mai 1992 et je l'ai retrouvé à Liège en septembre de la même année, alors qu'il y présidait la Biennale de poésie et que La pyramide paraissait à Paris. Souvenirs de ces deux rencontres.

Le concert (1989)

On connaît mal l’Albanie et vos livres sont donc pour nous un des rares moyens d’en apprendre quelque chose…
La littérature joue un grand rôle pour connaître un pays. Ce que vous dites est vrai, mais pas complètement. Il y a aussi d’autres livres qui sont publiés, mais j’ai publié plus que les autres, alors…
Vous êtes aussi le plus connu.
Le plus connu, oui. D’autres écrivains sont aussi pas mal connus, mais dans des milieux plus restreints. Ça me donne une sorte de responsabilité.
Est-ce que ça joue un rôle dans votre écriture ?
Non. Je n’ai pas changé. Par exemple, Le Général de l’armée morte, Les Tambours de la pluie et Chronique de la ville de pierre ont été écrits quand je n’étais pas connu du tout. Et les livres que j’ai écrits plus tard n’ont pas été adaptés ou modifiés selon le goût international, pas du tout.
Vous étiez en URSS quand la rupture entre l’Albanie et l’URSS a été consommée. Pour la Chine, vous étiez en Albanie. Est-ce que cela a créé pour vous, sur le plan romanesque, une différence de perspective ?
Je n’ai pas senti ça, parce que les deux drames se sont joués de manière très différente. Je n’avais donc pas besoin d’être présent en Chine à ce moment-là, dans ce cadre.
Vous aviez déjà écrit un récit sur le sujet. Ce roman en est une amplification. La première fois, vous n’aviez pas tout dit ?
Non, j’avais conscience d’avoir écrit un morceau d’un tout, que je devais prendre le temps d’écrire toute cette histoire. J’avais peut-être besoin de distance, d’être un peu éloigné des événements. Quand les événements sont très proches, ce n’est pas bien.
Le Concert est marqué dans le temps par le citronnier qui arrive au début, et à la fin vient le fruit du citronnier. Il y a ces deux bornes, et, pendant ce temps-là, il se passe des tas d’autres choses. Qu’est-ce qui est le plus important ? Les événements politiques, ou bien la naissance du fruit du citronnier ?
Je crois que tout est important. On ne peut pas nier l’une au profit de l’autre. Je n’ai pas fait ça pour amener un contraste, ou par ironie. Non, c’est comme ça dans la vie : il y a les choses qu’on dit grandes et les petites qui sont mélangées. Pour moi, l’une est plus importante ; pour l’autre, c’est une autre. La vie, le théâtre humain, c’est très compliqué. Je n’ai pas fait ça pour faire de la littérature. Intuitivement, j’ai pensé que, pour quelqu’un, c’était sa vie normale.
Quand vous écrivez un roman, il est souvent situé sur deux plans : l’histoire collective et l’histoire individuelle…
Oui, parce que, dans les pays socialistes, les destins personnels sont très liés avec la société. Là-bas, que vous le vouliez ou non, vous êtes mêlé au destin commun. S’il y a un événement national, il est lié avec votre maison, avec votre appartement, avec votre salaire.
D’autre part, vous avez aussi, presque toujours, une vision mythique. Vous avez écrit une petite nouvelle qui paraît emblématique de votre œuvre, Prométhée enchaîné. C’est votre vision du monde ?

Je crois que chacun a cette dimension mythologique. Mais l’écrivain la souligne, ou l’exorcise. La mythologie vit dans chacun des êtres, en profondeur. Et moi, comme écrivain, je l’ai tirée en surface.

La pyramide (1992)

Vous avez présidé la 18e Biennale de poésie à Liège sur le thème « Poésie-liberté ». Que retenez-vous des débats qui se sont déroulés depuis vendredi en bord de Meuse ?
C’était une Biennale sérieuse, où on a bien travaillé, ce qui n’est pas toujours le cas dans les rencontres internationales d’écrivains. C’est parfois personnel, parfois sensationnel, parfois exhibitionniste, parfois ça dérape. Mais, ici, ça s’est bien passé.
Le sujet vous était particulièrement cher…
Pas seulement pour moi, pour tout le monde, et aussi très actuel. On peut se dire que c’est un peu tard, mais il n’est jamais trop tard pour parler de la liberté. On peut croire que tous les problèmes sont résolus, mais on en est loin. Et on a toujours besoin de la poésie, l’humanité en a besoin. Je sais bien que, dans l’opinion générale, les poètes sont considérés comme en dehors du monde et, malheureusement, souvent c’est vrai. Mais ce n’est pas différent de ce qui se passait pour les grands poètes du passé. Dans notre imagination, nous les voyons au centre de la vie, alors qu’en fait ils en étaient très loin.
Aujourd’hui, le plus terrible pour la poésie, c’est une agression par la médiocrité, par le cynisme, par le calcul, par le marché. Nous subissons une propagande terrible pour l’argent…
Quelle est, actuellement, votre situation personnelle ? En mai, vous êtes rentré en Albanie…
J’avais quitté l’Albanie avec un but très précis, pour aider concrètement la démocratisation de mon pays qui était alors complètement bloquée. Je voulais faire quelque chose de très fort, de sensationnel, un scandale positif. Je pense que ça a marché. J’avais dit que je reviendrais en Albanie quand le pays serait démocratique, et c’est arrivé. Il y a encore des problèmes graves, mais les conséquences de cette grave maladie qu’était la dictature communiste disparaîtront un peu à la fois.
Etes-vous donc rentré définitivement ?
Je partage maintenant ma vie entre Paris et l’Albanie. J’aurais bien voulu rester toujours là-bas mais les conditions de travail y sont difficiles pour moi, d’un point de vue intellectuel. Il y a beaucoup de tensions politiques et intellectuelles, et j’ai rencontré la chose que je peux le plus difficilement supporter dans la vie : la haine.
Quand vous aviez quitté l’Albanie, vous vous demandiez si vous seriez capable d’écrire des romans ailleurs. Ce que vous dites maintenant, c’est à peu près exactement le contraire ?
Quand je suis parti, je ne savais pas que l’Albanie allait changer aussi vite. À ce moment, quand l’Albanie est devenue démocratique, mon exil a cessé d’être dramatique et j’ai retrouvé le goût d’écrire. Ça a changé beaucoup de choses. Peut-être que, si l’Albanie était restée une dictature, je n’aurais pas pu écrire.
Voilà donc que paraît La Pyramide, un roman commencé en Albanie et terminé en France…
La première moitié est même parue en Albanie, dans la presse d’opposition, mais je n’avais pas eu le temps de le finir là-bas. Il a quand même joué un rôle important, parce que le mouvement de rébellion démocratique avait déjà commencé.
Pourtant, vous parlez de l’Égypte et de Chéops, mais la transposition est aisée.
C’est très clair ! Quand on a commencé à construire le tombeau de Hodja, son mausolée, tout le monde s’est mis à appeler ça la pyramide. Et quand on a su que j’avais écrit un roman qui s’appelait La Pyramide, tout le monde a compris qu’il était question du mausolée !
Qu’est devenu ce mausolée ?
Un centre de conférences pour la danse… On dit qu’il va devenir une discothèque !
Votre roman est une fable sur le pouvoir…
Je suis hanté depuis longtemps par les grands travaux de l’humanité, les pyramides, la Grande Muraille de Chine… On ne peut pas déterminer, à leur sujet, où finit le travail et où commence le crime. Au départ de tous les grands travaux de l’humanité, vous allez trouver un crime. Ils ont accompagné l’humanité pendant des millénaires, et jusqu’au mur de Berlin, pour lequel Honecker va être jugé. C’est comme quelque chose de diabolique qui se répète.

lundi 9 février 2015

L’écrivain et son biographe

Un écrivain célèbre et son biographe officiel constituent toujours un couple étrange. Encore davantage dans le récent roman de Hanif Kureishi, Le dernier mot. L’écrivain, Mamoon Azam, espère que le biographe, Harry Johnson, tracera un portrait flatteur qui mettra en évidence ses grandes qualités, et tant mieux si quelques épisodes peu reluisants sont laissés dans l’ombre. Harry, en revanche, envisage de donner un coup d’accélérateur à sa propre carrière d’auteur, et tant pis si c’est au détriment de l’image publique de Mamoon. Le coup d’accélérateur lui a été promis par Rob, éditeur flamboyant : « un rebelle, brillant, mal rasé, débraillé, qui sentait l’alcool la plupart du temps. »
D’un couple, Hanif Kureishi passe donc à un trio. Qui s’augmente de personnages féminins à l’influence considérable sur Mamoon, sa vie, son œuvre : Liana, sa seconde épouse, une vingtaine d’années de moins que l’écrivain ; Marion, une ex-maîtresse qui a tenu des carnets quand elle vivait avec lui ; Peggy, la première épouse, décédée mais qui a aussi laissé des carnets intimes. Quant à Harry, il doit compter non seulement avec les pressions de son éditeur, qui voudrait publier un ouvrage retentissant, bourré d’informations saignantes sur la vie privée de Mamoon, mais aussi avec Alice, sa fiancée, bientôt sa femme, dont il sera séparé le temps nécessaire aux entretiens avec Mamoon. Harry ne peut négliger non plus la présence de Julia dans la maison de l’écrivain, pour des raisons qui viendront en leur temps dans le récit.
Ces personnages créent des tensions contradictoires entre les deux protagonistes majeurs du roman qui pourraient se contenter des tiraillements entre eux. Mamoon est tellement convaincu par son talent, même s’il est désormais sec du côté de l’écriture, qu’il éprouve une sorte de mépris envers Harry. Celui-ci ne lui servira, croit-il, qu’à améliorer son revers au tennis – jusqu’au moment où le corps de Mamoon cède, ce qui l’éloigne du court et le rapproche des nombreuses questions posées par Harry. Le sujet de la biographie ne se confie pas aisément, il balaie bien des interrogations. Puis, tout à coup, le voici prêt à se livrer, ou à en faire mine…
Hanif Kureishi installe de savants déséquilibres. L’instabilité croît au fur et à mesure que le travail du biographe est censé avancer – alors que, pour l’essentiel, il patauge. Les conflits se durcissent. Et le sens de la création littéraire, saisi dans un mouvement qui le modifie, se place au cœur du roman. Car où est l’essentiel ? Dans l’image que ses contemporains et la postérité se feront de Mamoon ? Dans les chiffres des ventes relancées grâce à la biographie ? Dans la carrière que réussira Harry ? Dans le sursaut créatif de Mamoon ? Ou dans les relations, mouvantes elles aussi, entre les hommes et les femmes du roman ? Tout cela à la fois, bien sûr, et qui donne au Dernier mot une force exceptionnelle.

dimanche 8 février 2015

Balzac, pas à pas

Une femme doit-elle retrousser sa robe en marchant ?
C’est l’une des questions fondamentales auxquelles Balzac parvient quand il publie, en 1833, sa Théorie de la démarche dans L’Europe littéraire. Il avait eu le projet, finalement avorté, d’intégrer à La Comédie humaine quelques textes qui, pour lui comme pour les spécialistes, sont devenus plutôt des annexes. Il imaginait « quatre ouvrages de morale politique, d’observations scientifiques, de critique railleuse, tout ce qui concernait la vie sociale analysée à fond ». Il a fait mieux que les imaginer, puisqu’il les a écrits, au moins en partie. Outre Théorie de la démarche, il y incluait Traité de la vie élégante et Traité des excitants modernes.
Mais c’est la démarche, ou la marche, qui nous intéresse ici pour ouvrir la collection dédiée à ce mouvement humain. Comment Balzac s’étonne qu’elle n’ait pas été davantage étudiée par les savants, quelle place elle occupe dans la vie sociale, ce qu’il peut en dire par l’observation et la réflexion. Tout cela avec un esprit de sérieux souvent démenti par lui-même : « Ici, je serai toujours entre la toise du savant et le vertige du fou. »
À bon entendeur…

samedi 7 février 2015

Les disparitions d'Assia Djebar et d'André Brink

Photo Seamus Kearney
La littérature et le continent africain viennent de perdre, apprend-on dans la même journée, deux figures majeures: l'Algérienne Assia Djebar, qui était entrée à l'Académie française en 2005, et le Sud-Africain André Brink, lauréat du Prix Médicis étranger en 1980. Elle était née en 1936 et lui, en 1935. Ils étaient donc d'exacts contemporains mais je ne vais malheureusement pas leur réserver le même traitement, car j'ai peu fréquenté, hasard des lectures, l'oeuvre d'Assia Djebar, au contraire de celle d'André Brink dans laquelle voici quelques étapes, parmi les dernières - les dates fournies étant celles des traductions en français - d'un parcours littéraire fortement marqué par l'époque de l'apartheid.

Un acte de terreur (1992)

Quel est l'enjeu ? André Brink multiplie les points de vue. Et, sur ce point précis, donne deux réponses. Celle de Rashid, un des membres d'un groupe terroriste qui a essayé d'assassiner le président : « Au fond, je sais que ce n'est pas les Blancs contre les Noirs, c'est les nantis contre les pauvres. C'est classe contre classe. » Et celle d'une femme, Lisa : « J'en suis arrivée à penser que c'était le vrai problème. Pas les Noirs et les Blancs, mais les hommes. Ce sont eux qui ont le pouvoir. »
Alors ? Où est la vérité ? Mais y a-t-il seulement une vérité simple ou bien est-on condamné à entendre toutes ces voix sans décider laquelle a raison?
André Brink, en tout cas, nous aide davantage à nous poser des questions qu'à trouver des réponses, ce qui est somme toute la vocation de la littérature. Thomas Landman, le personnage principal de son roman, n'est pas un personnage simple. Photographe choqué par la violence contre les Noirs, il a témoigné par son travail et s'est trouvé, petit à petit, convaincu qu'il n'y avait pas d'autre moyen que la violence pour répondre au pouvoir. Avec Nina, son amante et sa sœur de combat, il a, à l'intérieur d'un groupe très organisé, mis au point un attentat contre le président d'Afrique du Sud. L'attentat a échoué, Nina a été abattue peu de temps après, et Thomas est en fuite. Lisa, embarquée là-dedans sans donner l'impression de très bien savoir où elle se trouve – mais elle fera preuve d'un courage et d'une présence d'esprit peu communs –, l'accompagne dans la deuxième partie (le deuxième volume) du roman, mais elle n'est pas à la place de Nina, elle est elle-même, avec sa personnalité et sa force, étonnante, rayonnante.
On ne résume pas ces 1 200 pages en quelques lignes, d'autant qu'elles touchent à plusieurs genres différents. Un acte de terreur est un thriller brillamment construit, une chasse à l'homme qu'on suit à en perdre haleine. C'est aussi la conséquence d'une histoire vieille de treize générations – et cette histoire, racontée par Thomas, occupe la fin du livre, comme un nécessaire arrière-plan explicatif. C'est encore l'illumination de grands – et brefs – moments de bonheur dans ce que vivent Thomas et Nina d'une part, Thomas et Lisa d'autre part. C'est surtout un ensemble d'événements qui se déroulent à plusieurs époques, dans des cadres différents, tous ces éléments mis sur le même plan, et pourtant on ne s'y perd jamais tant les choses sont claires.
C'est, tout compte fait, comment le dire autrement ?, un grand roman.

Les imaginations du sable (1996)

André Brink aime les romans amples, qui brassent beaucoup de personnages et laissent se dérouler leur histoire sur un nombre de pages considérable. Les imaginations du sable ne sont pas, de ce point de vue, inattendus : c'est un gros livre dans lequel se succèdent neuf générations de femmes, du dix-huitième siècle à nos jours, sur une terre d'Afrique du Sud en proie aux soubresauts de l'histoire. « Nos jours » se situent très exactement en avril 1994, au moment des premières élections multiraciales dont l'ANC est sorti vainqueur.
Abandonner un régime d'apartheid n'a pas été facile, tout le monde s'en souvient sans doute, et le roman se déroule à deux vitesses. La première, en quelques jours, rend compte du climat régnant dans le pays – dans une partie du pays – à la veille de ces élections. La deuxième, dans le même temps, remonte vers le passé par le récit qu'en fait une grand-mère à sa petite-fille.
Kristien, la jeune femme, a quitté le pays sans espoir de retour, onze ans avant, écœurée par l'injustice d'une structure sociale basée sur le pouvoir blanc. Elle est cependant blanche elle-même, mais animée d'idéaux qui l'opposent à sa famille, à ses proches – à l'exception d'Ouma, la grand-mère qui comprend tout. Kristien a vécu à Londres jusqu'au moment où un coup de téléphone de sa sœur Anna l'a poussée dans l'avion, sans réfléchir, parce qu'elle avait le sentiment de ne pas pouvoir faire autrement : Ouma était mourante, à plus de cent ans, partiellement brûlée dans l'incendie criminel de sa maison, une construction folle de laquelle les enfants, dans leurs explorations, n'avaient pas épuisé les secrets.
De retour, donc, Kristien redécouvre un monde qui a peu changé, même s'il s'apprête à vivre un immense bouleversement. Le mari d'Anna est le prototype du Blanc campé sur les positions de son bon droit ancestral, devenu d'autant plus agressif qu'il entrevoit des lendemains moins réjouissants. Ce personnage déplaisant n'est pas seulement un Blanc : il est aussi un homme, qui règne sans partage chez lui, qui considère Kristien comme une femme à prendre, et peu importe qu'elle soit sa belle-sœur, bref, qui affirme son pouvoir à chaque instant.
On comprend très vite que Les imaginations du sable superposent à une première opposition, Blanc/Noir, une seconde non moins signifiante, homme/femme. On le comprend d'autant mieux à travers les histoires qu'Ouma raconte à Kristien dont elle veut faire la dépositaire d'une longue mémoire. Ouma dira à peu près, lors d'une de ces nuits où elle murmure son récit sur son lit de mort : un homme sait ce qu'il met dans le ventre d'une femme, il ne sait pas ce qui en sort. Et la tradition familiale n'est pas là pour démentir cette vérité. Neuf générations de femmes révoltées ont en effet construit leur propre existence, malgré les hommes, malgré les circonstances, en fonction de ce qu'elles voulaient. Ainsi, même la mère de Kristien, Louisa, aurait eu une vie secrète rapportée dans des journaux intimes – qui ont disparu dans l'incendie.
Le conditionnel s'impose, à tel point que Kristien, une fois, reprochera à Ouma de ne pas lui dire la vérité mais d'en inventer une version légendaire. Qu'importe, répond en substance la grand-mère, ce que je veux te raconter, ce sont des histoires…
Elles sont magnifiques, ces histoires, héroïques, symboliques. Elles paraissent couler d'une source inépuisable qui se tarira cependant à la fin du livre – un livre qu'on quitte alors à regret, mais plus lourd, plus riche de tout ce qui nous a été raconté.
André Brink a écrit ici une grande saga de tous les temps et d'aujourd'hui, avec une audace rare, et avec une capacité, encore plus rare, à se fondre dans des voix de femmes. Faut-il rappeler, pour finir, qu'André Brink, sud-africain lui-même, est un de ces écrivains blancs qui ont participé à l'évolution des mentalités dans son pays ?

L’amour et l’oubli et L’insecte missionnaire (2006)

L'écrivain sud-africain se livre probablement beaucoup dans L'amour et l'oubli, une vaste rétrospective – romanesque, il faut quand même le souligner – des femmes qu'un écrivain a aimées.
L'écrivain s'appelle Chris Minnaar, son parcours est différent de celui d'André Brink, mais il y a entre les deux vies assez de points d'intersection pour que cela ressemble à une autobiographie, sur un plan au moins : l'engagement personnel contre l'apartheid. Pour ce qui est de la vie amoureuse d'André Brink, après tout, quelle importance ?
Celle de Chris Minnaar, en revanche, nous concerne au premier chef. Nous l'accompagnons pendant près de 500 pages avec l'impression de recevoir ces confidences en cadeau. Elles viennent d'un homme qui vient de voir mourir Rachel, dont il est certain qu'elle restera sa dernière femme. Rachel a été sauvagement agressée – l'Afrique du Sud d'après l'apartheid n'est pas devenue un paradis, le romancier fait bien de nous le rappeler – et est entrée dans un profond coma. Chris ne l'avouera qu'à la toute fin du livre : il a été à deux doigts de commettre un geste définitif pour abréger les souffrances de Rachel.
Le jour même de la mort de sa maîtresse, Chris entreprend de lui rendre hommage – à elle et aux autres. « Et c'est pourquoi j'aime mes femmes et chacune d'entre elles : chacune a été adorée, chacune a été nécessaire. J'ai toujours été bien présent, pleinement là, dans le lit de l'amour, aimant la réalité d'un corps précis, chaque particularité, chaque détail, chaque palpitant signe de vie. »
Le récit commence dès l'enfance, dans un milieu rigoriste où les secrets du sexe ne sont pas dévoilés. Mais se donnent à connaître par hasard. Il pourrait, au fil du temps, se transformer en catalogue de conquêtes. Il ne tombe jamais dans ce travers épuisant. Toujours l'exaltation des sens est au rendez-vous, qui aiguillonne l'esprit et lui donne une plus grande vivacité. Elle lui fournit aussi les premières occasions de transgression : l'Immorality Act, qui interdit les rapports sexuels entre races différentes, est allégrement bafoué par Chris à tout âge – et il découvrira que son père, un parangon de vertu, avait cédé lui aussi à la tentation.
Toutes ces femmes, en Afrique du Sud, à Londres ou à Paris, ont constitué l'homme qu'il est devenu.
Et ce sont elles encore, resurgissant en foule de sa mémoire, qui lui permettent de rompre avec le syndrome de la page blanche dont il souffrait depuis plusieurs années.
Pendant le temps où Chris rédige ce texte, la guerre d'Irak fait rage, qu'il suit la nuit à la télévision comme un spectacle dont les enjeux lui paraissent bien obscurs. A la fin de l'ouvrage, la guerre se termine, le laissant avec une sensation de vide, et sa mère meurt.
Si l'on veut extraire une réflexion qui, pour celle-là au moins, appartient autant au personnage qu'à André Brink, ce sera celle-ci : « L'Afrique du Sud était devenue la seule femme que je ne pourrais jamais, en fin de compte, quitter, parce qu'elle-même refusait de me quitter. Jusqu'à ce que la mort nous sépare. »
L'autre roman, traduit simultanément, est très différent. L'insecte missionnaire renoue avec les explorations personnelles que fait l'écrivain dans le passé de son pays. Le titre renvoie au patronyme du personnage principal, Cupido Cancrelas. Qui, bien que hottentot, devint missionnaire au début du XIXe siècle. Drôle de bonhomme, ce Cupido. Très vite, il veut apprendre à lire, avec l'aide des filles du baas, qui pique une belle colère : « Qu'est-ce qu'un hottentot pourrait bien faire de savoir lire et écrire ?, s'insurge-t-il. C'est courtiser le danger. Un de ces jours, il va se prendre pour un Blanc. Il ne saura plus où il en est. »
Le baas se trompe : jamais Cupido ne se prendra pour un Blanc. Si cela avait été le cas, son épouse se serait chargée de lui rappeler qu'il est bien un Noir, au moment où, installé à Dithakong pour sa mission d'évangélisation, il ne reçoit aucun soutien de sa hiérarchie. Si bien que la congrégation qu'il avait fondée dans l'enthousiasme se désagrège petit à petit, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que lui, seul. Qui écrit, après beaucoup d'autres, une dernière lettre à Dieu : « Tout ce que je peux encore faire, c'est prêcher. Je prêche pour les Pierres, les Buissons, le Lézard sur son Rocher, le Serpent et les Tortues dans la poussière, et je peux prêcher même à la Poussière et à la Mante religieuse verte, qui est rare dans cet endroit. Mais dans quel but ? Est-ce qu'un Arbre ou une Pierre ou une Sauterelle peut se convertir ? »
C'est l'échec du missionnaire. Mais pas celui de l'insecte : dans un ultime chapitre d'une beauté foudroyante, André Brink retourne les données pour en faire les bases d'un nouveau départ.

Mes bifurcations (2010)

Les Mémoires d’André Brink sont un ouvrage capital. Pour comprendre le cheminement esthétique d’un immense écrivain. Pour comprendre aussi l’évolution d’un homme que rien ne prédestinait à devenir, dans son Afrique du Sud natale, un opposant à l’apartheid. Les deux aspects sont liés. En revenant sur le passé, Brink montre les nœuds qui l’ont conduit aux Bifurcations à l’enseigne desquelles il place ce livre. « Rien n’est jamais vraiment éliminé. Les choix éliminés continuent d’exister aussi sûrement que ceux, rares, dont on peut dire qu’ils ont été “retenus” – de même que le non-dit persiste dans ce qui est exprimé. Il est fort possible que ce soit cette coexistence qui, finalement (pour autant qu’il y ait une fin), définisse la texture d’une vie. »
Sa jeunesse se déroule en noir et blanc, surtout côté blanc d’ailleurs, sans interrogations majeures sur l’injustice d’une société qui privilégie la minorité au pouvoir. Son père, juge, lui donne à la fois l’exemple d’une haute idée du bien et du mal, et celui d’un incompréhensible détachement devant certaines scènes choquantes. André veut être écrivain – mais sa sœur, de trois ans sa cadette, publie avant lui et connaîtra le succès comme auteur pour la jeunesse. Dans le bouillonnement de ses lectures et de ses premières tentatives romanesques, des échecs qui ne remettent pas sa vocation en cause, un choc salutaire se produit en Europe. En 1960, il est à Paris quand il apprend le massacre de Sharpeville, au cours duquel des dizaines de Noirs ont été tués par la police. La même année, à Londres, il découvre Picasso dont l’art libère en lui « une profusion de possibilités », dans le même temps où il prend conscience de la violence du régime : « Les assassins étaient mes semblables ; le régime qui avait non seulement rendu cela possible mais l’avait orchestré activement et avec enthousiasme était ce même gouvernement auquel, à peine quelques mois plus tôt, j’avais avec empressement juré allégeance en adhérant au Ruiterwag. » Le Ruiterwag, où il côtoyait F.W. De Klerk, futur président, la branche cadette du Broederbond, l’organisation secrète afrikaner…
La perspective change. André Brink devient, avec d’autres, un écrivain en colère pour qui les mots sont des armes. La résistance à l’apartheid s’organise sur divers plans, force subversive que le gouvernement veut réprimer, mettant notamment la censure en place. « Mais, dans ce silence oppressant, il restait une voix qu’on pouvait encore entendre, même si elle était diabolisée ou devenue suspecte pour un grand nombre : la voix de l’art. Dans mon cas, la voix romanesque. »
Elle l’a conduit où l’on sait : Au plus noir de la nuitUne saison blanche et sècheL’insecte missionnaire… Une œuvre imbriquée avec les soubresauts de sa vie, y compris sentimentale, et indissociable du dernier demi-siècle en Afrique du Sud.
« Dans ce processus, je suis devenu, et c’est irrévocable, un animal politique. Désormais, il serait hypocrite de ma part d’imaginer que la politique puisse rester un territoire distinct, nettement démarqué à l’intérieur de mon expérience globale de l’existence. Elle est partout, imprègne tout. On ne peut la séparer du reste. »
Dans Mes bifurcations, André Brink rend hommage à deux hommes qui l’ont particulièrement marqué : Desmond Tutu et Nelson Mandela. Mais il s’élève avec force contre ce que devient le pays auquel les années nonante avaient rendu l’espoir. « En Afrique du Sud, l’immémoriale tension raciale continue donc de paralyser le débat démocratique », écrit-il en dénonçant les dérives de l’ANC où il voit la réplique du passé.
Euphorie, réalisme, désillusion, rancœur, désespoir… « Il nous reste à accomplir le possible », disait-il déjà il y a quelques années. Tout un programme.

Philida (2014)

Le 1er décembre 1833, les esclaves d’Afrique du Sud deviennent libres, comme dans tout l’Empire britannique. Parmi eux, Philida, une jeune femme dont la spécialité officielle, avant cette date, est le tricot. Et la principale caractéristique, moins avouable, d’avoir eu quatre enfants, dont deux sont vivants, avec Frans Brink, le fils de son baas. Ils ont grandi ensemble, ils sont victimes d’une attirance réciproque inévitable autant qu’inacceptable. Philida, humiliée publiquement, vendue, efface l’amour de sa mémoire et va de l’avant. Frans est rongé par le remords de n’avoir pas résisté à l’autorité de son père, tente de reconquérir la femme qu’il n’a pas oubliée mais finira par subir la contrainte d’un mariage qui peut sauver les siens de la ruine.
On aura noté que la famille à laquelle appartient Philida – un esclave est un bien meuble – s’appelle Brink. L’écrivain, dans ses remerciements, explique que Cornelis Brink, le père de Frans, était le frère d’un de ses ancêtres. Il précise ce qui est authentique dans son livre : tout ce qui était vérifiable, soit beaucoup de choses, le reste étant construit comme une fiction vraisemblable.
Et une fiction comme André Brink sait les mener, c’est-à-dire avec la profondeur de champ qui place les personnages dans le contexte. Avec, aussi, une manière élégante de dévoiler la vérité et la complexité de chacun. Rien n’est vraiment expliqué mais tout est montré, au lecteur d’assembler les morceaux, ce qu’il fait sans difficulté tant les éléments de compréhension sont en place. Par ailleurs, il faut attendre les dernières pages pour prendre la mesure de l’énorme documentation accumulée pour l’écriture de Philida. Car, dans le cours du récit, elle ne le surplombe ni ne l’étouffe jamais, si bien qu’on y baigne sans le savoir. Mais avec la vive impression d’être au cœur du réel. Un réel bientôt vieux de deux siècles et revisité comme si nous étions ses contemporains.