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jeudi 12 novembre 2020

Le Grand Prix de littérature américaine à Stephen Markley

Quand on se retrouve, avant de refermer un roman, à lire les remerciements de l’auteur avec autant d’appétit que les 550 pages précédentes, c’est qu’il s’est passé quelque chose. Au passage, notons que cet addendum très fréquent dans l’édition américaine est ici particulièrement bien troussé – mais ce n’est pas le propos.

Ohio, donc, de Stephen Markley (traduit par Charles Recoursé), ne ressemble en rien à une œuvre de débutant et a tout d’un torrent d’événements et de réflexions canalisé comme par miracle tant les choses menacent sans cesse de déborder. Elles débordent d’ailleurs, mais aux moments choisis par l’écrivain. Ce doit être ce qu’il évoque quand il remercie Ethan Canin : « Il a lu ce roman à un état embryonnaire et ses encouragements m’ont permis de me dépêtrer des choix difficiles et des subtiles anarchies à venir. »

Pour le dire vite, Ohio est l’histoire de quatre lycéens et lycéennes de New Canaan (et quelques autres autour) devenus adultes dans une période très compliquée. Ils étaient en cours le 11 septembre 2001, un élan nationaliste a saisi quelques-uns d’entre eux, pressés de s’engager dans l’armée pour combattre les forces du mal, en Afghanistan ou en Irak. Tous n’en sont pas revenus, certains sont rentrés avec des blessures, il n’en est pas un seul, même celui qui s’opposait avec virulence à la propagande nationaliste, à n’avoir pas été marqué par la violence de l’expérience.

En outre, leurs copines ne les ont pas forcément attendus, ce qui a pu provoquer de vives réactions, à un âge où le désir et l’amour se confondent dans un brouhaha encombré d’alcool et de drogue, au milieu, pour ne rien arranger, d’une crise économique qui en laisse beaucoup sur le carreau.

Toute une époque défile ainsi, elle n’est pas toujours belle à voir dans la tête des « mecs qui composaient le pénible tissu de l’adolescence masculine. »

Mais l’agitation n’est pas moindre du côté des filles, écartelées entre la découverte de la sexualité, qui est parfois une homosexualité pas facile à vivre dans le coin, le besoin de reconnaissance, la cote des footballeurs les plus appréciés, l’acceptation des pires saloperies qu’un garçon trop aimé se croit permis d’imposer…

Tout n’est pas noir cependant dans les échanges entre les protagonistes. Il y a des moments de grâce pendant lesquels il semble qu’on pourrait échapper au pire – quand deux aspirations se rencontrent dans le flou du présent, l’avenir restant encore à dessiner. Il s’annonce menaçant, selon les sombres prévisions de Walter Benjamin quand il parle de l’ange de l’Histoire : « Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. »

Bienvenue en Ohio ! On aurait tort de ne pas visiter ce théâtre des opérations resté dans l’ombre des grands événements, où pulse le sang d’une génération sacrifiée.

mercredi 19 août 2020

Amélie Nothomb et le pouvoir de la littérature

À chacun ses pudeurs. Donate, qui appartient à « la catégorie des gens perpétuellement offensés », place la sienne dans son tiroir à légumes. Après tout, pourquoi pas ? Sa colocataire de dix-neuf ans, trois de moins que Donate, a envie de rire, mais c’est peut-être nerveux. Car le coup des courgettes déplacées (pour faire de la place à des brocolis) n’est pas le premier indice que donne cette fille de son caractère. « Donate était chiante au dernier degré ». Diagnostic sans appel, à la cinquième page du nouveau roman d’Amélie Nothomb, Les aérostats.

Ce sera donc plus léger que l’air ? On va voir, en tout cas Donate est lourdingue. Si son portrait, à petites touches, composé essentiellement de dialogues, est en revanche plutôt drôle, je préfère ne pas avoir connu cette emmerdeuse.

Mais, en face, à dix-neuf ans, étudiante, qui ? Amélie Nothomb elle-même, dans ses années universitaires à Bruxelles ?

Oui, la lecture suscite d’emblée des questions. Pour être honnête, celles-là ne sont posées que pour retarder la principale, qui précède la lecture et à laquelle il ne sera apporté de réponse qu’après avoir tourné la dernière page : alors, il est comment le Nothomb 2020 ? Pas mal ? Tiré en longueur ? Génial ? Et sur quelle idée ?

On va voir ça…

La narratrice, en tout cas, ne s’appelle pas Amélie Nothomb mais Ange (prénom épicène, fait-elle remarquer plus loin) Daulnoy, elle étudie la philologie, des trams passent sur le boulevard, elle aime lire, ses relations à l’université sont limitées, elle aime rentrer tard (sans faire de bruit, ça réveillerait Donate), à pied, après être allée, seule, voir un film. Les quelques éléments biographiques fournis au fil du récit l’éloignent de la romancière, et tant mieux, il n’y aura pas à suivre un jeu de piste épuisant en cherchant des indices.

Très vite, il est question de littérature. De littérature et de vie, ce qui se joue entre l’une et l’autre, comment elles se superposent, se contredisent, créent des échos parfois trompeurs.

L’étudiante a été engagée pour suivre un lycéen qui souffre de dyslexie et dont les difficultés à lire désespèrent le père qui l’imagine déjà échouant au bac. Pie, c’est son prénom, est une boule de problèmes, sa dyslexie n’est pas le pire. Et Ange l’évacue en moins de temps qu’il n’en faut pour le concevoir, quand elle lui impose la lecture du Rouge et le Noir. Un coup de baguette magique, une méthode peu conventionnelle pour faire basculer l’adolescent dans le monde merveilleux de la fiction écrite – merveilleux pour Ange, qui baigne dedans depuis qu’elle est petite, beaucoup moins pour Pie qui doit, contre son gré, forcer ses inclinations. Pie rêve d’aérostats, de zeppelins, et préfère les chiffres aux lettres.

Un peu comme son père, d’ailleurs, bien que tout le reste les oppose frontalement. Le père, qui paie grassement mais tient son petit monde sous une surveillance pénible, est un cambiste prétentieux, qui prétend faire confiance à Ange mais désapprouve à peu près tout ce qu’elle entreprend pour faire évoluer Pie. Sa femme, qu’Ange rencontrera plus tard, est un personnage insignifiant, le genre d’épouse dont il avait besoin, pense le fils qui la méprise…

Les échanges entre Ange et Pie à propos des livres que celle-là fait lire à celui-ci sont vifs et permettent à Amélie Nothomb de faire passer l’essentiel dans les dialogues, encore une fois. Y compris ce qui doit être son idée de la littérature.

Quand j'entends des lecteurs dire « J'adhère à Madame Bovary », je soupire de désespoir.

Mais le temps est trop court, ou trop peu sensible, ce qui revient au même à la lecture, pour ce qui s’y passe. Comment croire dans un personnage de seize ans qui bascule aussi soudainement de l’impossibilité de lire un livre à des remarques pertinentes sur les grandes œuvres ? Comment croire aux glissements opérés dans les relations d’Ange avec Donate, Pie et un professeur d’université ? La trame est séduisante, elle aurait gagné à être mieux nourrie entre les fils trop visibles.

Pire : la fin ressemble à une entourloupe, comme si Amélie Nothomb n’arrivait pas à finir, ou à gagner, une partie d’échecs et balayait toutes les pièces d’un revers de la main. Je me sens grugé des développements qui auraient pu se glisser dans la succession des jours, orphelin des « crevés » (un mot à prendre au sens que lui donnent les couturiers et les couturières) si bien décrits mais absents du roman.

Dommage.


Cette note s'ajoute, comme un nouveau chapitre à un long feuilleton, dans la nouvelle édition de Amélie Nothomb, regard critique, publié l'an dernier par la Bibliothèque malgache dans sa collection littéraire.

La mise à jour est disponible en même temps que Les aérostats.

0,99 euros ou 3.000 ariary

ISBN 978-2-37363-082-4

jeudi 23 avril 2020

Catherine Paysan, un quart d’heure de célébrité et des livres

Catherine Paysan vient de mourir à 93 ans et beaucoup ne retiendront d’elle qu’un célèbre numéro d’Apostrophes au cours duquel Charles Bukowski, éméché, émoustillé par l’abus de vin blanc et les genoux de Catherine Paysan, tenait absolument à tâter la rondeur de ceux-ci avec les paumes de ses mains baladeuses. C’était en 1978, Catherine Paysan venait de publier Le clown de la rue Montorgueil chez Denoël – et Bukowski, on ne veut pas savoir de quel ouvrage il était venu ne pas parler.
Il suffit de cela dans une vie, même à une époque où on ne parlait ni de réseaux sociaux ni de buzz, pour faire passer à l’arrière-plan une œuvre solide et honnête, une vingtaine de livres dont certains ont enchanté mes jeunes années de lecteur : Nous les Sanchez (1961, non, je ne l’ai pas découvert à sa parution, j’étais trop jeune), Les Feux de la Chandeleur (1966), Le Nègre de Sables (1968) ou L’Empire du taureau (1974).
Quand je l’ai rencontrée, en 1992, nous n’avons d’ailleurs pas parlé de Bukowski mais de son nouveau livre, La route vers la fiancée (Albin Michel).

On n’attendait pas Catherine Paysan au détour de l’histoire lointaine du sixième siècle, une époque où les romanciers ne se bousculent guère parce qu’elle est peu connue – « moins mal connue qu’on le pense généralement », dit cependant Catherine Paysan. « J’ai lu beaucoup de choses qui avaient été publiées par des historiens. »
Mais l’intérêt de La route vers la fiancée est d’être un roman, précisément, ce qui a même des avantages sur le plan historique : « J’ai réinventé les mentalités. » La liberté de l’écrivain reste en effet considérable quand il situe son récit loin de nous. Il n’empêche que Catherine Paysan, bien qu’elle aborde pour la première fois le roman historique à proprement parler, n’a pas l’impression d’avoir écrit un livre très différent de ses précédents : « Ça s’inclut chez moi dans une préoccupation constante qui est de traiter du choc des cultures, de l’arrivée de marginaux qui réclament leur implantation tout en revendiquant leur identité. Je suis persuadée que nous sommes bâtis comme des terrains, que nous sommes la conséquence de sédiments accumulés. Nous sommes tous métissés, par force ou par volonté ! »
La route vers la fiancée est le chemin que suit un guerrier franc vers l’Aquitaine, avec une ferveur traduite dans un lyrisme échevelé qui emporte comme un long poème en prose. Mais ce poème, auquel Catherine Paysan a travaillé quatre ans, raconte une histoire, écriture et sujet fondus en un seul élan.
« On ne fait rien sans langage. Ou on réussit, par l’écriture, à donner du relief à ce qui pourrait ne pas en avoir, ou on n’y parvient pas. Je voulais donner une couleur à tout cela. Il faut que je sois en accord avec ma propre musique. Mais ce lyrisme-là n’est pas très parisien… »
En effet, il y a trop de chair, trop de gourmandise ici pour les amateurs d’une littérature plus tenue – mais il n’est pas interdit d’aimer des couleurs très différentes dans le roman, un genre ouvert à toutes les influences.
Catherine Paysan ressemble à son livre. Elle dit d’ailleurs : « Je suis très entière. C’est à prendre ou à laisser. » Et elle ne répond pas quand on lui demande où elle habite – parce qu’on se disait qu’elle n’habite probablement pas Paris. « Le problème n’est pas de savoir où j’habite, le problème, c’est moi. J’ai toujours aimé l’incantation. Dans ma famille, on parlait beaucoup. Ma mère était une conteuse et mon père avait le sens de la prosodie. » Alors, on se souvient de Catherine Paysan poussant la chansonnette, et, en l’écoutant parler, on se dit qu’elle chante encore quand elle s’explique, et que ce chant est le même que celui de son livre.
Entière, oui, décidément. Et sachant ce qu’elle veut jusque dans son travail littéraire. « Je suis quelqu’un qui a des intentions », affirme-t-elle avec force, et on n’a aucune peine à la croire : non, rien de ce qu’elle dit dans La route vers la fiancée n’est étranger à ce qu’elle a voulu réaliser : faire l’honneur à des gens qui ne sont rien de vivre un amour comme Tristan et Iseult.

vendredi 14 février 2020

Michel Ragon, Vendéen, anar, prolétarien, etc.

Je l'aimais bien, Michel Ragon, même s'il y avait un moment que je n'avais plus rien lu de lui. C'était un homme sincère et sa sincérité transparaissait dans ses livres. Un homme multiple, aussi, dont la mort à 95 ans ne fera peut-être pas de gros titres dans les journaux, mais vers qui on ferait bien de revenir de temps à autre. Son roman le plus populaire reste probablement Les mouchoirs rouges de Cholet qui, en 1984, si mes souvenirs sont bons (les traces écrites manquent), fut l'occasion de notre première rencontre. Ensuite, il y en a eu d'autres, et d'autres lectures. Florilège.

Photo Thesupermat


La mémoire des vaincus (1990)
Michel Ragon vient de changer d’époque. Lui qui semblait, au moins en matière romanesque – car en architecture ou en critique littéraire, c’était différent –, bien ancré dans la chouannerie donne, avec La mémoire des vaincus, une grande fresque dans notre siècle.
« C’est un choix délibéré. Je voulais le faire depuis longtemps, mais c’était difficile, parce que, d’une part, il fallait embrasser des problèmes politiques ambigus et que, d’autre part, il fallait beaucoup de personnages. »
En politique, Michel Ragon a choisi de montrer, et parfois même de dévoiler, les rapports entre les anarchistes et différents pouvoirs, en France, en Russie et en Espagne. Une manière pour lui de montrer – enfin, diront certains – où il se situe idéologiquement. Du côté des vaincus, mais avec une foi entière dans la liberté.
Quant aux personnages, il en est un qui domine tous les autres, parce qu’il est le fil conducteur de tous les événements : Fred Barthélémy. Au début du siècle, ce petit voyou aurait presque pu faire partie de la bande à Bonnot. Puis, après la Révolution russe, il s’est retrouvé à Moscou où il a cru pouvoir rester fidèle à ses idéaux dans l’installation d’un système qui allait s’en révéler si éloigné. Fred Barthélémy sera aussi à la guerre d’Espagne, puis deviendra bouquiniste après la Deuxième Guerre mondiale – une époque du roman où l’auteur lui-même s’avance très peu masqué.
« Fred est un mélange de plusieurs personnages, mais le dernier est exactement celui que j’ai connu, à la fin de sa vie. Les épisodes que je relate là sont exacts à un mot près. Depuis quarante ans, j’avais cette mémoire qui disparaissait, parce que les gens mouraient, et je ne voulais pas qu’elle se perde. J’ai donc essayé de la restituer. »
Cette volonté l’a conduit à donner beaucoup de place à l’Histoire, dans laquelle il met en évidence, d’ailleurs, quelques épisodes peu connus, revenant par exemple sur l’épisode, récemment utilisé par Henri Coulonges pour La lettre à Kirilenko, des syndicalistes français trop curieux des côtés les moins exaltants de l’après-Révolution russe et éliminés pour ne pas pouvoir témoigner.
Michel Ragon se défend malgré tout d’avoir noyé les aspects romanesques sous la documentation historique.
« Il y a quand même les personnages de femmes, des aspects propres au roman. Mais il est certain que l’arrière-fond est tout à fait historique et que ça aurait pu être seulement un ouvrage historique, comme Les Mouchoirs rouges de Cholet aurait pu être seulement un livre d’ethnographie. Il y a toujours chez moi ce mélange du romanesque et de la documentation scientifique. »
Du côté des femmes, Flora, la première compagne de Fred, de la femme-enfant à la réussite sociale grâce à un peintre célèbre qui a fait d’elle son modèle et son héritière, est particulièrement émouvante, parce qu’elle lui reste, d’une certaine manière, fidèle, et que les amants d’autrefois se retrouvent toujours.
Quoi qu’il en soit, c’est par les aspects historiques que La mémoire des vaincus vaut surtout, à tel point que son auteur croit que ce roman n’aurait pas pu être publié à n’importe quelle époque.
« Il y a eu une telle prédominance du marxisme qu’un éditeur aurait craint de publier un livre comme celui-là. L’anticommunisme qui s’y trouve, et qui paraît maintenant tout à fait normal, aurait paru monstrueux il y a seulement vingt ans. »

J’en ai connu des équipages. Entretien avec Claude Glayman (1991)
Michel Ragon est un homme multiple, on ne le sait pas assez. Ceux qui ont lu ses romans ignorent le critique d’art, ceux qui utilisent ses ouvrages historiques sur l’architecture ne savent pas qu’il a été, et reste d’esprit, un compagnon de route des anarchistes. J’en ai connu des équipages, ouvrage en forme de long entretien avec Claude Glayman rassemble toutes ces facettes moins disparates qu’il peut y sembler à première vue.
« Ce qui m’a intéressé dans le travail de Claude Glayman », confie Michel Ragon, « c’est l’aspect de panorama, d’inventaire de tout ce que j’avais fait dans les secteurs les plus divers. Et je me suis aperçu, en faisant cette espèce de biographie, que les choses n’étaient pas séparées. Au moment où je publiais à propos de la littérature prolétarienne, je fréquentais le milieu anarchiste et des peintres. J’avais l’impression, rétrospectivement, qu’il devait y avoir des tranches. Mais non, pas du tout. Cela faisait partie de ma vie, au même titre. »
Pour simplifier la lecture, Claude Glayman a organisé thématiquement des conversations dont le premier résultat était, pour reprendre le mot de Michel Ragon, « monstrueux ». On passe donc en revue ses différents centres d’intérêt en découvrant chaque fois des anecdotes qui en disent long.
« Je n’avais jamais pensé être critique d’art. Je n’en ai pas la vocation. C’est le hasard des rencontres qui m’a fait connaître très tôt des peintres alors encore peu cotés. Je me suis passionné pour eux, et j’en ai parlé un peu, puis de plus en plus. Mais je n’ai parlé que des artistes qui m’intéressaient, dont j’étais un compagnon. C’est un peu la même chose pour l’architecture, d’ailleurs… Non, pas exactement. J’ai écrit une histoire de l’architecture qui demandait une certaine objectivité. »
Sur les architectes, Michel Ragon a quelques idées bien arrêtées sur leurs rapports avec le pouvoir, et en particulier un pouvoir fort. Il dit à Claude Glayman : « Ceaucescu hier et Ricardo Bofill aujourd’hui se placent tout à fait dans la lignée de Speer. C’est l’architecture destinée à magnifier le pouvoir politique, poussée jusqu’à la démence. » Peu d’architectes échappent, pour lui, à cette tentation : « Le Corbusier a toujours cherché un pouvoir fort. Il l’a cherché aux yeux de Staline, il l’a cherché auprès de Pétain… Il faut de grands projets d’État pour faire de la grande architecture. » Même les grands travaux du double septennat mitterrandien tiennent de cela : « On pourrait dire que c’est un pouvoir fort, même quasiment monarchique. »
La littérature prolétarienne l’a attiré par l’intermédiaire d’Henri Poulaille, qui dirigeait le service de presse de Grasset, mais un creux de 13 ans les a séparés avant des retrouvailles émouvantes. Ragon lui a cependant rendu hommage dans La mémoire des vaincus.
Au fond, ce qui relie tout cela, c’est l’amour de l’écriture. Sur tous les sujets qui l’ont passionné et le passionnent encore, Michel Ragon a conçu des livres. Beaucoup de livres, d’ailleurs – sa bibliographie chronologique en renseigne déjà quatre en 1991, et ce n’est pas fini ! Et pourtant, le succès populaire lui est venu assez tard, avec L’accent de ma mère, paru en 1980.
« C’était pour moi un adieu à la littérature à travers lequel j’essayais de retrouver ma culture à travers ma mère, ma terre, la Vendée, etc. Et puis ce livre a eu une telle portée sentimentale et publique que j’ai été poussé à continuer. »
Ce furent alors Les mouchoirs rouges de Cholet, La louve de Mervent et Le marin des sables, son cycle vendéen, avant La mémoire des vaincus, en hommage à ses compagnons anarchistes. Ce sera, dans l’avenir, d’autres livres encore, par fidélité à la Vendée…

Le roman de Rabelais (1994)
Michel Ragon publie Le roman de Rabelais, un ouvrage où la biographie prend toute la place et par lequel nous sommes conviés à une véritable rencontre avec un personnage de fiction plutôt qu’avec une figure historique – même si la documentation a été tout à fait sérieuse.
D’ailleurs, au point de départ, Michel Ragon voulait écrire une biographie traditionnelle, avec l’ambition de boucher enfin, grâce aux documents qu’il aurait trouvés, les trous habituellement laissés dans la carrière de Rabelais. Et puis, il a changé de point de vue : « Quand j’ai étalé tous les documents devant moi, j’ai eu envie de me promener dans la vie de Rabelais, de manière beaucoup plus libre. J’ai donc mélangé les genres, comme d’ailleurs dans la plupart de mes livres. »
Michel Ragon a l’art, en effet, d’utiliser ce qu’il connaît au profit des inventions qui le séduisent. À tel point qu’il ne sait plus toujours, après coup, ce qu’il a imaginé et ce qu’il a restitué de la vérité. Pas seulement pour Rabelais, d’ailleurs : « Je ne sais plus très bien qui est ma mère après avoir écrit L’accent de ma mère, je finis par mélanger ce qui vient d’elle et ce qui est venu d’autres personnages que j’ai utilisés pour ce portrait. »
Donc il était logique de tisser, par-dessus les larges vides de la biographie, des compléments logiques grâce auxquels Michel Ragon a l’impression de s’approcher davantage de la vérité. Mais attention : « Il n’y a aucun personnage inventé, à l’exception du petit moine – qui a son importance, puisqu’il est le seul à rester fidèle à Rabelais jusqu’au bout. »
Il faut dire que Rabelais, comme tous les écrivains de cour de son époque, était mêlé, parfois malgré lui, aux polémiques de son temps : roi français contre pape romain, par exemple, beau cas de figure dans une situation complexe dont on ne se sort qu’en se montrant assez souple pour accepter la censure. Souple, Rabelais ne l’était pas trop : quand il était lancé dans son écriture, comme le montre Michel Ragon quand il le peint en pleine action, il se laissait aller à son tempérament d’auteur. Encore ne faut-il pas confondre l’excès de l’œuvre avec celui qui en fut responsable : « La morale de l’histoire, c’est que Rabelais n’était pas rabelaisien », dit aujourd’hui le romancier-biographe.
Une chose est certaine : Michel Ragon n’a pas attendu le présumé cinq centième anniversaire pour s’intéresser à Rabelais. Il est de son pays, en quelque sorte : « Rabelais fait partie, si j’ose dire, de mon identité. J’ai passé mon enfance en Vendée, à Fontenay-le-Comte, dans la ville où Rabelais a été moine. Il y est aussi connu que Manneken-Pis à Bruxelles… »
D’ailleurs, il était déjà question de Rabelais dans Enfances vendéennes, un récit autobiographique nourri de bien des lectures. Et puis, Michel Ragon, libertaire historien de l’anarchisme, ne pouvait que retrouver plus longuement, un jour ou l’autre, un Rabelais considéré comme le grand-père de l’anarchisme.
Encore le personnage principal du Roman de Rabelais ressemble-t-il assez peu au portrait que nous ont présenté souvent les histoires littéraires. D’abord parce que des épisodes peu connus de sa vie – comme les rencontres avec Calvin ou avec Philibert de l’Orme, architecte (qui rejoint une autre passion de Michel Ragon) – sont mis en évidence, selon le bon vouloir du romancier qui articule les événements. Ensuite parce que Rabelais, homme d’Église, apparaît ici surtout comme médecin, un aspect de sa carrière qui passe généralement à l’arrière-plan.
Sans doute faut-il, ici, faire un bref détour du côté de l’histoire personnelle de Michel Ragon qui eut à fréquenter longuement les médecins et les hôpitaux il y a quelque temps, alors qu’il était en plein travail pour la conception de son livre. Il ne le reconnaît pas immédiatement, comme s’il éprouvait quelque gêne à mêler son propre parcours avec celui de son personnage, mais il finit par dire : « Le monde médical m’est tombé dessus, et Rabelais m’a aidé à guérir. Ce qui, plus de quatre siècles après sa mort, témoigne de qualités assez rares pour un médecin. » Toujours est-il que la proximité de la maladie et même de la mort a dû pousser Michel Ragon à accorder une importance plus grande à cet aspect de Rabelais. Sans pour autant fausser la vérité : « J’ai peut-être amplifié certaines choses, mais c’est lui ! »
C’est tellement lui qu’une fois refermé le « roman » de Michel Ragon, il ne peut y avoir d’occupation plus pressante que de rouvrir les œuvres de Rabelais lui-même.

Les coquelicots sont revenus (1996)
Michel Ragon, tous ses livres le disent, ne porte pas un amour immodéré aux institutions broyeuses d’hommes. Tout ce qui aligne et uniformise le voit révolté, infatigable défenseur de ceux qui n’ont pas le pouvoir de résister aux pouvoirs. Le voici donc une fois encore sur la brèche dans son nouveau roman, Les coquelicots sont revenus. Les faits se déroulent de nos jours – cela n’a pas été le cas chaque fois dans ses romans, puisque Michel Ragon puise aussi ses indignations dans l’Histoire –, au cœur d’un monde paysan en butte à une restructuration aussi profonde et traumatisante que celle du monde industriel.
Tout commence avec un remembrement, c’est-à-dire une réorganisation des terres, qui démembrait en réalité tout ce que le père de Louis, et son grand-père, et ses aïeux qu’il n’avait pas connus, avaient mis des siècles de patience à réaliser : une terre d’un seul tenant autour d’une maison, de son étable et de sa grange. Ce n’est que le premier coup. Une expropriation suit bientôt, pour élargir un chemin. Dans la foulée, un premier mouvement de révolte s’organise en solidarité avec Louis : les paysans vont déverser du purin dans la cour de la sous-préfecture. « C’était leur nouvelle manière de chouanner. »
Dès lors, la situation ne va cesser de se transformer, dans le sens d’une rationalisation de l’agriculture et de l’élevage. La modernisation, réputée indispensable, bouleverse de fond en comble les habitudes des paysans, sous la double pression des techniques enseignées aux jeunes et des exigences européennes. Les premières déconcertent les anciens, les secondes les mettent en colère. Celle-ci génère des conflits avec les autorités, une grande manifestation nationale à Paris… Le roman s’inscrit dans une réalité dont les journaux ont largement rendu compte au fur et à mesure qu’elle s’installait.
La fiction a souvent le pouvoir d’éclairer la surface des choses mieux que ne le fait une relation des événements au jour le jour, parce qu’un récit offre une vision globale et bénéficie du recul nécessaire à une compréhension plus complète. D’où vient alors que ce roman de Michel Ragon, à la différence de la plus grande partie de son œuvre, laisse un goût d’inachevé ? Il semble que l’auteur ait voulu trop bien faire, exposer thèses et antithèses dans des conversations entre personnages, dans des mises en situation trop simples pour être tout à fait crédibles.
On lit donc Les coquelicots sont revenus sans déplaisir mais aussi sans enthousiasme, comme une démonstration un peu pesante. Michel Ragon, pour une fois, n’a pas vraiment atteint son but, qui consistait vraisemblablement à nous faire entrer, de l’intérieur, dans un monde singulier. On reste donc au bord de celui-ci, en spectateur qui ne sait toujours pas comment il pourrait être partie prenante dans un débat qui, cependant, le concerne, qu’il le veuille ou non.

Un si bel espoir (1999)
Michel Ragon, anarchiste socialiste, comme il aime à se définir lui-même, est aussi, entre autres choses, historien de l’architecture. Quand il vient chez nous, il ne répugne pas à rappeler que c’est chez un éditeur belge, Casterman, qu’il a publié dans les années septante son Histoire mondiale de l’architecture et de l’urbanisme modernes en trois volumes. Mais, depuis une quinzaine d’années et Les mouchoirs rouges de Cholet, il est surtout connu comme romancier (il avait, ceci dit, publié déjà huit romans auparavant). Un romancier qui ne renie cependant rien de ses passions quand il se met à inventer des histoires. Celle-ci, Un si bel espoir, met en scène un architecte utopiste, Hector, de 1848 aux années 1870, dans une époque propice à bien des révolutions sociales, techniques et artistiques.
De cette époque, précisément, dans ses différents aspects, Michel Ragon nous trace un portrait qui vaut bien, pour sa connaissance, plusieurs ouvrages historiques. Ses personnages, en effet, Hector et les autres, traversent plusieurs milieux différents qui sont donc chaque fois vus de l’intérieur, dans leur fonctionnement propre.
Le monde artistique est bien sûr privilégié. Ambroise, l’ami d’Hector qui sera longtemps son associé, et qui a plus que lui les pieds sur terre, monte en sa compagnie quelques projets grandioses dont la plupart échoueront tout en étant pillés par d’autres architectes. Les plus spectaculaires sont le Crystal Palace de Londres et les Halles de Paris – Il faut imaginer un ventre, un énorme ventre, dit Courbet dans un bel anachronisme en forme de clin d’œil.
Courbet, profitons de l’apparition de son nom, joue un rôle essentiel dans le roman. Parce que, comme Hector dont il est l’ami et avec qui il partagera, à peu de choses près, une femme, le peintre refuse les concessions, soucieux de suivre sa propre voie malgré les refus que lui opposent les milieux de l’art officiel. Au passage, on se trouvera à l’origine de L’origine du monde : « Quel choc ! Quelle émotion ! Pouvait-on parler de nu, de nudité, devant ce rectangle qui sectionnait un corps, du ventre au haut des cuisses, mettant en valeur, en seule valeur, le sexe, la toison pubienne peu épaisse, brune, avec des reflets roux, la fente aux lèvres légèrement écartées, qu’une tache rouge, au creux de la fissure, illumine ? »
Tout aussi radical dans ses options architecturales, Hector s’éloigne peu à peu d’Ambroise prêt à quelques compromissions avec le pouvoir pour faire reconnaître son talent et son savoir-faire par Haussmann et Morny, les personnages sans lesquels rien ne se décide. L’extraordinaire déperdition d’énergie constituée par le travail souvent vain d’Hector désole Ambroise qui aimerait lui faire partager un peu de son réalisme et de son succès. Pourtant, Hector dévient célèbre, mais grâce surtout à un Panorama de l’Égypte antique, les souvenirs illustrés qu’il a rapportés d’un séjour destiné à travailler sur le chantier du canal de Suez. Bien sûr, sur place, ses centres d’intérêt se sont révélés peu compatibles avec les côtés pratiques de l’entreprise.
Hector est un incorrigible rêveur toujours mené par l’idée qu’on finira bien par reconnaître les mérites de ses projets. Toute son énergie, toute son imagination, furent de nouveau consacrées à concevoir des œuvres que personne ne lui demandait et qu’il présentait avec une telle insistance, une telle certitude d’être dans la vérité, qu’elles importunaient les services publics qui les rejetaient brutalement.
Côté plus politique, ou idéologique, Proudhon est au premier rang des penseurs admirés par Hector. Ce n’est pas une surprise. Proudhon qui se trompe toujours sur les détails, jamais dans la pensée philosophique, et qu’Hector va voir lors de son exil bruxellois, pour le retrouver avec joie à Paris en 1862, lorsque Napoléon III amnistie les crimes politiques. Puis d’apprendre, avec douleur, sa mort au début de 1865. Dans la foulée, Morny, son exact opposé, meurt aussi. Et Julie, la maîtresse tant aimée, qui si souvent a trahi Hector, dont la présence donne à la part privée du livre un souffle romanesque puissant…
L’Empire, qui défie la Prusse, se craquèle. C’est bientôt la Commune avec l’avènement de laquelle Hector voit enfin arriver son heure de gloire, ses idées reconnues et adoptées. Mais l’histoire balaie toujours trop vite devant elle, et c’est en déportation, en Nouvelle-Calédonie, que s’achève le parcours.
Un parcours d’un romantisme échevelé, qu’on a suivi en partageant l’enthousiasme de son acteur principal, tant il est vrai que la puissance d’un idéal profondément enraciné est toujours plus forte, aux yeux du lecteur, que la stérilité – d’ailleurs souvent provisoire – de tous les efforts déployés pour mettre cet idéal en pratique.

Un rossignol chantait (2001)
Michel Ragon remonte les années, pas plus loin que son enfance et reprend des souvenirs placés à l’ombre des grands-parents et du château où ils avaient travaillé, déchus de leur gloire par procuration quand ils l’avaient quitté, méprisés par les habitants du village. La pauvreté donne peut-être de l’imagination. Assez pour rêver d’une voix de petite fille ou pour espérer un jour une vie différente. En attendant, l’enfant s’emplit la mémoire d’images simples. Le conteur sait l’art de gommer le temps et de nous donner les clefs de ses souvenirs.

Le prisonnier (2007)
Un écrivain reçoit les lettres d’un prisonnier. Celui-ci confond un personnage de roman et Christine. Qui fut l’épouse de l’écrivain. Le prisonnier l’a connue. Sous un jour très différent. Intrigué, irrité, le narrateur balance entre l’envie d’en savoir plus et celle d’interrompre le dialogue. Il s’interroge surtout sur lui-même : des origines modestes et un statut social enviable. Le cul entre deux chaises, mal à l’aise partout. Sous l’anecdote, de vraies questions.

samedi 1 février 2020

Mary Higgins Clark, fin de série

Mary Higgins Clark avait 92 ans. Elle vient de mourir et, s’il faut désigner un suspect, on pensera tout de suite à son grand âge. Une explication plus simple que dans les thrillers qu’elle écrivait à flux tendu depuis 1975 (La maison du guet). Avant cela, elle avait déjà tâté de l’écriture, mais pas au rythme qu’elle allait alors prendre pour une cinquantaine de romans, certains en collaboration avec sa fille (car pourquoi, en effet, ne pas embarquer la famille dans une affaire qui marche ?), Carol Higgins Clark, ou d’autres avec Alafair Burke.
En France, on l’avait découverte en 1979 avec la traduction (par Anne Damour) de La nuit du renard grâce à laquelle on peut créditer son éditeur, Albin Michel, d’un flair certain : il avait créé, pour l’occasion, la collection « Spécial Suspense », où ont trouvé place depuis un grand nombre des livres qu’elle a signés, rejoints par d’autres auteurs et autrices souvent de qualité.
De meilleure qualité d’ailleurs que la suite de la production propre à Mary Higgins Clark. Car, si La nuit du renard avait provoqué un véritable choc (dont j’ai l’impression de n’être toujours pas remis, plus de quarante ans après), beaucoup d’autres titres sentent la colle, la grosse ficelle et les bouts de carton disposés approximativement pour ressembler, de loin, à un décor cohérent.
Bref, il y a des années que j’ai lâché l’affaire, laissant à d’autres le soin de continuer à suivre une femme dont, probablement, j’avais perdu de vue les qualités pour ne plus voir que les défauts.
Mais je ne renie rien et, en l’honneur de cette fidélité à la mémoire d’une lecture, je vous glisse le début de La nuit du renard, et je vous envie si vous ne l’avez pas encore ouvert…
Il était assis, immobile devant la télévision dans la chambre 932 de l’hôtel Biltmore. Le réveil avait sonné à 6 heures, mais il était debout depuis longtemps. Le vent froid et sinistre qui faisait trembler les vitres l’avait sorti d’un sommeil agité.Les actualités du matin avaient commencé, mais il n’avait pas monté le son. Ni les nouvelles ni les éditions spéciales ne l’intéressaient. Il voulait juste regarder l’interview.Mal à l’aise sur sa chaise trop raide, il croisait et décroisait les jambes. Il s’était douché, rasé, et avait mis le costume de tergal vert qu’il portait en arrivant à l’hôtel la veille au soir. La pensée que le jour était enfin arrivé avait fait trembler sa main et il s’était légèrement coupé la lèvre en se rasant. Il saignait encore un peu, le goût salé du sang dans sa bouche lui donna un haut-le-cœur.Il avait horreur du sang.

vendredi 3 janvier 2020

Agatha Raisin est orpheline

M.C. Beaton, qui s'appelait en fait Marion Chesney, n'a pas révolutionné le roman policier britannique, mais elle s'inscrivait, jusqu'à sa disparition le 30 décembre, à 83 ans, dans une longue série d'autrices à succès. En France, la série des enquêtes farfelues d'Agatha Raisin en a fait une vedette, celles de Hamish Macbeth prennent le même chemin. Une vidéo empruntée au site de son éditeur, Albin Michel, vous permettra de faire connaissance si ce n'était fait auparavant.



Quelques notes brèves sur Agatha Raisin compléteront ce rapide hommage.

La quiche fatale (2016)
Agatha Raisin est une nouvelle enquêtrice britannique, avec deux premiers titres traduits (l’autre est Remède de cheval). Avec son prénom en forme d’hommage, on devine, pour l’essentiel, l’atmosphère et la méthode. En outre, Agatha, retirée à la campagne après une belle carrière londonienne, voudrait être reconnue dans son nouveau milieu. Pas si simple : de vieux secrets pourrissent les relations, et la quiche est douteuse.
Traduit de l’anglais par Esther Ménévis.

Pour le meilleur et pour le pire (2017)
Agatha Raisin est toujours aussi casse-pieds. Il faut qu’elle se mêle de tout, pas question de laisser inexpliquée la mort de son mari, même s’il était un clochard alcoolique. Elle a besoin de comprendre, de faire comprendre, et se croit la seule à savoir. Alors qu’elle se trompe, bien entendu. Pour notre plus grand plaisir : la voir cheminer à l’aveuglette et sûre d’elle est un régal.
Traduit de l’anglais par Françoise du Sorbier.

Coiffeur pour dames (2017)
Agatha Raisin a beau trouver stupides ses petits jeux de détective, elle ne parvient pas à s’en passer. Elle est bien mal payée d’efforts aussi démesurés que désordonnés pour résoudre l’énigme de la mort du coiffeur pour dames. Celui-ci était surtout un séducteur et un maître-chanteur, les femmes craquaient pour lui avant de passer la monnaie. Tarif unique : 5000 livres. De quoi financer cette huitième aventure.
Traduit de l’anglais par Marina Boraso.

L’enfer de l’amour (2018)
Avec une douzaine d’enquêtes traduites en français (celle-ci est la onzième) et une série télévisée, Agatha Raisin est bien installée dans le paysage britannique. Mariée, mais très mal, elle découvre qu’avant de disparaître, James la trompait. Est-il vivant ? On a retrouvé du sang mais pas de corps. Sa maîtresse, en revanche, est bien morte et il est le principal suspect. Reste à le retrouver.
Traduit de l’anglais par Marina Boraso.

samedi 2 novembre 2019

La possibilité d'un Goncourt pour Amélie Nothomb


Et si Soif recevait le Goncourt, comme cela se murmure de plus en plus à quelques jours, à quelques heures de la proclamation, est-ce que ce serait un scandale ou une consécration méritée ? Ni tout à fait l’un, ni tout à fait l’autre. Plutôt une utilisation consciente de la notoriété d’une autrice bien installée dans le paysage éditorial – non seulement par sa régularité mais aussi par ses chiffres de vente – pour renforcer la notoriété d’un prix littéraire prescripteur, quoi qu’on dise de sa baisse d’influence. Ce serait de bonne guerre.
Ce serait par ailleurs opportun. Beaucoup de lauréats ont été primés (à l’usure ?) pour un livre faible après que le jury Goncourt avait manqué le chef-d’œuvre et ce ne serait pas le cas d’Amélie Nothomb : Soif est un roman audacieux et réussi.
Audacieux, car la romancière s’attaque à un sujet de taille, connu, archi-connu, dont il n’y a plus rien à dire même s’il s’écrit encore de nombreux livres sur lui. Jésus, d’accord, on l’a déjà rencontré, l’image est familière, l’histoire aussi et la croix pèse encore sur notre société qui ne s’en remet pas de l’avoir découpée en morceaux sacrés comme une marchandise – tandis que les marchands du Temple avaient provoqué le courroux divin, ou semi-divin, tout dépend de la croyance de chacun.
C’est lui (Lui ?) qui parle : « J’ai toujours su que l’on me condamnerait à mort. L’avantage de cette certitude, c’est que je peux accorder mon attention à ce qui le mérite : les détails. » N’est-ce pas là-dedans que se cache le diable, au fait ? Mais, comme le dira Thérèse d’Avila, citée par Jésus sous la plume de Nothomb qui n’en est pas à un anachronisme près : « Je crains moins le démon que ceux qui craignent le démon. » Même pas peur, donc.
Beaucoup de déceptions, en revanche. Il a fait des miracles en croyant faire le bien, soulager des malades, nourrir les affamés, tout ce que vous savez. Et, au procès, les bénéficiaires de cette magie bienveillante défilent comme témoins à charge. « Les trente-sept miraculés ont déballé leur linge sale. » On ne peut décidément compter sur personne : « aucun des miraculés n’éprouve pour moi la moindre gratitude, au contraire, ils me reprochent amèrement mes miracles, même les époux de Cana. » Il préfère se souvenir de la joie qui régnait ce jour-là, de sa mère « pompette, et cela lui allait bien. » Jésus n’a pas de rancune et encore moins de haine, on s’y attendait un peu.
Toute l’histoire aurait l’air d’une farce s’il ne mourait à la fin. Le contraire d’une surprise. Mais il y a la soif, thème majeur que désigne le titre, obsession du Christ sur la croix qui en vient à être vaguement soulagé par un mélange d’eau et de vinaigre. La soif étanchée est pur plaisir, même dans le pire moment d’une existence terrestre : « C’est la preuve que je suis sauvé : oui, au degré de douleur où je suis arrivé, je peux encore trouver mon bonheur dans une gorgée d’eau. »
Amélie Nothomb avait préparé le terrain (aride, le terrain, dans une région du monde qui n’a pas été choisie au hasard : « Il me fallait une terre de haute soif ») : « Aucune jouissance n’approche celle que procure le gobelet d’eau quand on crève de soif. »
Amélie Nothomb nous abreuve d’une eau vive qui pétille d’intelligence et de finesse. En effet, ça fait du bien.

jeudi 29 août 2019

Victoria Mas, Prix Première Plume et Prix Stanislas

Passons sur le fait que Victoria Mas est la fille de la chanteuse Jeanne. Cela n’a pas dû influencer le jury du Prix Première Plume que décerne le Furet du Nord, cette grande librairie qui a gagné du terrain en Belgique. Le bal des folles, premier roman de Victoria Mas, est le roman primé cette année, succédant à La vraie vie, d’Adeline Dieudonné. La primo-romancière double la mise avec le Prix Stanislas qui lui sera remis à Nancy le 14 septembre, à l'occasion du Livre sur la Place.
En 1885, la Salpêtrière est un lieu maudit où s’entassent des folles, oui, mais aussi et surtout des femmes dont la famille ou la société ne veut plus, pour de bonnes ou, plus souvent, de mauvaises raisons. Eugénie, par exemple, fille de bonne famille où l’on est notaire de père en fils, souffre d’être considérée comme quantité négligeable – juste bonne à marier et surtout pas à manifester le goût de la conversation à fleurets non mouchetés, de la lecture et de la pensée.
En outre, et c’est là son principal défaut après celui d’être du sexe féminin, elle est dotée d’un pouvoir singulier : elle voit les esprits de certains morts, entend ce qu’ils lui disent, engage avec eux des relations qu’elle n’a pas choisies mais qui s’imposent à elle tout naturellement. Confiante dans l’apparente bienveillance de sa grand-mère, elle lui a confié qu’elle possédait ce don parfois encombrant – et la grand-mère, révélant son véritable visage, s’est empressée de la dénoncer à son fils, le père d’Eugénie. Direction la Salpêtrière, chez les folles !
Elle semble, dans une certaine mesure, y avoir toute sa place : sa révolte contre les idées reçues, sa volonté d’être une personne à part entière bien que femme la désignent à l’opprobre familial et collectif.
Pendant ce temps, Charcot multiplie ses expériences à l’aide de l’hypnose. Il maîtrise la méthode – jusqu’à un certain point, car nous assisterons à un accident en même temps que l’assemblée qui se presse aux séances dans l’espoir, souvent comblé, d’assister à d’excitantes scènes d’hystérie.
Geneviève, attirée par la médecine depuis son plus jeune âge – au contraire de sa sœur Blandine, trop tôt disparue, qui avait voué sa vie à Dieu – est d’une aide précieuse aux recherches de Charcot et, par sa présence et sa constance d’humeur, rassure les patientes. Mais la rencontre avec Eugénie bouleverse tout ce qu’elle croyait, et jusqu’aux principes de l’hôpital auxquels elle adhérait de tout son corps et de toute son âme. Elle entrevoit la possibilité d’une vie spirituelle telle qu’elle est décrite par Allan Kardec dans Le Livre des Esprits, lecture sulfureuse s’il en est.
Mais, après tout, si l’Église croit que la Vierge est apparue à Lourdes, pourquoi d’autres défunts ne se manifesteraient-ils pas aux vivants ?
Sur la crête qui sépare le rationnel de l’irrationnel, la romancière tient un équilibre précaire – le lecteur qui aurait de moindres talents d’équilibriste risque cependant de choir en attendant le clou du spectacle, ce bal des folles promis pour la mi-carême et qui est aussi attendu par les internées que par le public qui s’y pressera en quête de sensations fortes.

samedi 6 juillet 2019

Rentrée littéraire : et après?

Soyons fous, projetons-nous là où ne sommes pas encore, après avoir lu tous les romans de la rentrée que vous et moi voulions lire (vous avez eu le temps de dormir un peu? pas moi). Les sélections des prix littéraires d'automne ont été publiées, vous en connaissez chaque livre de la première à la dernière ligne, un double Nobel s'annonce déjà... et il y a un problème: que lire maintenant? Enfin, quand je dis maintenant, ce sera en octobre, et même jusqu'en janvier 2020, car le regard porte loin quand on aime.
Donc, voici trois rendez-vous qu'il ne faudra pas oublier.

Octobre : Patrick Modiano

Vous le savez déjà si vous suivez de près l'actualité littéraire, Patrick Modiano publie un roman le 3 octobre chez Gallimard - ce sera peut-être le jour du (des) Nobel(s) de littérature, prix qu'il ne brigue plus, laissez-le en paix avec ça.
Peu de détails sur le site de l'éditeur jusqu'à présent, sinon le titre (Encre sympathique) le nombre de pages (144) et le prix prévisionnel (16 €) qui ne devrait pas vous ruiner, en échange d'un plaisir annoncé. Sur quel thème? Ce n'est pas chez Gallimard qu'on le saura, mais bien dans une note de blog publiée par Le Réseau Modiano - je vous engage à le suivre si cet écrivain vous intéresse, il promet "un site pour lire entre les lignes de Patrick Modiano".
Trente ans après son passage dans l'agence Hutte, Jean Eyben réouvre le dossier qu'il avait gardé sur la disparition jamais élucidée de Noëlle Lefebvre. Il contient peu de choses. Son adresse 13, rue Vaugelas dans le 15e arrondissement, celle du Dancing de la Marine et celle des magasins Lancel, place de l'Opéra, où elle travaillait. Quelques noms: Gérard Mourade, comédien, Roger Behaviour, Brainos, Sancho, Mollichi... Et un carnet. Des indices qui convergent vers un château en Sologne, Annecy, et puis plus rien. Plus rien, car, un jour, Noëlle Lefebvre a passé la frontière pour une autre vie.
Novembre : James Ellroy

James Ellroy, écrivain noir de l'encre la plus trouble, a commencé un nouveau Quatuor de Los Angeles avec Perfidia, paru en 2014 et traduit l'année suivante. Tout le volume se déroule du 6 au 29 décembre 1941. Le deuxième a fait son apparition en langue originale cette année et arrivera en français chez Rivages le 6 novembre sous le titre: La tempête qui vient. En anglais, cela s'appelle This Storm et le temps y passe (lentement mais un peu plus vite cependant que dans le volet précédent) du 31 décembre 1941 au 8 mai 1942. Je vous propose les deux couvertures des éditions américaine (à gauche) et britannique (à droite, forcément). Elles sont assez différentes pour susciter des lectures qui risquent de l'être tout autant.


Quant à savoir ce qu'il y a dedans, autant vous fournir quelques lignes hachées en V.O., choisies au début de la première partie (ce n'est pas la véritable ouverture, des éléments ont été posés auparavant.)
It’s a sit-and-wait job. Some hot-prowl burglar/rape-o’s out creeping. He’s Tommy Glennon, recent Quentin grad. He’s notched five 459/sodomies since Pearl Harbor.
Happy fucking New Year.
Three-man stakeout. Two parked cars. 24th and Normandie. Sit and wait. Endure bugs-up-your-ass ennui.
The rain. Plus war-blackout regulations. Drawn shades, doused streetlamps. Bum visibility.
Janvier 2020 : Colson Whitehead


Depuis (au moins) Underground Railroad, on sait l'importance qu'a prise Colson Whitehead dans la littérature américaine et mondiale. A dire vrai, et sans vouloir me vanter, je le savais déjà bien avant. Quand j'ai lu, en 2005, Ballades pour John Henry, j'ai su que Colson Whitehead était grand. Time Magazine s'en est rendu compte plus récemment, en affichant un portrait de l'écrivain en couverture de son numéro daté du 8 juillet, pour la parution de son nouveau roman, The Nickel Boys.
Chez Albin Michel, Francis Geffard en frétille déjà - et on lui donne raison: il en éditera la traduction française en janvier prochain. Un peu de patience, donc. A moins que... quelques lignes, tout de suite?
Even in death the boys were trouble.
The secret graveyard lay on the north side of the Nickel campus, in a patchy acre of wild grass between the old work barn and the school dump. The field had been a grazing pasture when the school operated a dairy, selling milk to local customers - one of the state of Florida's schemes to relieve the taxpayer burden of the boys' upkeep. The developers of the office park had carmarked the field for a lunch plaza, with four water features and a concrete bandstand for the occasional event. The discovery of the bodies was an expensive complication for the real estate company awaiting the all clear from the environmental study, and for the state's attorney, which had recently closed an invetigation into the abuse stories. Now they had to start a new inquiry, establish the identities of the deceased and the manner of death, and there was no telling when the whole damned place could be razed, cleared, and neatly erased from history, which everyone agreed was long overdue.

jeudi 27 juin 2019

Rentrée littéraire : les 15 romans de «Lire»

Ce n'est pas une surprise: dans son choix annuel de romans de la rentrée, Lire a retenu la tout aussi annuelle livraison d'Amélie Nothomb. Il me semble - je n'ai pas vérifié - que c'est le cas à chaque fois. Cela simplifie la vie (Bon, voilà, on met le Nothomb, quoi pour les quatorze autres?) et permet de miser sans grand risque d'erreur sur un des succès à venir. Plus discutable si l'on envisage la qualité des romans, cette habitude doit probablement être prise pour ce qu'elle est: une habitude, en somme...
Mais, et c'est une surprise, Soif, que j'ai lu, détonne avec la relative faiblesse de la production régulière de la romancière belge: le livre est excellent et je l'ai lu avec grand plaisir. Tant mieux.
Dans l'éditorial où il présente le contenu du numéro de juillet-août, Baptiste Liger ne s'étend pas sur les modalités du choix des quinze romans dont Lire offre des extraits. Et il se montre prudent, puisqu'il a été arrêté "sans anticiper nos futures préférences, qui seront révélées dans notre prochaine édition". Il n'empêche: chaque extrait est précédé d'une brève mais enthousiaste description. On n'a donc pas choisi au hasard et voici vers quoi vos lectures s'orienteront si vous faites confiance au 477e numéro du mensuel:
Olivier Adam. Une partie de badminton (Flammarion)
  • Kaouther Adimi. Les petits de Décembre (Seuil)
  • Nathacha Appanah. Le ciel par-dessus le toit (Gallimard)
  • Claire Berest. Rien n'est noir (Stock)
  • Sorj Chalandon. Une joie féroce (Grasset)
  • Jonathan Coe. Les coeur de l'Angleterre (Gallimard)
  • Cécile Coulon. Une bête au Paradis (L'Iconoclaste)
  • Marie Darrieussecq. La mer à l'envers (POL)
  • Jean-Paul Dubois. Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon (L'Olivier)
  • Lionel Duroy. Nous étions nés pour être heureux (Julliard)
  • Marin Fouqué. 77 (Actes Sud)
  • Yannick Grannec. Les simples (Anne Carrière)
  • Guillaume Lavenant. Protocole gouvernante (Rivages)
  • Yann Moix. Orléans (Grasset)
  • Amélie Nothomb. Soif (Albin Michel)

Curieusement, une seule traduction pour une liste dans laquelle treize éditeurs sont représentés. Deux premiers romans s'y sont glissés, saurez-vous en retrouver les auteurs? (Je vous aide: Marin Fouqué et Guillaume Lavenant.) Et sept autrices contre huit auteurs, parité de toute manière impossible à respecter en raison du nombre impair, mais bel effort...

jeudi 7 février 2019

Quand le livre disparaît derrière un film

J'ai sursauté, ce matin, en lisant (ou plutôt en survolant) un article du Point - dans la rubrique économie, où je n'ai pas l'habitude de m'attarder. Il y est question de Maurice Varsano, que je ne connaissais pas et dont j'aurai oublié le nom dans cinq minutes, surnommé "le roi du sucre" et qui, dit l'article, "inspirera à Jacques Rouffio un personnage de son film Le sucre". Ah! Et si Jacques Rouffio s'était contenté de reprendre le roman de Georges Conchon, Le sucre, en l'adaptant avec l'aide de l'écrivain? Travail pour lequel Rouffio et Conchon avaient d'ailleurs été nommés aux César dans la catégorie du meilleur scénario ou adaptation.
La popularité (toute relative, dans ce cas) d'un film peut-elle faire oublier l'oeuvre originale? Et, donc, le livre qui en fut à l'origine? Désolante et trop fréquente constatation. Qui n'interdit pas la résistance, installée ici par un rappel utile: qui fut Georges Conchon, dont je saluais ainsi la mémoire en 1990, en apprenant sa mort:


Colette Stern, l’héroïne du dernier roman de Georges Conchon (qui lui avait simplement donné pour titre le nom du personnage), avait 62 ans en 1987, lors de la parution du livre. L’écrivain aussi. Elle resplendissait de santé, au point de séduire un acteur de 37 ans. Georges Conchon, lui aussi, resplendissait de santé et semblait à l’aube d’une nouvelle carrière de grand romancier, lui qui avait déjà connu le succès sur plusieurs terrains. Malheureusement, on a appris hier sa mort survenue dimanche, « des suites d’une maladie soudaine ».
Fils d’instituteur, né en Auvergne, il s’était tôt essayé au roman puisqu’il avait publié Les grandes lessives à 28 ans, alors qu’il estimait avoir besoin d’une grosse dizaine d’années en plus pour être capable d’écrire vraiment. Il n’empêche qu’il n’attendit pas la quarantaine – à un an près – pour décrocher la timbale : le prix Goncourt, en 1964, pour L’État sauvage, après avoir déjà fait une ample récolte précédemment : prix Fénéon en 1956 pour Les honneurs de la guerre et prix des Libraires en 1960 pour La corrida de la victoire.
Conchon ne pouvait se contenter d’une carrière littéraire. Il suivait en même temps une double voie, administrative et artistique.
Sur la première, il fut amené à travailler au Sénat où il fut secrétaire des débats de 1960 à 1980 après avoir été chef de division à l’Assemblée de l’Union française.
Sur la seconde, il écrivit quelques scénarios dont certains donnèrent même naissance à des films à succès. La Victoire en chantant, La Banquière, Le sucre (d’après son roman éponyme), Sept morts sur ordonnance, autant de titres qui appellent des souvenirs. Il avait même adapté pour le cinéma son prix Goncourt, L’État sauvage. Mais il s’était juré qu’on ne l’y reprendrait plus et clamait depuis, haut et fort, que la littérature n’était pas le cinéma et qu’il ne souhaitait plus voir ses romans adaptés au cinéma. Il est difficile d’affirmer que ce principe était le bon : il l’avait conduit à diriger, mais pour la télévision cette fois, l’équipe de scénaristes de Châteauvallon qui, il est vrai, n’avait rien de très littéraire…
Il y a dix ans, Georges Conchon avait d’ailleurs décidé de se consacrer davantage à l’écriture, abandonnant le Sénat et mettant en chantier un épais roman, Le Bel Avenir, paru en 1983, où on retrouvait son regard critique sur le monde politique français de l’époque.
Puis, il y a trois ans, il avait donné son chef-d’œuvre, ce Colette Stern pour lequel il avait même changé d’éditeur (quittant Albin Michel après trente ans de bons et loyaux services, pour Gallimard). Il y inversait la proposition habituelle d’une relation amoureuse liant un homme âgé à une jeune femme. Et il le faisait avec une sensibilité d’une rare finesse non dénuée d’humour. Ce subtil mélange nous manquera.

samedi 25 août 2018

« Les prénoms épicènes », d’Amélie Nothomb


Champagne ! (what else ?) Amélie Nothomb est de retour et personne ne dira que c’est une surprise. Il ne faut pas aller bien loin dans Les prénoms épicènes, un des romans vedettes de la vingt-septième rentrée littéraire d’Amélie Nothomb, pour déboucher la première bouteille. Dominique a vingt-cinq ans, elle (oui, cela aurait pu être « il », la faute à un prénom épicène, précisément) est assise à une terrasse de café, un homme la regarde, il lui propose un verre et hop ! c’est parti : « Garçon ! Du champagne. » Il s’appelle Claude (et oui aussi, cela aurait pu être elle, vous avez compris, et compris le titre du même coup), il se prépare à organiser son avenir : « Je monte à Paris créer une société », ce qui vaut bien, avec la rencontre en sus, une bouteille de champagne, et du supérieur : du Deutz. Je ne suis pas spécialiste du champagne, je ne connaissais pas. Après l’avoir rencontré trois fois dans le roman (un parrainage ?), je ne l’oublierai peut-être pas. En tout cas moins vite que le roman lui-même, lu il y a trois ou quatre semaine et dont le souvenir disparaît comme les bulles d’un champagne éventé (par exemple).
Mais un roman d’Amélie Nothomb sans champagne ne serait pas à la hauteur de la mythologie que l’écrivaine s’est constituée à la force du poignet (pour autant qu’elle rédige à la main, ce que j’ignore, en fait). En le servant d’abondance, elle fournit à ses lecteurs et lectrices des points de repère utiles pour ne pas s’égarer. Tandis qu’un cœlacanthe, sauf erreur, c’est la première fois qu’elle en fait remonter un des profondeurs grâce à Épicène – c’est le prénom pour le moins inhabituel qu’elle a donné à son héroïne, mais un roman d’Amélie Nothomb sans un prénom original serait comme une dinde farcie sans farce. Elle a onze ans quand elle réalise qu’elle a encore sept ans à tirer dans la prison qu’est le couple de ses parents – Dominique et Claude, faut-il le préciser ? Et hop ! champagne ? Non, cœlacanthe ! « Il existe un poisson nommé cœlacanthe qui a le pouvoir de s’éteindre pendant des années si son biotope devient trop hostile : il se laisse gagner par la mort en attendant les conditions de sa résurrection. Sans le savoir, Épicène recourut au stratagème du cœlacanthe. »
Voilà pour quelques anecdotes en surface d’une lecture qui, au contraire du poisson auquel on vient de faire allusion, peine à plonger plus loin. Une fois encore, Amélie Nothomb a succombé au charme d’une idée étirée sur la longueur d’un roman – court, certes, mais que cela devient fatigant !

Citation
Il lui faisait l’amour chaque soir. Ce n’était pas le verbe qu’elle employait dans sa tête, tant cette activité lui était devenue pénible : il n’était question que de l’engrosser, elle le savait bien.Son ventre lui inspirait désormais de la terreur : on attendait de lui une dynastie qu’il refusait de produire. Sans le savoir, elle connaissait les angoisses de Marie-Antoinette aux premiers temps de son mariage.

AMÉLIE NOTHOMB
Albin Michel, 154 p., 17,50 €, ebook, 11,99 €

dimanche 12 août 2018

La mort de V.S. Naipaul

Avec Vidiadhar Surajprasad Naipaul disparaît, à 85 ans, une des grandes voix de la littérature mondiale. Prix Nobel de littérature en 2001, personnage controversé mais écrivain incontestable par la puissance évocatrice de son oeuvre ainsi que par les questions qu'elle pose, il a publié depuis 1957 une bonne trentaine d'ouvrages, entre fictions et essais souvent nourris de ses nombreux voyages, entre monde post-colonial et quête des origines. Voici quelques souvenirs de lectures.

Les hommes de paille (1967, trad. par Suzanne V. Mayoux, 1981)
« Pour moi, la politique n’a jamais été guère plus qu’un jeu, une intensification de la vie, un prolongement de l’esprit de célébration qui était le mien lors de mon retour dans mon île. » Les hommes de paille raconte donc une aventure personnelle et collective, à travers l’histoire d’un homme qui, venu des Caraïbes, passe du temps à Londres, revient chez lui, va de succès en succès, se lance dans la politique, puis revient à Londres… Il y a beaucoup d’ironie dans ce portrait qui est aussi celui d’une société qui se cherche. Naipaul a l’art de placer, au sein de ses livres, des réflexions qui naissent dans la bouche de ses personnages et dont on se demande souvent si elles leur appartiennent totalement ou si elles sont celles de l’auteur.
En tout cas, nous les recevons comme autant de questions sur le sens d’une vie inscrite dans l’histoire.
Et finit par se révéler, dans le tableau ainsi dessiné, un peu de lumière.

A la courbe du fleuve (1979, trad. par Gérard Clarence, 1982)
L’Afrique est multiple et le destin de ses habitants, soumis aux accidents de l’Histoire. Les personnages de ce roman de Naipaul, et en particulier Salim, le narrateur, traversent des situations dans lesquelles la finesse de la mise en scène évite tout manichéisme. Dans la succession des événements, ou dans les voyages de Salim, des vérités apparaissent petit à petit, complexes jusqu’à sembler parfois contradictoires.
Salim est d’origine indienne, mais il a vécu sur la côte orientale de l’Afrique. Puis, un jour, il s’est tourné vers l’intérieur pour pénétrer au cœur du continent. Après les Arabes, après les Européens, une autre forme de pouvoir s’est en effet mise en place là où ses parents s’étaient installés, et le sang coule. Il coulera ailleurs aussi, dans un tourbillon auquel il est difficile d’échapper. Naipaul invente certains lieux, cite parfois des endroits réels. Mais la conclusion de tout ceci n’incite guère à l’optimisme.

Le regard de l’Inde (2007, trad. par François Rosso,  2010)
L’Inde et Vidiadhar Surajprasad Naipaul, c’est une longue histoire qui commence bien avant sa naissance. Ses origines familiales trouvent leurs racines en Inde, d’où ses ancêtres avaient émigré vers Trinidad, dans les Caraïbes. Mais, son père ayant perdu son père quand il était bébé, la mémoire du passé ne s’est pas transmise. « Je souffre de ce manque », dit-il dès les premières lignes du Regard de l’Inde, où il revient vers sa « métropole », comme il l’appelle, après en avoir déjà parlé dans d’autres livres comme L’Inde brisée ou L’Inde : un million de révoltes.
Le manque n’a pas été comblé. « La première migration, depuis l’Inde, avait eu lieu entre 1880 et 1917. Je suis né en 1932. La plupart des adultes que j’ai connus dans mon enfance devaient se souvenir de l’Inde. Mais on n’en parlait jamais. » Il y eut bien, une fois lancé le mouvement de libération, des discours politiques. Mais, sur l’Inde « plus domestique et plus intime d’où nous étions venus », rien. Malgré la persistance, dans la vie quotidienne, de la religion, des rites, des fêtes…
Interroger ceux qui connaissaient l’Inde posait des problèmes insolubles. Soit ils en venaient mais n’avaient rien à en dire parce qu’ils avaient oublié. Soit ils y étaient allés et, dans ce cas, avaient relevé des tonnes de détails, comme lui-même à partir de 1962 et de son premier voyage, mais avec leur regard venu d’ailleurs : « les gens qui rapportaient ces histoires étaient le produit de leur naissance à l’étranger, de leur éducation et de leurs voyages ». Ni les uns ni les autres n’étaient Le regard de l’Inde.
C’est finalement dans un livre que Naipaul imagine trouver les réponses à toutes ses questions. L’autobiographie d’un homme qui était parti en 1898 pour le Surinam et qui, dans les années 1940, avait raconté sa vie en hindi. Le sentiment religieux domine dans La lumière de la vie, de Rahman Khan. Il « n’a pas grand-chose à raconter sur l’Inde en dehors de sa scolarité et de sa vie familiale. […] Il lui manque le sentiment du monde physique autour de lui. »
Les seuls éléments concrets à ne pas être contaminés par une croyance envahissante, à la lumière de laquelle la plupart des faits sont interprétés, consistent dans des remarques sur la qualité de la nourriture servie ici ou là.
Naipaul ne cache pas que ce livre, dans la lecture duquel il avait placé beaucoup d’espoirs, l’a déçu. Il n’y a en tout cas pas trouvé ce qu’il y cherchait.
Et, dans un sens, tant mieux. Car le voici contraint de se tourner vers une figure que nous connaissons mieux et dont il va relater l’existence d’une manière inédite. Mohandas Gandhi, né en 1869, cinq ans avant Rahman Khan, va-t-il enfin fournir Le regard de l’Inde ?
Gandhi a écrit lui aussi son autobiographie. Le livre est bon. Même : « il y a assez de magie dans la première partie pour que cette autobiographie soit considérée comme un chef-d’œuvre. » Naipaul, fasciné, semble oublier l’obsession qui l’a fait relire Gandhi. Il se passionne pour le personnage, complète l’autoportrait par la description donnée par Nehru : « Elle nous montre de quelle trempe était ce sage ou ce saint au dos nu. Ses yeux sont doux et profonds, brillants d’énergie et de détermination. » Il est humble mais peut tenir des discours presque dictatoriaux…
Pour autant, la transposition de l’Inde mythique en Inde quotidienne n’est toujours pas accomplie. Peut-être parce qu’elle est impossible. L’écart entre les deux est immense. C’est la mère de Naipaul qui en prendra la mesure, dans les dernières pages d’un livre dont la densité égale la brièveté. Avons-nous appris quelque chose sur l’Inde ? Pas sûr. Mais Naipaul semble tout à coup plus proche, avec ses incertitudes.