vendredi 28 octobre 2011

L'actualité littéraire (40) - "Libération" prêt à squatter l'Académie française?

L'information n'est pas nouvelle en soi: les révolutionnaires d'aujourd'hui sont les puissants de demain. Que leur révolution réussisse ou non, ils apprennent dans la dialectique à occuper une place particulière dans la société. Le journal Libération, né dans l'effervescence post-soixante-huitarde avec la bénédiction de Jean-Paul Sartre, est devenu une institution dont les membres pénètrent les institutions anciennes.
Il ne faut donc pas s'étonner du Grand prix du roman de l'Académie française donné hier à Sorj Chalandon pour son cinquième roman, Retour à Killybegs. (J'aurais voulu, d'ailleurs, écrire cette note hier, mais des orages me l'ont interdit.)
Dans cet excellent roman, l'ancien journaliste de Libération revient sur les années difficiles de l'Irlande, la guerre de l'IRA et les ambiguïtés d'un homme, considéré comme un traître. Tyrone Meehan était déjà le personnage principal de Mon traître, publié en 2008. Il était alors envisagé du point de vue de son ami Antoine, un Français qui avait épousé la cause de l'IRA et avait vécu la trahison dans sa chair. Voici cette fois la vérité de Tyrone Meehan par lui-même, et cet autre éclairage est à l'origine d'un livre tout en nuances, superbement écrit.
Projetons-nous maintenant un peu plus loin dans le temps, le 8 décembre. Ce jour-là, l'Académie française procédera à l'élection du successeur de Pierre-Jean Rémy, qui occupait le fauteuil n° 40 et qui est décédé le 27 avril 2010. Plusieurs candidats sont sur les rangs. Parmi eux, Daniel Rondeau, ancien journaliste de, vous l'aviez sur le bout de la langue, Libération.

mercredi 26 octobre 2011

L'actualité littéraire (39) - Les autres choix du Renaudot

Un seul roman en commun dans les dernières sélections du Goncourt et du Renaudot. C'est peu commun. Le livre lui-même, d'ailleurs, est peu commun (d'accord, c'est la dernière fois que j'utilise le mot, jusqu'à la prochaine): vingt ans de conflits racontés dans le premier roman d'Alexis Jenni, L'art français de la guerre. Un auteur inconnu au bataillon (c'est le cas de le dire), un volume qui fait le poids (plus de 600 pages), l'écho souvent évoqué du premier roman de Jonathan Littell, Les Bienveillantes (mais je suis comme Laurent Binet, l'auteur de HHhH, je trouve que Littell a été largement surévalué), le centenaire de Gallimard où il est publié (bien que le nom de famille de Gaston n'ait été adopté qu'en 1919, après une période d’Éditions de la Nouvelle Revue Française), l'intérêt quasi unanime pour ce livre (sélectionné aussi au Goncourt, où il semble favori d'une courte tête, au Médicis et au Femina), n'en jetez plus!
Le Limonov d'Emmanuel Carrère, à mes yeux le meilleur roman de la rentrée, est toujours dans la liste du Renaudot, mais donne-t-on un prix parce qu'un livre est excellent?
Le système Victoria, d’Éric Reinhardt, l'accompagne, ample fresque sociologico-érotique construite comme un thriller, avec effet d'annonce qui donne envie d'aller jusqu'à la fin.
Et aussi Tout, tout de suite, de Morgan Sportès, qui vaut surtout pour son sujet, et beaucoup moins pour la manière dont celui-ci est traité.
Et enfin l'inattendu Assommons les pauvres!, de Shumona Sinha, seul livre mince dans cette sélection de pavés, seul livre aussi que je n'ai pas lu à ce jour, et sur lequel je m'abstiendrai donc, provisoirement, d'émettre le moindre avis.

Comme ce sont des courageux, au jury Renaudot, ils attribueront aussi, le 2 novembre, un prix de l'essai. Il ira à Michel Crépu (Le souvenir du monde), Gérard Guégan (Fontenoy ne reviendra plus) ou Sylvain Tesson (Dans les forêts de Sibérie). Je viens d'ouvrir le livre de Sylvain Tesson, très prometteur, mais je ne sais des autres que ce que j'en ai lu ici ou là.

Comme ce sont des infatigables, au jury Renaudot, ils attribuaient aussi, ces dernières années, un prix du poche (Fabrice Humbert en 2010). Mais, comme ils n'en disent pas grand-chose, lisant peut-être en secret, on attendra la semaine prochaine pour savoir s'ils maintiennent cette excellente initiative.

De tout ce dont je ne parle pas ici à propos des prix littéraires, les amateurs de listes trouveront un écho dans la page des prix littéraires 2011 que je tiens, autant que possible, à jour.

mardi 25 octobre 2011

L'actualité littéraire (38) - La dernière sélection du Goncourt

Je ne voudrais pas me réjouir du malheur de certains, mais quand même: l'insignifiant roman de David Foenkinos, Les souvenirs, sorti de la dernière sélection Goncourt après avoir fait figure de favori pendant des mois, c'est une bonne nouvelle. Comme la disparition de Morgan Sportès (Tout, tout de suite). Son livre est écrit sans aucune grâce - mais il peut encore surgir dans d'autres prix de la saison.
Je comprends moins bien la mise à l'écart de Véronique Ovaldé, dont je suis occupé à lire Des vies d'oiseaux (je suis impressionné), et de Delphine de Vigan, qui avait franchi un cap dans l'écriture avec Rien ne s'oppose à la nuit.
Et ceux qui restent, me direz-vous?
Ah! ceux qui restent!
Chacun d'entre eux ferait un excellent Goncourt.
Sorj Chalandon, parce que Retour à Killibegs est un livre parfaitement tordu, pervers, où le mensonge et la dissimulation s'ajoutent au réel pour en faire une formidable fiction irlandaire.
Alexis Jenni, parce que L'art français de la guerre est un des meilleurs premiers romans de la rentrée, ambitieux et réussi, touffu dans le détail et limpide dans les vues d'ensemble.
Carole Martinez, parce que Du domaine des Murmures, dans un registre silencieux et inhabituel, porte la ferveur à une altitude exceptionnelle.
Lyonel Trouillot, parce que La belle amour humaine fait dialoguer les cultures au plus près de leurs contradictions. Un seul regret: ce n'est pas son meilleur livre.
Bref, on pourra choisir n'importe qui chez Drouant pour succéder à Houellebecq, je serai plus satisfait que l'année dernière.

lundi 24 octobre 2011

Les nouvelles musicales de Kazuo Ishiguro

Le roman a beaucoup fait pour la notoriété de Kazuo Ishiguro, surtout quand il est passé par le cinéma. Les vestiges du jour, son troisième livre, avait été couronné par le Booker Prize avant qu’Anthony Hopkins incarne à l’écran le majordome du livre – le «butler». On sait moins que son entrée publique en littérature s’est faite en 1981 par la publication de trois nouvelles dans un ouvrage collectif qui précédait d’un an son premier roman, Lumière pâle sur les collines. Ishiguro revient à la nouvelle avec Nocturnes, un premier recueil personnel très concerté de textes assez longs. C’est un régal. Le sous-titre, Cinq nouvelles de musique au crépuscule, fournit des indications précises, presque cliniques, sur le livre. Celui-ci regroupe en effet cinq nouvelles qui parlent de musique et de crépuscule – mais parfois au sens figuré, comme dans la vie.
Dans Crooner, un guitariste de rue polonais, qui travaille aux terrasses de Venise avec différents groupes, rencontre le chanteur américain Tony Gardner. Plus qu’une légende à ses yeux: le consolateur de sa mère qui l’écoutait pour oublier les contraintes du régime communiste. Non seulement ce héros lui parle, mais il lui demande de l’accompagner le soir pour la sérénade qu’il veut donner d’une gondole pour son épouse Lindy, sous la fenêtre de leur chambre.
L’honneur est immense.
Et la réalité, cruelle.
Tony Gardner, qui veut relancer sa carrière, doit divorcer pour revenir sous les feux des projecteurs au bras d’une femme plus jeune et plus jolie…
Ironiquement, l’avant-dernière nouvelle remet Lindy Gardner en scène, après le divorce. Elle est la voisine de chambre de Steve, saxophoniste doué mais au visage ingrat. Le producteur de celui-ci l’a convaincu de la nécessité d’une chirurgie esthétique après laquelle le succès ne devrait pas tarder. Lindy et Steve, le visage bandé, attendent la cicatrisation, font connaissance et tuent le temps. Soumis à la loi des apparences qui semble bien supérieure aux vertus du talent.
Comme ces deux textes, les trois autres mettent face à face, dans une relation conflictuelle, l’ambition artistique d’un musicien et les contraintes de l’existence. L’incompatibilité se vit dans la douleur, et parfois la douleur s’apaise provisoirement, quand une complicité s’établit entre deux personnages. Mais la fragilité est une constante des rapports humains tels qu’ils sont décrits ici, vibrant d’un espoir qui ne se réalisera jamais vraiment.
Ishiguro nouvelliste ne décevra pas les lecteurs de ses romans. Il tient la note juste, chaque fois pendant une cinquantaine de pages. Il plonge au cœur des contradictions et, sans chercher à les résoudre, les éclaire d’une forte empathie pour ses personnages. Si bien que l’on sort de ce recueil à la fois bouleversé et apaisé. Une autre contradiction que l’on ne cherchera pas à comprendre.

jeudi 20 octobre 2011

Poids lourds : Marcel Proust, Marguerite Duras, Annie Ernaux

Beaux arrivages, aujourd'hui, dans les librairies où les romans de la rentrée littéraire, en attendant les prix, vont devoir se serrer un peu pour faire la place à trois gros ouvrages séduisants que l'on pourrait, en les tirant tous de ce côté, ranger collectivement sous l'étiquette "autofiction". Avec des nuances...

De la manière dont il avait déjà traité Simenon, Pierre Assouline publie un Autodictionnaire Proust où l'homme et l’œuvre se retrouvent rangés dans l'ordre alphabétique, chaque entrée étant traitée par Marcel Proust lui-même. Dans ses livres ou dans les textes annexes - la très riche correspondance éditée par Philip Kolb est, en particulier, très utilisée -, Assouline puise la matière d'un livre passionnant, qui donne envie de retourner aussi vite à la Recherche, ainsi qu'il la nomme pour ne pas en répéter chaque fois le titre complet.
Sur lui-même, sur l'écriture, sur ses passions, sur sa maladie, sur le monde qui l'entoure, Proust retrouvé est un pur bonheur. On constatera, entre autres choses, qu'il s'intéresse parfois, bien qu'avec un esprit critique, à une littérature très éloignée de la sienne, par exemple à H.G. Wells. Il écrit à Mme Léon Yeatman en 1902:
Je voudrais que vous n'ayez pas lu pour pouvoir vous en distraire d'assez mauvais mais très amusants livres d'une sorte de Jules Verne anglais qui s'appelle Wells.
Dans une longue préface, Nul n'est moins mort que lui (titre emprunté à l'abbé Mugnier), Pierre Assouline refait, sans pédanterie, un parcours avisé parmi les multiples approches tentées autour de l'homme et de son œuvre. Je ne lui reprocherai, et encore, sans insister, qu'une chose: les quelques pages consacrées à Cees Nooteboom n'avaient peut-être pas leur place ici bien qu'elles se raccrochent de justesse au sujet de l'Autodictionnaire.

Les livres d'Annie Ernaux ne sont généralement pas très épais, mais elle y frappe fort, du côté de la vie. Ecrire la vie, c'est précisément le titre du volume qui rassemble une partie de sa production. Et l'on s'aperçoit qu'un bon millier de pages donnent à peine la mesure d'un travail poursuivi avec une belle constance depuis ses débuts en littérature. Une littérature âpre, moins exhibitionniste qu'on le dit parfois - rien à voir avec, par exemple, Christine Angot -, dans laquelle l'écrivaine fouille les souvenirs personnels pour en faire émerger le frémissement des corps et des cœurs, et y réussit si bien que Les années, en 2005, rompant avec sa propre intimité pour ouvrir plus largement le registre, s'est imposé comme une merveilleuse évocation d'une époque partagée par plusieurs générations. Annie Ernaux n'est donc pas limitée à elle-même...
Une anecdote, en passant. Il y a une vingtaine d'années, déjeunant avec Annie Ernaux dans un restaurant bruxellois, je découvre à la carte des pieds de porc panés, dont je cherche à lui faire partager le goût. Influencée par un représentant de sa maison d'édition, elle a, malheureusement pour elle (et pour moi qui aurais pu noter ses réactions), décliné la proposition...

Et puis, il y a Marguerite Duras, dont les Œuvres complètes sont éditées dans la Bibliothèque de la Pléiade. Elle y a évidemment sa place - même si celle-ci ne sera tout à fait définie qu'en 2014, quand paraîtront les tomes 3 et 4, complémentaires des deux premiers disponibles aujourd'hui.
Ce sont trente années (1943-1973) d'une production abondante, antérieure au gigantesque succès de L'amant, où sa voix singulière se pose, de plus en plus évidente au fil du temps, devenue familière à force d'être retrouvée de livre en livre. Comme c'est le cas pour tous les grands écrivains, on n'a pas lu Duras si on n'a pas lu les livres publiés avant son émergence comme figure populaire dans les années Mitterrand, reconnue par tous.
J'ai réédité dans ce blog Marguerite Duras et son charabia, le texte d'un entretien que j'avais eu avec elle à la parution de L'amant de la Chine du Nord. En le retrouvant, j'avais été surpris, une fois de plus, par la fraîcheur et la liberté de cette vieille dame. Si vous avez la chance de ne pas l'avoir lu encore, je vous conseille vivement d'y aller voir, je ne crois pas que vous serez déçu.

A défaut d'autodictionnaire, j'ajoute un peu d'autopromotion, pour des livres que j'ai intitulés, logiquement, Le journal d'un lecteur. Celui de l'année 1991 (disponible en version papier ou en PDF) reprend cet entretien avec Marguerite Duras, ainsi que d'autres avec des écrivains qui avaient aussi publié cette année-là: Le Clézio, Japrisot, Combescot, Djian...

mercredi 19 octobre 2011

L'actualité littéraire (37) - And the winner is... Julian Barnes

En Grande-Bretagne aussi, les prix littéraires suscitent les passions. En particulier le Man Booker Prize, attribué hier soir au terme d'un long suspense assez comparable à celui qui accompagne les prix français: long list, short list, et finalement le lauréat, Julian Barnes cette année pour The Sense of a Ending.
C'était la quatrième fois qu'il était nommé, mais il est récompensé pour la première fois.Ses précédents livres remarqués par le jury (un jury tournant, auquel Pierre Assouline ne voit pas que des qualités) sont tous traduits en français: Le perroquet de Flaubert, England, England et Arthur et George. Pour son nouveau roman, paru début août en langue originale, il faudra attendre un peu - ou le lire en anglais.
Un livre mince mais puissant, explique le site du Man Booker Prize, basé sur une amitié d'enfance, un suicide et les imperfections de la mémoire...

lundi 17 octobre 2011

Tristan Garcia et son chimpanzé civilisé

Pour éclaircir ce qui restait obscur dans la lecture, il faudra attendre les dernières pages du deuxième roman de Tristan Garcia: «Un être humain a toujours le dernier mot», c’est le titre d’une sorte de postface écrite par Janet, personnage omniprésent dans tout ce qui précède et dont le rôle apparaît finalement assez différent de celui que lui faisait jouer un narrateur inhabituel. Doogie est un chimpanzé mâle surdoué. Il revient d’avoir visité les stations orbitales où se sont installés beaucoup d’humains après que l’Afrique et une grande partie des campagnes sont devenues inhabitables. Sa mission: promener partout son numéro de singe savant afin de prouver l’intérêt des recherches menées par Gardner Evans – le père de Janet – et d’obtenir des financements pour la survie du zoo qui est la seule oasis de civilisation dans un continent africain rendu à la nature. Au retour sur terre, la navette Charles Beagle s’écrase quelque part dans l’ouest du continent et Doogie se retrouve seul.
Livré à lui-même, il raconte. «C’est la Jungle, Doogie, je me suis dit. J’ai reniflé en m’apercevant d’un peu de sang qui avait séché sur mon poignet, j’ai eu peur et je me suis souvenu de la folie méchante de John combien bêtes sont les bêtes des animaux de la Nature. J’ai frissonné: quelle chance d’être tombé sur le rivage, merci l’eau qui roule qui m’a porté jusqu’ici comme un bout de bois.» 
Comment parlent les singes? Pas ainsi, de toute évidence. D’ailleurs, quand il se trouvera devant d’autres animaux de la même espèce, Doogie éprouvera bien des difficultés à nouer un échange – sinon sexuel, après bien des hésitations puisqu’il a appris la retenue, la pudeur et ne se sépare pas volontiers de son slip XXL. Mais ce chimpanzé a hérité du langage que lui attribue Tristan Garcia. Et il faut saluer la performance qui consiste à tenir, pendant plus de trois cents pages, une écriture totalement fabriquée, destinée à traduire avec des moyens limités une pensée non humaine. Ce langage est étrange et nous est même en partie étranger. S’il utilise, pour l’essentiel, un vocabulaire connu, il met la syntaxe cul par-dessus tête. Et peut provoquer un phénomène de rejet. L’auteur a pris le risque. Il a bien fait: après quelques pages, les mots chantent d’une manière inédite.
Mémoires de la jungle n’est pas seulement, on s’en doute, un exercice de style. Culture et nature s’y retrouvent dans l’antagonisme fécond qui a inspiré tant de créateurs. Doogie, élevé comme un petit d’homme en compagnie de Donald, le frère de Janet, n’a jamais appris à utiliser les réflexes de survie nécessaires dans «la Rnature», comme le dit un perroquet aux mille (fausses) couleurs. Quand il se souvient de la vie d’avant son voyage et l’accident qui l’a conclu, Doogie retient l’idée du Paradis, grâce surtout à Janet dont il était amoureux et vers laquelle il tente de revenir dans un voyage plein de périls.
On pense bien entendu au roman de Pierre Boulle, La planète des singes. Sinon qu’il n’y a pas ici de renversement de la domination et que Tristan Garcia utilise, en les prolongeant, des expériences déjà anciennes sur l’apprentissage du langage par les primates. On pense aussi, peut-être à cause de la brève présence d’une «ferme des animaux», à l’ouvrage de George Orwell, fable animalière inspirée du fonctionnement de l’URSS. Mais de quelle société s’inspirerait Mémoires de la jungle? Une société possible «dans un avenir pas si lointain», seule précision – peu rassurante – fournie dans le texte.

samedi 15 octobre 2011

L'actualité littéraire (36) - Monoprix, multiprix...

S'il n'y en avait qu'un, ce serait le Goncourt, dont rêvent écrivains et éditeurs. Mais il y en a beaucoup d'autres, il s'en crée sans cesse des nouveaux, et en cette saison où les prix littéraires occupent une place dans l'actualité, j'invite celles et ceux qui s'en amusent à consulter de temps à autre la page des prix littéraires 2011 où je recense les principales récompenses au fur et à mesure qu'elles sont annoncées, ainsi que les sélections pour les lauriers encore à distribuer.
L’Académie française, qui ouvrira le bal des prétendants le 27 octobre, n'a conservé que trois romans, ceux de Sorj Chalandon, Laurence Cossé et Jean Rolin. Les deux premiers nommés sont encore dans la liste de l'Interallié, Jean Rolin a disparu de toutes les autres sélections, tandis que Sorj Chalandon fait une résistance remarquée (et remarquable? je ne l'ai pas encore lu) au Goncourt, dont la dernière liste, dans dix jours, clarifiera la situation.
Alexis Jenni, primo-romancier de l'année, s'y trouvera-t-il encore? Actuellement, il est omniprésent. Le Renaudot, le Femina et le Médicis l'ont aussi sur leurs tablettes.
Lucie Cauwe, dans Le Soir de ce matin (ben oui!), outre qu'elle me fait le plaisir de conseiller la consultation de la page que je signalais plus haut, fait le point sur les six prix déjà cités, auxquels elle ajoute Décembre, Flore et Jean Giono. Sorj Chalandon et Alexis Jenni sont nommés quatre fois chacun. Les suivent, avec trois nominations, Simon Liberati, Delphine de Vigan, Morgan Sportès et Carole Martinez.
Affaire à suivre, et livres à lire encore. (En ce qui me concerne, parmi ceux-là, ceux de Sorj Chalandon et de Morgan Sportès.)

jeudi 13 octobre 2011

Nicolas Ancion enflamme le bassin sidérurgique liégeois

Nicolas Ancion s’attaque à forte partie. Il prend en otage le roi de l’acier en personne, Lakshmi Mittal, l’authentique milliardaire jeté dans un roman comme un vulgaire héros de fiction, ballotté entre une fausse interview et un véritable emprisonnement, placé face à l’amoralité du capitalisme qu’il pratique sans souci de ses employés. Il fallait un culot certain pour entreprendre un tel livre. Il y fallait aussi le talent nécessaire à rendre crédible une improbable aventure parsemée d’hypothèses farfelues et d’événements pittoresques. Le pari était pour le moins risqué. A l’arrivée, pourtant, il est gagné. Sur le rythme d’un thriller pendant lequel on n’aura pas eu le temps de respirer, l’emblématique patron indien s’est presque fait oublier pour devenir plus humain. Cela aussi, c’était improbable…
La colère de Nicolas Ancion aura été bonne conseillère. Le bassin liégeois d’une industrie sidérurgique plusieurs fois sinistrée (jusqu'à ces jours-ci, puisque les hauts-fourneaux, on vient de l'apprendre, vont s'y éteindre définitivement) offre à ses épanchements un décor post-moderne dans lequel un artiste d’avant-garde tente, pour un maigre enjeu – une nomination de professeur qu’il n’obtiendra même pas –, de remuer ciel et terre. Tout cela peut sembler disproportionné. Mais, quand l’espoir est cantonné dans un passé par lequel sont passées des crises économiques et de grosses prises de bénéfices, il ne reste plus qu’à entreprendre des actions hors normes.
Les héros de L’homme qui valait 35 milliards n’ont pas l’envergure de leurs ambitions. Ils sont pathétiques même si leurs gesticulations engendrent la sympathie. Le côté Robin des Bois fait toujours recette, y compris auprès des coulées continues. Mais: «Allez, franchement, Richard, tu croyais que tu pouvais changer le destin? Qu’il suffisait de deux types comme vous pour changer la course du monde?» Le combat semble bien perdu d’avance. Ce qui est peut-être une raison de plus pour s’y investir.
Avec ses armes de romancier, Nicolas Ancion a malgré tout les moyens de changer quelque chose dans la marche de l’époque. Dans sa mésaventure, le richissime industriel Indien aura connu, après la colère, la honte et bien d’autres sentiments désagréables, un moment de compassion. Cet éclair de lumière dans un univers plutôt sombre valait bien les détours pour y arriver. Il n’est pas le seul bonheur à survenir dans le récit. Les autres étaient moins imprévisibles et on sentait venir, le cœur serré comme devant un mélo, une des fins du livre. Car il y en a plusieurs, pour chacun des nombreux acteurs d’un roman aussi grave que burlesque – autre équilibre périlleux, autre réussite.
Si l’on voulait émettre à tout prix un (léger) reproche, il parlerait d’un excès de retenue dans l’écriture. Si Nicolas Ancion se lâche dans les situations, dont certaines donnent lieu à des morceaux de bravoure, la langue reste sagement organisée. Un peu de sauvagerie aurait été bienvenue, surtout quand il s’agit de transgresser la loi. Car, somme toute, c’est un enlèvement, même s’il ne se veut pas bien méchant. La revendication sociale et le geste artistique font un ménage douteux, mais qui incite à tourner les pages.
On se demandera maintenant, après la lecture, si l’intrusion sur le terrain romanesque, à son corps défendant, d’un célèbre homme d’affaires plaira à celui-ci. Après tout, le nom et la fonction ne sont peut-être que de pures coïncidences, comme l’explique un avertissement utile pendant les quelques secondes passées sur cette page – et puis, on l’oublie, bien sûr. Pour y revenir ensuite: «Parfois, on aimerait que les histoires qu’on invente ne soient pas de pures fictions.» Et si c’était vrai?

mardi 11 octobre 2011

Elisabeth Filhol au cœur de "La centrale"

Il y a un demi-siècle, l’écrivain belge Jos Vandeloo publiait son premier roman, Het gevaar, traduit en français quatre ans plus tard par Maddy Buysse (Le danger). Les risques liés au nucléaire civil n’étaient pas, à l’époque, familiers aux lecteurs de fiction. Et il faudrait relire cet ouvrage à la lumière du premier roman d’Elisabeth Filhol, La centrale. En partie pour se rassurer. Dans Le danger, Alfred Benting, Harry Dupont et Martin Molenaar, qui ont été irradiés, sont des cas originaux que la médecine examine pour apprendre. Dans La centrale, le narrateur est suivi au fil de ses missions, la dose de radiations est évaluée en permanence et, une fois le quota franchi, le travail s’arrête jusqu’à la fin de l’année. Les risques d’accident physique sont connus et, autant que possible, limités. Le chômage, en revanche, est un horizon plat bien présent à l’esprit.
Travailleur DATR, soit directement affecté aux travaux sous rayonnement, le personnage principal n’est pas à l’abri d’un incident. Il se produit lors de sa mission à Chinon et hypothèque la suite…
Elisabeth Filhol semble ne pas pouvoir être prise en défaut sur ses informations. Seul un spécialiste pourrait le confirmer, bien sûr. Le réalisme est tel, en tout cas, qu’il impose les images et le mode de fonctionnement d’une centrale nucléaire avec ceux qui y sont employés. A dire vrai, il ne s’agit pas que de réalisme : la beauté des descriptions aide à s’imprégner du lieu. Le monologue intérieur du narrateur est porté par une voix sereine, souveraine, que le lecteur n’a aucune envie de contrarier.
Explorer un monde inconnu du commun des mortels, nous y mener à travers l’intimité d’un homme dont c’est (à peu près) le seul univers, voilà le projet d’une romancière qui s’aventure hors des sentiers battus. En ouvrant des portes généralement scellées. On en sort contaminé, mais c’est sans risque.

dimanche 9 octobre 2011

"Après le livre", quelques questions à François Bon

François Bon publie Après le livre. Deux fois, puisque coexistent une version papier et une version numérique, conséquence logique d'une démarche initiée depuis longtemps dans son propre travail et bien au-delà, puisqu'il a embarqué avec lui un nombre d'auteurs sans cesse croissant. Dans cet essai où il accompagne et parfois précède les effets de la révolution numérique sur le présent et l'avenir du livre, il réfléchit à la manière de se comporter face au courant qui, si nous n'y prenons garde, emportera bien des acquis sans nécessairement les remplacer par d'autres. En écrivain autant qu'en acteur de ce changement, il apporte une expérience riche de possibilités nouvelles. Et les partage, au-delà de cet ouvrage, en répondant par mail à quelques questions.

Au lieu de crier à l’apocalypse, comme le fait Frédéric Beigbeder, devant les mutations du livre, vous préférez accompagner le mouvement. N’est-ce pas une forme de résignation?

Au contraire, vrai plaisir – même si les appareils continuent d’évoluer – à être physiquement dans phase cruciale recherche et invention: trouver ergonomie de lecture numérique qui intègre les 300 d’histoire de la typographie, et se basent sur nouvelle architecture intérieure du livre.

Au fond, le texte n’est-il pas plus important, à vos yeux, que le support?

Ça, c’est une banalité depuis longtemps, sinon, on ne lirait pas Saint-Augustin ni Pline ni Eschyle. Mais avec le numérique on change de paradigme: les annotations par exemple peuvent intégrer le corpus partageable, et penser l’écriture dans son rapport voix, geste, image, que le support imprimé contraignait à éliminer de l’objet, ouvre de très grandes pistes.

Pourtant, la description que vous faites de vos bibliothèques montre bien que vous aimez le papier. N’y a-t-il pas là une contradiction?

Désolé mais, né en 1953, quand j’ai appris à lire en 1960 le livre papier était plus répandu que le livre numérique. Nous avons formé notre imaginaire, et l’exercice très savant qu’est la lecture, dans les objets imprimés. La bibliothèque ne change pas, en changeant de support. On lit et lira toujours autant Montaigne. C’est l’opposition binomiale qui est fatigante: aujourd’hui, nos usages privés (correspondances, carnets, archives) comme nos usages publics (travail, socialité et réseaux, création) sont d’abord numériques – depuis notre territoire numérique nous réinventons, et reconstituons, notre bibliothèque.

Avez-vous besoin d’un territoire très vaste? Vous naviguez de Rabelais à Koltès, de Balzac à Novarina…

La langue n’est pas divisible. Quand on veut la travailler, on l’appréhende dans son histoire. J’ai publié mon premier livre il y a bientôt 30 ans, j’ai eu le temps de lire (et continue).

Il reste, malgré le numéro de version (huit) du texte que j’ai lu, pas mal de coquilles. Est-ce pareil dans l’édition papier? Et à quand la neuvième version?

J’ai conçu ce travail comme un accompagnement, un regard sur la gestation même, d’où la suite de versions. Effectivement, la neuvième est une relecture des scories, pour laquelle il me fallait – comme dans l’édition classique – le regard extérieur d’un correcteur. Travail qu’on fait aussi les éditions du Seuil, avec d’ailleurs leurs propres codes typo, Web (maj) et non web (min) par exemple. Le droit apprend à distinguer en ce moment l’editing du publishing (l’anglais avait les 2 mots, pas nous), et de séparer l’editing (droit de la production de données) de la propriété intellectuelle, qui reste l’apanage de l’auteur. Collaborer de cette façon avec les éditions du Seuil nous aidait à commencer à manipuler ce qui va devenir le vocabulaire de base pour l’édition, traditionnelle ou numérique.

Je reprends, sur les archives Internet du Soir, les principaux articles que j’y ai publiés depuis qu’ils sont archivés sous cette forme. J’ai commencé à le regrouper par année, pour en faire des livres papier que je serai peut-être le seul à acheter, mais cela n’a aucune importance puisque le but est de les ranger dans ma bibliothèque. Est-ce grave, docteur?

Bien sûr que non, et nous-mêmes à publie.net nous préparons à des versions Print On Demand de ceux de nos ouvrages qui le permettent. Par contre, si votre publication est “seulement” papier, elle est morte avant d’exister. Dans votre cas, une version numérique, accompagnée de mots-clés, serait beaucoup plus pertinente pour accessibilité générale sur des thèmes qui peuvent être ultra-pointus.

Je me suis beaucoup amusé à vous lire à propos du papier carbone. En déménageant il y a une semaine, j’ai trouvé quelques formulaires doubles qui ne m’appartenaient pas, des feuilles de papier séparées par un papier carbone (peut-être pour compenser quelques menues autres choses égarées en route?). Je les ai regardés comme des antiquités, alors que je n’avais pas encore lu le chapitre que vous y consacrez. Alors aussi qu’à Madagascar, le papier carbone est toujours d’usage fréquent, dans les commissariats par exemple...

Une question encore plus vaste sous-jacente: le continent africain va accéder à la circulation des textes via le téléphone, en sautant l’étape livre. Ce qui était important pour moi, dans ce livre, c’est de déplier les dix ou quinze dernières années (on parle toujours de “nouvelles technologies”, c’est une vraie scie, alors que mes enfants n’ont jamais connu la maison sans ordinateur, et que la plus jeune, qui vient de rentrer en terminale, n’a jamais connu la maison sans Internet). La mutation que nous traversons n’est pas prédictible: mais elle a suffisamment accumulé de strates pour être une micro-histoire. Appréhendons comme telle cette histoire récente, et nous serons mieux armés pour que cette mutation – évidemment violente, et qui reconfigure le visage de tout un métier – ne laisse pas sur la route trop de cadavres, même si le rôle semble parfaitement convenir à certains, plutôt que de se familiariser avec la maîtrise d’un site ou de commencer à lire numérique.

mercredi 5 octobre 2011

L'actualité littéraire (35) - Les poids lourds font de la résistance au Renaudot

Hier, en concordance chronologique presque parfaite, à quelques heures près, avec l'académie Goncourt, le jury Renaudot a donné sa deuxième sélection. Assez différente, puisque seuls les romans d'Alexis Jenni et de Morgan Sportès se trouvent dans les deux listes. Au Renaudot, pas plus d'un titre par éditeur, tandis que le Goncourt en retient encore trois de Gallimard. Et quelques livres annoncés dès avant leur sortie comme des événements de la rentrée, puis confirmés dans ce statut après lecture, sont toujours en lice pour le Renaudot: ceux d'Emmanuel Carrère, de Simon Liberati et d'Eric Reinhardt.
Un peu de confusion règne dans les étiquettes: Marie Lebey se trouvait dans la sélection des essais avec Oublier Modiano, elle a été transférée dans celle des romans, que n'a pas quittée Shumona Sinha, auteur d'Assommons les pauvres!, plutôt un récit qu'un roman. Passons, ce genre de définition est futile - et je me souviens d'avoir pesté contre un critique prétendant que Trois femmes puissantes, de Marie Ndiaye, n'aurait pas dû être couronné par le Goncourt puisqu'il s'agissait de trois nouvelles plutôt que d'un roman - ce qui n'était d'ailleurs pas tout à fait exact.
Sans autres commentaires, voici donc la deuxième sélection du prix Renaudot:

Romans 
  • Emmanuel Carrère. Limonov (P.O.L)
  • Dalibor Frioux. Brut (Seuil)
  • Alexis Jenni. L'art français de la guerre (Gallimard)
  • Marie Lebey. Oublier Modiano (Léo Scheer)
  • Simon Liberati. Jayne Mansfield 1967 (Grasset)
  • Eric Reinhardt. Le système Victoria (Stock)
  • Shumona Sinha. Assommons les pauvres ! (L’Olivier)
  • Morgan Sportès. Tout, tout de suite (Fayard)
Essais
  • Michel Crépu. Le souvenir du monde : essai sur Chateaubriand (Grasset)
  • Claude Durand. Agent de Soljénitsyne (Fayard)
  • Gérard Guégan. Fontenoy ne reviendra plus (Stock)
  • Pierre Lepape. Une histoire des romans d’amour (Seuil)
  • Sylvain Tesson. Dans les forêts de Sibérie (Gallimard)
 Je rappelle cette page consacrée à la saison des prix littéraires, où les sélections sont mises à jour au fur et à mesure en même temps que s'élabore le palmarès 2011 des principales récompenses.

mardi 4 octobre 2011

L'actualité littéraire (34) - Huit pour un seul Goncourt

Dans le respect de la grande tradition annuelle, l'académie Goncourt a réduit de treize à huit le nombre de romans dans lesquel elle continue à chercher son lauréat 2011. Une vraie confirmation: la présence de David Foenkinos, dont Les souvenirs n'est cependant peut-être plus le favori unique (et très loin d'être mon préféré). Une vraie surprise, doublée d'une injustice: la disparition de Limonov, d'Emmanuel Carrère, un livre très supérieur à tout ce que j'ai lu de cette rentrée (c'est-à-dire quelques-uns, quand même).
Il me semble que Delphine de Vigan, passée pas loin la dernière fois avec un roman honorable, a toutes ses chances maintenant avec un roman bouleversant, Rien ne s'oppose à la nuit. Mais tous les autres, y compris le premier roman d'Alexis Jenni, L'art français de la guerre, pourraient faire de beaux Goncourt. Rendez-vous dans trois semaines pour une liste encore plus réduite, probablement de moitié. En attendant, voici ceux qui restent aujourd'hui:
  • Sorj Chalandon. Retour à Killybegs (Grasset)
  • David Foenkinos. Les souvenirs (Gallimard)
  • Alexis Jenni. L’art français de la guerre (Gallimard)
  • Carole Martinez. Du domaine des murmures (Gallimard)
  • Véronique Ovaldé. Des vies d’oiseaux (L’Olivier)
  • Morgan Sportès. Tout, tout de suite (Fayard)
  • Lyonel Trouillot. La belle amour humaine (Actes Sud)
  • Delphine de Vigan. Rien ne s’oppose à la nuit (Lattès)