jeudi 29 juin 2017

Les pouvoirs magiques du nombre 581

Dites 581... Oh! vous êtes très malade, la rentrée littéraire vous déjà atteint, alors qu'elle ne se présentera sur les tables des libraires que dans un mois et demi.
581, c'est donc le nombre magique révélé aujourd'hui par Livres Hebdo, principal observateur de la vie professionnelle du livre en France. Où la rentrée littéraire, on le répète chaque année (mais, m'inquiétant de votre santé mentale - redites 581, pour voir -, je recommence), est une exception culturelle à la fois absurde et nécessaire. Et non, je ne vais pas refaire le raisonnement aujourd'hui, surtout à cette heure indue pour quelqu'un qui se lève tôt mais sait qu'il sera privé d'Internet demain matin et préfère donc faire jeudi ce qu'il avait pensé faire vendredi. D'autant que, demain vendredi, j'ai un article à écrire, je l'avais promis pour la fin de la semaine (dernière) et il est grand temps d'y mettre le point final. Mais c'est une autre histoire.
Enfin, pas tout à fait, puisque l'article en question est consacré à un de ces fameux romans de la rentrée - je ne vous dirai pas lequel.
Sachez quand même, si vous avez eu la flemme de cliquer sur le lien ci-dessus (redites 581, pour voir où vous en êtes... oh! ça ne s'arrange pas, dites donc!), que les parutions annoncées se répartissent entre romans français, ou du moins écrits en français, car il doit bien y avoir quelques Belges, Suisses, Canadiens, Algériens ou autres nationalités diverses dans le tas, qui sont 390, dont 81 premiers romans, et romans étrangers - le reste. J'ai compris, vous manquez vraiment d'énergie, je refais le calcul dont Livres Hebdo avait déjà donné le résultat: 191.
C'est, au total, un peu plus que l'an dernier (560), au moins dans le domaine francophone (27 de plus). Tandis que les traductions sont moins nombreuses (à peine: 5 de moins).
En retournant vers le passé, c'est-à-dire vers les archives de ce blog, je constate que je n'avais trouvé aucun intérêt à parler des chiffres de la rentrée l'an dernier. Il est vrai que, hein? Mais, bon, en 2015, je m'étais malgré tout fendu d'une note et je constate avec plaisir que j'ai, par rapport à cette année-là, deux lectures d'avance. Mieux encore: au moment d'écrire ce petit texte plein de chiffres, il me restait il y a deux ans, en supposant que les jours fassent 72 heures et ne soient pas coupés par des nuits où je ne fais bêtement que dormir, 586 romans de la rentrée à lire (je présuppose que j'aurais eu envie de les lire tous). Contre seulement 576 aujourd'hui. Ça va mieux, beaucoup mieux.
Si vous voulez quitter les chiffres, je peux dire déjà que j'aime beaucoup, vraiment beaucoup, les romans à venir de Sorj Chalandon et de François-Henri Désérable. On en reparlera, bien entendu.

14-18, Albert Londres : «Maintenant que la justice a frappé»



Comment Constantin se soumit
Son départ

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Athènes.
(Suite.)
Et maintenant que la justice a frappé, ne parlons plus comme elle, redevenons un homme ouvert aux grandes douleurs des hommes et, le cœur tendu, assistons à la scène pathétique du départ du roi.
Il devait quitter le 12 à midi. Pendant deux jours encore, à la porte de la capitale, dans son château de Tatoï, il tint embrassés tous ses souvenirs d’enfant, d’homme et de souverain. Un troisième ultimatum, respectueux mais pressant, le réveilla de son dernier rêve et le matin, 15 juin, à 50 kilomètres d’Athènes, dans l’un des plus magnifiques paysages de l’Attique, à Oropos, petite baie de rêve, Constantin XII, à 11 heures 30, droit de corps, chancelant d’âme, s’embarqua.
Le jour se leva sur un village et une baie vides. Rien, sinon la majesté de la nature, n’était encore sur la nue ni sur la terre. Une première auto arriva, neuf officiers de marine en descendirent. Ils allèrent s’asseoir sur les marches de l’église.
Puis la mer s’anima. Un torpilleur apparut, un second le suivit, tous deux battaient pavillon de France ; ils ancrèrent. Une nouvelle auto amena des dames puis deux autres bateaux venant se ranger entre les deux torpilleurs s’avancèrent. Ceux-là battaient pavillon grec. C’étaient l’Espérine et le Spetsé. La baie ne devait pas se meubler davantage. Ainsi sur la mer restera fixée l’image du départ.
Et des autos arrivaient sur la place paysanne. À neuf heures, elles étaient une trentaine. Elles avaient déposé surtout des dames. Ce n’était une foule ni par le nombre ni par l’aspect. Chacune de ces cent personnes était un saint Jean ne voulant pas abandonner le Christ au moment du calice. Des camions apportaient les bagages.
La cloche de l’église sonna. Les dames, désirant que Dieu fût présent à ce calvaire, avaient demandé une cérémonie au pope. Les cent personnes entrèrent dans l’église. Un pensionnat de petites filles, en tablier rouge, chanta le Credo. Ces voix étaient une rosée. Les cent fidèles, du roi d’abord et de Dieu après, dans le calme de l’église, cherchaient en dedans d’eux-mêmes à souffrir le plus possible, et ils souffraient. Le chant se tut, le prêtre acheva quelques gestes du culte et subitement les yeux levés et pleins de larmes, les cent, de toute leur voix étranglée, crièrent : « Vive le roi ! » Le cri ne fut pas répété ; ils avaient donné toute leur âme d’une seule fois.
L’église se visa. Le roi ne devait venir qu’à 11 heures, il n’en était que neuf et demie. Les dames firent un chemin de fleurs sur la petite jetée où il allait passer. C’est leur cœur qu’elles auraient voulu y mettre. Ces personnes-là ne jugeaient pas : elles aimaient.
Des barques françaises poussées par des marins au pompon rouge – les frères des 43 tués le 1er décembre – abordent de temps en temps. Elles assurent un service entre les torpilleurs et l’embarcadère. Tout ce qui se passe est bien élevé, sans bruit, feutré.

Les adieux

Les femmes du village ont mis leur plus beau voile blanc et se rassemblent. Le pensionnat au tablier rouge se range le long de la jetée. On suit sur la route qui domine les autos qui arrivent. Voilà Zaïmis ! Chacun approche. Puis voici les princes, frères du roi, puis dans un camion les deux valets de chambre de S. M. Ils sont majestueux. Franchement on jurerait que c’est eux que l’on détrône. Puis voici le nouveau roi. Il a l’air étourdi. Au dernier moment, un jeune homme, à la figure retournée, répand encore des fleurs sur le chemin ; il juge qu’il n’y en a pas assez. Les autos royales descendent. Voilà le grand maréchal de la Cour ; il est troublé comme s’il présidait à un deuil cher. Il va reconnaître l’embarcation. Voilà la reine ; elle est insignifiante. Ce n’est plus qu’une simple voyageuse, presque une émigrée avec son voile jaune sur la tête. Voilà la petite princesse. On lui a dit pour qu’elle ne pleure plus qu’on lui ferait suivre son poney ; aussi se tient-elle comme une grande demoiselle qu’elle est. Tout cela est discrètement supporté. Puis un cri s’élève au-dessus de la place, un cri qui est plutôt un grand souffle : « Constantin ! » Constantin dans une auto découverte arrive. L’auto, comme les précédentes, ne va pas jusqu’au bout de la place. Constantin est en toile blanche, casquette blanche avec visière dorée. Il s’est arrêté visiblement frappé par tous ces amis. Il veut les voir encore. C’est pourquoi il ira à pied jusqu’à la jetée. Il se dresse et descend de voiture, on ne voit que lui. La princesse Hélène, sa fille, est bien à ses côtés. Le diadoque est bien à sa droite, mais on ne voit que lui. Son chauffeur a les yeux mouillés. Constantin est debout, appuyé à la portière, il regarde sans voir. Une petite fille à cheval sur un mur agite un bouquet de fleurs. Mais son bras est trop court. Constantin fait quelques pas, lève la main et sans voir prend les fleurs. Puis il revient s’appuyer à la portière. Les cent fidèles qui l’attendaient à cinquante mètres de là accourent. Le jeune homme qui jetait des fleurs se précipite tête nue, le corps, au fur et à mesure qu’il s’approche du roi, se baissant de plus en plus vers la terre. – « Oh ! » fait-il, comme s’il souffrait horriblement et il prend les mains de son roi et il y colle ses lèvres.
Le diadoque se met devant l’auto. Il est en civil ; il écarte les bras devant les amis de son père et son geste leur dit : « Soyez raisonnables, allons, c’est assez, l’heure est arrivée. » Des hommes sanglotent. Les dames sont plus réservées. Constantin avance, cinq ou six fanatiques accrochés à lui. Il touche la jetée. Tous tombent à genoux. Il n’y aurait que du silence sans quelques sanglots. Mais un sanglot domine les autres, c’est celui d’une dame qui n’avait pas l’habitude de rencontrer le roi devant tant de monde.
En face, les deux torpilleurs battant pavillon français et les deux bateaux grecs battant pavillon hellénique attendent. Au milieu des gens agenouillés, le roi avance. Ce n’est plus : « Vive Constantin ! » c’est : « Constantinos ! Constantinos ! » que l’on crie, que l’on murmure. La douleur     a emporté l’étiquette.

Tout à coup

Tout à coup ses regards et ceux des agenouillés et ceux de tous les témoins se heurtent, au bout de la jetée, à deux statues, plutôt à deux officiers français en grand uniforme qui ont l’air de deux statues. L’un est le commandant Clergeau, attaché naval, l’autre un lieutenant d’infanterie. Le dos à la mer, face au roi qui vient, immobiles ils attendent. Ils semblent deux spectres rappelant la faute à la minute du châtiment.
Constantin descend dans le canot. Quelques désespérés le retiennent par le bras. Le sanglot qui dominait les autres éclate encore. Constantin se dégage. Le canot ronfle. Le jeune homme, qui souffrait tant et lui baisait tant la main, se jette à l’eau. Le canot part : « Constantinos ! Constantinos ! » Le canot s’éloigne. Debout à cent mètres déjà de la terre, il lève sa casquette puis disparaît.

Le Petit Journal, 29 juin 1917


La Bibliothèque malgache publie une collection numérique, Bibliothèque 1914-1918, dans laquelle Albert Londres aura sa place, le moment venu.
Isabelle Rimbaud y a déjà la sienne, avec Dans les remous de la bataille, le récit des deux premiers mois de la guerre.
Et Georges Ohnet, avec son Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, dont le dix-septième et dernier volume est paru, en même temps que l'intégrale de cette volumineuse chronique - 2176 pages dans l'édition papier.

mercredi 28 juin 2017

La dernière danse de Pierre Combescot

Il signait, dans Le Canard enchaîné, Luc Décygnes. Forcément: ses articles étaient notamment consacrés à la danse. Mais les amateurs d'écritures charnues et sensuelles se souviendront surtout de l'écrivain Pierre Combescot, mort hier à 77 ans, pour quelques romans qui ont laissé des traces. Je n'ai pas tout lu. J'ai adoré tout ce que j'ai lu.

Baroque. Tel est le mot qui vient naturellement à l’esprit chaque fois qu’on parle de Pierre Combescot. À dire vrai, il ne donne guère l’occasion de l’utiliser tant il est discret. En 1973, il avait publié son premier livre, une biographie de Louis II de Bavière. Deux ans plus tard, son premier roman, Le Chevalier du crépuscule, inspiré par Frédéric II de Sicile. Puis il avait fallu attendre 1986 pour lire Les Funérailles de la Sardine, roman touffu et… baroque qui plongeait au cœur de l’Italie en remontant jusqu’au XVIe siècle. Voici enfin Pierre Combescot de retour avec son nouveau livre, Les Filles du Calvaire, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne manque pas de chair.
L’écriture en est un des moteurs les plus puissants : une grosse cylindrée à la mécanique sans doute un peu curieuse, peu orthodoxe, puisqu’on y décèle très vite un surprenant mais séduisant balancement de la phrase, qui ne retombe pas souvent là où on l’attendait. L’essentiel, quoi qu’il en soit, reste le mot « écriture ». Pierre Combescot a la sienne, extrêmement personnelle, et elle procure un bonheur de lecture digne des efforts nécessaires à l’adaptation du début. C’est qu’on n’entre pas dans un livre de Pierre Combescot comme dans n’importe quel petit roman habilement torché où la langue se réduit au plus petit commun dénominateur. Non, il y a ici une exigence inhabituelle qui impose de se mettre en harmonie avec elle, à son diapason, comme un œil doit s’accommoder en fonction de la distance à laquelle il se trouve de l’image observée. Si l’on n’y parvient pas, ou si l’effort paraît trop important, on risque fort de passer complètement à côté de ce livre. Il y aurait de quoi nourrir quelques remords.
Pierre Combescot désigne de manière transparente, dans les premières pages, une des sources auxquelles s’abreuve sa plume. Il le fait en parlant des Poignardeurs, « des petits gars juteux qui possédaient le sens inné du beau geste, dût-il être criminel », et de leur langue : « Ils avaient leur jargon ; un parler souple et imagé où chaque mot recelait un parfum d’aventure. En reprenant à leur compte l’arpion des indics et des vaches et le bigorne du petit poisseux des fortifs, ils perpétuaient, sans s’en douter, la tradition de la langue verte. » Une langue qui coule, qui roule, bruyante et rocailleuse, inventive à tout moment, qui monte à la tête et enivre au point qu’on s’en parfumerait bien tout le corps tant elle est charnelle, en particulier quand Combescot la met dans la bouche de ses personnages. Ou sous leur plume…
Car l’histoire qu’il raconte (une des histoires, du moins) est aussi affaire d’écrit. Elle se nourrit d’une longue correspondance entre Madame Maud et la Roubichou, entrées « dans le jeu terrible de l’écriture » où les mots eux-mêmes entraînent toujours plus loin, toujours au-delà de ce qu’on pensait confier à l’autre, jusqu’aux secrets les plus intimes, les plus inavouables, contredits, réécrits sans cesse afin de brouiller les pistes, mais plus les pistes se superposent approximativement et plus la vérité apparaît en filigrane…
Elles en auront, des douces cochonneries à se raconter, ces deux-là qui ont déjà beaucoup vécu, entraînées dans un nouveau tourbillon de vie et de mort, comme dans une danse qui commence lentement et s’achève en trépignement féroce.
Les lettres échangées ainsi entre les deux femmes, qui ont davantage en commun qu’elles le pensent, racontent donc des histoires du passé. Mais pas n’importe comment. Madame Maud « mettait un malin plaisir à rendre les choses difficiles – sans doute pour qu’elles fussent irrémédiables ; elle égarait sa victime par des surprises, des fausses confidences, des dénouements imprévus à une histoire commencée quelques lettres plus tôt, laissée en quenouille et reprise alors même que sa correspondante en avait oublié le début ».
Ces avancées et ces reculs, ce lent entortillement, c’est aussi le rythme auquel nous balade Pierre Combescot, qui est notre Madame Maud et dont nous sommes la Roubichou. Plusieurs chapitres se terminent par la phrase-appel : « Et voici comme. » Et nous voilà relancés !
Pour faire bonne mesure, et pour achever de lier son lecteur, Pierre Combescot fait mine d’organiser tout cela avec une certaine logique. Mais attention ! Quand il commence à expliquer : « Puisqu’il nous faut restituer les événements dans leur chronologie, en respectant l’ordre plus ou moins dans lequel ils advinrent », il est prudent de se méfier ! C’est un piège de plus qu’il nous tend en tissant entre les années une toile si serrée que nous ne pourrons plus nous en dépêtrer. Encore faudrait-il avoir envie d’en sortir, ce qui est peu probable…
Nous sommes en effet plongés, avec ce roman, dans un monde étrange, sordide et grandiose à la fois. Grandiose dans le sordide, en quelque sorte.
L’univers marginal où s’agitent les personnages va chercher ses racines loin et en des endroits très divers. On nous parle de juifs d’Afrique du Nord, de Russes blancs, de légionnaires parmi lesquels se trouve un ancien nazi, d’un homme qui veut être Landru ou rien, d’une naine qui se précipite au « grand théâtre de la mort », d’une marraine de guerre, du Chinois, d’une donneuse, de michetons, etc. Cela fourmille, cela grouille, dans un monde interlope qui pourrait être celui de Modiano mais où les ombres familières de celui-ci auraient pris une réelle consistance physique et, du coup, auraient surgi pour la première fois en pleine lumière, étonnants de vie.
Malgré deux guerres mondiales, malgré de nombreuses disparitions explicables ou inexpliquées, c’est peut-être l’image du cirque qui marque le plus profondément le roman. Est-il activité ou divertissement plus baroque qu’un cirque ? Les trapézistes nient la pesanteur, au risque de se voir rattrapés par celle-ci, et se trouvent en permanence sur le fil du rasoir. Les clowns forcent le trait, se griment pour n’être plus que des porteurs de masques, rient ou pleurent trop fort, afin que l’on sache bien que tout cela n’est pas vrai, que c’est seulement une caricature de la vie. Oui, mais… une caricature peut parfois mieux faire comprendre ce qu’est la vérité !
On croit entendre la musique de ce cirque, il y a quelque chose de tourbillonnant, des paillettes dans l’air. En même temps, une fois encore, on n’échappe pas au sordide. La femme-tronc semble avoir un destin particulièrement tragique. Le soir où, en pleine représentation, alors qu’un artiste monte, éclairé par un cercle de lumière, vers le sommet du chapiteau, on découvre un pendu qui a choisi cet endroit apparemment incongru pour mettre fin à ses jours est un moment particulièrement significatif : c’était la fête, le spectacle haut en couleur, l’endroit par excellence où on ne pense pas aux soucis quotidiens, et puis voilà la mort, violemment présente, qui rappelle la précarité de l’existence.
Cette image-là, forte et brutale, est à la mesure de tout le roman. Il est excessif, mais d’un excès nécessaire, où rien n’est jamais gratuit. Tout y concourt, au contraire, à mettre en place une atmosphère de rage et de délire, qui fait penser parfois à Belle du Seigneur, d’Albert Cohen, avec son souverain mépris pour les conventions, fussent-elles romanesques ou sociales.
Cette histoire pleine de bruit et de fureur se découvre dans l’urgence, pressé qu’on est d’en savoir plus, de relier ensemble des morceaux qui paraissent parfois disparates. On en sort essoufflé d’avoir tant couru à la poursuite des personnages, mais heureux d’avoir partagé avec eux cette tranche de monde.
Et, puisque Les Filles du Calvaire ont reçu, cette année-là, le Prix Goncourt, je m'étais ingénié à traquer Pierre Combescot dans la retraite où il s'était isolé (au milieu des taureaux, m'avait-il dit) pour trouver un peu de calme avec la tempête. Ce qui a donné l'entretien suivant.
Cité depuis des semaines comme le grand favori du Goncourt, Pierre Combescot était bien au rendez-vous du premier tour.
Pierre Combescot est un romancier qui aime embrasser, dans le même mouvement, la langue, le récit et les personnages. Il y a cinq ans, Les Funérailles de la sardine avaient été couronnées par le prix Médicis. Du temps s’est passé avant de retrouver la signature de Combescot sur la couverture d’un livre, mais l’attente en valait la peine : Les Filles du Calvaire offrent, avec la même générosité, une épopée jouissive. Il y a du cirque et des chansons, de l’opéra et des gros mots, des destins tragiques et d’autres dérisoires. Il se passe sans cesse quelque chose et, même si c’est impossible à résumer clairement, à moins de réduire le roman au fil tenu par Rachel Aboulafia, la Juive venue de Tunis et installée dans un bistrot sous le nom de Madame Maud, c’est tout le contraire d’une faiblesse !
La semaine dernière, dans la fébrilité des derniers jours avant un vote qu’on lui promettait en sa faveur, Pierre Combescot s’était retiré loin de Paris et avait fui les journalistes. Nous avons cependant bénéficié d’une exception qui nous a permis de réaliser cet entretien il y a quelques jours.
— Le temps qui se passe entre vos livres, est-ce parce que vous arrêtez de travailler après avoir publié, ou parce que vous travaillez longtemps ?
— Ce sont de gros livres, la plupart du temps, et j’y travaille quotidiennement, d’une façon régulière. Mais, entre deux romans, il me faut toujours une année de battement où je tourne autour, avec des feuillets que je déchire.
— Quel a été le point de départ des « Filles du Calvaire » ?
— C’est très difficile à dire. Je pense que j’avais depuis très longtemps ce livre en moi à travers une expérience de musique wagnérienne, du mythe de Parsifal, etc. Et, en même temps, j’avais une espèce de vengeance à assouvir auprès des mélomanes fanatiques de Wagner teutonisés. Quand je suis allé pour la première fois à Bayreuth, je devais avoir une vingtaine d’années, et il y avait encore un public extrêmement typé. On sentait les vieux nazis et, autour d’eux, des Français qui étaient vraiment de vieux relents de collaborateurs. Ils se retrouvaient à travers Wagner. Et puis, en approfondissant un peu l’histoire de Parsifal, il m’est apparu que Kundry était l’équivalent du Juif errant, puisqu’elle est la femme au double visage. Et donc, forcément, elle devait être juive. Ça m’a fait beaucoup rire de penser que Hitler avait dû l’applaudir à Parsifal alors qu’il aurait dû lui mettre une étoile jaune et l’envoyer dans un camp.
— C’est l’ironie de l’histoire !
— Voilà, c’est l’ironie de l’histoire. Et mon héroïne assimile son destin à celui de Kundry – elle ne connaît pas une note de musique, elle ne sait pas qui c’est, elle ne sait pas qui est Wagner, etc., mais, tout d’un coup, quand on lui raconte cette histoire, elle pense que c’est son destin.
— L’écriture est-elle importante pour vous ?
— Je vais vous dire une chose : il n’y a pas de livre sans une écriture, il n’y a pas de livre sans une voix, il n’y a pas de livre sans un style. On peut avoir les plus belles histoires du monde, s’il n’y a pas un style, une voix, une patte personnelle, il n’y a pas d’écrivain, il n’y a pas de roman.
— Votre écriture vous vient-elle naturellement ?
— C’est très travaillé, je sue. J’écris raide tout de suite, et c’est pour ça que je suis très lent. Mes manuscrits ont beaucoup de ratures, mais, dans le premier jet, il y a déjà la musique du livre.
— Il semble y avoir quelque chose de charnel dans vos rapports avec la langue…
— Oui. Je ne chipote pas. Je suis le contraire de quelqu’un de maigrichon, et physiquement, et intellectuellement, et aussi dans mon écriture. Vous avez raison, c’est une phrase qui a du sang. Mais, en même temps, il ne faut pas non plus que ça aille jusqu’à l’apoplexie. Trop gourmande, la langue devient insupportable. Je prendrais comme modèle le Flaubert de Bouvard et Pécuchet et non pas celui de Salammbô. Ou alors, le Flaubert des lettres.
— Est-ce un livre qu’on peut lire à plusieurs niveaux ?
— Tout à fait, oui. Il m’est apparu comme ça. Le soubassement m’est apparu d’abord. C’est comme en peinture : il n’y a pas de belle peinture s’il n’y a pas un beau dessin. Pour le roman, c’est la même chose s’il n’y a pas un plan, voulu ou pas voulu – parce que le roman force la main de l’écrivain. Le plan m’est dicté, je ne peux pas y échapper. Quand, par exemple, un personnage n’est pas voulu par mon roman, il tombe de lui-même. Et je l’oublie. C’est donc qu’il n’avait pas d’existence véritable.
— Dans un ensemble aussi vaste, comment sait-on que le livre est terminé ?
— On peut toujours surcharger, faire un livre épais. Mais c’est un peu comme un fruit, il faut qu’il vienne à maturation, qu’il se détache de l’arbre, qu’il tombe et qu’il ne soit pas trop lourd, qu’il ne s’étale pas. Il faut sentir ce moment, et il faut le cueillir. Il y a des gens qui ne savent pas, et qui laissent pourrir le fruit. J’aurais pu faire une fin beaucoup plus chargée et je ne me le suis pas permis. Je voulais finir sur une sorte de mystère, comme une parabole. Les personnages ont eu tant de vie que je pouvais me permettre de les liquider en trois feuillets…

Ce soir on soupe chez Pétrone (2004)

Parlez-vous zobain ? C’est ainsi que Pétrone qualifiait, à Marseille, l’argot des canailles. Ils allaient z-aux-bains. Où le zob occupait une place prépondérante. Voici donc Rome, au sens large, dans son génie et sa débauche. Un Satiricon revu et revisité par Pierre Combescot, maître ès civilisation et perversion antiques. Les mémoires apocryphes de Lysias sont un régal qui comble les gourmets et les gourmands. Car les excès n’empêchaient pas le bon goût. Ni la franche rigolade, la poésie.

De Florence à Paris, à cheval sur les 16e et 17e siècles, les alcôves bruissent d’amours illégitimes. Les complots fleurissent à tous les étages. Les espions les rapportent et les entretiennent. Toutes les rumeurs prennent des proportions délirantes. Le duel est à la mode, tandis que des armées combattent. Le meurtre est monnaie courante, par le poison, l’arme blanche ou le pistolet. L’époque est, pour le dire vite, un gros tas de fumier bien puant sur lequel brillent malgré tout des pierres précieuses. Car les richesses ne manquent pas et elles nourrissent la convoitise des plus ambitieux.
L’ambition, Léonora l’a tétée à Florence au sein de sa mère qui, blanchisseuse, rêvait d’un destin singulier. Sa fille, bien que très laide, a hérité d’un rêve qu’elle entreprend de réaliser dès lors qu’elle entre au service de Marie de Médicis. Pour la coiffer. Et plus si affinités, puisqu’elle entreprend d’amuser cette jeune fille dont l’enfance s’est déroulée « entre jeux, fêtes et crimes sanglants. » Avec la confiance qui grandit, Léonora comprend qu’elle peut manipuler Marie, en faire l’escabeau qui la conduira vers la gloire et, surtout, la fortune. La prédiction d’un mariage royal pour Marie permet à celle-ci de suivre les conseils de son amie, son autre elle-même, pour refuser un prétendant en attendant celui qui sera digne d’elle. Un roi de France, pourquoi pas ?
Pierre Combescot s’inscrit dans l’histoire, dans les périodes surtout où il trouve à s’ébattre au milieu des excès les plus fous. Il mène un train soutenu, fouette ses phrases, crève les mots sous lui pour leur faire dire ce qu’il veut. Et s’épanouit en décrivant Marie qui « fait la reine » tandis que Léonora se régale d’être sur le bon chemin.
Elle ne se trompe pas. Elle épouse Concini, un aventurier florentin qui lui ressemble, rapine, encaisse les fruits de la corruption, accumule les richesses, la voilà bientôt marquise, puis maréchale de France. Quel parcours !
Ouais. Sauf la fin. Dans un monde à l’instabilité chronique, les vainqueurs d’un jour deviennent souvent les dépouilles du lendemain. Et la Galigaï – un nom qu’elle a acheté – terminera dans l’horreur une existence au cours de laquelle elle avait joui de tout ce qu’elle avait désiré.
S’il brasse la fange à pleines mains, Pierre Combescot ne s’en contente pas. Il brasse aussi la langue, comme on le sait depuis longtemps – la réédition de son prix Goncourt, Les filles du Calvaire (Grasset, Les cahiers rouges) le prouve aussi plus près de nous dans le temps. Quelques mots rares dansent selon des rythmes inédits. Il crée des accords parfaits entre la musique d’une grammaire personnelle et ce dont il nous parle.
Son roman ne donne pas de leçon. Fallait-il brûler la Galigaï ? Ceux qui en étaient convaincus en viennent presque, après que c’est arrivé, à éprouver de la compassion pour elle. Preuve en tout cas que les sentiments humains sont toujours plus compliqués que les intrigues auxquelles ils participent.

14-18, Albert Londres : «Constantin a passé la main»



Comment Constantin se soumit
Les vingt-quatre heures de colère impuissante

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Athènes.
(Suite.)
Donc, lundi 11, à deux heures, il abdique, – plutôt il passe la main, remarquez qu’il n’a pas abdiqué. À 2 h. 10, les anciens présidents et les ministres sortent du palais. Nous en abordons un.
— Émouvant, dit-il, et il ajoute : « Non, je ne puis pas en dire plus long, j’ai le cœur trop plein. »
Constantin a passé la main. Le conseil de la Couronne et nous, sommes les seuls à le savoir. Comment la ville le prendra-t-elle ?
Quatre heures, cinq heures, les journaux n’annoncent rien.
Après cinq heures, subitement, la physionomie de la ville est retournée. On la voit pâlir comme un vrai visage : la ville sait.
Alors tout s’enchevêtre. Cent événements différents actionnés par un même mobile n’ont plus l’air d’en faire qu’un seul. Une première bande formée on ne sait où, forte de trois cents hommes, précédée comme d’un tambour-major, d’un véritable géant, vient vers le palais. En passant devant l’hôtel Grande-Bretagne, séjour des étrangers, ils lancent des regards haineux. Tous les Européens qui, à un titre quelconque, travaillèrent au détrônement du roi habitèrent cet hôtel. C’est lui qui reçoit les premiers contre-coups.
Les bandes circulent mais ne s’arrêtent pas. Les journaux vénizélistes ne sont pas encore assiégés. Nous gagnons la Patris.

« Le Tocsin »

Un rédacteur entre essoufflé et crie : « Les épistrates courent aux cloches, on va sonner le tocsin. » La ville s’anime, se peuple et grouille plus fort de minute en minute. 6 h. 40, voilà le tocsin ! C’est une cloche d’abord au son aigre ; celui qui l’agite y va à tour de bras, elle ne tinte pas, elle bredouille, tellement elle se presse. Puis en voici une autre, puis une troisième, puis nous ne les comptons plus : c’est le tocsin. C’est comme si un crêpe vous tombait sur l’âme. Le visage de la ville change encore de couleur ; soudain elle se souvient. On voit repasser sur lui les terreurs du 1er décembre. La foule revoit du sang. Elle fuit, sans savoir où, sans savoir pourquoi. Elle se lève, apeurée, des terrasses des cafés, des pâtisseries. Beaucoup ont trouvé des voitures et, assis, se penchent en avant come pour aider le cheval. Les gens riches se précipitent sur les autos pour filer. Le tocsin plane sur cette panique, il est 7 h. 15 : une allumette dans cette paille et il semble que tout va flamber.
Zaïmis a promis que l’ordre ne serait pas troublé.
Mais Zaïmis a fait prévenir les chefs et les tient à l’œil. Les officiers blêmes, n’ayant pas reçu de mot d’ordre sont dans les rues comme des statues de sel. Livieratos, le chef des énergumènes, est avec les siens devant le palais. Le palais est entouré par la foule. Livieratos veut voir le roi. À la tête d’une délégation, il franchit les grilles du palais. Un frère du roi le reçoit. « Rien n’est définitif, dit le prince. S. M. vous demande de ne pas troubler l’ordre. Évitez un irréparable malheur à la patrie. » Les irréparables malheurs sont près d’ici : nos canons, nos autos blindées, nos troupes sont sur les eaux bleues du Phalère. Et la foule toujours plus dense, dense jusqu’à être bientôt toute la ville, monte, monte, vers le palais. La nuit tombe là-dessus. Pas un soldat, pas une patrouille.

Dans la nuit

Huit heures, neuf heures, la foule monte, monte. Elle est faite maintenant d’hommes, de femmes, d’enfants. Son aspect a changé. Entre cinq et sept, sous le tocsin, elle était agressive ; elle devient promeneuse. Elle passe, passe sans arrêt devant le palais. Elle a l’air de défiler devant un catafalque. Les cinémas, les cafés, les théâtres sont fermés.
Est-ce que les troupes françaises vont débarquer ? La ville s’allume. Les officiers se rendent tous au club. Ils ne peuvent pas croire qu’ils ne peuvent rien. Ils vont se consulter. La foule défile toujours. Les portes, les fenêtres du cercle militaire sont grandes ouvertes. L’armée paraît vouloir délibérer au grand jour. Des épistrates essayent de soulever la rue ; la rue ne répond pas. Les officiers en uniforme blanc se promènent fébrilement sous les lumières des salles du cercle. Tous les galons de la garnison d’Athènes sont réunis là. Ils viennent de déléguer quinze d’entre eux pour aller demander des instructions au roi. Ces quinze sortent. Il est dix heures. Ils vont à pied, ce n’est pas loin. Ils font une tache blanche dans la nuit ; ils vont demander la permission d’en faire de rouges. Ils marchent à travers le peuple, et arrivent devant les grilles du palais ; des épistrates y sont accrochés. « Qu’on les laisse entrer », crient-ils. Ils entrent.
Un frère du roi les reçoit. « Gardez votre épée, leur dit-il, autrement d’effroyables malheurs tomberont sur la patrie. » Ils s’en reviennent. Le cercle les attend, piétinant. Ils rendent compte de leur mission. Au dehors, on suit le jeu. Et, surexcités, ils recommencent à se promener sous les lumières. Le peuple défile toujours devant le catafalque… devant le palais, veux-je dire.

Au seuil de la violence

À minuit – l’heure n’est pas inventée : c’est bien à minuit – Livieratos, le sanguinaire, se présente au club des officiers. Il veut les entraîner au palais. « Nous en venons, disent les officiers ; l’ordre est de ne rien faire. » — Passons sur l’ordre ! crie Livieratos, et ses éclats de voix s’entendent à 100 mètres sur le trottoir. « Passons sur l’ordre, vengeons le roi, refaisons le 1er décembre. » Mais les officiers s’en tiennent à l’ordre. Ce qui prouve qu’au 1er décembre, ils s’y étaient tenus et que l’ordre était de tirer.
Livieratos sort du club. Le tocsin, subitement dans l’obscurité, se remet à sonner. La nuit ajoute à son effet. Trente excités s’écrient : « Chez Lampsas ! » Lampsas est le propriétaire de l’hôtel Grande-Bretagne, mitraillé le 1er décembre. Ils répètent : « Chez Lampsas ! » Mais ils ne sont plus que dix en arrivant à la porte. Les ordres n’y sont pas, ni peut-être le désir. Le tocsin ne produit pas son effet ; on sent vraiment dès cette minute qu’il n’y aura pas de sang : l’affaire a été bien menée.
Le premier matin arrive. Les journaux peuvent être vendus. Il n’est pas un seul homme sur les dix milliers que nous croisons qui ait le nez en l’air. Tous sont plongés dans un journal qu’engloutit leur regard. Les journaux ont sur le coup changé de politique ; ils qualifient l’heure « d’heure de la suprême sagesse ». Le peuple avale sans grimace la nouvelle pilule. Il pense visiblement : « Si c’est le remède qui doit nous guérir, avalons ! » La matinée avance. Aucun magasin n’ouvre ses portes, la ville processionne toujours vers le palais. Le roi doit partir à midi.
« Il ne partira pas, crient les épistrates qui entourent le palais ; nous l’empêcherons de sortir. » Et ces centaines d’hommes vont tenir huit heures la ville en haleine. À dix heures, le métropolite arrive en voiture pour faire prêter serment au nouveau roi. Ils détournent sa voiture et le forcent à repartir. À 10 heures et demie, trois ministres se présentent à la grille. « Vous allez faire évader notre roi », disent-ils. Ils les prennent par les épaules et les obligent au demi-tour. Plus tard, un des leurs, Stratos, apparaît. « Pourquoi dans le conseil de la Couronne, n’as-tu pas dissuadé le roi d’abdiquer ? » Et ils le rossent.

Le roi essaye le dernier moyen

Mais on apprend que le roi, qui devait partir à midi, ne quittera pas son palais. Il ne peut pas, dit-il. La foule l’en empêche. Visiblement, la foule ne l’en empêche pas. Sont-ce les complications qui commencent ? La ville sait cela. Immédiatement, la fièvre la reprend. Des autos roulent à toute vitesse au Phalère. On va prévenir M. Jonnart.
Midi. Le roi n’est pas parti. Une panique reprend la ville. On croit que tout recommence. On entend des gens qui crient : « Toute l’armée vient de se joindre aux épistrates. » C’était simplement une patrouille qui causait avec eux.
C’est tout de même grave. Le roi prétend qu’il veut bien partir, mais qu’il ne le peut pas.
Deux heures et il est encore là. Et voilà qu’un bruit s’empare de la ville : « Constantin, crie-t-on, est malade ! Sa plaie s’est rouverte ! » Le peuple s’excite. À l’École française, où siège notre mission, on perçoit tout le danger. Il n’y a plus de temps à perdre, il faut tailler hardiment. Un avion apparaît. C’est notre premier avertissement. C’est peu et beaucoup : il montre que nous supportons bien d’être patients une heure, mais pas deux.
Allons ! nous devons en arriver au grand moyen. Le général Regnault doit débarquer nos troupes. Elles débarquent.

Les Français !

Route de Phalère, voilà les Français ! Ils passent, devant les deux palaces de la plage. Des palaces, poilus ! Des dames aux grands yeux d’Orient qui vous regardent ! des enfants élégants qui jouent sur le sable ; la mer, l’Acropole. Ah ! poilus, quelle g… vous avez dans ce décor !
C’était le remède. Nos troupes, joyeuses, avancent sur la grande route propre. À leur approche, les postes grecs courent pour disparaître plus vite. À quatre heures et demie, émerveillées, elles sont à trois kilomètres d’Athènes : Constantin va subitement mieux.
Cinq heures ! Des cris percent une foule : « Zito ! Zito ! » L’âme d’Athènes s’exhale une dernière fois. C’est Constantin, en pékin, qui démarre.
(À suivre.)

Le Petit Journal, 28 juin 1917.



La Bibliothèque malgache publie une collection numérique, Bibliothèque 1914-1918, dans laquelle Albert Londres aura sa place, le moment venu.
Isabelle Rimbaud y a déjà la sienne, avec Dans les remous de la bataille, le récit des deux premiers mois de la guerre.
Et Georges Ohnet, avec son Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, dont le dix-septième et dernier volume est paru, en même temps que l'intégrale de cette volumineuse chronique - 2176 pages dans l'édition papier.

lundi 26 juin 2017

14-18, Albert Londres : «Livieratos, énergumène à ressort»



Comment Constantin se soumit…

Les télégrammes de notre envoyé spécial, M. Albert Londres, nous ont résumé les incidents qui ont marqué le départ d’Athènes du roi Constantin. Mais l’histoire de ce roi qui tombe vaut d’être connue dans les détails. Notre collaborateur, qui l’a vue et vécue, nous en adresse le récit plein de couleur dans les pages qu’on va lire.
Athènes, juin.
Depuis six mois, l’honneur de la France traînait dans la poussière de Grèce ; il vient de se relever.
Athènes étouffait sous le malaise ; la ville sentait qu’elle touchait à une fin. Le pays étranglé par la haine et la famine ne pouvait plus respirer. Le pendu, arrivé à son dernier souffle de vie, de ses propres mains, pour avoir de l’air, commençait à se déchirer la gorge. M. Jonnart arriva et le dépendit.
Le dimanche 3 juin, Constantin, en grand plumet, sortit dans la ville. C’était sa fête ; on lui chantait un Te Deum à la métropole ; il allait l’entendre. Il était en daumont, la reine Sophie à ses côtés. Il saluait, il souriait, mais ce salut et ce sourire étaient tels que Constantin semblait être une figure immobile sur laquelle un mécanisme faisait passer de temps en temps un mouvement et un rictus. Il s’était, avant de sortir, maquillé d’amabilité.
Le peuple ne s’y trompa pas.
— C’est sa dernière fête, dit à mes côtés un tondeur de chiens.
Ce tondeur de chiens ne pâlissait pas les nuits sur la politique, il comprenait cependant ce que d’autres personnes – il ne s’agit pas de M. Guillemin – dont c’était le métier, n’arrivaient pas à entendre.

« Zonnart ! »

Le 4 juin, rien ; quelques hoquetements du pendu seulement. Le 5, un nom éclate dans la ville : Jonnart ! plutôt Zonnart avec un Z. Il n’était pas dans les journaux mais sur toutes les langues – avec un Z. On n’entendait plus que Zonnart, Zonnart. Le 6, la presse boche, en grande manchette imprimait : « Zonnart vient mettre les traîtres à la raison ». Les traîtres, c’étaient nos amis. Il est vrai qu’en Grèce nous en avions vu d’autres.
Où était Jonnart ? On ne parlait que de lui, on ne le voyait jamais. Ce fut le commencement du trouble pour les Grecs. Un homme qui est tout puissant et invisible comme Dieu ne pouvait être qu’un diable.
M. Jonnart était sur un bateau, à Keratsini. Il y recevait les ministres de l’Entente puis nos attachés militaires.
« Où est Jonnart ? où est Jonnart » se demanda, le 7, tout Athènes. M. Jonnart était devenu le nombril de la ville. On ne pouvait plus s’en passer. Mais il avait gagné Salonique.
Athènes l’apprit et pâlit. « Si Jonnart est à Salonique, ce n’est pas un ami » se dit-elle. Athènes l’avait déjà vu embrassant le roi et Zaïmis, dînant chez l’un, dansant chez l’autre et roulé par les deux.
Et c’était chez Sarrail et chez Venizelos qu’il allait ! Jonnart du coup fut dédoré. Les Athéniennes ne l’eurent plus comme chéri, car ces dames sont royalistes : c’est chic.
Passons le 8, et arrivons au 9. Le 9, un coup terrible frappa Athènes en plein dans le cœur. Ce ne fut pas la prise de Janina par les Italiens, peuh ! Ce fut une dépêche annonçant que M. Jonnart, publiquement et en grande pompe, avait pris un de ses repas avec Sarrail, Venizelos et un tas d’autres lépreux horrifiants.
Athènes est subtile. Elle comprit que M. Jonnart avait choisi sa table.
Le soir même, le ministre de France partit et l’événement se précipita. M. Jonnart, la nuit, revint à Keratsini, il y apportait le cercueil à poignées d’or de Constantin.

L’heure finale

Donc nous sommes au dimanche 10. Athènes se réveille et son souffle est suspendu. Ses journaux ne lui disent rien de précis, mais elle renifle. Elle n’entend pas encore résonner la marche funèbre, mais elle voit qu’on en prépare les partitions.
C’est l’heure finale. Les amis du roi vont se lancer dans une suprême tentative de sauvetage. Ces amis qui ne sont pas tous des Grecs ni des Allemands ne se connaissent pas. Ils vont, de nuit, à Keratsini réveiller M. Jonnart. Ils lui disent : « Vous allez faire couler des ruisseaux de sang, dans les rues d’Athènes. » Ces messieurs ont des idées personnelles.
D’inadmissibles escamotages ont tant de fois sauvé le roi que ces manœuvres travaillent. Des cuirassés, des troupes sont là, nous le savons, nous les voyons. Mais nous les avions déjà vus en juin 1916 et en août, deux mois plus tard…
Le gouvernement occulte se démène. Dousmanis et Gounaris échangent des serments de fidélité, de résistance et de Saint-Barthélemy. Dousmanis et Gounaris, dans leur fièvre de partisans, croient que le Grec va se dresser pour défendre son roi. Ils pensent au 1er décembre où nos marins furent assassinés. Ils vivent sur les tombes de nos marins.
Toute la bande de Boches s’excite. Livieratos, général civil des épistrates, énergumène à ressort, déclare qu’il va se substituer au roi, à l’armée et à la nation. Il lance la mobilisation de ses réservistes. Il leur donne rendez-vous pour le soir, à minuit, place de la Concorde, – car Athènes a une place de la Concorde – ; il compte qu’ils viendront cinq mille.
Pour l’instant, il n’est que midi. Attendons douze heures.
Ne perdez pas le fil, nous sommes toujours au dimanche 10, la veille de la renonciation du roi. Les officiers, à la terrasse des pâtisseries, se font menaçants. Ces gens-là, parce qu’ils ont assassiné quarante-trois petits marins, se croient les héros de la grande guerre. Athènes est petite. Chacun sait quel est celui qui passe ; ils disent sur nos pas et dans un clair français : « Ce ne sera pas plus difficile que la dernière fois. » Et ils se remettent à sucer leur glace – sans doute pour se refroidir le sang.
Comment savent-ils que l’on va détrôner leur roi ? Leur a-t-on dit ? Non. Ils le savent.
La ville sait par les domestiques de la cour qu’au palais on ficelle les malles. Comment l’opération se passera-t-elle ? Jonnart descendra-t-il à terre ? Ah ! Jonnart ! les Athéniens n’ont que vous dans la bouche, ils s’empiffrent réellement de votre nom. Il est trois heures de l’après-midi. Il faut que les Athéniens soient hors d’eux-mêmes, pour n’être pas encore au lit !
Mais il est quatre heures. M. Jonnart a fait appeler Zaïmis. M. Jonnart est toujours sur son bateau. Les officiels seulement savent cela, pas la foule. Les officiels retiennent leur pouls : il sauterait.
Zaïmis, sa communication reçue, est allé la porter au roi. Dousmanis, aussi furieux qu’un taureau lardé, court en auto vers le palais. De tous ses yeux il avale la route qu’il trouve trop longue.

Coup de vent et coup de barre

Huit heures. Subitement une dépression s’abat sur les Français renseignés : l’affaire est dans l’eau. Oui, pendant quelques heures de cette nuit de dimanche à lundi, notre justice fut encore sur le point de s’évanouir : nous allions nous en retourner à Salonique. Que la France sache ce qu’elle doit à M. Jonnart, au général Sarrail et aux généraux Caubone, Mas et Braquet. Dans le milieu de la nuit, le rétablissement était accompli.
Ce coup de vent et ce coup de barre se passaient sur mer. Et c’est à minuit que les épistrates de Livieratos devaient épistrater. Ils épistratèrent, mais à cinq cents seulement au lieu de cinq mille. Ils étaient serrés comme des froussards. Nous avons traversé leur masse, en voiture. Ils ne se plaignirent même pas d’être dérangés. À un moment, Livieratos leva pourtant son revolver et fit friser quelque chose dessus – mais il n’y avait pas de balles dedans.
Athènes ne dormit pas et le roi fuma, et neuf heures du matin trouvèrent Zaïmis chez M. Jonnart.
M. Jonnart lui disait : « Le roi doit abdiquer aujourd’hui 11 juin et être parti le 12 à minuit.
La matinée était chaude. Les officiels en tenue de campagne, le revolver visible, passaient par groupes résolus. Une réunion les appelait. Dousmanis, empoisonné, tournait en auto dans toutes les rues de la ville. Les ministres de l’Entente, encore ici, tournaient de même. Les dames – et ce fut bien ma plus grande peine – sur le passage d’un « sale Français » maniaient leur ombrelle comme un bâton. Mais, vision décisive : les anciens présidents du Conseil se rendaient au palais.
Midi. Le dernier conseil de la Couronne se tient. Zaïmis rapporte la volonté de M. Jonnart. Gounaris est pour la résistance. Les autres, apercevant l’ombre de Sarrail au nord, au sud et en face, douloureusement se taisent et s’épongent. Constantin se soumet. Alors il fait appeler sa famille : « Il faut partir » dit-il simplement.
La plus petite des princesses qui perdait son poney éclata en sanglots.
France, de cette aventure, ne regrette que les larmes de la petite princesse.
(À suivre.)

Le Petit Journal, 26 juin 1917

La Bibliothèque malgache publie une collection numérique, Bibliothèque 1914-1918, dans laquelle Albert Londres aura sa place, le moment venu.
Isabelle Rimbaud y a déjà la sienne, avec Dans les remous de la bataille, le récit des deux premiers mois de la guerre.
Et Georges Ohnet, avec son Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, dont le dix-septième et dernier volume est paru, en même temps que l'intégrale de cette volumineuse chronique - 2176 pages dans l'édition papier.

samedi 24 juin 2017

Les traducteurs meurent aussi (Régis Boyer)

Huit jours après sa mort, Régis Boyer a droit à une "brève" dans les pages livres de Libération. Voilà ce qu'on appelle une sortie discrète, à 84 ans. Régis Boyer a pourtant beaucoup écrit, essentiellement sur la littérature scandinave, et il a surtout beaucoup traduit, en particulier de la littérature islandaise. Gageons que, sans lui, la génération des auteurs de polars venus de cette petite île où il doit y avoir le plus fort pourcentage mondial d'écrivains par rapport à la population serait bien moins connue des lecteurs francophones. Et même en dehors des auteurs de polars, d'ailleurs.
Il n'y a guère plus discret qu'un traducteur - ou une traductrice. Bien qu'ils soient les indispensables passeurs sans qui nous ne lirions qu'une étroite tranche de ce qui s'écrit dans le monde. On les oublie souvent - moi-même, cela m'arrive, je dois, le rouge au front, le reconnaître. Carine Chichereau me l'avait fait remarquer l'autre jour, et elle avait raison. Claro aura, c'est exceptionnel, son nom de traducteur sur la couverture de l'épais (et très attendu) Jérusalem, d'Alan Moore, à paraître fin août chez Inculte. Il n'empêche qu'on n'en parle jamais assez. Dommage que ce soit à l'occasion de son décès, mais voici malgré tout un petit hommage à Régis Boyer, à propos de qui je retrouve quand même deux textes que j'ai signés, un paragraphe dans un entretien avec Jean-Claude Polet qui avait dirigé le volumineux Patrimoine littéraire européen, et tout un article sur l'écrivain norbégien Knut Hamsun, où j'avais fait la part belle au traducteur. Il s'appelait Régis Boyer.

Grégoire Polet répondait, en situant Régis Boyer dans la filiation de Dumézil, à une question que je lui posais sur l'importance de personnalités fortes dans les grands mouvements de traduction, notamment pour les langues relativement peu pratiquées internationalement:
Régis Boyer est un élève de Dumézil et Dumézil est le grand absent de cette anthologie - il lui a donné sa bénédiction avant de mourir -, mais c'est aussi un des grands modèles, un des grands initiateurs. Dumézil a mis un de ses élèves dans chacun des continents de la littérature européenne, il a mis Boyer ici, il a mis Guyonvarc'h du côté de la littérature irlandaise et c'est grâce à des Boyer, des Guyonvarc'h, que l'on voit arriver en masse maintenant des documents qui sont scientifiquement corrects et qui sont traduits avec aisance, de telle manière que le public puisse vraiment y avoir accès.

Quant à Knut Hamsun, voici l'intégralité du papier publié dans Le Soir en 1990 à l'occasion de la publication en français de son dernier roman, Le cercle s'est refermé.

Knut Hamsun était un sauvage. Ce Norvégien, qui obtint le prix Nobel de littérature en 1920, fut un être asocial, haïssant ses contemporains, jusqu'au jour où il trouva, crut-il, la lumière dans le nazisme. Ses tristes errements avec cette idéologie ne colorent cependant pas son oeuvre romanesque. Celle-ci s'était achevée en effet en 1936 avec un livre au titre significatif, Le cercle s'est refermé, enfin publié en français cette année.
Il achevait d'y développer sa vision de l'homme, avec un personnage complètement détaché de la société, Abel Brodersen, lui aussi un sauvage qui, à bien des égards, ressemble à son créateur. Il a voyagé jusqu'aux États-Unis, il a connu la pire des misères, il n'a jamais concrétisé les espoirs que son père avait placés en lui. En outre, Brodersen n'est pas écrivain, et il n'a donc d'autre façon de s'en tirer qu'en niant sa misère par le mépris. Il se moque de l'argent qu'il a donné aux femmes qu'il aimait, et même si sa bourse est le plus souvent plate, même s'il doit parfois vivre de rapines, terré dans une misérable cabane, il reste extérieur à ce qui lui arrive.
Pour nous faire connaître ce roman fort, au ton inhabituel, le traducteur, Régis Boyer, s'est attelé à une espèce d'apostolat dont Knut Hamsun n'a d'ailleurs pas été le seul à bénéficier. Car en plus des douze livres de celui-ci qu'a traduits Régis Boyer, il a aussi contribué pour une large part à notre connaissance de l'ensemble des littératures nordiques. On ne rend pas assez souvent hommage aux traducteurs. Il est vrai qu'ils ne sont pas tous de la qualité de celui-ci et qu'ils sont moins nombreux encore à brasser avec tant d'énergie des domaines linguistiques encore mal balisés pour les lecteurs de langue française. Régis Boyer a traduit aussi bien le Norvégien Tarjei Vesaas que la Danoise Karen Blixen, l'Islandais contemporain Halldor Laxness que les grands classiques des Sagas islandaises, un volume de la Bibliothèque de la Pléiade. Il a publié d'innombrables ouvrages consacrés à ces littératures qu'il aime, parmi lesquels Les Sagas islandaises (Payot), paru il y a douze ans et devenu un véritable classique, et, tout récemment, La Poésie scaldique, première étude en français sur l'art poétique des Vikings. Non content d'abattre à lui seul un travail considérable, il a aussi amené quelques-uns de ses élèves à la traduction de ce groupe de langues nordiques qu'il habite comme si elles étaient siennes. Il est donc, en grande partie, à l'origine de ce mouvement relativement récent grâce auquel de nombreux écrivains à la voix originale sont maintenant présents en grand nombre dans l'édition française. Un prix Femina pour Torgny Lindgren, un prix Point de mire pour Birgitta Trotzig peuvent être considérés comme les signes avant-coureurs d'une véritable vague qui, si elle vient du froid, élève cependant la température de la littérature dans son ensemble.
Ces écrivains, Régis Boyer les aime dans leur pureté, dans leur isolement, pas trop contaminés par les courants formalistes qui ont largement influencé notamment le roman français. De ce point de vue, Knut Hamsun est parfait. Cet irréductible occupe une place unique dans la fiction européenne. Et nul mieux que son traducteur, lecteur privilégié, ne peut dire en quoi son apport est essentiel.
Il y a en lui une voix originale, et il a des choses à dire que les autres n'ont pas dites. Sa façon de s'exprimer ne coïncide avec celle d'absolument personne d'autre, où que ce soit en Occident. Il a peut-être aussi des arrière-pensées politiques, politiques au sens vraiment large du mot.
La politique, parlons-en puisque dans la vie de Knut Hamsun, elle est la part d'ombre qu'il est impossible d'ignorer, même s'il est légitime, pour qui aime cet écrivain, de rêver à ce qu'il eût été sans ce lamentable épisode, survenu alors que sa carrière littéraire était terminée, rappelons-le.
C'est une autre affaire, qui n'a plus rien à voir avec son univers de créateur romanesque. Encore que les idées qu'il va développer sous le nazisme soient déjà latentes dans des romans comme celui-ci ou dans d'autres qui ont précédé comme, par exemple, L'Éveil de la glèbe. Mais s'il avait continué à écrire, je crois qu'il se serait répété. Je ne veux pas dire méchamment qu'il n'avait plus rien à dire, mais il avait dit au mieux ce qu'il avait à dire. Il a décrit tout son cercle. On peut penser qu'il a essayé, dans son personnage d'Abel de rassembler plusieurs aspects de différents personnages de ses autres romans. Abel est un personnage synthétique, en prenant l'adjectif dans le bon sens.
Autrement dit, pour son traducteur, Knut Hamsun n'existe plus guère après 1936, malgré la publication, en 1949, de Sur les sentiers où l'herbe repousse, cette espèce de faux journal qu'il a écrit à 92 ans, comme le décrit Régis Boyer.
La boucle enfin bouclée pour le public fracophone, il est possible maintenant d'accomplir un parcours complet dans l'oeuvre de Knut Hamsun. Une oeuvre abondante, dans laquelle il faut bien choisir si l'on désire se faire rapidement une idée de l'ensemble.
Il faut commencer par lire La Faim, son premier roman. Si cela vous plaît, vous pouvez continuer avec Pan et Mystères, qui sont de la même veine. Dans une deuxième étape, vous lisez les romans de critique sociale, comme Enfants de leur temps, La Ville de Segelfoss ou Femmes à la fontaine. Ensuite, vous lisez - parce que ç'est absolument indispensable - celui qui lui a valu le prix Nobel, L'Éveil de la glèbe. Et pour conclure, pour parfaire la synthèse, vous lisez Le cercle s'est refermé.
Il est presque étonnant qu'une grande traversée comme celle que propose Régis Boyer dans l'oeuvre de Knut Hamsun puisse fasciner autant qu'elle le fait, parce que jamais l'écrivain ne s'est inquiété de son public.
Je vais lâcher un mot qui me gêne mais... c'était le type de l'être humain inspiré. Il avait quelque chose à dire, pensait-il, il l'a dit. Ça vous plaît, ça ne vous plaît pas, il s'en moquait complètement. Il avait à créer ses personnages, à constituer son univers, il avait à essayer de faire passer son message, pour jargonner «modernement». Mais, pour le reste, il se moquait absolument de ce que vous et moi pouvions penser. Ça ne l'intéressait pas du tout. C'était d'ailleurs sa force. Il y a très peu d'écrivains au 20e siècle qui aient cette stature-là, qui soient aussi peu conscients de leur public potentiel.
Outre la force des livres de Knut Hamsun, ce qui séduit chez lui, c'est qu'il soit parvenu au terme de son entreprise romanesque, chose extrêmement rare puisque la plupart des auteurs abandonnent généralement, interrompus par la mort, leur oeuvre en cours de route...
Avec Knut Hamsun, on commet sans arrêt des erreurs de chronologie. Il avait 77 ans quand il a écrit Le cercle s'est refermé. Il ignorait absolument qu'il en avait encore pour quinze ou seize ans à vivre!
Curieusement, cet homme qui aujourd'hui semble avoir tant de choses à nous dire n'émouvait pas particulièrement ses compatriotes de son vivant. C'était peut-être seulement de leur part une manière de lui renvoyer son mépris.
C'était un grand écrivain, il avait été consacré par le prix Nobel, il avait une audience internationale. Alors, le Norvégien moyen s'inclinait devant la reconnaissance internationale. Mais je crois pouvoir affirmer qu'il n'était pas suivi.
Peu lui importait, et peu nous importe. Ce qui reste quand Le Cercle s'est refermé, c'est l'absolue déréliction d'un homme, Abel Brodersen, peut-être Knut Hamsun lui-même dans une autre époque de sa vie, qui abandonne ses semblables à leurs chimères et qui part à la poursuite de son insaisissable destin.
Retiré dans sa ferme de Norholm dont il avait fait un établissement modèle, Knut Hamsun aurait pu lui aussi rester à l'abri des rumeurs du monde et résister aux sirènes du nazisme. Il n'en a pas jugé ainsi. On peut, bien entendu, le lui reprocher. Mais on n'a pas le droit de juger ses livres sous l'éclairage de ce dérapage final.
En 1926, André Gide écrivait de La Faim: «Ah! combien toute notre littérature paraît, auprès d'un tel livre, raisonnable. Quels gouffres nous environnent de toutes parts, dont nous commençons seulement à entrevoir les profondeurs!» Ces gouffres, Knut Hamsun et d'autres écrivains nordiques nous invitent à en mesurer la dimension. Nous aurions bien tort de décliner leur invitation.

P.-S. J'aurais pu, le mois dernier, vous parler de Bernard Hœpffner, un autre grand traducteur. Claro lui a rendu hommage dans son blog.