vendredi 30 mai 2014

Tonino Benacquista, Prix SGDL de la nouvelle

Deuxième extrait du palmarès des prix de printemps de la Société des Gens de Lettres, avec le recueil de nouvelles de Tonino Benacquista, paru l'an dernier.

Tricher, mentir, passer aux yeux des autres pour ce qu’on n’est pas. Voilà le programme des personnages de Nos gloires secrètes, six nouvelles que Tonino Benacquista n’a pas rassemblées par hasard. La cohérence est parfaite et l’effet en est amplifié par les talents de narrateur que l’on connaît au romancier de Saga, Malavita ou Homo erectus, pour ne citer que quelques titres dans une imposante bibliographie.
On entre avec « Meurtre dans la rue des Cascades », la première nouvelle, au cœur du propos. Ou plutôt là où les choses semblent se passer, c’est-à-dire à la surface : « Je suis l’homme de la rue. Pour le prince, je suis la plèbe. Pour la vedette, je suis le public. Pour l’intellectuel, je suis le vulgum. Pour l’élu, je suis le mortel. » Un homme comme tout le monde, en somme, couleur grisaille, un médiocre qui passe inaperçu. Mais, en réalité, le personnage d’un roman de Simenon, dont l’insignifiance cache quelque chose.
Maigret l’aurait compris. Benacquista laisse à son narrateur le soin de raconter comment, cinquante ans plus tôt, il est devenu un héros négatif en tuant, une nuit d’ivresse, son compagnon de beuverie. Pendant tout ce temps, il s’est tu parce qu’il ne voulait pas décevoir sa femme pour qui il était le meilleur des maris. Elle vient de mourir, il peut, malgré la prescription, s’alléger de sa culpabilité. Celle-ci a été une compagne fidèle à laquelle se joignait une certaine fierté.
Car l’affaire de la rue des Cascades a fait grand bruit dans la presse en juillet 1961 : tombé d’un toit, le corps de la victime a traversé la verrière sous laquelle une starlette se livrait à des ébats probablement illicites avec un inconnu (on le suppose marié). Les années passant, l’assassin (il avait écrasé les doigts de son compagnon qui se retenait à une corniche) a constaté que l’intérêt pour cette énigme non résolue ne retombait pas : une émission de télévision, un livre, un film… Paré de l’aura propre aux coupables impunis, le narrateur a cru plusieurs fois qu’on allait lui voler la vedette, quand un inconnu se dénonçait, mais chaque fois disculpé.
Visage d’ange, cœur de démon, tel est le profil décliné dans les cinq autres nouvelles – où il n’y a pas d’assassin, cependant. On rit à la confrontation du riche compositeur de chansons à succès qui vient ouvrir un compte dans une petite agence bancaire et raconte sa vie au directeur alors que celui-ci attend le résultat de sa fille au bac. Jusqu’à la chute, en tout cas. « Le parfum des femmes » offre à un « nez » créateur de fragrances célèbres l’occasion de respirer une odeur exceptionnelle. Et on voudrait les raconter toutes, en particulier la dernière, mais nous vous en laissons tout le plaisir de la découverte.

jeudi 29 mai 2014

Chantal Thomas, Grand Prix SGDL de littérature

La Société des Gens de Lettres a attribué, cette semaine, ses prix de printemps, qui seront remis aux lauréats le 18 juin. La liste est impressionnante, il en est sur lesquels je voudrais attirer l'attention. En commençant par le Grand Prix SGDL de littérature pour l'ensemble de l'oeuvre, qui couronne Chantal Thomas à l'occasion de la publication, l'année dernière, de L'échange des princesses.

Il y a, dans le titre du nouveau roman de Chantal Thomas, L’échange des princesses, le vague écho d’un échange de prisonniers. L’écho devient assourdissant le 9 janvier 1722, sur l’île des Faisans, entre les rives de la Bidassoa, c’est-à-dire à la frontière entre la France et l’Espagne. On y a construit un pavillon dont le salon est divisé par une ligne symbolisant la frontière. Les princesses s’avancent l’une vers l’autre : « Elles vont traverser la ligne, se retrouver l’une en Espagne, l’autre en France, coupées de leurs origines, séparées de leurs servantes et dames d’accompagnement, coupées de tout ce qui pourrait les rattacher à leurs parents, pure princesse française, pure princesse espagnole. Sur l’autre rive une vie nouvelle les attend. Leur passé est un pays étranger. » Trois ans plus tard, la même scène se reproduira, en sens inverse et sans cérémonial. Le roman s’achève et avec lui l’histoire d’un échec mis en scène avec précision et sensibilité par la romancière.
Chantal Thomas, chercheuse, essayiste, s’est mise tard au roman. Les adieux à la Reine, prix Femina 2002, coup de maître prolongé au cinéma, semblent l’avoir mise en appétit de fiction. Tant mieux. Elle connaît, bien sûr, le 18e siècle par cœur. Mais pas seulement comme une historienne : comme si elle l’avait vécu de l’intérieur et s’autorisait, forte de cette expérience, à l’interpréter à travers ses personnages.
Les princesses qui sont, en miroir – un miroir qui ne renverrait pas l’image exacte de ce qui s’y reflète –, les deux protagonistes de son roman sont jeunes. Très jeunes, à faire peur quand on comprend ce qui se joue à travers elles. Anna Maria Victoria de Bourbon n’a pas quatre ans quand, venant d’Espagne, elle franchit la Bidassoa. Louise-Elisabeth d’Orléans, qui va à sa rencontre, en a douze. Elles sont promises, la première à Louis XV, douze ans (il sera majeur à treize ans), la seconde à Don Luis, futur et bref Louis Ier, roi d’Espagne pendant sept mois et demi, quatorze ans. Les deux unions sont destinées à rapprocher des pays qui, il n’y a pas si longtemps, s’affrontaient, bien que les régnants y soient issus d’une lignée commune…
Cela part de bons sentiments. La paix, après tout, ne vaut-elle pas mieux qu’une autre guerre ? Et que pèsent deux princesses dans les grands desseins de l’Histoire ? Cette Histoire que tutoie le duc de Saint-Simon, mémorialiste de son temps et devenu pour l’occasion, le temps de régler les menus détails qui pourraient faire capoter ce montage politico-sentimental (très politique et peu sentimental, encore que…), ambassadeur extraordinaire envoyé en Espagne par le Régent. « L’âge des fiancés ne surprend pas Saint-Simon. Comme les auteurs du pacte, il n’y attache pas une seule pensée. »
Le peuple de Paris et de France, pendant ce temps, se passionne davantage pour l’arrestation du célèbre bandit Cartouche, auréolé de son audace peu commune et promis à un châtiment exemplaire dont on se repaît par avance. « Que sont les réjouissances qu’apporteront les mariages espagnols, que sont-elles comparées à la secousse procurée par le supplice d’un pareil criminel ? Des jeux d’enfants à côté du sang qui coule. »
Et puis, les choses ne tournent pas comme prévu. En France, Louis se lasse de sa fiancée. En Espagne, Louise-Elisabeth se comporte d’effrayante manière aux yeux d’une famille royale qui découvre de quelle espèce de garce on leur a fait cadeau. Quand tout s’achèvera, les cadeaux renvoyés à leurs donateurs, ce sera « la reine douairière d’Espagne contre l’infante-reine de France, une demi-folle contre une enfant déchue. »
Le fameux montage politico-sentimental si brillant a donc fini par capoter malgré toutes les précautions. De cet échec retentissant, Chantal Thomas fait un roman vibrant, nourri pour partie de lettres inédites et pour une autre partie d’une intuition romanesque grâce à laquelle tout sonne juste, sans que la documentation ne pèse un instant.

mercredi 28 mai 2014

Maya Angelou, une grande voix s'éteint

Maya Angelou, 86 ans, n'est plus. Elle a marqué son époque par son engagement pour les droits civiques, mais aussi par sa poésie et ses récits autobiographiques. Symbole et actrice d'une Amérique qui a fini par changer jusqu'à élire Obama comme président, elle représente probablement davantage qu'elle-même - bien qu'elle-même, c'était déjà énorme.
Affaire de circonstances, je l'ai malheureusement très peu lue, et moins encore écrit sur elle. Quelques lignes sur Je sais pourquoi l'oiseau chante en cage, à l'occasion d'une réédition au format de poche que j'avais déjà évoquée sous une autre forme. Les voici.
On comprend ce qui plaît à Barack Obama dans l’œuvre et le parcours de Maya Angelou. Les années qu’elle raconte ici, de l’enfance à 1945 et à la naissance de son fils, sont celles de sa formation. Jusqu’à 17 ans, elle se construit grâce à quelques rencontres privilégiées. Et contre sa condition de jeune fille noire. Son intelligence de la vie et son énergie transparaissent dans un livre qu’on peut prolonger avec Tant que je serai noire, dans la même collection.
Et, tant qu'à prolonger, on ne le fera pas mieux qu'en continuant à la lire, son existence étant une histoire formidable. Je vous propose donc les premières lignes du troisième volet de son autobiographie, Un billet d'avion pour l'Afrique.
Les brises de la nuit ouest-africaine, intimes et timides, léchaient les cheveux, transperçaient les robes de coton avec une familiarité inconvenante, puis s’évanouissaient dans l’obscurité absolue. La lumière du jour se montrait elle aussi insistante, en beaucoup plus effronté et inconsidéré. Elle éblouissait, embrouillait la vue. Elle s’immisçait sous mes paupières closes, me tirait d’un lit qui ne m’appartenait pas et me lançait dans des rues toutes nouvelles.Après avoir passé près de deux années au Caire, j’étais venue à Accra avec mon fils Guy, qui allait commencer ses études à l’Université du Ghana. Je comptais passer deux semaines dans cette ville chez l’ami d’un collègue, aider Guy à s’installer dans la résidence étudiante et me rendre au Liberia, où un poste m’attendait au ministère de l’Information.

Ryan Gosling en mieux, Scarlett Johansson en faux

Une phrase courte, isolée dans un paragraphe, ouvre chaque roman de Grégoire Delacourt. L’écrivain de la famille lui avait donné une petite réputation : « A sept ans, j’écrivis des rimes. ». La liste de mes envies lui avait valu un énorme succès : « On se ment toujours. » La première chose qu’on regarde s’annonçait comme un best-seller avant même un procès dont on reparlera le 2 juillet : « Arthur Dreyfuss aimait les gros seins. »
Si l’incipit ne suffit pas pour faire un livre, il peut aider à y pénétrer, l’air de rien, comme par inadvertance. Au risque cependant de se faire une idée trop rapide de cet Arthur Dreyfuss, vingt ans, garagiste à Long, dans la Somme, l’air de Ryan Gosling. « En mieux », ajoute volontiers Eloïse, la nouvelle serveuse chez Dédé-la-Frite. Quand Arthur l’a vue, il n’a pas regardé ses seins. L’obsession n’était pas irréversible.
La grande affaire de sa vie ne sera pourtant pas Eloïse, la faute au routier trapu qu’elle a déjà choisi comme amoureux. Elle s’appellera Scarlett Johansson, le jour où elle débarque chez lui sans prévenir, désireuse, dit-elle, d’échapper quelque temps à sa vie frénétique de star. Arthur n’en revient pas de la chance qui lui est offerte : il s’agit quand même de la femme qui a été élue plus belle poitrine d’Hollywood devant Salma Hayek et Halle Barry : l’obsession n’était pas morte…
L’histoire est bien sûr trop belle pour être vraie. Scarlett s’appelle Jeanine et ne doit qu’aux caprices de la génétique sa ressemblance avec l’actrice. Après avoir utilisé son sosie pour entrer dans la vie d’Arthur, Jeanine comprend les limites d’un amour dirigé vers une autre et souhaite redevenir elle-même. Arthur n’a rien contre mais, les habitudes étant ce qu’elles sont, tous les éléments sont en place pour engendrer un drame annoncé plusieurs fois.
Grégoire Delacourt sert le champagne, fait observer la légèreté des bulles grâce auxquelles on flotte agréablement dans son roman. Mais la boisson est pleine de traîtrises et l’amertume est au bout de la dernière gorgée.

mardi 27 mai 2014

Maylis de Kerangal, Prix du Roman des étudiants, RTL/Lire et Orange

Maylis de Kerangal cisèle les détails tout en ouvrant de larges perspectives. Ce double regard, ouvert et précis, lui avait réussi dans Naissance d’un pont, son précédent roman, Prix Médicis 2010. Elle affine encore son travail dans Réparer les vivants, qui paru en janvier. Et qui lui vaut, attribué hier, remis officiellement demain, le premier Prix du Roman des étudiants organisé conjointement par France Culture et Télérama.
J'ajoute que le Prix RTL/Lire est aussi pour elle, information de ce lundi 17 mars...Et, le 27 mai, on n'en finit pas, elle a reçu le Prix Orange, toujours pour le même roman.
Le texte est servi par une magnifique écriture, d’une rare souplesse, sinuant en phrases souvent longues qui se balancent en rythme et fournissent, dans le même temps, les multiples informations nécessaires pour suivre le récit, dense bien que d’une durée limitée – moins de vingt-quatre heures. La matière est technique et plus complexe encore que les calculs d’ingénieurs ou de chefs de travaux occupés à couler le béton d’un pont, à lui assurer son assise, sa résistance et sa flexibilité. Car il est question ici, comme l’annonce le titre, d’un matériau vivant : le corps humain et ce qui lui assure, au moins pour partie, la vie, c’est-à-dire le cœur, pompe résistante et pourtant sujette aux accidents en même temps que siège symbolique des sentiments.
Le cœur de Simon Limbres est présent dès la première phrase. Un cœur de jeune sportif, battant au ralenti au repos, accélérant quand il le faut. Un cœur fait pour durer et qui accomplit, ce matin-là, ses fonctions sur les vagues où Simon, avec deux amis, est allé surfer. Sa grande passion du moment, peut-être liée au fait que son père, Sean, construit un tas d’objets flottants. Sean vient de Nouvelle-Zélande et le tatouage maori qu’arbore Simon n’est pas sans rapports avec des origines dont il semble vouloir s’approcher. Mais nous n’aurons pas la réponse à toutes les questions posées par la vie de Simon, car voici qu’elle s’interrompt quand le van dans lequel il rentre avec ses amis s’encastre dans un poteau.
Pierre Révol entre en scène, il est réanimateur à l’hôpital le plus proche et prend Simon en charge. Sans espoir : le cœur bat mais l’encéphalogramme est plat. Le jeune homme est entré en coma dépassé et, selon la redéfinition de la mort faite en 1959, l’année de naissance du médecin, « l’arrêt du cœur n’est plus le signe de la mort, c’est désormais l’abolition des fonctions cérébrales qui l’atteste. » Une révolution qui modifie la donne et ouvre la voie aux greffes d’organes. Donneur sain, Simon est un sujet d’exception dont plusieurs organes peuvent être proposés à des patients compatibles.
Le ballet de la médecine de pointe est sur le point de démarrer – mais seulement quand les parents de Simon l’auront accepté. Le temps disponible est limité, pas question de prendre plusieurs jours de réflexion. Thomas Rémige, coordinateur des prélèvements et chanteur à ses heures, refuse pourtant de les bousculer, il expose les faits à Marianne et Sean sans tenter d’infléchir leur décision…
Le roman de Maylis de Kerangal mêle intimement les questions médicales au bouleversement émotionnel lié à la mort d’un fils, une mort d’autant plus difficile à accepter que le cœur, oui, ce cœur bat toujours. Les deux niveaux de récit se croisent sans cesse, parfois se superposent, indissolublement liés autour du corps et de la personnalité de Simon. Chacun des êtres qui gravitent autour de lui possède en outre sa biographie, envisagée par bribes assez explicites pour lui donner de l’épaisseur. Les détails s’inscrivent avec force dans le paysage global qui n’est jamais perdu de vue. Et Réparer les vivants est un livre qui saisit d’emblée au… cœur, pour ne plus vous lâcher.

David Foenkinos dans la douleur

David Foenkinos est un écrivain fétiche. Depuis Le potentiel érotique de ma femme (2004) et surtout La délicatesse (2009), dont il avait cru être capable de tirer un film, il gagne à tous les coups – en littérature, pas au cinéma. Les souvenirs (2011) l’avaient même lancé, à la grande surprise de lecteurs plus critiques, dans la course aux prix littéraires d’automne. On se disait qu’il pourrait maintenant recopier un annuaire téléphonique et bien vendre malgré tout son livre.
Il n’est pas allé jusque-là dans Je vais mieux. Mais quand même : un chapitre sur deux est constitué de deux lignes. La première fournit, sur une échelle de 1 à 10, l’intensité de la douleur ressentie par le narrateur. La seconde, en quelques mots, parfois même un seul, décrit son état d’esprit. De « inquiet » à « vers l’avenir », en passant par « combatif » ou « au milieu de nulle part ». Des ponctuations, en somme, entre des chapitres constitués, comme tout chapitre digne de ce nom, de phrases avec des descriptions et des dialogues censés faire avancer le roman. Avec aussi, tic d’écriture auquel David Foenkinos renonce rarement, des notes en bas de page.
Un soudain mal de dos est à l’origine de tous les malheurs qui vont s’abattre sur le personnage central. Avant qu’il aille mieux, puisque l’embellie est annoncée dès le titre, il va perdre son travail et entendre sa femme demander le divorce, sans pour autant risquer le statut de SDF. Sa vie n’est pas si mal faite : une belle somme d’argent le met à l’abri du besoin et il se réfugie à l’hôtel Les Pyramides où il entreprend de réaliser sa vocation presque oubliée, devenir écrivain. Encore ne s’agissait-il peut-être que d’une pose, comme ressemble à une pose sa manière d’envisager le pire à propos de son mal de dos.
On imagine que cela voudrait être drôle.

lundi 26 mai 2014

Manuel de l'arriviste littéraire (18) Le manifeste


Le manifeste

Nous avons vu la dernière fois qu’il était très bien porté de lancer une école littéraire. Certains prétendent qu’il est souverain dans ce cas de pondre un manifeste, de le faire imprimer et de l’envoyer à Pierre, Paul et Jacques.
C’est très joli tout ça, mais chacun n’est pas capable d’écrire un manifeste. Il y a des aspirants écrivains qui savent à peine tenir une plume, et ils ne se soucient pas de se couvrir de ridicule en montrant au premier venu qu’ils ne sont pas fichus d’écrire dix lignes sans y fourrer quinze fautes de syntaxe et trente-huit d’orthographe.
Ces aspirants ont tort. Plus un manifeste est saboté, plus il a de valeur. Les aspirants qui ne se sentent pas assez forts pour échafauder un manifeste d’apparence logique n’ont qu’à prendre un ouvrage quelconque. On décide que l’on choisira le dernier membre de chaque phrase dans des pages déterminées, au petit bonheur, et qu’on les mettra bout à bout.
Ainsi, Monsieur de Phocas, de Jean Lorrain, étant choisi, on fixe à l’avance les pages 181, 229, 240, 401, 405, etc. Cela donne le résultat suivant :
Manifeste de l’art baroquiste
Ce sont tous les degrés du mépris avec, et j’écoutais cet homme comme on boit un filtre, c’est un si puissant piment de volupté, un tel agent nerveux que la terreur c’était une étrange solitude. Elle m’est apparue, etc., etc.
Marinetti ne fait pas mieux, et au moins, vous n’aurez pas à payer de plumitif pour vous venir en aide.

P.-S. La présentation de cette série d'articles publiés dans L'Aurore en 1914 se trouve ici. Ils ont été retrouvés grâce à Gallica.

samedi 24 mai 2014

Jean-Claude Pirotte a laissé «cet encombrant fardeau d'os d'humeur et de chair»

Bien sûr, je savais qu'il n'allait pas bien. Même ses livres, en particulier le dernier, Brouillard, le laissaient entendre. Mais je fréquentais son oeuvre depuis si longtemps que je m'attendais à recevoir encore pendant des années une de ces enveloppes contenant un autre ouvrage de Jean-Claude Pirotte et portant sa signature: une aquarelle, qui permettait de savoir, avant même d'ouvrir, de qui venait l'envoi.
Donc, voilà, dans le combat entre le cancer et Jean-Claude Pirotte, qui était né en 1939, c'est le cancer qui a gagné. Salaud de cancer.
Je ne me sens pas le cœur de retracer, ce soir, sa vie et sa carrière. Voici, simplement, les trois derniers articles que j'ai écrits sur lui, ou plutôt sur ses publications les plus récentes. Vous trouverez de précédentes notes de blog (l'une d'elle recoupant partiellement celle-ci) en suivant ce lien.

Ajoie (2012)

Poète migrateur plutôt que voyageur, Jean-Claude Pirotte se pose là où l’appelle le souffle du vers. Cette fois, saint Fromont l’a requis sur le plateau de l’Ajoie, dans le Jura suisse. Ne cherchez pas Fromont dans le calendrier : il n’existe que dans la tradition populaire et dans un livre de Pierre-Olivier Walzer, pas dans la liste officielle de l’Eglise. Voilà qui plaît à un écrivain peu soucieux de respecter les normes et dont le pas marque les territoires successifs. Ceux-ci ont néanmoins tous en commun d’être traversés par une poésie d’apparence familière dans laquelle l’ironie douce fait merveille quand il fait rimer, par exemple, « milan » et « mille ans », bien que ce soit davantage : « mais il fallait une rime / et rimer n’est pas un crime / ça fait partie du décor ».

Le décor, vivant et scruté par un œil attentif, habite les pages. Les époques se superposent avec le passage des peuples qui, au fil du temps, se sont succédé au pays de l’Ajoie. Dont Jean-Claude Pirotte précise rapidement, afin que le doute ne soit pas permis, que le nom n’est pas construit avec un alpha privatif (ce qui signifierait « absence de joie ») mais qu’il est « l’Ajoie comme la joie ». Teintée parfois, cependant, d’une réflexion sur l’âge, entre mélancolie et soulagement : « l’heure vient d’échanger contre un corps volatil / cet encombrant fardeau d’os d’humeur et de chair ».

Vaine pâture (2013)

Les poèmes de Jean-Claude Pirotte suivent le fil des jours. Ils se disent le résultat de ce qui reste d’une année et qui « tient en ces pages griffonnées ». Le titre trouve sa signification dans un Projet de code rural de 1868, cité en fin de volume : « Les vaines pâtures sont les grands chemins, les prés après la fauchaison, les guérets ou terres en friche, et généralement tous les héritages où il n’y a ni semence ni fruit, et qui, par la loi ou l’usage du pays, ne sont pas en défends. » Même sans tout comprendre de ce langage administratif, on voit comment les mots de l’écrivain s’octroient des espaces de liberté où seule la beauté des images est la règle.
Avec, quand même, les balises, à moins qu’il s’agisse au contraire des encouragements à aller plus loin, grâce à des auteurs appartenant depuis longtemps à la galaxie dans laquelle Jean-Claude Pirotte trace sa route. Prudent, il écrit, sans citer de noms : « je citerai parmi mes contemporains si proches / un tel un tel autre et puis lui / et lui aussi j’en oublie j’en oublie ». Mais les noms sont dans les marges d’une page « avec » André Frénaud, T.S. Eliot, ou André Dhôtel, dans une citation d’Henri Thomas, d’Armen Lubin, de Pierre Morhange… Pirotte lit encore plus qu’il n’écrit, et ses lectures éveillent sans cesse des échos d’une œuvre à une autre, courant en surface d’un territoire qu’ils irriguent aussi en profondeur.
Poète des villes et des champs, Jean-Claude Pirotte dessine au ciel les vols de corbeaux autant que sur terre les chemins des campagnols, aperçoit la rencontre fugitive d’un merle et d’une pomme, voit les toits blanchir ou bleuir, retrouve en tout une âme d’enfant qui connaît l’art de vieillir. Il y a de la pensée magique dans Vaine pâture, mais elle se tient à hauteur d’homme, avec les doutes qui l’accompagnent : « si je suis un poète / (ce qui n’est pas démontré) »
Vent et poussière, paroles qui ne font que passer mais déposent, en petits tas, des suppléments de vie que seul connaît le poème.

Brouillard (2013)

Truquer les livres, écrit Jean-Claude Pirotte dans les premières lignes de Brouillard, ce n’est pas difficile : « il suffit d’antidater, de postdater, de ne pas dater, de n’inscrire que ce que l’on veut, de brouiller les chiffres, de dénaturer le réel. » Cela va d’ailleurs de soi : « Le seul fait d’écrire dénature, on ne le sait que trop. » Nous sommes prévenus, pas question de prendre au pied de la lettre les carnets d’autrefois retrouvés et aujourd’hui commentés, prolongés, pour leur donner un semblant de cohérence. Un semblant seulement. La maladie gagne, et il n’est plus temps de jouer à être autre chose qu’un poète qui, en prose, tisse de légères toiles d’araignées sensibles au moindre souffle d’air. A l’animal qui réalise ces miracles d’équilibre, le narrateur rend un hommage appuyé : il sait combien le patient travail de l’écrivain ressemble à celui de l’araignée, et tant mieux si le résultat en possède quelques qualités.
Pour le dire simplement, il en possède beaucoup, de ces qualités. La moindre n’est pas de se fixer sur les supports les plus improbables – des carnets, ou ce qu’il en reste, car beaucoup ont été détruits lors d’épisodes qui sont rapportés – et de bâtir néanmoins ce récit qui traverse l’air comme une évidence. Il y a la trame principale et les détails qui la renforcent. Un étrange mariage, assez en accord avec une existence toute de révolte et dans les marges, pourrait être la structure du roman, avec des zones d’ombre creusées, pour échapper aux lourds secrets de famille, à proximité de la pègre et des pans de lumière apportés par le sourire d’une petite fille.
L’ancrage est aussi géographique et les lecteurs de Jean-Claude Pirotte retrouveront des lieux qui leur sont familiers à partir desquels l’écrivain fait le grand écart : la Hollande (en vélo) et la Bourgogne (dans les verres). D’une vie qu’il dit « dérisoire » mais aussi « tout simplement belle », le narrateur retrouve les vestiges et leur donne une forme à travers la fiction. De nombreux fantômes habitent cette fiction peuplée d’ombres, à commencer par l’ombre de celui qui l’écrit, posée sur d’autres textes familiers qui constituent eux aussi une géographie intime plus vraie peut-être que la vie elle-même : un viatique formé d’une constellation littéraire que Pirotte et le narrateur qui est son double ne cessent d’arpenter.
Jean-Claude Pirotte est un aquarelliste dont les traits de couleur ne cachent jamais tout à fait ceux qui ont déjà été posés par-dessous. La lumière et la transparence créent un léger effet de flou à travers lequel le réel ne cesse d’apparaître et de disparaître – ce mot, hors une citation d’Evariste de Parny qui en prolonge l’écho, est le dernier du livre.

vendredi 23 mai 2014

Larousse vs Robert

Chaque année, c'est la même chanson: quel est, des deux principaux dictionnaires de référence à proposer une mise à jour annuelle, le plus sexy?
Arguments: 150 nouveaux mots de la langue de part et d'autre - on ne va pas parler des noms propres, la conception des dictionnaires est trop différente pour qu'ils jouent un rôle dans la comparaison.
Donc, Monsieur Robert ou Madame La Rousse? Je sais, on dit aussi "le" Larousse, mais il serait bon, pour établir un peu d'équilibre entre les genres, qu'il - elle, plutôt - se range du côté féminin. On s'inventerait des dialogues:
- Tu as ton dictionnaire?
- Non, mais j'ai ma dictionnaire.
Encore faudrait-il qu'ils acceptent tout deux (sinon, ce n'est pas du jeu) que le mot "dictionnaire" s'utilise indifféremment au masculin ou au féminin. Indifféremment, mais pas sans conséquences sur les chiffres de vente.
La chanson de 2014 est faite des mots entrés dans les éditions 2015 du Petit Robert et de La Petite Rousse. Je n'en ai pas trouvé les listes complètes, les sites des éditeurs ne sont pas à jour. Mais les communiqués de presse sont faits pour éveiller l'informateur qui sommeille en chacun d'entre nous - et, si quelqu'un dormait dans un coin de la salle, le voici éveillé.
Il (elle?) a peut-être été surpris(e) à vapoter, à moins d'être en train d'utiliser le hashtag selfie (destiné à se répandre avec viralité), car les modes débarquent et les dictionnaires les embarquent. Mais l'empreinte carbone de cette annus horribilis ne traduit pas un comportement écoresponsable. Et peut-être vaut-il mieux procastiner que de héler un moto-taxi ou un véhicule de tourisme avec chauffeur. Avec un peu de chance, on se contentera d'un micropaiement pour se sustenter d'un bout de speck.
(Mon correcteur orthographique est en train de devenir fou, je crois qu'il surinterprète mes paroles, à moins qu'il soit en pleine hystérisation.)
Bien sûr, ces mots n'entrent pas en même temps dans les deux dictionnaires.
Et j'ai toujours eu envie de savoir quels étaient ceux qui en disparaissaient. Le volume de texte étant à peu près constant, à quelques nuances près, il faut bien faire de la place aux nouveaux arrivants et enlever quelques définitions. Des chercheurs, ai-je lu quelque part, s'occupent de suivre cet aspect de la vie des dictionnaires, aussi important pour l'histoire de la langue que l'introduction de néologismes.

jeudi 22 mai 2014

SAS, un classique ?

Gérard de Villiers enterré depuis novembre dernier, le voici propulsé au rang de classique, ou presque. Les débuts de SAS étaient devenus inaccessibles pour les lecteurs. 40.000 fans peuvent se réjouir: c'est le tirage d'une édition collector du premier volume de la série, SAS à Istanbul.
Il était paru en janvier 1966, on y rencontrait, dès la première ligne, "Son Altesse Sérénissime le prince Malko Linge" en train de regarder le Bosphore de sa chambre, au troisième étage du Hilton d'Istanbul. Il avait reçu, peu de temps auparavant, le devis de l'entrepreneur, qui estimait à 50.000 dollars les coûts de réparation du toit de son château, son "Schloss" en territoire autrichien (mais le parc est en Hongrie), avec salle d'armes, salons et tour ouest déjà restaurés. Il reste beaucoup à faire - de quoi l'occuper pendant deux centaines de volumes encore à venir à ce moment...
Le lendemain de son arrivée, il a rendez-vous avec le capitaine Carol Watson. Tiens! le voilà qui passe en criant devant la fenêtre, tombant des étages supérieurs...
A la fin, Malko se trouve dans l'avion qui décolle d'Istanbul, il aperçoit au passage "la Mosquée du Sultan Ahmet brillant dans le soleil couchant" et revient à l'essentiel en dépliant le plan (pl-pl, pas très joli, mais c'est pareil dans le texte: "Il déplia un plan sur ses genoux.") du futur grand salon de son château. Trois mois de travail en perspective...
Entre-temps, il a accompli sa mission, quelques anges sont passés (le premier: "Un ange passa, les ailes chargées de fusées."). Il a rencontré Leila, à qui ressemble un peu une hôtesse dans l'avion du retour - son "décolleté vertigineux" a donné à Malko l'impression "que les seins allaient lui sauter à la tête". Il a été assommé sans avoir le temps de sortir son Colt - bien qu'il porte rarement une arme à feu, pas très cohérent mais admettons. Bon, et puis, et puis... c'est déjà un SAS avec la plupart des tics et des ressorts qui ne vont pas cesser d'animer la série pendant quasiment un demi-siècle.
Si l'oeuvre (hum!) de Gérard de Villiers acquiert un jour un statut de classique, ce ne sera pas grâce à une édition collector. Mais peut-être parce que les séries B (ou Z) auront fait partie d'une époque et l'auront peut-être même influencée. Les universitaires qui se pencheront sur le parcours de SAS seront plus probablement des sociologues, voire des historiens (le temps passant) que de purs littéraires.

mercredi 21 mai 2014

Le prix littéraire du saut à l'élastique

Quand je pense qu'il y a des chroniqueurs pour dire du mal des prix littéraires à l'ancienne. Ceux qui rassemblent des lecteurs, professionnels ou non, autour de tas de livres, qu'ils lisent ou non, et élisent en vertu de critères propres à chaque jury. Avec d'éventuelles dérives qu'il est bon de dénoncer de temps à autre, certes, ne serait-ce que parce que cela fait du bien au chroniqueur en question - les occasions de se défouler ne sont pas si fréquentes dans un monde où France Culture invite dans la même émission, sous prétexte de scruter les mécanismes du best-seller, Stéphane De Groodt, Katherine Pancol et Marc Levy, émission au cours de laquelle l'animateur (Augustin Trapenard, pour ne pas le nommer) discourt sentencieusement sur l'importance des dialogues dans Muchachas, par exemple. Puisque tout se vaut...
Mais non, qu'allez-vous imaginer là? Tout ne se vaut pas, la preuve par le Prix du roman de l'été de la Messardière, qui existe depuis 2011 mais dont j'entends parler pour la première fois (on n'est jamais assez attentif aux révolutions qui secouent les habitudes).
Rien de surprenant, à première vue, dans le fonctionnement de cette récompense qui sera attribuée le 24 mai, c'est-à-dire presque tout de suite (j'ai la flemme de regarder un calendrier, si vous voulez savoir quel jour c'est, vérifiez vous-même, vous constaterez que c'est samedi, jour de divertissement pour les petits et les grands). Trois auteurs, qui sont d'ailleurs des auteures, n'en déplaise à Gabriel Matzneff, sont sélectionnées pour le vote final: Françoise Cloarec, Frédérique Deghelt et Colombe Schneck. Elles ont publié des romans qui s'intitulent De père légalement inconnu (Phébus), Les brumes de l'apparence (Actes Sud) et Mai 67 (Robert Laffont). L'une d'elles sera donc la lauréate 2014 de ce prix tropézien. Et, si la géographie avait un sens, Colombe Schneck devrait l'emporter haut la main.
Sinon que, et c'est là où les choses se corsent, les trois finalistes vont passer un "grand oral" pour défendre leur livre (en dire tout le bien qu'elles en pensent?) et répondre aux questions des jurés ainsi que du public. Un oral pour défendre l'écrit? Il y avait déjà les émissions de télévision pour mettre en évidence l'inégalité des chances entre les écrivains qui passent bien à l'écran et les autres, voilà qu'un prix littéraire s'y met aussi.
Il faut marcher avec son époque et ne pas laisser passer une occasion de suggérer aux jurys de prix littéraires d'autres innovations qui dépoussiéreraient leurs institutions passées de mode. Voici donc quelques épreuves qui seraient bienvenues pour départager des livres en compétition, et dont les auteurs seraient mis à contribution pour être jugés sur:
  • Leur plus belles lunettes, Alain Afflelou et Optic 2000 se disputeraient le parrainage
  • Leur beauté extérieure, puisqu'on n'a pas besoin de juger la beauté intérieure, elle scintille dans leurs pages
  • Leur connaissance de la chronologie historique du Botswana
  • Leur vitesse au 200 mètres nage papillon
  • Leur efficacité à corriger les coquilles relevées dans le livre d'un confrère ou d'une consœur
  • Leur babil dans une séance de speed dating
  • Leur manière de chanter Still Loving You
  • Leur capacité à calculer des racines carrées de plus en plus élevées
  • Leur élégance avant, pendant et après un saut à l'élastique (vomir n'est pas un argument)
On imaginera d'autres épreuves, plus amusantes les unes que les autres (visionner des enregistrements d'Intervilles ne devrait pas être inutile), en sachant qu'elles peuvent être cumulées dans une suite de moments aussi excitants qu'éliminatoires.
Je ne sais pas si la littérature s'en portera mieux. Mais vous verrez comment elle fera grimper les audiences, même sur une chaîne de la TNT. (Et non, je n'ai pas dit qu'il était obligatoire de placer Cyril Hanouna à l'animation, Augustin Trapenard devrait faire l'affaire.)

mardi 20 mai 2014

Paul Colize, en force

Depuis deux ans, Jean-Paul Colize va de surprise en surprise. De bonne en excellentes surprise : Back up, son antépénultième roman, figurait en novembre 2012 dans la sélection finale du Prix Rossel et a été réédité en poche un peu plus tard ; son avant-dernier, Un long moment de silence, a reçu le prix Landerneau du polar, succédant, excusez du peu, au Mapuche de Caryl Férey, avant d'être à nouveau sélectionné pour le Rossel, de recevoir quelques autres récompenses et d'être réédité en poche aujourd'hui, quelques jours après la sortie d'un nouveau roman, L'avocat, le nain et la princesse masquée.
Un long moment de silence ne cède cependant pas à la facilité et place même la barre très haut vis-à-vis de lecteurs habitués à suivre des personnages pour lesquels ils éprouvent un minimum d’empathie. Stanislas Kervyn, patron d’une boîte informatique florissante, n’est pas le genre de bonhomme avec qui on a envie de nouer des relations amicales, serait-ce même à travers une fiction. Au boulot, c’est une vraie teigne. Au lit, c’est un baiseur compulsif pour lequel le sexe équivaut à une séance de gymnastique – et un peu à une thérapie, puisque cela soulage ses migraines. Oui, il souffre. Pas assez cependant pour éveiller notre compassion.
En revanche, il a dans la vie un autre centre d’intérêt avec lequel le romancier compte retenir l’attention : la mort de son père à l’aéroport du Caire en 1954, lors d’une tuerie restée inexpliquée. Il a raison, ça fonctionne. Pour comprendre ce qui s’est passé, Stanislas a mené une longue enquête de laquelle il a tiré un livre. Mais, au terme de celui-ci, l’énigme n’est pas résolue. Après un passage à la télévision, il reçoit un mystérieux coup de téléphone qui change tout, l’oblige à reconnaître qu’il s’est trompé en négligeant le rôle peut-être joué par son père en Egypte à cette époque et le relance sur des pistes auparavant négligées, du côté de la Pologne et de l’Allemagne, en compagnie d’une traductrice charmante et efficace à laquelle, hors travail, il ne pose qu’une question : on baise ?
Décidément incorrigible, ce Stanislas. Mais obstiné, aussi. Sa fortune personnelle et les capacités professionnelles de ses employés lui permettent de tirer tous les fils qui passent à sa portée, même s’ils le conduisent très loin. C’est une véritable pelote imprégnée d’Histoire et de tragédie, à l’intérieur de laquelle la justice et la vengeance agissent à parts à peu près égales. C’est le cœur d’un roman passionnant où Jean-Paul Colize confirme ses moyens de romancier capable de mener un récit sur plusieurs plans dont chacun nous apporte un fragment de réalité.

dimanche 18 mai 2014

Il y a 20 ans, mes 20 kilomètres de Bruxelles

D'accord, peu de rapport direct avec la littérature. Mais, puisque les 20 kilomètres de Bruxelles célèbrent aujourd'hui leur 35e anniversaire, voici comment j'avais vécu l'édition de 1994... (Et, non, vous n'aurez pas de photo de moi sur la ligne de départ.)

Les vedettes des 20 km de Bruxelles ont bien de la chance. Elles n'ont à gérer que la pression, comme disent les sportifs. Ici, au milieu du peloton, il faut gérer un nombre incroyable de choses: le manque d'entraînement, les kilos de trop, les forces de plus en plus faibles, la consommation d'eau, les kilomètres de plus en plus longs - d'ailleurs, les vedettes courent des kilomètres beaucoup plus courts que les nôtres. Sans cela, je ne vois pas pourquoi elles iraient si vite. Ou alors, mes notions d'arithmétique ont souffert pendant la course.
Enfin, je dis la course, c'est une façon de parler. Parce qu'après les trois bosses casse-pattes de l'avenue Louise, l'euphorie des premiers kilomètres n'est déjà plus qu'un lointain souvenir. Certes, il y a eu des bons moments, comme pour compenser la difficulté à être au milieu du peloton plutôt que devant. Quand un long cri monte dans la rue de la Loi - qui, pure coïncidence, à moins que ne ce soit un avertissement de la part des organisateurs, monte elle aussi à ce moment. Quand les traditionnels claquements de mains emplissent les tunnels - surtout le premier, l'enthousiasme retombant à mesure que les jambes s'alourdissent.
Bon, autant l'avouer, j'ai failli raconter ici «mes 6 km de Bruxelles», parce qu'au moment d'entrer dans le Bois de la Cambre, j'ai surtout envie de rentrer chez moi. Et puis, après cent mètres de promenade, je me dis que c'est stupide, qu'il faut continuer. Retour à la case départ - pas tout à fait, puisque presque un tiers de la distance a déjà été couvert - et on oublie les envies d'abandon pour s'enfoncer dans la tête l'image des arcades du Cinquantenaire. Encore un effort, camarade! Reste qu'il faut gérer, en même temps que tout le reste, un changement d'objectif: en marchant de temps en temps pour récupérer quand la fatigue est trop vive, il ne faut plus penser au chrono dont je rêvais. Tant pis, on verra bien. Après tout, il suffit d'avancer, l'arrivée ne peut que se rapprocher.
Un peu à la fois, je reconnais certains coureurs, qui me dépassent quand je marche, que je rattrape quand je cours. Allons, puisqu'ils ne vont pas plus vite que moi en moyenne, on s'offre un sursaut d'orgueil? Bref, très bref, le sursaut. Voilà au moins une chose qu'il ne faudra plus gérer.
Enfin, voici l'avenue de Tervueren. Ça monte, c'est dur, mais comme c'est bientôt la fin, on l'accepte plus facilement. D'ailleurs, j'ai renoncé à gérer ma place dans le peloton: celles et ceux qui veulent me dépasser n'ont qu'à le faire, je n'essaierai pas de les en empêcher. Car voilà qu'arrive, pour moi seul, un souffle de vrai bonheur égoïste: les cinq secondes que prend le passage de la ligne d'arrivée, avec l'enregistrement de la carte magnétique qui fixe le temps. Et, déjà, dans la tête, un objectif qui se dessine pour l'année prochaine...

Manuel de l'arriviste littéraire (17) La création d’une école


La création d’une école

Il est plus facile de créer une école littéraire que de toucher la pointe de ses bottines avec le bout des doigts en faisant une belle révérence. N’importe qui peut fonder une école.
Ne perdez pas votre temps à asseoir votre école sur des bases solides. Ne cherchez pas trop. La première idée qui vous passe par la tête est la meilleure. Personne n’ira discuter les tendances de votre école, il n’est même pas utile qu’elle en ait, on saura simplement que vous êtes son chef.
Vous inonderez les journaux de communiqués savants. Exemple : Une nouvelle école littéraire vient de surgir : Le baroquisme. Elle exaltera les actes de génie de tous les baroques de l’Art. C’est le poète X… qui la dirigera.
Tout écrivain-aspirant arriviste est chef d’école. Ça fait bien sur les cartes de visite : Chef de l’École baroquiste.
Il est inutile de recruter des adeptes. De temps à autre, pour faire croire qu’on en a, on se contente d’envoyer à la presse une note dans ce genre : Avant-hier a eu lieu, au Café des Deux Dragons, une réunion de l’École Baroquiste. Son chef, l’admirable poète X…, a soulevé les applaudissements de l’assistance en parlant du Baroquisme. À la sortie, il fut porté en triomphe.
Vous voyez le truc. Vous rendez compte d’une réunion qui n’a pas eu lieu et le tour est joué.

P.-S. La présentation de cette série d'articles publiés dans L'Aurore en 1914 se trouve ici. Ils ont été retrouvés grâce à Gallica.

vendredi 16 mai 2014

Jonathan Tropper se rit du désespoir

On apprenait hier, dans un article du Figaro littéraire consacré à un ouvrage de Dominique Noguez (La véritable origine des plus beaux aphorismes), que nous nous trompions sur les auteurs de nombreux mots célèbres. Dont celui-ci, qui s’applique parfaitement à Une dernière choses avant de partir, le roman de Jonathan Tropper réédité en poche : « L’humour : la politesse du désespoir ». Qui aurait pu dire en effet que le cinéaste Chris Marker avait été le premier à proposer cette phrase ? Mais aussi, à qui l’aurions-nous attribuée ? A un humoriste, certainement…
Jonathan Tropper est un humoriste et le prouve une nouvelle fois dans Une dernière chose avant de partir. Cela commence ainsi : « C’est mardi. Dans un peu moins de trois semaines, sa femme va se remarier, et d’ici quelques jours, Silver décidera, provisoirement, que la vie ne vaut pas nécessairement le coup d’être vécue quand on l’a aussi peu réussie que lui. Cela fait maintenant sept ans et quatre mois, environ, que Denise a demandé, et obtenu, le divorce, pour tout un tas de raisons fondées, et plus ou moins huit ans que son groupe, The Bent Daisies, a sorti son seul album, dont l’unique tube – « Rest In Pieces » – a fait d’eux des rock stars du jour au lendemain. »
Silver n’a plus guère de raisons de vivre et, au fond, il accueille presque avec soulagement l’annonce de sa mort prochaine, conséquence logique d’une artère défaillante qui se prépare à le lâcher et à précipiter sa fin. A moins de passer sur le billard pour réparer tout ça. Mais il n’en a pas la moindre envie. Il trouve plus logique d’aller jusqu’au bout de l’échec que représente toute son existence et de disparaître aussi discrètement qu’il a vécu.
Au fond du trou où il végète – ce trou est une résidence qui s’était, autrefois voulue de luxe, et qui est devenue le cul-de-sac dans lequel se retrouvent d’autres ratés de son espèce –, Silver voit néanmoins poindre une petite lumière : sa fille, avec laquelle on ne peut pas dire qu’il entretenait des relations chaleureuses, a un problème et vient lui en parler plutôt qu’à sa mère. Marque de confiance touchante qui signifie peut-être quelque chose en plus : il y a donc encore, sur cette planète, quelqu’un qui aurait besoin de lui ?
Disons-le tout net : Silver est un type insupportable, toujours prêt à faire un pas de travers plutôt qu’à rester logique, ne serait-ce qu’avec lui-même. Mais c’est en cela qu’il est drôle dans son désespoir. C’est peut-être même la raison pour laquelle son ex-épouse se trouve à nouveau séduite par lui – pour un soir, un soir seulement, mais quand même…
Jonathan Tropper possède un grand talent pour embrouiller des situations qui pourraient être simples. Si elles étaient simples, elles nous intéresseraient évidemment beaucoup moins. Tandis que, traitées ainsi, elles deviennent les aventures trépidantes d’un humain égaré parmi les siens, ou à côté des siens, et dont on se demande s’il va finir par se laisser mourir ou accepter, malgré tout, de se prolonger pour quelques années.

jeudi 15 mai 2014

Erreurs d’aiguillage amoureux chez John Irving

Souvent, John Irving parle d’ours dans ses romans. Depuis le premier, paru en 1968, Liberté pour les ours ! A la lecture de son dernier livre, A moi seul bien des personnages, faudra-t-il envisager que les plantigrades préfiguraient ceux qu’on appellerait plus tard les « ours », bien qu’humains ? « Il a fallu attendre le milieu des années quatre-vingt pour voir arriver ces mecs poilus, volontairement négligés, qui se voulaient en rébellion contre le diktat de l’homme impeccable, propre sur lui, sexe rasé et corps bodybuildé. C’était rafraîchissant, ces ours, au début. » Le milieu des années quatre-vingt, c’est-à-dire aussi le milieu des présidences Reagan et un moment où les homosexuels mouraient en masse d’une maladie alors totalement incontrôlée, le sida, dont ils furent les premières victimes. Les plus spectaculaires aussi, dans la mesure où bien des personnalités du monde artistiques furent touchées. Les ours, c’est-à-dire des poilus souvent ventripotents et amateurs de bière aussi éloignés que possible des clichés appliqués à ceux que Billy nommerait peut-être « les garçons comme nous », bien qu’il ne soit pas le premier à utiliser l’expression dans le roman.
Billy, il n’est pas le premier parmi les personnages principaux de John Irving à le faire, épouse la biographie de l’auteur. Jusque dans certains détails troublants, utilisés par le romancier pour semer la confusion dans l’esprit de ses lecteurs. Ceux-ci, ou certains d’entre eux, en sont à se demander si John Irving a été bi toute sa vie, s’il a couché avec des transsexuelles – le mot « transgenre » n’appartenant pas à sa génération, Billy le refuse –, avec autant d’hommes que de femmes, s’il a connu sa première expérience sexuelle avec une bibliothécaire qui fut autrefois un champion de lutte et s’appelait Big Al avant de devenir Miss Frost… Avant de répondre qu’on s’en moque, rappelons le titre : A moi seul bien des personnages, expression puisée chez Shakespeare, voilà qui sonne comme la revendication du droit à la fiction, à endosser tous les rôles. Comme précisément dans les pièces de Shakespeare auxquelles Billy participait dans sa jeunesse et où les personnages féminins étaient parfois joués par des garçons, voire des hommes, et réciproquement.
Des héros qu’il fait naître, comme lui, en 1942, lequel est le plus proche de John Irving ? Garp dans Le monde selon Garp ? Daniel dans Dernière nuit à Twisted River ? Billy dans son plus récent opus ? (On en oublie peut-être.) Bien malin qui pourrait répondre. Chacun vit sa vie, sur une trame chronologique où se repèrent des points communs. En moins grand nombre que les particularités de chacun.
La principale de ces particularités, chez Billy, est son incertitude sexuelle, vécue dans un milieu qui n’est pas vraiment prêt à l’accepter : dans une petite ville du Vermont avant 1960 ; et dans une boîte privée peuplée exclusivement de garçons dont les héros sont les champions de lutte locaux. En particulier, à l’époque de David, Jacques Kittredge, agressif et intimidant mais d’une perfection physique à faire craquer filles et garçons : « Sa beauté mâle me ravageait au plus haut point quand il portait une barbe de deux ou trois jours, qui le faisait paraître plus vieux que les autres élèves ». David, qui veut devenir écrivain, lit Dickens dont De grandes espérances décide de sa vocation. David, qui se pose beaucoup de questions sur l’orientation de ses désirs, lit aussi, conseillé par la bibliothécaire déjà évoquée, « des romans où des jeunes gens ont… de dangereux béguins ». Au moment où il demande cela à Miss Frost, il pense autant à elle – sa forte carrure, ses grandes mains, ses petits seins – qu’à Jacques Kittredge. L’ambiguïté est complète et se résoudra d’autant moins qu’il finira par s’accepter comme il est. Un peu grâce aux livres, d’ailleurs, et en particulier à un roman de James Baldwin, La chambre de Giovanni, qu’il cache sous son oreiller.
Mais c’est une longue histoire qui s’étale sur un demi-siècle, dans sa trajectoire personnelle autant que dans l’évolution sociale. Ce qu’on appelait une sexualité contre nature est, au fil du temps, mieux accepté. Bien que les progrès restent fragiles, comme Billy le comprendra devant l’agressivité du fils Kittredge, venu lui dire tout le mal qu’il pensait de lui. A quoi Billy répond : « Ne me fourrez pas dans une catégorie avant même de me connaître ! » Une sorte de leçon morale – et celle-là, il est évident que John Irving la fait sienne – au terme d’un livre touffu, parfois drôle, souvent douloureux, toujours sur un ton très juste.

mercredi 14 mai 2014

Supplément à la vie de Long John Silver

L’écrivain suédois Björn Larsson s’était emparé, dans les années 90, d’un personnage de L’île au trésor, le célèbre roman d’aventures de Robert Louis Stevenson. Long John Silver, l’homme à la jambe de bois, aurait écrit ses mémoires lors de sa retraite à… Madagascar ! On traduit aujourd’hui un supplément à ce texte : La dernière aventure de Long John Silver.
Rappelons, si on a un peu oublié L’île au trésor, qui est Long John Silver. Engagé comme cuisinier sur l’Hispaniola, il se révèle bientôt indispensable au recrutement de l’équipage et à la bonne marche du navire. John Trelawney dit de lui : « John Silver est un homme très sérieux. Je sais de source certaine qu’il a un compte courant chez un banquier. Sa femme doit rester ici pour diriger sa taverne en son absence. C’est une femme de couleur, et une paire de vieux célibataires comme vous et moi peut aisément deviner que la femme, plus encore que la raison de santé, le décide à reprendre la mer. » Il n’est pas seulement sérieux : il possède aussi une autorité naturelle qui fait de lui une véritable terreur. A la fin du roman, il disparaît : « On n’a plus entendu parler de Silver. Ce terrible marin à une jambe ne joue plus aucun rôle dans ma vie. Je me plais à croire qu’il a retrouvé sa vieille négresse et qu’il vit en paix dans quelque coin, avec elle et son perroquet. »
Björn Larsson l’a donc retrouvé dans son refuge malgache où il lui a offert un long récit apocryphe, mais vraisemblable par rapport aussi bien à la fiction de Stevenson qu’à ce qu’on connaît des histoires véridiques de pirates. On sait que ceux-ci ont beaucoup fréquenté les côtes de Madagascar et l’île de Sainte-Marie. Long John Silver s’est installé à Ranter Bay, autrement dit la baie d’Antongil. Il y mène une vie paisible et c’est donc là qu’il a écrit (ou plutôt que Björn Larsson a imaginé qu’il avait écrit) Long John Silver : la relation véridique et mouvementée de ma vie et de mes aventures d’homme libre, de gentilhomme de fortune et d’ennemi de l’humanité. Un titre interminable, comme on les aimait au dix-huitième siècle, c’est-à-dire à l’époque supposée de sa vie.
Quand l’écrivain suédois a trouvé un éditeur pour ce livre, il a dû couper un peu son gros manuscrit. Il en avait donc enlevé un épisode qui, lui semblait-il, n’apportait pas grand-chose à l’ensemble. Mais qui, repris pour en faire un récit détaché du grand bloc des mémoires, prend tout son sens. Et joue habilement entre fiction et réalité.
Deux hommes à bout de force se présentent un jour chez Long John Silver. Il leur sauve la vie sans enthousiasme : il n’aime pas ces inconnus qui ne lui disent rien de bon. Il n’a pas tort de se méfier : son visiteur principal, Charles Barrington, est un homme qui a échoué dans tout ce qu’il a entrepris auparavant et qui est venu à Madagascar pour tenter de refaire fortune dans le commerce des esclaves. Mal lui en prit : c’est un nouvel échec, aux conséquences dramatiques puisqu’il va payer très cher son entreprise.
Il est vrai qu’il l’a bâtie sur des fondations très fragiles : le journal que Robert Drury avait tenu lors de son séjour à Madagascar et que Barrington tient pour un document authentique. Tandis que Long John Silver, qui a rencontré Daniel Defoe, sait comment celui-ci l’a tiré de son imagination fertile…
Barrington, homme cupide, ignore évidemment que Long John Silver, dont la légende de cruauté court sur toutes les mers du globe, a depuis longtemps oublié ce qu’est l’appétit de richesses. Il ignore encore davantage que Jack, bras droit du pirate retraité, est un Malgache, fils de roi et ancien esclave. Ce qui donne surtout aux deux hommes envie de faire subir à Barrington ce qu’il voulait faire subir à la « marchandise » qu’il avait l’espoir de trouver dans l’île. Les humiliations et les tortures que Jack a vécues et dont il porte les marques dans sa chair.
L’ouvrage n’est pas long. Mais il repose sur un face à face où la tension est constante. Où Björn Larsson renoue aussi les fils d’une biographie imaginaire dont il donne quelques clés en postface. Il n’est pas besoin d’avoir lu le livre précédent pour goûter celui-ci. Et le plaisir de retrouver quelques lieux, malgré les libertés que prend le romancier avec la réalité, est intense.

P.-S. Cette note qui a été, à l'origine, un article pour Les Nouvelles (quotidien de Madagascar) a aussi été publiée dans mon autre blog, Actualité culturelle malgache.

mardi 13 mai 2014

Patrick Modiano dans les brèches du temps

A cette époque, dans les années soixante, il y avait parfois des rafles dans Paris, le soir, dans des bars normaux le jour et un peu louches le soir. Des personnages aux noms imprécis, parce que peut-être faux, jouaient des parties dangereuses où la politique et la violence se frôlaient comme des ombres inquiétantes. De ces mois où il a côtoyé, sans bien s’en rendre compte mais en s’en doutant quand même un peu, une zone trouble de la société, Jean se souvient en se promenant dans le quartier Montparnasse. « A l’instant où je passais devant le grand immeuble blanc et beige sale du 11, rue d’Odessa – je marchais sur le trottoir d’en face, celui de droite –, j’ai senti une sorte de déclic, ce léger vertige qui vous prend chaque fois justement qu’une brèche s’ouvre dans le temps. »
Les détails s’engouffrent dans la brèche, en vrac, comme ils ont été notés dans un carnet noir que le narrateur regrette de ne pas avoir en poche ce jour-là, et auquel il reviendra souvent pour reconstituer ce qui peut l’être d’un passé auquel il n’a pas compris grand-chose. Il sentait qu’« il planait une menace dans l’air qui donnait une couleur particulière à la vie », il tentait de retenir des bribes de réel. Mais il était incapable de compléter le tableau. D’ailleurs, à quoi lui servait-il de noter des noms de boutiques ou de petites entreprises en voie de disparition ? Le passé l’intéressait déjà plus que le présent, et c’est peut-être pourquoi il ne revient que maintenant à une période où son réel était constitué de personnages morts depuis longtemps plutôt que de ceux qu’il côtoyait physiquement. « En ce temps-là j’étais aussi sensible qu’aujourd’hui aux gens et aux choses qui sont sur le point de disparaître. »
La géographie est restée à peu près la même. Bien que des rues aient disparu, les deux rives de la Seine constituent encore deux mondes distincts – que Modiano a souvent explorés dans ses romans, depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’à nos jours, ou à peu près. Sur cette géographie se déposent les strates du temps que le romancier gratte sans relâche et sans méthode apparente pour mettre au jour des vestiges que lui seul pense pouvoir trouver là.
Mais, ainsi que ses lecteurs en ont pris l’habitude sans jamais s’en plaindre, Patrick Modiano dépose surtout des incertitudes dans ces lignes que le narrateur trace, dit-il, « pour trouver des lignes de fuite et m’échapper par les brèches du temps. » L’entreprise touche à un désespoir mélancolique, car il sait qu’il ne reconstituera jamais totalement ce qui lui a échappé. Lui-même, d’ailleurs, n’est pas très sûr de son identité…
En additionnant les notes du carnet noir, le retour sur les lieux et un rapport de police que lui transmet un inspecteur à la retraite, les pièces du puzzle finissent par se mettre presque toutes en place. Presque seulement. Car les enquêtes de Modiano sont destinées à nous égarer plus qu’à nous éclairer. L’herbe des nuits ressemble bien à ses livres précédents où une démarche peu assurée conduit avec beaucoup de réticences vers la résolution d’une énigme dont on n’a, au fond, pas plus envie que le narrateur de connaître tous les ressorts. L’urgence est relative : « chaque jour, le temps presse et, chaque jour, je me dis que ce sera pour une autre fois. » Une autre fois, ce sera un autre roman, presque pareil, ce qui ne lassera pas non plus parce qu’il sera à nouveau habité par cette nécessité de se fuir soi-même pour mieux se définir en creux.

lundi 12 mai 2014

La vie d’une écrivaine, ou presque

Maria Cristina Väätonen a publié La vilaine sœur, son premier livre, avant d’avoir dix-huit ans. Tout le monde a cru que l’histoire était autobiographique, que sa mère et sa sœur étaient mortes dans un accident de voiture après lequel elle avait quitté Lapérouse, au Canada. Il n’en est rien : sa mère et sa sœur sont vivantes puisque la première l’appelle au début de La grâce des brigands, le nouveau roman de Véronique Ovaldé, pour lui parler de sa sœur Meena. Ou plus exactement de Peeleete, le fils de Meena, dont Maria Cristina ignorait l’existence.
La jeune fille avait fui Lapérouse et sa famille, sous prétexte d’étudier la littérature aux Etats-Unis. Elle aurait pu choisir n’importe quel prétexte : elle étouffait depuis toujours à cause des obsessions d’une mère tragique et depuis qu’un jeu entre sœurs avait mal tourné, arrêtant le développement de Meena à quatorze ans – Maria Cristina en avait presque treize.
A Los Angeles, Maria Cristina travaille au snack de l’université, tentant d’écrire un roman qui n’avance pas, quand sa colocataire lui propose un job qu’elle-même ne peut prendre parce qu’elle est enceinte : devenir la secrétaire personnelle d’un écrivain. « Mais je ne veux pas être la secrétaire personnelle d’un écrivain, je veux être écrivain », réplique Maria Cristina avant d’apprendre le nom de l’écrivain en question et de se présenter chez lui.
Rafael Claramunt est le genre d’homme qui peut dire : « Je suis le dernier spécimen d’écrivain dont la vie privée intéresse tout le monde et qui vit comme une star du rock’n’roll. » Il y a bien sûr un peu de vanité dans cette affirmation qui, par ailleurs, est plutôt vraie. L’homme est en tout cas assez fascinant pour que Maria Cristina en tombe amoureuse et lui confie son manuscrit quand elle l’a terminé – la manière dont il sera publié et ce qui suivra est un roman dans le roman.
Claramunt a un chauffeur, ou un genre de chauffeur, qui est aussi son homme à tout faire et qui rendra, entre deux verres, des services variés à Maria Cristina. Il s’appelle Oz Mithzaverzbki mais, comme personne n’arrive à prononcer son nom, il se fait appeler Judy Garland. Après tout, nous sommes à Santa Monica, autant dire à Hollywood.
La vie de Maria Cristina se met en place sans que Véronique Ovaldé semble le vouloir. Les informations se glissent dans le texte comme par inadvertance. Et cela fait un beau roman qui mène à une fin impressionnante.

dimanche 11 mai 2014

Vacances et conséquences

Marc Schlosser n’aime pas les corps en faillite, leurs chairs flétries, leurs odeurs.
Pas de chance, il est médecin généraliste. Apprécié, d’ailleurs, grâce au temps qu’il consacre à ses patients, même quand il a tout compris en une minute. Sa clientèle est plutôt chic, ses fréquentations aussi. Le célèbre acteur Ralph Meier en fait partie. Marc surveille les regards gourmands que le comédien jette sur son épouse, mais les deux familles se rapprochent malgré tout pendant les vacances. Les Schlosser ont deux filles, les Meier, deux garçons à peu près du même âge et les enfants s’entendent bien.
Dans l’atmosphère légère, flirt et alcool près de la piscine, un drame couve qui finira par éclater et par pourrir la vie de plusieurs personnes. Herman Koch, après Le dîner, a préparé un nouveau cocktail explosif à base de douleur et de vengeance. Dans Villa avec piscine, il met à nu l’âme humaine et ses failles.

samedi 10 mai 2014

Shakespeare en Afrique du Sud

Du noir et blanc à l’arc-en-ciel, l’Afrique du Sud a fait du chemin. Non sans douleur, comme le constate Peter Jacobs, de retour à Alfredville vingt ans après l’avoir quittée pour étudier en Grande-Bretagne, ce qui lui avait permis d’échapper au service militaire. Il est journaliste, il veut écrire un long article sur un meurtre qui le touche de près : Désirée, sa cousine, a été assassinée. Le coupable, désigné par la rumeur et quelques éléments de preuve, est aux arrêts : chef de la police locale, il est noir, ancien de la branche combattante de l’ANC et était le mari de la victime. Dans cette histoire, Peter Jacobs trouve d’intéressantes similitudes avec Othello : un homme noir tue une femme blanche « dont il est l’époux, la fille d’un personnage de haut rang de sa ville natale, lui-même étant fonctionnaire de valeur ». Comme en écho, l’ex de Peter, acteur et noir lui aussi, est engagé à Londres pour jouer un rôle dans une mise en scène d’Othello.
Sans se prendre pour Shakespeare, le journaliste est convaincu de tenir un sujet dont il devrait tirer un bon article, susceptible d’intéresser le New Yorker. D’autant plus qu’il a son idée sur la mise en perspective du fait divers : il veut comprendre « l’incidence possible de la politique dans des situations humaines dramatiques ». Sa théorie est au point et il ne cherche, en réalité, qu’à l'enrichir d’anecdotes pour la renforcer. La vieille animosité entre Noirs et Blancs, nourrie par le régime d’apartheid, fonctionnerait donc encore pour expliquer le meurtre et, au-delà de celui-ci, l’opinion publique. Mais la théorie ne tient que si le mari de Désirée est vraiment coupable. Et un faisceau de révélations, reçues par Peter de différentes personnes, à condition qu’il ne s’en serve pas mais qu’il juge quand même la situation en fonction de ce qu’il apprend, modifie considérablement la donne.
D’une enquête sociologique, et sans l’abandonner vraiment, Peter bascule vers une véritable enquête policière, au terme de laquelle il croira trouver l’assassin de sa cousine – avant de devoir remettre ses certitudes en question. Il n’aura d’ailleurs fait que cela au cours d’un séjour teinté d’une nostalgie qu’il se refuse. Influencé par l’ironie qui règne dans les milieux culturels britanniques, il a tendance à tout mettre à distance. Mais ce qu’il a vécu dans son passé le rattrape et il prend des coups quand il constate la persistance des clichés anciens dans la société d’aujourd’hui. Quand, dans le même temps, il ressent à nouveau son attirance d’autrefois pour son meilleur ami, une attirance mêlée cependant de gêne parce qu’ils ont suivi des chemins si différents qu’ils devaient bien conduire à les éloigner.
Un passé en noir et blanc, cinquième roman de Michiel Heyns – le quatrième traduit en français – expose de manière très fine les contradictions d’un pays qui n’est pas passé du pire au meilleur. Un bon exemple de ces contradictions se trouve dans la réponse faite par une thérapeute, ancienne militante de l’ANC, quand on lui a demandé si elle est contente d’avoir Zuma à la présidence : « Alors j’ai dit que je n’étais pas particulièrement contente d’avoir Zuma pour président, mais que, oui, je m’étais battue pour le droit du peuple à choisir son dirigeant. »
Tout est là, ou presque.