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jeudi 1 octobre 2020

Œdipe en Turquie

Cem a seize ans, son pharmacien de père a disparu. Non en raison de ses opinions politiques qui lui avaient valu un noble emprisonnement quelques années plus tôt. Mais pour une autre femme que la sienne. Le lycéen, qui rêve de devenir écrivain, qui aide d’ailleurs un libraire, ne se fait aucune illusion sur l’homme qui l’a engendré. Pour gagner un peu plus d’argent qu’à la librairie, Cem va accompagner un puisatier sur un chantier qui s’éternise, dépenser ses jeunes forces à chercher de l’eau qu’on ne trouve pas, et provoquer, la faute à la fatigue, un accident dont il fuit les conséquences – choisissant d’ignorer d’ailleurs ce qu’elles sont, tant il craint le pire.

Le travail qu’il a accompli là change tout dans sa vie. D’abord, il a trouvé en Maître Malmut un père de substitution : sévère, mais juste. Ensuite, il a rencontré, dans ce qui n’est pas encore un faubourg d’Istanbul, une femme rousse avec laquelle il fait l’amour et qui occupera ses pensées bien plus longtemps que prévu. Enfin, tout est en place pour rejouer une histoire que Cem a lue quand il puisait ses lectures dans les rayons du libraire, celle d’Œdipe.

Le mythe a donné naissance à bien des œuvres, pas seulement littéraires d’ailleurs. Il est si lourd de sens qu’il peut donner naissance à de multiples interprétations sans jamais perdre sa charge fondamentale où se mêlent le destin et les rapports familiaux.

Orhan Pamuk s’en est emparé à son tour dans son nouveau roman, La femme aux cheveux roux (traduit par Valérie Gay-Aksoy). Comme il se doit, le récit s’avance derrière des masques d’apparence anodine – si un premier amour est anodin, ou la fuite d’un père, ou un accident, ou une vocation contrariée. Il est, quoi qu’il en soit, implacable. D’autant que se superpose, à la tragédie d’Œdipe, celle de Rostam, tirée d’une épopée iranienne : le père y tue le fils, comme dans une image en miroir qui trouble la vision globale – et trouble en particulier Cem, obsédé par les deux récits. « C’est à cette période-là que, dans le cours de la vie ordinaire, je pris l’habitude de comparer les pères et les fils que je rencontrais avec Œdipe et Rostam », reconnaît-il dans un roman dont il est le narrateur.

Son intérêt ne faiblissant pas, alors qu’il est marié avec Ayse sans espoir de descendance, son épouse commence à partager cette lecture du monde : elle y « voyait une rêverie autour du fils que nous n’avions pas eu ». Au moins, pas de fils pour Cem, donc pas de meurtre programmé, ni Œdipe ni Rostam. En principe…

Orhan Pamuk est un romancier retors – et fascinant. On peut lire son livre comme une histoire d’amour. Ce n’est pas faux. On peut en tirer des leçons sur les strates du sol, le savoir du puisatier, celui de l’ingénieur. La femme aux cheveux roux est cela aussi, et bien d’autres choses. Mais, surtout, un courant souterrain l’anime, qui emporte personnages et lecteurs dans un même flux dont la direction se précisera petit à petit.

jeudi 18 juin 2020

Quand on comprend qu’on n’a rien compris


En un volume, six éditions du même ouvrage, Scherbius (sauf la dernière, où Maxime Le Verrier, l’auteur, se joint au personnage), datées de 1978 à 2004, racontent une thérapie et les errements d’un psychiatre. Chaque fois qu’il pense avoir compris le problème de Scherbius, Maxime Le Verrier doit admettre qu’il était à côté de la plaque. Du coup, cela donne, comme il le reconnaît avant de tirer sa révérence, un « texte baroque et hétéroclite, dont chaque page semble contredire la précédente. »
Grand manipulateur de récits, truqueur émérite capable de faire croire à ses lecteurs, plusieurs fois de suite s’il le faut, qu’il est très exactement là où il n’est pas, Antoine Bello joue avec Scherbius (et moi) au plus haut niveau dans une partie menée sur le fil du rasoir. Les contradictions sont elles-mêmes les principaux rebondissements d’un roman conçu comme un piège vertigineux.
Le premier à tomber dans le piège, ou plutôt les pièges, de Scherbius, est le narrateur. Il se fait avoir dès le début, quand, une demi-heure après que son cabinet ouvert de frais a été raccordé au téléphone, il reçoit un appel dont toute sa carrière va découler. L’éminent professeur Francis Monnet, qui dirige le service de psychiatrie de l’hôpital Cochin, le sollicite pour accepter de traiter le cas de Scherbius, présenté comme « imposteur pathologique ». Et, pour fournir les éléments qu’il possède, Francis Monnet propose de passer le lendemain. La présentation qu’il fait des exploits spectaculaires du futur patient oriente le jeune psychiatre vers un début d’hypothèse aussitôt ruinée, à moins qu’elle soit confirmée, par le dévoilement, sous l’allure du faux Francis Monnet, du vrai Scherbius. Encore qu’à son sujet, définir qui il est vraiment restera une gageure jusqu’à la fin, un quart de siècle après.
Trompé, mais décidé à comprendre ce qui anime Scherbius, Le Verrier ne tarde pas à déceler chez lui un mal « rarissime et, partant, peu connu : le Trouble de la Personnalité Multiple (TPM), un désordre mental dans lequel plusieurs identités distinctes se disputent le contrôle de l’individu. » C’est une première victoire pour le psychiatre, qui consacre un livre à Scherbius ainsi qu’à la description de ses cinq personnalités – puis onze, car le patient coopère à la perfection. Et la première édition de l’ouvrage (c’est-à-dire la première partie du roman) est un immense succès qui hisse Le Verrier au premier rang des spécialistes mondiaux du TPM.
Jusque-là, tout va bien. Il reste à déconstruire cette belle réussite, en plusieurs épisodes dont chacun est une brillante trouvaille.

samedi 13 juin 2020

Autant en emportent les débats


Si la semaine dernière était celle de Joseph Kessel, celle-ci a remis en lumière le nom de Margaret Mitchell, dont Autant en emporte le vent a fait l’objet de tous les commentaires. Le film qui en a été adapté a été retiré d’une plateforme de streaming, la description d’un Sud esclavagiste étant devenu, dans le contexte actuel, particulièrement choquant.
Et le livre, surtout (c’est en tout cas à cela que je suis le plus sensible), connaît une nouvelle vie en français avec la traduction chez Gallmeister de Josette Chicheportiche, cohabitant désormais avec celle que Pierre-François Caillé avait donnée en 1938, opportunément republiée en Folio dans une édition augmentée notamment d’une correspondance entre le traducteur et la romancière.
Il y a aussi, en préface, un texte de Le Clézio qui écrit : « Autant en emporte le vent est le portrait d’une petite provinciale esclavagiste et réactionnaire, qui hait profondément et instinctivement le monde des Yankees, croit dans la victoire finale des Confédérés, et gâche sa vie de mariage en mariage, jusqu’à la solitude. »
Le roman commence en 1861, il paraît aux États-Unis en 1936. Les deux traductions françaises sont séparées par plus de huit décennies, un délai raisonnable pour qui pense nécessaire une réinterprétation, de loin en loin, de la littérature écrite dans une autre langue.
C’est le premier point qui mérite de retenir l’attention, et pour tout dire le seul qui m’intéressait vraiment au point de départ (on verra que, depuis, les choses ont évolué) : quelles différences dans l’approche des deux versions françaises, et pour quelles conséquences ?
Il faut juger sur pièces, bien sûr. Je ne possède ni les compétences ni le temps nécessaires pour mener ce qui devrait être une analyse comparée des deux éditions – je suppose qu’il doit y avoir des candidats à cette tâche colossale (et indispensable). Je me contente du premier paragraphe, assez consistant pour fournir un premier éclairage.
Le voici d’abord en version originale :
Scarlett O’Hara was not beautiful, but men seldom realized it when caught by her charm as the Tarleton twins were. In her face were too sharply blended the delicate features of her mother, a Coast aristocrat of French descent, and the heavy ones of her florid Irish father. But it was an arresting face, pointed of chin, square of jaw. Her eyes were pale green without a touch of hazel, starred with bristly black lashes and slightly tilted at the ends. Above them, her thick black brows slanted upward, cutting a startling oblique line in her magnolia-white skin – that skin so prized by Southern women and so carefully guarded with bonnets, veils and mittens against hot Georgia suns.
Pierre-François Caillé en faisait ceci :
Scarlett O’Hara n’était pas d’une beauté classique, mais les hommes ne s’en apercevaient guère quand, à l’exemple des jumeaux Tarleton, ils étaient captifs de son charme. Sur son visage se heurtaient avec trop de netteté les traits délicats de sa mère, une aristocrate du littoral, de descendance française, et les traits lourds de son père, un Irlandais au teint fleuri. Elle n’en avait pas moins une figure attirante, avec son menton pointu et ses mâchoires fortes. Ses yeux, légèrement bridés et frangés de cils drus, étaient de couleur vert pâle sans la moindre tache noisette. Ses sourcils épais et noirs traçaient une oblique inattendue sur sa peau d’un blanc de magnolia, cette peau à laquelle les femmes du Sud attachaient tant de prix et qu’elles défendaient avec tant de soins, à l’aide de capelines, de voiles et de mitaines, contre les ardeurs du soleil de Georgie.
Josette Chicheportiche fait d’autres choix :
Scarlett O’Hara n’était pas belle, mais les hommes en avaient rarement conscience une fois sous son charme, comme l’étaient les jumeaux Tarleton. Sur son visage se mêlaient trop crûment les traits délicats de sa mère, une aristocrate d’origine française de la côte de la Géorgie, et ceux, épais, de son père, un Irlandais rubicond. Mais c’était un visage saisissant, au menton pointu, à la mâchoire carrée. Ses yeux étaient vert pâle, sans une seule touche de noisette, légèrement étirés aux extrémités et étoilés de cils raides et noirs. Au-dessus, ses sourcils noirs touffus partaient vers le haut, traçant une surprenante ligne oblique sur sa peau d’un blanc de magnolia – cette peau si prisée des femmes du Sud et si soigneusement protégée par des capotes, des voiles et des mitaines contre les soleils brûlants de Géorgie.
La traductrice se tient au plus près de l’original, le traducteur prend quelques libertés, les deux sont plaisants mais, au fond, à plaisir égal, il me semble qu’il vaut mieux « entendre » la voix de Margaret Mitchell que celle de Pierre-François Caillé. Encore faudrait-il en juger sur une plus grande longueur, je l’ai déjà dit.
De dimanche dernier (dans Le Masque et la Plume) à aujourd’hui (Libération) en passant par Le Figaro littéraire, jeudi, il a donc été beaucoup question d’Autant en emporte le vent.
M’avaient échappé cependant (merci à Hervé Bienvault d’avoir attiré mon attention) les propos de Pascal Blanchard tenus sur Europe 1. Pour lui, la nouvelle traduction est une catastrophe, et ses arguments méritent d’être entendus : « dans 20 ans, ceux qui liront pour la première fois ce livre auront le sentiment qu’il ne s’est rien passé à l’époque, que le mot 'nègre' n’a jamais existé. »
Or Margaret Mitchell utilise 203 fois le mot « negro » ou « negroes », sans ambiguïté. Pierre-François Caillé le traduit légitimement par « nègre », au singulier ou au pluriel – curieusement, sa version compte 86 occurrences de plus. Pourquoi ? Il traduit aussi souvent par « nègre » (pas toujours) « darky » ou « darky boy », et cela semble moins légitime…
Qui se collera à une troisième traduction pour un juste milieu ?

lundi 1 juin 2020

Une utopie et son idéal, ou une secte et son gourou

Elle est belle, l’utopie aujourd’hui ! Elle ressemble à une secte dont le gourou s’offre les faveurs sexuelles de toute la communauté et impose ses décisions sous couvert de débat collectif. Liberty House ressemble davantage à un espace de pouvoir qu’à ce que son nom évoque.
Il est facile de manier l’ironie quand on se trouve à l’extérieur, occupé à lire Arcadie, le roman d’Emmanuelle Bayamack-Tam qui a imaginé le lieu, son fonctionnement, ses habitants. Ceux-ci expriment cependant, par l’intermédiaire de l’écrivaine, des points de vue moins tranchés.
Au premier plan, la très jeune Farah, avec qui et par qui nous pénétrons dans le fonctionnement libre et libertaire d’un groupe constitué surtout de personnes mal adaptées à la société. Arcady, le fondateur, leur offre la possibilité (la chance ?) de vivre autrement. La nudité est la norme, tant pis pour les regards sensibles à l’esthétique car tous les corps, loin de là, ne sont pas parfaits. Dans le cas particulier de la mère de Farah, Liberty House possède une précieuse caractéristique : la maison est en zone blanche, hors de tous les réseaux dont elle reçoit les ondes comme des agressions physiques. Il est vrai qu’elle souffre de multiples autres pathologies, ce que Farah résume en une seule : « l’intolérance à tout ».
Arcady a rebaptisé tout le monde, les identités d’avant n’existent plus. Et, pendant quinze ans, à l’opposé du tableau sombre que nous dressions, tout se passe bien : « nous avons été heureux à Liberty House. Nous y avons mené très exactement l’existence pastorale promise par Arcady, avec Arcady lui-même dans le rôle de sa vie, celui du bon berger menant paître son troupeau ingénu. »
Farah est, en grandissant, confrontée à une modification de son identité sexuelle, elle perd en partie sa féminité sans recevoir tous les attributs masculin : « j’ai une chatte mais pas d’utérus, des couilles mais pas de pénis, des ovaires mais pas de règles – sans compter que ma musculature et ma pilosité sont tellement troublantes que plus personne ne se risque à trancher. » Elle reste, quoi qu’il en soit, arrimée à l’idée qu’elle se fait de Liberty House et de la personnalité exceptionnelle d’Arcady. Il n’a pas voulu coucher avec elle avant qu’elle ait quinze ans, alors qu’elle en mourait d’envie. Les apparences sont sauves.
Les apparences seulement : même Farah reconnaîtra qu’il a tenu tout le monde sous son emprise – mais sans l’avoir cherché, par une sorte de pouvoir naturel qui fait de lui un chef de meute. (Là, on interprète, forcément, on ne cesse de douter d’idées bien ancrées et on tente de tenir droit ce qui vacille parfois.)
Il faudra un afflux de migrants pour que le masque enfin disparaisse en même temps que l’hospitalité qui semblait jusque-là universelle. Farah a peut-être compris quelque chose, elle est prête en tout cas à bâtir une nouvelle utopie. On en reste ébahi. Et admiratif d’avoir été conduit vers des sentiments aussi contradictoires.

dimanche 31 mai 2020

Jean-Paul Kauffman devant des églises fermées

Depuis qu’il est devenu écrivain après avoir été journaliste, Jean-Paul Kauffmann oscille entre le réel et sa représentation – ce qui n’est pas tout à fait la même chose, demandez à Magritte avec sa pipe. « Mes livres entremêlent l’essai, l’histoire, l’autobiographie, le récit de voyage, le reportage, l’enquête, la chronique », écrit-il, pour montrer que ce n’est pas clair, dans Venise à double tour. Et il précise : « Ce n’est pas un assemblage de toutes ces catégories, mais une forme qui tente de fusionner le tout. »
Fusion merveilleusement réussie, de L’Arche des Kerguelen à Outre-terre en passant par Sainte-Hélène ou en longeant la Marne pour d’autres ouvrages. Ils tirent bien sûr leur force des lieux peu fréquentés dans lesquels l’auteur s’est rendu pour y trouver matière à littérature et à réflexion. Mais, surtout, on aime s’y trouver avec lui en raison de la manière dont il raconte ses séjours, ses voyages, ce qui s’est passé autrefois et ce qu’il imagine qui aurait pu se produire. En outre, il ne craint plus maintenant de comparer les moments qu’il vit à ceux qu’il a endurés lors de sa longue détention au Liban, de 1985 à 1988. Il y puise à chaque fois un bonheur tout neuf. Et le partage.
Le projet de ce livre-ci repose sur un pari un peu fou : visiter toutes églises de Venise qui, pour diverses raisons, y sont fermées. Plus ou moins closes, c’est-à-dire que certaines sont réputées inaccessibles et que d’autres sont parfois entrouvertes, pour des messes ou à des occasions exceptionnelles. La complexité de l’entreprise est telle qu’il est parfois sur le point d’y renoncer. Le plaisir d’un cigare le soir et de concerts habités par la beauté, ainsi que la tranquille obstination d’une guide qui l’aide à franchir quelques obstacles l’aident cependant à trouver le courage de continuer.
Voici donc une longue promenade devant des portes fermées. La vision des intérieurs est, dans le meilleur des cas, remplacée par la lecture des documents rassemblés par un autre passionné de ces bâtisses. Consacrées autrefois, et donc réservées à un usage strictement religieux, certaines de ces églises ont changé de statut. La faute à Napoléon pour bon nombre d’entre elles, et Jean-Paul Kauffmann, son compatriote à défaut d’être son contemporain, a parfois l’impression qu’il en en paie encore les conséquences.
L’auteur s’imprègne d’une ville qui n’est pas celle des touristes. Il sait que tout a été écrit sur Venise. Même Sartre lui a consacré un livre, inachevé et peu connu il est vrai, mais que Kauffmann admire comme il admire ce qu’ont rapporté de leurs voyages d’autres écrivains. Il fait pourtant du neuf avec l’ancien, comme si son regard décapait les murs humides menaçant ruine. Et il est d’autant plus curieux de ce que cachent les façades qu’elles lui résistent : « C’est triste à dire, mais j’ai besoin de la difficulté. Les complications me stimulent. Il me faut être empêché pour que je m’accomplisse – enfin, jusqu’à un certain point, je ne suis pas masochiste. »
Venise à double tour est le contraire d’un guide : l’itinéraire personnel d’un homme happé par l’impossible. C’est beau, c’est riche.

samedi 30 mai 2020

Boualem Sansal: «Je suis un pessimiste optimiste»


Boualem Sansal n’en a pas fini avec le thème qu’il abordait trois ans plus tôt dans 2084 : la fin du monde, qui lui avait valu (avec Hédi Kaddour) le Grand Prix du roman de l’Académie française. Un totalitarisme d’inspiration plus religieuse qu’idéologique y était à l’œuvre dans un pays imaginaire. Avec Le train d’Erlingen ou La métamorphose de Dieu, les lieux sont situés plus précisément. Erlingen, où vit Ute Von Ebert, riche héritière d’une famille de financiers et d’industriels, se trouve en Allemagne. Elisabeth Potier, son mystérieux double, a survécu aux attentats islamistes parisiens du 13 novembre 2015 et termine son existence en Seine-Saint-Denis. Leurs filles, Léa et Hannah, sont installées à Londres.
A travers un « feuilleton décousu » comme un puzzle se manifestent des personnalités troublées par des menaces, en particulier à Erlingen. La ville est menacée par un envahisseur qui n’est pas nommé, sur lequel les bruits les plus inquiétants se répandent, et dont on devine qu’il ferait régner, en cas de victoire, un ordre voisin de celui qui régissait la population d’Abistan dans 2084. Des liens profonds entre les protagonistes du roman se font jour au fur et à mesure que les pièces du dossier se mettent en place. La correspondance entre Ute et sa fille Hannah en est une, qui raconte les événements d’Erlingen, où un train est annoncé pour évacuer une partie des habitants. Mais, comme avec Godot, il ne suffit pas de l’attendre pour qu’il arrive.
Le romancier propose une zone d’inconfort dans laquelle les points de repère stables manquent. Ute, dans ses lettres, hésite sur le sens de tout cela : « honnêtement, je ne sais que penser moi-même, il m’arrive en rapportant les faits de me dire que rien de cela n’est réel, quelque part il y a un esprit traumatisé qui délire et c’est par moi qu’il s’exprime. » C’est peut-être, comme dans MacBeth, « une histoire dite par un idiot, pleine de fracas et de furie, et qui ne signifie rien… » Mais elle donne à penser, et longtemps.



A Erlingen, Ute Von Ebert vit ce qu’elle raconte à sa fille Hannah installée à Londres : l’attente et la crainte d’être envahis par un mystérieux ennemi à l’identité mal définie. En écrivant, aviez-vous une idée de cette identité ?
Il est difficile de répondre à cette question. Le fait est qu’un sentiment de peur générale, diffus et puissant, étreint le monde, on le ressent tous, partout. Quand on arrive dans un aéroport international, n’importe où, on est frappé par la profusion des contrôles, par l’omniprésence de policiers et de militaires lourdement armés, par les appels incessants de sécurité. Même quand on est averti des réalités du monde, on se demande pourquoi cette débauche de moyens et quel ennemi est véritablement visé. Il y a bien sûr le terrorisme mais il y a surtout ce sentiment d’oppression qui nous fait voir des ennemis partout. En écrivant Le train d’Erlingen, c’est évidemment aux islamistes que je pensais mais des islamistes d’un genre nouveau, qui empruntent à l’islamiste traditionnel fruste et cruel mais qui inscrivent leur djihad dans un cadre très sophistiqué derrière lequel il y a des Etats (Arabie, Qatar, Iran, pays maghrébins, Soudan, Pakistan, Afghanistan, des organisations internationales (l’Organisation de la coopération islamique (OCI), la Ligue mondiale islamique (LMI)…), des sectes, des structures tentaculaires comme les Frères Musulmans, etc. Le djihad dont je parle n’est pas que le terrorisme, il est une guerre totale s’inscrivant dans le long terme qui se mène sur le plan religieux mais aussi sur les plans, politique, diplomatique, culturel, économique, financier, médiatique.
Cette vision noire de l’avenir peut sembler exagérée mais elle est fondée sur des données réelles, même s’il est difficile de mettre des noms sur elles.
D’autre part, nous ne sommes pas tous au même niveau de menace. L’encerclement par l’islamisme est une hypothèse scolaire quand on vit en Suisse, au Groenland ou au Pérou, mais il est une réalité quotidienne, dramatique au Proche-Orient, en Asie, au Maghreb, en Afrique, et pour le moins difficile dans de nombreux quartiers des grandes villes d’Europe.
Vous citez, par l’intermédiaire de vos narratrices qui analysent même certaines de leurs œuvres, de nombreux auteurs : Thoreau, Baudelaire, Kafka, Gheorghiu, Buzzati. Ces écrivains nous aident-ils à comprendre le monde ?
Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Ce qui arrive aujourd’hui est arrivé dans le passé. Il est important de connaître le point de vue de ceux qui nous ont précédés. C’est grâce à eux, à leurs écrits, à leurs combats, que nous avons pu avancer dans notre compréhension du monde et fait évoluer nos systèmes de pensée. Si personne n’avait lu les auteurs des Lumières, serions-nous aujourd’hui dans l’humanisme, la démocratie, la laïcité ? Sans doute que non. Si les Arabo-musulmans les avaient lus et médités, comme ils l’avaient si bien fait jadis avec les Grecs et les Hindous dont ils ont traduits les œuvres qu’ils ont fait connaître en Europe, seraient-ils encore aujourd’hui à ce point sous l’emprise de la religion ? Sûrement que non. Voilà pourquoi je pense que la lutte la plus efficace contre l’intégrisme passe par la diffusion la plus large de cette littérature progressiste, à l’école, au lycée, à l’université, à travers tous les médias possibles. Il faut constituer sa bibliothèque idéale et la consulter souvent. La baisse tendancielle de la lecture est un mauvais signe, qui fragilise la société, abrutie par ailleurs par la sous-culture télévisuelle, dont profitent les idéologies fascisantes car qui ignore l’histoire est condamné à la revivre.
L’imposture et l’imposteur, leur complémentarité à travers l’invention de complots et la croyance à ceux-ci, est-ce au fond le cœur de votre roman ? Ou la vérité relative par rapport à la vérité exclusive ? Ou les deux à la fois, et d’autres choses encore ?
Mon objet est bien là, pointer l’imposture qui est un phénomène en soi hyper dangereux, car d’une erreur il fait une vérité, et les imposteurs qui s’en emparent pour des buts de pouvoir et de butin. Croire que Dieu existe est pour l’individu une hypothèse intéressante, elle n’exclut pas le doute et en cela elle est un chemin vers l’humanisme, mais faire de cette croyance un axiome, une vérité absolue pour toute la société c’est ouvrir la voie au fanatisme religieux et à son travers civil, le totalitarisme. Entre ces deux pôles existent toutes sortes de systèmes hybrides, certains plus dangereux que d’autres. Le capitalisme des derniers siècles et celui qui se profile entièrement voué au dieu Finance, que je dénonce aussi dans le roman sont de ces monstres bicéphales qui prennent de l’un et de l’autre, de l’humanisme idiot qui fait de l’homme sa propre idole et du fanatisme qui fait du croyant un esclave heureux de sa soumission comme le disait si bien La Boétie, dans son célèbre Traité de la soumission volontaire, livre indispensable dans sa Bibliothèque idéale, de même que les Essais de son contemporain et ami, Montaigne.
« Le train d’Erlingen ou La métamorphose de Dieu » est un livre construit sur plusieurs niveaux de fiction qui se révèlent progressivement. Avez-vous eu la volonté d’égarer le lecteur ?
L’égarer, non, mais lui montrer que le chemin de la  connaissance n’est pas linéaire, il est multiple et mystérieux, et que rien n’est jamais acquis. A un pas de la connaissance on est aussi ignorant que celui qui n’a pas commencé son voyage. Je dirais aussi que toute connaissance acquise facilement est douteuse et dangereuse, elle est une idée reçue, un a priori, un savoir superficiel. La vérité est une quête incessante et le roman (qui n’est pas un essai ni un mode d’emploi) doit être un texte à déchiffrer. Le plaisir de la découverte de la connaissance et le plaisir de lecture vont ensemble. J’ai quand même fait un prologue dans lequel je fournis la trame générale du roman, j’avais peur que la complexité de l’histoire ne décourage le lecteur dès le premier chapitre.
Par ailleurs, et Léa le dit elle-même à la fin, c’est une sorte de roman impossible dont un des buts semble être précisément de démontrer sa propre impossibilité en additionnant des fragments qui s’organisent d’eux-mêmes. Vous le pensez aussi ?
C’est le paradoxe, on ne peut parler de la connaissance que si on la sait déjà. Sur son chemin, on est dans l’ignorance, dans le flou, dans l’hypothèse et le doute, tantôt dans la peur, tantôt dans l’exaltation. La connaissance est la vérité sue mais il n’est pas dit que toute vérité est bonne à savoir. Celui qui regarde la Gorgone est transformé en statue, comme la femme de Loth est pétrifiée quand elle se retourne pour voir le feu divin anéantir Sodome et Gomorrhe. Sachant cela, on devrait par prudence ou sagesse s’interdire de chercher la connaissance ou du moins refuser de l’atteindre car on ne sait pas à l’avance ce qu’elle fera de nous, nous transfigurer ou nous anéantir. Comme nous cherchons la connaissance pour nous réaliser, la connaissance nous cherche pour exister en réalité, à travers nos actes, et pas seulement en principe virtuel.
Vous apportez parfois, à travers vos personnages, une bouffée d’optimisme : « sur le long terme, l’humanité semble bien pouvoir survivre à tous les dieux », par exemple. Tout n’est donc pas perdu ?
Je répète souvent que je suis un pessimiste optimiste. Le présent n’incite pas à l’optimisme, il est notre confrontation incessante et douloureuse avec la réalité. Quand on regarde le passé, nous ne voyons que souffrances et malheurs et quelques rares et fugaces bonheurs. Nos espérances ne peuvent finalement être investies que dans le futur, le long terme. C’est le seul temps sur lequel nous avons les pleins pouvoirs, nous pouvons le peindre en bleu, en rose, en rouge, en vert, en blanc et le mouvoir dans la direction que l’on veut, nord, sud, est, ouest. On peut aussi se convaincre qu’à ce terme, nous aurons réglé tous nos problèmes, l’islamisme, la pollution, le réchauffement climatique, le grand banditisme, l’esclavage, la misère, etc.
Le long terme dont je parle ne s’inscrit pas dans cette vision linéaire du temps. Je vois dans l’évolution à venir terme la possibilité d’une transformation radicale de l’humanité, un nouveau cycle d’évolution. Nous étions des batraciens qui sortis des océans se sont transformés en singes qui descendus des arbres sont devenus des hommes. Je pense que la prochaine étape nous verra disparaître en tant que corps animal et nous sublimer en tant qu’esprit, une onde ou simplement une formule mathématique dans l’immense ordinateur que formeront nos esprits connectés les uns aux autres. A cette étape, on pourra dire que Dieu est mort (et donc toute forme d’organisation verticale) et poursuivre tranquillement notre nouvelle vie d’homme-esprit. Je me sens optimiste quand je pense à cette possible évolution.
Mais ce rêve mis de côté, je pense que le jour où les ressources vitales à l’humanité (eau, air, électricité et nourriture de base) viendront à manquer nous serons devant le plus grand défi de notre histoire : nous devrons nous entretuer pour qu’une minorité survive ou nous unir et construire un nouveau monde, un monde de survie.
Un hameau proche d’Erlingen porte un nom qui rappelle votre précédent roman : Kleines Dorf 2084 Bis. Un clin d’œil à vos lecteurs ?
C’est en effet un clin d’œil à 2084 mais je le fais pour dire surtout qu’il y a toujours, non loin de notre village, un hameau plus ou moins invisible habité par le Mal. Je suggère qu’il faut tout faire pour l’éviter, le Mal est rusé et contagieux. Le combattre n’est pas le mieux à faire, nous ne sommes pas de taille, il nous vaincrait sûrement, comme il pourrait par ses cris de guerre et sa ruse, séduire quelques-uns des nôtres et introduire le virus dans nos rangs. Il ne faut combattre que si on est sûr de gagner. Installer une frontière hermétique entre nous et le Mal est la bonne attitude et elle est exempte de risques. Si on avait isolé l’Allemagne de Hitler, il n’y aurait pas eu de guerre, mais voilà on a voulu monnayer avec lui, on a coopéré avec lui, on lui a permis de construire une économie forte, on a négocié avec lui, on a été de concession en concession. Résultat quand il s’est persuadé qu’il pouvait à coup sûr vaincre, il s’est déchainé sur l’Europe.
Si on regarde le hameau islamiste, on voit qu’il a vaincu tous les villages environnants, qu’il a séduit nombre de jeunes des villages suivants et qu’il étend sa toile sur tout le pays. A ce stade, on ne peut plus le combattre, c’est la métastase, le début de la fin. Il faut, si c’est encore possible, fermer la frontière, dresser autour de lui un cordon sanitaire hermétique.

mercredi 18 mars 2020

La matière au bout des doigts et des mots de Maylis de Kerangal

Il y a chez Maylis de Kerangal une passion du détail concret et une fascination pour l’exploration minutieuse de terrains inconnus qui la conduit, suppose-t-on, à accumuler, sur les sujets dont elle s’inspire, une documentation exhaustive. Ses deux romans précédents, Naissance d’un pont et Réparer les vivants, auraient pu sombrer sous le poids de l’information. Les vertus d’une écriture souple et vivante avaient épargné ce défaut à ses lecteurs. Elle renouvelle la performance dans Un monde à portée de main, une autre incursion dans un domaine spécialisé : la décoration, surtout dans la pratique du trompe-l’œil où il s’agit de fournir une troisième dimension à un support plat. Un art aussi complexe que celui de l’écrivaine transposant en mots surfaces et (faux) volumes…
Une très longue première phrase, trop longue pour être citée ici, mais balancée comme une intro musicale par laquelle on est immédiatement séduit, ouvre le roman et présente Paula Karst dans le mouvement où, sortant le soir, l’escalier dévalé, elle jette un œil vers le miroir du vestibule, « pile et s’approche, sonde ses yeux vairons, étale de l’index le fard trop dense sur ses paupières, pince ses joues pâles et presse ses lèvres pour les imprégner de rouge, cela sans prêter attention à la coquetterie cachée dans son visage, un strabisme divergent, léger, mais toujours plus prononcé à la tombée du jour. »
L’instant d’après, elle se retrouve en compagnie de deux autres anciens élèves de l’Institut de peinture de la rue du Métal à Bruxelles, avec lesquels elle a été formée d’octobre 2007 et mars 2008. Comme Kate et Jonas, Paula est devenue une professionnelle. Elle est à Paris, mais elle vient de rentrer de Moscou où elle a passé trois mois à peindre, dans les studios de Mosfilm, le salon d’Anna Karénine. Kate fait un « portor » – une imitation de marbre, la romancière ne craint pas les mots précis – dans un hall de l’avenue Foch. Jonas doit livrer dans trois jours une fresque de jungle tropicale, autant dire que leur rendez-vous ne l’arrange pas mais il a cédé au plaisir de la complicité.
Le trio, dans lequel chacun raconte ce qu’il veut (et tait ce qu’il préfère ne pas dévoiler) de ses travaux récents, est un prétexte à remonter dans le temps et à revenir à l’époque de débuts exigeants comme on l’imagine mal. Les travaux étaient dirigés par une femme inflexible sur la qualité des résultats obtenus. Parfois plus proche de la garde-chiourme que de la professeure artistique, elle ne laissait rien passer des imperfections, surtout dans les travaux les plus difficiles. Le parcours du combattant a quelque chose d’épuisant, au physique et au moral, par la modestie de la démarche jusqu’à aboutir à la représentation précise, jusqu’à ce qu’on s’y trompe (l’œil), des matières les moins reproductibles par le pinceau. Certains marbres possèdent des caractéristiques qui ne se laissent pas maîtriser aisément. Les sommets se méritent, par des chemins non seulement ardus mais aussi peu exaltants. Seule la reconnaissance finale justifie les efforts que l’on peut accomplir pour faire coïncider le modèle et l’image.
Le plus extraordinaire, dans Un monde à portée de main, est la manière dont Maylis de Kerangal, sans faire jamais l’économie des moments les plus rudes, donne accès au matériau lui-même, alors qu’il n’est pas présent dans la décoration – mais la décoration le restitue si bien et les mots en sont la traduction si exacte qu’on a l’impression de toucher du doigt quelque chose dont l’inertie n’interdit pas la réalité. C’est formidable.

samedi 14 mars 2020

Didier Daeninckx en rogne (entretien)

Erik Ketezer, vétérinaire installé en Normandie, est originaire de Courvilliers, dans la banlieue parisienne. Le meurtre de son beau-frère en Thaïlande, où il se rend pour procéder aux formalités de rapatriement du corps, le ramène vers les lieux de sa jeunesse. Ils ont bien changé. Artana ! Artana !, le titre du roman de Didier Daeninckx réédité au format de poche, est le cri d’alerte des dealers pour signaler l’approche d’un danger. Mais les plus grands dangers se trouvent peut-être au cœur des mécanismes socio-politiques que l’auteur démonte en romancier. [Cet entretien a été réalisé en 2018.]

Courvilliers, est-ce La Courneuve, où se trouve la Cité des 4000, et Aubervilliers, ville à laquelle vous êtes très lié ?
Courvilliers est une ville imaginaire composite qui me permet de rendre compte de la banlieue où je vis depuis toujours, une espace dévolu pendant plus d’un siècle à l’industrie lourde, la sidérurgie, la chimie, et qui aujourd’hui vit une mutation très difficile après l’effacement progressif de la classe ouvrière. J’ai créé cette ville il y a plus de trente ans dans Le Bourreau et son double, puis l’ai réutilisée récemment dans Une oasis dans la ville ainsi que dans de nombreuses nouvelles. Si le nom est une contraction de La Courneuve et Aubervilliers, la description de la faillite de ces espaces emprunte aussi à ma ville natale, la royale Saint-Denis et pour cette fois à Bagnolet dont une partie de l’administration communale a été prise en main par les trafiquants au début des années 2010. C’est même cette dégradation morale accélérée de cette commune qui m’a incité à écrire Artana ! Artana ! lorsque les responsables du garage municipal ont été arrêtés par la police après la découverte de 6 kilos de cocaïne et d’armes de guerre dans les locaux. D’autant que ces personnages avaient également pour fonction de protéger le maire communiste de cette cité.
A priori, un vétérinaire installé en Normandie ne semble pas la personne la mieux indiquée pour comprendre un meurtre en Thaïlande. Pourquoi lui ?
Je pars toujours de mes expériences propres pour décider des décors et des personnages. Je me déplace en France en louant des gîtes dans lesquels je m’installe pendant plusieurs semaines pour écrire un texte. Là, les hasards de la location par internet m’ont fait loger dans une chaumière normande appartenant à un couple de vétérinaires, et j’ai découvert ce métier. Dans le secteur, mes balades m’ont conduit dans les vestiges de l’utopie agricole mise en place par le constructeur automobile Renault, en bord de Seine, à un jet de caillou d’un autre espace historique, le Moulin d’Andé  où fut tourné le film Jules et Jim et fréquenté par Georges Perec, Roland Barthes et des dizaines d’autres têtes pensantes.
Quelle est la part la plus intime dans « Artana ! Artana ! » ?
Le regard que porte mon personnage de vétérinaire sur la déliquescence de cette fraction de la banlieue est directement connecté au mien. Je me « raconte «  également en fin de volume à travers le personnage d’un comédien arménien censuré par les édiles pour son franc-parler.
En revenant à Courvilliers, Erik Ketezer n’y reconnaît rien. Et vous ?
J’ai vu les choses se dégrader et s’installer progressivement, et la coupure temporelle de mon personnage permet de confronter deux images radicalement différentes d’un même espace. Aujourd’hui, le territoire que je décris va accueillir les Jeux Olympiques et de plus en plus il sera raconté par les médias sous cet angle principal. Le fait que ce même espace soit le plus imprégné par le commerce industriel de la drogue et par la corruption massive des rapports sociaux est relégué en fond de tableau. On aura bientôt les Jeux les plus « propres » dans l’enceinte des compétitions elles-mêmes posées sur un océan de came.
Quelles sont les caractéristiques de cette dérive ?
Actuellement, selon les études sociologiques, le commerce de cannabis sur le territoire de la Seine Saint Denis procure du « travail » à 50 000 personnes au minimum. Cette économie parallèle est nécessaire à l’équilibre des territoires. On évite de voir cette réalité en face, mais une interdiction dure de ce commerce priverait des quartiers entiers de ressources. Aujourd’hui on se tire dessus entre les cités des Malassis et de la Capsulerie à Bagnolet, mais c’est moindre mal. Une répression décidée conduirait inévitablement à des émeutes qui feraient passer celles de 2005 pour un aimable carnaval. La légalisation me paraît être la seule alternative devant l’échec tragique des politiques menées depuis trente ans.
La corruption est-elle le principal fléau dont peut souffrir une démocratie ?
Dans les territoires que je décris, la démocratie est un souvenir. Dans une ville comme Aubervilliers, qui compte 85 000 habitants, il devrait y avoir 55 000 inscrits sur les listes électorales. Il y en a 25 000 et sur ce chiffre, aux élections municipales, il y a 60 % d’abstention. On peut décrocher le poste de maire avec 5 000 voix soit 7 % de représentativité. Et le maire mal élu d’Aubervilliers a démissionné au bout de deux ans, remplacé par une ambitieuse dont personne ne veut ! Pareil à Saint Denis (110 000 habitants) ou à L’Île Saint-Denis. Dans un tel contexte, c’est le clientélisme, le communautarisme et les « incitations » qui font la différence.
La politique et l’usage qui en est fait, les idées peu reluisantes traduites par les titres des livres dans le bureau d’un candidat de gauche, la violence jusqu’au meurtre, etc. Vous avez toujours des raisons d’être en colère ?
Les rafales d’armes automatiques visant des élus ne sont pas de l’ordre de la fiction. À Noisy-le-Sec, en Seine-Saint-Denis, un premier adjoint a été « jambisé » à coup de Kalachnikov et a accusé le maire qui a porté plainte pour diffamation ! L’un des moteurs du ralliement communautaire est, dans ces territoires, la référence systématique à la Palestine et l’utilisation malsaine des conflits du Moyen-Orient. A Aubervilliers, par exemple, on retrouve l’un des maires-adjoints, ancien responsable du Parti de Gauche mélenchonien et aujourd’hui proche du micro-parti de Clémentine Autain, en discussion sur internet, pendant quatre heures d’affilée, avec des proches d’Alain Soral et Dieudonné. Les séquences sur Youtube s’intitulent « La Gauche dialogue avec la Résistance ». On en est là, et il y a de quoi être en rogne.

mardi 7 janvier 2020

« Charlie », tous vivants


Il y a cinq ans, je suis resté prostré pendant des heures devant l’écran de télévision où il n’y avait à voir que de l’agitation – rien, en somme, ce qui pourrait laisser croire aux vertus de l’information continue qui vide les faits de leur substance et les édulcore en tournant autour jusqu’à ce que cela ne veuille plus rien dire (ce qui n’empêche pas de continuer à parler).
Il y a cinq ans, c’était la dernière fois que je pleurais mais c’était spectaculaire, même s’il n’y avait personne pour me regarder me noyer dans les larmes, tragique aveu d’impuissance devant ce qui s’était produit à Charlie Hebdo.
Cinq ans plus tard, Charlie est vivant et le prouve avec le numéro qui sort aujourd’hui, en couverture duquel Coco montre le piège des nouvelles censures.


Philippe Lançon aussi est vivant, touché dans sa chair certes ce jour-là mais qui a accouché d’un livre indispensable, Le lambeau, aujourd’hui réédité au format de poche après avoir été salué par le Femina il y a un peu plus d’un an. Ce n’est pas un récit confortable que cette lente reconstruction. Mais l’auteur y prouve que bien des choses sont possibles avec l’aide d’un personnel médical extraordinaire, de la musique, de la littérature…
Il se lit assez lentement, car chaque phrase pèse son juste poids – ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : la lecture n'est pas pénible, elle se fait à petits pas – les pas que faisait le blessé dans le couloir de l’hôpital – en écoutant Bach et en retournant de temps à autre vers Proust et Kafka, au fil des opérations et des visites, des incompréhensions et des relations fortes nouées avec les uns et les autres. On sourit parfois, comme lors de la visite de François Hollande – le coquin ! –, on retient son souffle mais on avance avec la confiance que Philippe Lançon plaçait dans sa chirurgienne, personnage majeur du livre. Et la présence des morts…

Vivant, Riss l’est aussi, autre rescapé des tirs sauvages des frères Kouachi. Blessé, également, et plus récent auteur de son récit des événements, Une minute quarante-neuf secondes, un temps bref qui dura une éternité et se prolonge aujourd’hui encore. Il ne nomme pas, contrairement à ce que je viens de faire, les assassins. Mais il alerte avec force.
La violence. Elle n’a pas disparu. On l’a supportée. On l’a encaissée. On l’a absorbée. Tapie dans nos entrailles, elle attend le moment d’en sortir. Comme un volcan endormi pendant des millénaires, un jour elle explosera de nouveau à la face du monde. Ou peut-être jamais. Ceux qui croient qu’elle est derrière nous n’ont pas compris qu’elle est maintenant à l’intérieur de nous. Il n’y aura pas de reconstruction. Ce qui n’existe plus ne reviendra jamais.
Et Cavanna, est-il vivant ou mort ? Le 7 janvier 2015, il n’était pas à la rédaction de Charlie. Il avait envoyé un mot d’excuse : « J’ai cimetière. » Le même mot depuis presque un an, après qu’il avait essayé pas mal d’autres prétextes : j’ai piscine, j’écris un livre, je n’ai pas fini mon article, Miss Parkinson a encore frappé, je me suis cassé quelques os, etc.
C’est donc du cimetière, peut-on supposer, que Cavanna lancera la semaine prochaine un nouveau coup de gueule, Crève, Ducon ! Ce qui fait de lui une sorte de mort-vivant, mais plus vif que mort si j’en juge par la partie de la journée d’hier que j’ai passée à me marrer en le lisant.
Pour comprendre les succès littéraires de Cavanna, il ne fallait pas s’arrêter à la moustache – sa part d’agressivité. Il fallait remonter vers les yeux, débordant de tendresse. Et comprendre à quel point la bonté peut être proche de la colère. Quand il publie Les Ritals en 1978, il raconte son enfance, son quartier d’immigrés. Mais surtout « papa », le Rital de la famille, présent à chaque détour même quand le gamin devenu grand veut jouer au dur, parle putes et chaude-pisse. La veine est bonne, l’autobiographie continue sur le même ton avec Les Russkofs et l’époque du STO (Service du travail obligatoire) sous l’occupation allemande. La guerre, ce n’est pas son truc, on s’en doutait un peu. Il préfère la littérature, le Prix Interallié le confirme.
L’histoire n’est pas finie. Elle ne fait même, dans une large mesure, que commencer. Bête et méchant s’ouvre en 1945, traverse les années soixante et « la grande aventure » d’Hara-Kiri. Les interdictions, les brouilles, tout cela raconté à la volée, comme on te cause au coin du feu. Il croit en finir avec l’autobiographie dans Les yeux plus gros que le ventre. Il décrit sa mort : « La disparition de l’écrivain François C… ne fournit guère de matière à sensation aux journaux ni aux autres médias. » Il n’a jamais prétendu être visionnaire… Même mort sur papier, il imagine une autobiographie-fiction, Maria. Des vieux cons, des vieux fous, racontés d’une écriture enlevée comme des copeaux à un arbre vivant.
Que reste-t-il à écrire, en dehors de ses chroniques qui fournissent par ailleurs la matière de livres bien plus nombreux ? Le livre de sa mère, peut-être, puisqu’il avait beaucoup donné à son père. Ce sera L’œil du lapin, en 1987, avant un ultime retour au récit de grande envergure, Lune de miel, conçu pendant une période où Mademoiselle Parkinson le laissait à peu près en paix. Une paix improbable chez ce révolté qui déversait ses tripes dans chaque livre, comme un cadeau de prix fait à ses lecteurs.

Pas envie de laisser cette bande d’allumés nécessaires, de lanceurs d’alertes qui ne revendiquent pas ce statut. Un mot de Wolinski, donc, que les balles n’ont pas manqué, pour me souvenir de notre rencontre (et le déclarer toujours vivant !) en des temps plus lointains, en 1992. Charlie Hebdo renaissait, dix ans après sa disparition, avec Philippe Val comme rédacteur en chef et de nombreux collaborateurs de la première époque. Parmi eux, Wolinski, qui sortait au même moment un livre ironiquement intitulé La morale. En passant du dessin au texte, il n’avait rien perdu de son côté provocateur. Pour quelqu’un qui gagnait sa vie en faisant – notamment – des dessins cochons, c’était la preuve d’un goût certain pour le paradoxe. « Si on veut durer, il faut se renouveler tout le temps. En restant toujours soi-même », y écrivait-il notamment. On le croyait volontiers, car on le reconnaissait en effet dans ces lignes acérées comme autant de flèches qu’il envoyait autour de lui sans craindre d’en recevoir quelques-unes en retour…
Entretien devenu, par la force des choses, un témoignage enregistré dans un passé qu’on ne connaîtra plus. Mais qu’on relit avec émotion (et en ajoutant mentalement un bon quart de siècle à la chronologie qu’il fournissait alors).
Dans La morale, vous reprenez sur une page une liste de questions que vous appelez : « Les questions que je me pose ». Ce sont les questions les plus importantes ?
Je ne sais pas. Ce sont des questions importantes, peut-être pas les plus importantes. Je me les pose en ce moment. Il en est que je me suis toujours posées. Hier encore, un journaliste italien m’a dit : « Tu gagnes trois milliards, tu arrêtes de travailler ? » J’ai dit : « Oui, je ne fais plus rien. » Ma femme, à côté, disait : « Mais non, ce n’est pas possible, tu continueras, tu aimes bien ton métier… » J’aime bien ce que je fais, mais ce métier de journaliste, je le fais pour gagner ma vie. Je suis content de gagner ma vie en faisant ce que j’aime, mais si j’avais la possibilité de ne rien faire, je ne ferais rien.
Avez-vous le sentiment de faire du journalisme ?
Je dois tout au journalisme, à la presse écrite. Il y a trente ans que je fais ça, je suis un humoriste mais je suis un journaliste. Mon support, c’est la presse écrite, depuis trente ans, et tout ce que je fais ailleurs, que ce soit du cinéma, de la télé ou du théâtre, c’est adapté de mon travail de journaliste. Je travaille à chaud sur l’actualité, donc c’est du journalisme.
Dans La morale, vous publiez beaucoup de textes non illustrés, même s’il y a aussi des dessins. Y a-t-il des choses plus faciles à dire par le texte que par l’image ?
J’avais des notes qui n’étaient pas illustrées du tout. Certaines des pensées étaient dans les ballons de dessins. Beaucoup de ces pensées ont déjà été publiées, dites par mes personnages dessinés. Et puis, il y a toute une autre partie qui était inédite et qui était dans mes carnets. Je n’allais pas reprendre les dessins où il y avait ces personnages qui parlaient, il fallait les sortir du contexte. Donc, je me suis trouvé en face d’une moitié de livre en notes inédites, d’une autre moitié qui avait déjà paru sous une autre forme, mais un livre complet sans dessins. Bien sûr, j’ai illustré, parce que l’éditeur se serait roulé par terre si je n’avais pas fait quelques dessins. C’est vrai que le livre s’y prête. Les dessins ont été faits très vite, dans les derniers temps. Alors que les pensées roulent sur dix ans.
Que Wolinski publie un livre qui s’appelle La morale, c’est déjà de l’humour, parce qu’il y a du paradoxe et de la provocation.
Oui, bien sûr. Je suis connu sans doute plus pour mes dessins érotiques – ou pornographiques, comme vous voulez, selon votre humeur – que pour mes dessins politiques. Pourtant, les dessins politiques, c’est ce qui m’occupe le plus dans ma semaine. Et comment être un dessinateur politique, critiquer, traquer les contradictions des hommes de pouvoir, donner son avis sur la société, sur les mœurs, si soi-même on n’a pas, quand même, je ne dis pas forcément une morale, mais une certaine éthique ?
Une espèce de colonne vertébrale ?
Je crois que c’est indispensable. Je le dis dans mon livre : un humoriste ne peut pas être vraiment un salaud, il faut quand même qu’il ait certaines règles, certaines convictions, et qu’il soit un homme de convictions, même. Quand j’en parle avec mon ami Faizant, qui a des opinions contraires aux miennes, nous sommes tous les deux des hommes de convictions et nous défendons ces convictions dans nos dessins. Nous sommes, je suis partisan, je ne suis pas du tout objectif. Je défends ceux qui ont les mêmes idées que moi et j’attaque ceux qui n’ont pas les mêmes idées. Je n’ai jamais dit que j’étais objectif, je suis même parfois tout à fait de mauvaise foi.
La politique continue à vous intéresser vraiment ?
Oui. C’est mon théâtre à moi. Ce qui se passe dans le monde, c’est quand même passionnant. Je n’ai pas le choix, c’est mon époque et je la regarde fasciné. J’ai maintenant cinquante-huit ans. Depuis les années cinquante, où j’étais jeune, jusqu’à maintenant, il y a eu quand même de tels bouleversements, de tels changements, de telles évolutions dans les mœurs, dans la situation des femmes et, en même temps, dans certains pays, une telle régression… Tout ça, c’est le monde dans lequel on vit, ça m’intéresse. Je n’y suis pas du tout indifférent.
Vous donnez quand même parfois l’impression d’être un peu désenchanté.
Peut-être que je fais le malin, là. Je ne suis pas vraiment désenchanté ni blasé. Mais, à force d’observer les choses de ce monde, vous perdez beaucoup d’illusions, c’est normal. Ça serait dramatique si, à mon âge, j’avais conservé les illusions de ma jeunesse. Mais, comme je le dis aussi dans les pensées, je n’en ai pas beaucoup, mais je n’aime pas vivre avec des gens qui n’en ont pas.
À quoi croyez-vous le plus ?
Je ne crois en rien, moi. Je ne crois en rien du tout.
Même pas dans les femmes ?
Je n’ai pas besoin de croire dans les femmes. Je les aime. Vous n’avez pas besoin de croire en quelque chose que vous aimez. J’aime les femmes, et j’aime la mienne, surtout. Mais c’est vrai que les femmes ont enchanté ma vie, que les plus beaux moments que j’ai eus – là, je suis cynique lorsque je dis : les plus beaux moments, c’est lorsque j’ai touché une femme et lorsque j’ai touché un chèque. Mais ce n’est pas tout à fait faux. Parce que les femmes m’ont donné beaucoup de bonheur et l’argent, c’est la note de votre réussite. Je ne suis pas riche, je ne le serai jamais, un journaliste ne devient jamais riche, sauf s’il devient directeur de journal. Quand vous êtes journaliste, vous pouvez arriver à vivre à peu près comme un riche, mais sans être jamais riche. Je n’avais rien du tout quand j’ai commencé, je vis pas mal, la réussite professionnelle et l’amour ont été mes deux raisons de vivre.
Si la politique est votre théâtre, la réussite professionnelle et l’amour seraient votre monde réel ?
Je vis dans l’imaginaire et dans la politique. Comme j’enchaîne les journaux les uns derrière les autres, j’ai une vie de travail intense, c’est-à-dire que finalement je n’ai jamais vraiment la tête libre, sauf lorsque je lis un roman de Moravia ou que je regarde la télévision ou que, dans un voyage, j’ai un peu l’esprit tranquille. Mais, sinon, je suis toujours occupé par un journal, par un dessin à faire. Donc je suis toujours préoccupé en même temps par l’observation du monde qui m’entoure.
Le dessin d’humour a sensiblement évolué depuis vos débuts. Vous avez contribué à cette évolution. Se poursuit-elle ?
Le dessin d’humour est devenu plus intelligent. Quelle que soit l’admiration qu’on ait pour les dessins de Daumier, il était pour moi surtout un grand peintre et un grand caricaturiste, mais ce n’était pas vraiment un humoriste. L’humour, dans les années 1900, était un peu primaire. C’était un coup de poing, mais les dessins étaient superbes. On est plus subtil maintenant. Il y a eu des précurseurs, comme Julius Feiffer, l’Américain, qui nous a influencés, Brétécher, Reiser, moi, vers un humour où nous mettons plus en scène les gens que les hommes politiques. Mes meilleurs dessins, ceux que je préfère, ce ne sont pas ceux où je fais parler les hommes politiques, ce sont ceux où je fais parler les gens de la politique.
Que représente pour vous le retour de Charlie Hebdo ?
Je leur ai donné l’idée de s’appeler Charlie Hebdo. Ils cherchaient un nouveau titre, c’était dans un restaurant où on était avec Cavanna, Cabu, Gébé, Val, Plantu – on se réunit chaque mois pour déjeuner ensemble –, et ils n’étaient pas d’accord avec le directeur de La Grosse Bertha. Mais je me demande si on peut refaire Charlie Hebdo.
N’est-ce pas le produit d’une époque précise ?
Oui, il me semble. C’est comme si, maintenant, on essayait de refaire Droit de réponse comme il l’était à l’époque de Polac. Il faudrait peut-être changer ça. Je ne sais pas si c’est viable. Je l’espère, parce que mon ami Cabu est tellement enthousiaste, il a tellement envie de le faire, ce journal. Je le fais pour lui. Moi, j’y crois moins, mais je veux bien participer à l’expérience et essayer, je serai content si ça marche. Mais il faut que le journal trouve sa voie dans une époque qui n’est plus celle des années soixante.

dimanche 29 décembre 2019

Et Nabokov, alors ?

Le name dropping fait rage dans les innombrables interventions qui fustigent, sur les réseaux sociaux, Gabriel Matzneff depuis que Le consentement, de Vanessa Springora, est devenu le déclencheur d’une indignation collective – et le révélateur de quelques voix divergentes.
Coïncidence, Sue Lyon vient de mourir, jeudi, à 73 ans. Elle n’avait plus rien, et depuis longtemps, de la nymphette que sa moue boudeuse rendait parfaite en Lolita, dans l’adaptation du roman de Vladimir Nabokov par Stanley Kubrick en 1962.
Parfois, le nom de Nabokov survient au détour d’un commentaire autour (et, en l’occurrence, comme je vais essayer de le montrer, plutôt loin à côté) de Matzneff. Dans Lolita, le roman, Humbert Humbert (le narrateur qui fait une longue confession) a 37 ans au moment où il rencontre Lolita, 12 ans et demi. Au passage, on note que le film de Kubrick ajoute quatre ans à la jeune fille, l’âge de Sue Lyon au moment de la sortie du film.
Le parallèle avec Matzneff est tentant – surtout si on n’a pas lu ou vu Lolita. Ce n’est pas le cas, évidemment, de Vanessa Springora, bien placée pour juger du degré de perversion auquel se situe le roman de Nabokov, « que j’ai lu et relu après ma rencontre avec G. », écrit-elle dans Le consentement.
Et Nabokov, alors ? Vanessa Springora est très claire :
J’entends souvent dire, par ces temps de prétendu « retour au puritanisme », qu’un ouvrage comme celui de Nabokov, publié aujourd’hui, se heurterait nécessairement à la censure. Pourtant, il me semble que Lolita est tout sauf une apologie de la pédophilie. C’est au contraire la condamnation la plus forte, la plus efficace qu’on ait pu lire sur le sujet.
Elle ne s’interdit pas de poser la question d’éventuels penchants du romancier pour les nymphettes, d’autant que, rappelle-t-elle, il avait déjà abordé le sujet dans L’enchanteur. Mais au fond, « je n’en sais rien », répond-elle. Et son analyse place Nabokov aussi loin que possible de Matzneff :
Pourtant, malgré toute la perversité inconsciente de Lolita, malgré ses jeux de séduction et ses minauderies de starlette, jamais Nabokov n’essaie de faire passer Humbert Humbert pour un bienfaiteur, et encore moins pour un type bien. Le récit qu’il fait de la passion de son personnage pour les nymphettes, passion irrépressible et maladive qui le torture tout au long de son existence, est au contraire d’une lucidité implacable.
S’il était possible de ne pas tout mélanger et de garder cette lucidité devant le brouhaha du scandale, tout le monde s’en porterait mieux. Oui, c’est peut-être beaucoup demander…

lundi 2 décembre 2019

L’Espagne rêvée de Pierre Assouline

Un cocido, voilà comment Javier Cercas définissait Retour à Séfarad, le livre que Pierre Assouline était en train d’écrire : un pot-au-feu littéraire, pour le dire plus vite que le romancier. Il y croise la documentation et la fiction, y mêle des poèmes, des portraits, de l’enquête… Son maître ? Cervantès et l’inépuisable Don Quichotte. L’occasion de touiller dans les plats de l’Histoire ? L’appel d’un roi, Felipe VI, en 2015, aux fils de Séfarad : rentrez au pays et retrouvez la nationalité espagnole perdue lors de l’expulsion en 1492. Cinq siècles de mémoire, des souvenirs antérieurs à la naissance.
La décision de l’écrivain, descendant de ces Juifs exclus, est inébranlable : il va demander, et forcément obtenir, la nationalité espagnole. Oui, mais ce n’est pas si simple. L’administration, même de bonne volonté, reste un labyrinthe dont certains passages étroits se traversent avec lenteur. Qu’importe ! Un obstacle sert à rebondir et le livre se nourrit de ces péripéties chaque fois qu’il en cherche l’origine lointaine.
« Pas de ligne droite en histoire dès lors que l’on s’installe dans la longue durée. Ce n’est que tours, détours et retours », écrit Assouline dans un ouvrage dont la couverture (originale) porte la mention : « roman ». Et qui, dans les dernières pages, détaille une copieuse bibliographie après quelques remerciements personnels. Le goût des archives a encore frappé : devant des listes de noms, l’auteur est capable de rêver jusqu’à fournir à chacun une trajectoire individuelle. Sa manière d’être « l’ambassadeur des morts auprès des vivants ».
Cependant, fidèle à la méthode de Maigret – l’imprégnation –, il dit aussi : « Il faut quitter les bibliothèques sous peine d’y mourir engloutis. » Il part donc en Espagne, selon un programme en partie fixé mais surtout très libre, il rencontre des gens, il parle, il écoute, regarde. Il se retrouve dans des régions dépeuplées, fouille les cicatrices de la guerre civile. Il écrit son Espagne, c’est-à-dire Séfarad, un pays peut-être imaginaire.
Et, s’il ne devient pas espagnol, à quel roi pourrait-il s’adresser pour obtenir une autre nationalité ? A celui des Belges, peut-être, « pour sévices rendus à leurs gloires nationales Simenon et Hergé (j’ai calé pour Brel et Magritte, ils l’ont échappé belle). »

samedi 23 novembre 2019

L’ornithologie, c’est la guerre

Les livres de Jean Rolin, souvent, nous prennent par surprise. Même et peut-être surtout quand le titre est explicite. Le traquet kurde, par exemple. N’importe quelle encyclopédie, au hasard, Wikipédia, fournira la liste de tous les traquets, du traquet motteux au traquet de Perse, en passant par le traquet à tête grise et celui à queue noire. Les Œnanthes, si l’on préfère le nom scientifique. Encore le traquet kurde (ou Œnanthe xanthoprymna, au choix) n’est-il pas le mieux documenté puisqu’il n’a pas droit à sa page personnelle. Jean Rolin devait le savoir puisqu’il fournit, au début de son ouvrage, un superbe dessin de l’oiseau – car, oui, nous ne l’avions pas encore dit, il s’agit d’un oiseau – dû à Brian Small. Il précisera, un peu plus tard, le poids de l’animal, de 20 à 25 grammes, dont l’image ne permet pas une estimation.
Voici donc le personnage principal. Moins connu que Britney Spears, certes, dont l’absence illuminait les pages du Ravissement de Britney Spears. Mais pourquoi pas cet oiseau puisque Jean Rolin a forcément les moyens romanesque de l’utiliser pour nous séduire ?
Le narrateur, dans les premières lignes, se trouve devant « une jonchée de petits oiseaux morts, inodores, vidés de leurs entrailles et bourrés de coton, les yeux blancs, les couleurs de leur plumage un peu ternies, sans doute, mais pas au point que l’on ne puisse reconnaître dans ces dépouilles les choses vivantes qu’elles ont été. » Quelle apocalypse est-ce là ? Pas du tout : nous sommes au Bird Room du Museum britannique d’histoire naturelle, où les oiseaux morts sont étiquetés avec soin. Parmi les informations portées sur l’étiquette, le lieu de la collecte et le nom de la personne qui a trouvé l’oiseau. Sur les quatorze traquets kurdes rangés là, cinq sont attribués au colonel Richard Meinertzhagen. Il ne sera pas, dans cette histoire, le gentil ornithologue de service : très vite, ses actes sont qualifiés de « méfaits » et, quelques lignes plus loin, le voici convaincu de vol dans la salle où nous nous trouvons.
La guerre entre scientifiques, ce n’est pas nouveau. Plusieurs d’entre elles ont nourri la littérature de sujets saignants où l’ambition humaine fait fi de la rigueur supposée régner dans ce milieu. Il ne manque pas non plus de goût pour la victoire chez certains ornithologues, et ce Meinertzhagen, un sale bonhomme au fond, est capable de toutes les traîtrises pour mettre son nom à côté d’un ridicule petit piaf – mais assez rare pour provoquer le désir singulier d’hommes passionnés par les oiseaux et par la gloire.
Dans ce qui devient une véritable enquête, le narrateur, c’est-à-dire à coup sûr Jean Rolin lui-même, part sur le terrain, se livre à des observations au cours desquelles l’inattendu n’est jamais à exclure. Ou le prévisible : quand on se promène près de la frontière kurde, dans des paysages occupés par les combattants du PKK, une paire de jumelles peut être considérée comme l’outil d’un espion plutôt que d’un ornithologue amateur… Ils sont ainsi, les inconscients : ils prennent des risques inconsidérés pour… pour quoi, au fond ? Observer un traquet kurde, ou écrire quelques pages de haute volée ?
Les deux vont de pair, comme vont de pair, souvent, dans le récit de temps plus éloignés, toujours à propos des oiseaux, la traque d’une espèce peu commune et des activités moins licites liées aux intérêts de pays curieux d’en savoir plus sur des territoires à surveiller. Voilà pourquoi le détestable Meinertzhagen croise le célèbre Lawrence d’Arabie, qu’il prétend avoir fessé dans le couloir d’un hôtel. T.E. Lawrence lui rendra d’ailleurs cette fessée en décrivant Meinertzhagen qui prend le même plaisir à « tromper son ennemi [ou son ami] par quelque astuce peu scrupuleuse qu’à défoncer un à un, dans un coin, les crânes d’une troupe d’Allemands, avec son casse-tête africain ».
L’ornithologie passait pour une passion calme ? Jean Rolin nous détrompe avec virtuosité.