Cem a seize ans, son pharmacien de père a disparu. Non en raison de ses opinions politiques qui lui avaient valu un noble emprisonnement quelques années plus tôt. Mais pour une autre femme que la sienne. Le lycéen, qui rêve de devenir écrivain, qui aide d’ailleurs un libraire, ne se fait aucune illusion sur l’homme qui l’a engendré. Pour gagner un peu plus d’argent qu’à la librairie, Cem va accompagner un puisatier sur un chantier qui s’éternise, dépenser ses jeunes forces à chercher de l’eau qu’on ne trouve pas, et provoquer, la faute à la fatigue, un accident dont il fuit les conséquences – choisissant d’ignorer d’ailleurs ce qu’elles sont, tant il craint le pire.
Le travail qu’il a accompli là change tout dans sa vie.
D’abord, il a trouvé en Maître Malmut un père de substitution : sévère,
mais juste. Ensuite, il a rencontré, dans ce qui n’est pas encore un faubourg
d’Istanbul, une femme rousse avec laquelle il fait l’amour et qui occupera ses
pensées bien plus longtemps que prévu. Enfin, tout est en place pour rejouer
une histoire que Cem a lue quand il puisait ses lectures dans les rayons du
libraire, celle d’Œdipe.
Le mythe a donné naissance à bien des œuvres, pas seulement
littéraires d’ailleurs. Il est si lourd de sens qu’il peut donner naissance à
de multiples interprétations sans jamais perdre sa charge fondamentale où se
mêlent le destin et les rapports familiaux.
Orhan Pamuk s’en est emparé à son tour dans son nouveau roman, La femme aux cheveux roux (traduit par Valérie Gay-Aksoy). Comme il se doit, le récit s’avance derrière des masques d’apparence anodine – si un premier amour est anodin, ou la fuite d’un père, ou un accident, ou une vocation contrariée. Il est, quoi qu’il en soit, implacable. D’autant que se superpose, à la tragédie d’Œdipe, celle de Rostam, tirée d’une épopée iranienne : le père y tue le fils, comme dans une image en miroir qui trouble la vision globale – et trouble en particulier Cem, obsédé par les deux récits. « C’est à cette période-là que, dans le cours de la vie ordinaire, je pris l’habitude de comparer les pères et les fils que je rencontrais avec Œdipe et Rostam », reconnaît-il dans un roman dont il est le narrateur.
Son intérêt ne faiblissant pas, alors qu’il est marié avec Ayse sans espoir de descendance, son épouse commence à partager cette lecture du monde : elle y « voyait une rêverie autour du fils que nous n’avions pas eu ». Au moins, pas de fils pour Cem, donc pas de meurtre programmé, ni Œdipe ni Rostam. En principe…
Orhan Pamuk est un
romancier retors – et fascinant. On peut lire son livre comme une histoire
d’amour. Ce n’est pas faux. On peut en tirer des leçons sur les strates du sol,
le savoir du puisatier, celui de l’ingénieur. La femme aux cheveux roux est cela aussi, et bien d’autres choses.
Mais, surtout, un courant souterrain l’anime, qui emporte personnages et
lecteurs dans un même flux dont la direction se précisera petit à petit.
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