On a presque terminé Chavirer, le nouveau roman de Lola Lafon, et on l’est, chaviré, depuis un certain temps, quand arrivent deux phrases à l’air d’une profession de foi. L’idée est attribuée à Enid, une documentariste, mais elle est sans aucun doute ancrée aussi dans l’esprit de l’autrice : « Aux étudiants en cinéma, elle affirme continuellement qu’elle n’a pas de méthode à leur transmettre. Elle sait seulement ceci : il faut raconter ce qui hante. »
Par quoi Lola Lafon était-elle donc hantée quand elle a
écrit Chavirer ? Par l’air du
temps, certainement, celui que souffle le hashtag #MeToo, mais aussi par le
besoin de construire un récit plus nuancé que les témoignages ne le sont
souvent sur ce terrain miné. Son personnage principal, Cléo, est certes une
victime. Mais « une mauvaise victime ». Et voilà comment dépasser
l’air du temps pour entrer dans l’esprit d’une adolescente qui n’a pas tout
compris aux codes dont elle dépend, qui utilise les zones d’ombre pour s’y
réfugier et devenir, du même coup, complice des prédateurs.
Cela pourrait être un parcours presque réussi. Cléo a treize
ans en 1984, ses parents l’ont poussée à prendre des cours de danse pour
qu’elle ne reste pas affalée devant la télé. Cléo n’appartient pas à la
meilleure société de sa ville de banlieue, le cours privé de Madame Nicolle
l’amène à côtoyer les élèves d’un collège huppé, à les entendre évoquer, comme
si c’était naturel, « un week-end en Normandie, des vacances aux Baléares,
un séjour linguistique aux États-Unis. La voiture de maman, celle de papa. La
femme de ménage, la nounou. L’abonnement à la Comédie-Française et au théâtre
des Champs-Élysées. »
Quand Cléo est détectée par Cathy, une chasseuse de talents, qu’elle voit miroiter la possibilité d’une bourse grâce à laquelle sa vie ressemblera à un rêve éveillé, elle emprunte sans se poser de questions le chemin qui s’ouvre devant elle. Devenir pro, prendre la lumière… « Le futur ressemblait à une ivresse. »
Sinon qu’après l’ivresse vient la gueule de bois. La
fondation Galatée ne choisit que l’excellence après des entretiens qui suivent
l’acceptation du dossier. Pour celui-ci, une photo est nécessaire, dont Cathy
s’occupe en rétribuant Cléo – un billet de cent francs, le premier d’une longue
série – pour le temps qu’elle y a passé. D’ailleurs, cela en valait la
peine : un membre influent du jury a été séduit par le dossier (ou par la
photo ?) et veut rencontrer Cléo. Les premiers pas vers la gloire
supposent d’être détendue, souriante, les suivants mettent en valeur la
fraîcheur, l’envie d’être dévorée, la bouche, la langue, les doigts « comme
des insectes agacés exaspérés de ne pas réussir à aller là où ils s’acharnaient
à aller quand même ».
Cléo sent bien que quelque chose n’est pas normal. La honte
la gagne, mais ne faut-il pas en passer par là ? D’une certaine manière,
« désirer vraiment la bourse,
était-ce désirer les doigts ? »
L’engrenage est puissant, y échapper demanderait une force
de caractère ainsi que la conscience des faits, et Cléo n’a ni l’une ni
l’autre. Manipulée, elle manipule à son tour, recrute la chair fraîche qu’elle
a été, en faisant miroiter les mêmes espoirs que Cathy lui avait laissé
entrevoir.
Tout cela est une histoire tragique de piège, de
demi-consentement, d’autorité malfaisante, de soumission plus ou moins
volontaire. Chavirer navigue dans des
eaux ambigües au sein desquelles le bien et le mal se confondent
dangereusement, à un âge précoce où il est impossible de discerner les limites
qui n’auraient pas dû être franchies.
Cléo grandira, elle dansera, même sans bourse, mais l’épisode de la fondation Galatée, pendant lequel elle fut autant victime que coupable, restera une tache durable sur son passé. Malgré celle-ci, Lola Lafon parle merveilleusement de ces danseuses utilisées à peu près comme du bétail décoratif, dans les ballets de Michel Drucker ou dans des salles de spectacle. On sue et on souffre avec elles en même temps qu’on partage leur intimité. Le réel nous happe.
Et pourtant, la plus belle réussite de la romancière est de faire ressentir la violence faite par les hommes aux petites filles en n’en disant presque rien. L’ellipse règne en outil efficace de la suggestion. C’est derrière les mots du livre que s’avancent les pincements au cœur qui saisissent à la lecture.
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