samedi 10 octobre 2020

Javier Cercas, un passé familial qui ne passe pas (entretien)

Quand on tente de décrire le passé, cela semble « aussi difficile que saisir l’eau dans ses mains », écrit Javier Cercas dans Le monarque des ombres. Traité avec autant de rigueur qu’Enric Marco, le personnage de L’imposteur, Manuel Mena était encore davantage un homme sur qui, comme l’écrivain le disait du précédent, il ne voulait pas écrire. Le danger se situait, cette fois, dans la proximité : ce fervent phalangiste au début de la Guerre d’Espagne appartenait à sa famille. Mais, comme Javier Cercas nous l’explique, il aime la complexité.

Avez-vous, comme vous le racontez, hésité avant de vous décider à écrire ce livre ? Pensiez-vous vraiment confier la documentation à quelqu’un d’autre ?

La réponse aux deux questions est oui. Le monarque est le premier livre que j’ai voulu écrire, parce que la première question complexe que je me suis posée dans la vie est liée au destin de Manuel Mena, son protagoniste – ou du moins, son protagoniste apparent – et, pour moi, écrire un roman consiste à formuler une question complexe dans sa plus grande complexité possible.  La meilleure réponse à la question de savoir pourquoi j’ai tant tardé à l’écrire se trouve dans le livre lui-même, qui décrit son propre processus de composition. J’ai tant tardé parce que la littérature est ce qui transforme le particulier en universel et il me semblait extrêmement difficile de rendre universelle une histoire aussi personnelle que celle de Manuel Mena. J’ai tant tardé parce que, quand j’étais jeune, je pensais pouvoir refuser mon héritage familial le plus sordide – celui de la guerre civile, celui de l’adhésion de ma famille à la cause franquiste, dont Manuel Mena est le symbole –, et je n’avais pas compris, alors, que ce que l’on peut faire de mieux avec son héritage c’est, d’abord, le connaître en profondeur – ce qui n’a rien de facile – et, ensuite, le comprendre – comprendre ne signifiant pas justifier mais précisément le contraire : cela consiste à se doter des instruments qui empêchent de commettre les mêmes erreurs. Pourquoi ? Parce que si l’on connaît et comprend l’aspect le plus sordide de son héritage, on peut le contrôler ; faute de quoi, c’est lui qui nous contrôle.

Vous écrivez plusieurs fois, sous diverses formes : « je ne suis pas littérateur et je ne peux pas affabuler ». S’agit-il d’un garde-fou à votre propre usage, pour éviter une possible dérive ?

C’est probable. J’alterne dans ce livre les voix de deux narrateurs (ou celle d’un seul narrateur dédoublé, si l’on préfère). D’un côté, la voix d’un historien, presque un notaire, qui tente de reconstruire avec la plus grande précision et complexité possibles une histoire du passé récent (l’histoire de Manuel Mena, de ma famille et de mon village natal pendant les années 1920 et 1930, qui sont un exact reflet de l’Espagne d’alors : « dépeins ton village et tu dépeindras le monde » a dit Tolstoï). Ce narrateur parle de moi à la troisième personne, me corrige, etc. ; c’est lui qui n’aime pas les littérateurs et qui affirme qu’il ne peut pas fabuler parce que les historiens ne peuvent pas fabuler. Mais, en alternance avec ce premier narrateur, j’en ai installé un deuxième qui s’appelle Javier Cercas et qui, comme je le disais plus haut, raconte le processus de composition du livre : mes doutes, mes perplexités, mes voyages pour réunir la documentation et interroger des témoins, etc. ; un narrateur plus souple que le précédent, qui a recours à l’humour et va même jusqu’à inventer certaines choses (très peu). Le roman surgit du dialogue entre ces deux narrateurs, entre le présent et le passé récent, et entre l’histoire et la littérature. Avant d’avoir trouvé ce mécanisme – qui me permettait de me mettre à distance de moi-même et de mon héritage tout en racontant la vérité et en me plaçant à l’intérieur de l’histoire – je n’avais pas trouvé le livre, je ne voyais pas le moyen de transformer le particulier en universel, de faire de l’histoire de Manuel Mena l’histoire de millions et de millions d’adolescents qui partent à la guerre dupés par les adultes, croyant que la guerre est noble et utile, et dupés aussi par des idéologies toxiques qui, à l’instar du fascisme dans les années 1930 ou de l’islamisme radical actuel, promettent le paradis et finissent par créer l’enfer.

Manuel Mena est un sujet passionnant mais délicat. On aimerait le détester franchement, ce n’est pas si simple. Avez-vous évolué de la même manière ?

En effet. Mon intention était, comme je l’ai dit, de comprendre et non de juger. Je crois que c’est notre obligation en tant que personnes, mais surtout en tant qu’écrivains. Et ce que j’ai compris ce sont certaines vérités embarrassantes, comme par exemple que les meilleurs individus, mus par les élans les plus nobles (l’idéalisme, la générosité, le courage), peuvent commettre les pires erreurs. C’est un constat à la fois évident et très difficile à accepter pour la plupart des gens qui généralement préfèrent le confort d’un mensonge beau et simple à l’embarras que cause une vérité complexe et désagréable. Voilà pourquoi beaucoup préfèrent le mensonge à la vérité ; et c’est toujours le mensonge qui l’emporte.

Vous analysez des documents parfois erronés. Mais la mémoire, écrivez-vous, est « encore moins fiable ». N’est-ce pas toujours le cas quand vous rencontrez les témoins d’une époque passée ?

Absolument. Et c’est pourquoi il ne faut ni sacraliser la mémoire ni cesser de soumettre à la critique les propos des témoins d’un fait. C’était le thème de mon précédent livre L’imposteur que Le monarque vient, au fond, compléter.

Les témoins sont essentiels pour la reconstruction du passé mais, comme la mémoire est fragile, ils peuvent se tromper (et même essayer de nous tromper délibérément, comme le faisait le protagoniste de L’imposteur). Renoncer à soumettre à la critique la mémoire des témoins, c’est renoncer à la vérité.

Pourquoi est-il si important d’écrire sur le passé ?

Parce que le passé – et surtout le passé pour lequel subsistent une mémoire et des témoins, qui est celui qui m’intéresse –, n’est pas encore passé : il est une dimension du présent ; et sans elle, le présent est mutilé. C’est pourquoi, même si parfois ce n’est pas évident, mes livres parlent toujours du présent : ils essaient, en fait, de démontrer que le présent est plus riche et plus complexe qu’il n’y paraît et qu’il englobe aussi le passé immédiat. Et que sans ce passé le présent manque de sens. Pour le reste, si elle ne nous aide pas à comprendre le présent – et à essayer d’éviter les erreurs du passé – l’histoire ne sert presque à rien.

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