Quand on tente de décrire le passé, cela semble « aussi difficile que saisir l’eau dans ses mains », écrit Javier Cercas dans Le monarque des ombres. Traité avec autant de rigueur qu’Enric Marco, le personnage de L’imposteur, Manuel Mena était encore davantage un homme sur qui, comme l’écrivain le disait du précédent, il ne voulait pas écrire. Le danger se situait, cette fois, dans la proximité : ce fervent phalangiste au début de la Guerre d’Espagne appartenait à sa famille. Mais, comme Javier Cercas nous l’explique, il aime la complexité.
Avez-vous, comme vous
le racontez, hésité avant de vous décider à écrire ce livre ? Pensiez-vous
vraiment confier la documentation à quelqu’un d’autre ?
La réponse aux deux
questions est oui. Le monarque est le
premier livre que j’ai voulu écrire, parce que la première question complexe
que je me suis posée dans la vie est liée au destin de Manuel Mena, son
protagoniste – ou du moins, son protagoniste apparent – et, pour moi, écrire un
roman consiste à formuler une question complexe dans sa plus grande complexité
possible. La meilleure réponse à la
question de savoir pourquoi j’ai tant tardé à l’écrire se trouve dans le livre
lui-même, qui décrit son propre processus de composition. J’ai tant tardé parce
que la littérature est ce qui transforme le particulier en universel et il me
semblait extrêmement difficile de rendre universelle une histoire aussi
personnelle que celle de Manuel Mena. J’ai tant tardé parce que, quand j’étais
jeune, je pensais pouvoir refuser mon héritage familial le plus sordide – celui
de la guerre civile, celui de l’adhésion de ma famille à la cause franquiste,
dont Manuel Mena est le symbole –, et je n’avais pas compris, alors, que ce que
l’on peut faire de mieux avec son héritage c’est, d’abord, le connaître en
profondeur – ce qui n’a rien de facile – et, ensuite, le comprendre –
comprendre ne signifiant pas justifier mais précisément le contraire :
cela consiste à se doter des instruments qui empêchent de commettre les mêmes
erreurs. Pourquoi ? Parce que si l’on connaît et comprend l’aspect le plus
sordide de son héritage, on peut le contrôler ; faute de quoi, c’est lui
qui nous contrôle.
Vous écrivez
plusieurs fois, sous diverses formes : « je ne suis pas littérateur
et je ne peux pas affabuler ». S’agit-il d’un garde-fou à votre propre
usage, pour éviter une possible dérive ?
C’est probable. J’alterne
dans ce livre les voix de deux narrateurs (ou celle d’un seul narrateur
dédoublé, si l’on préfère). D’un côté, la voix d’un historien, presque un
notaire, qui tente de reconstruire avec la plus grande précision et complexité
possibles une histoire du passé récent (l’histoire de Manuel Mena, de ma
famille et de mon village natal pendant les années 1920 et 1930, qui sont un
exact reflet de l’Espagne d’alors : « dépeins ton village et tu
dépeindras le monde » a dit Tolstoï). Ce narrateur parle de moi à la troisième
personne, me corrige, etc. ; c’est lui qui n’aime pas les littérateurs et
qui affirme qu’il ne peut pas fabuler parce que les historiens ne peuvent pas
fabuler. Mais, en alternance avec ce premier narrateur, j’en ai installé un deuxième
qui s’appelle Javier Cercas et qui, comme je le disais plus haut, raconte le
processus de composition du livre : mes doutes, mes perplexités, mes
voyages pour réunir la documentation et interroger des témoins, etc. ; un
narrateur plus souple que le précédent, qui a recours à l’humour et va même
jusqu’à inventer certaines choses (très peu). Le roman surgit du dialogue entre
ces deux narrateurs, entre le présent et le passé récent, et entre l’histoire
et la littérature. Avant d’avoir trouvé ce mécanisme – qui me permettait de me
mettre à distance de moi-même et de mon héritage tout en racontant la vérité et
en me plaçant à l’intérieur de l’histoire – je n’avais pas trouvé le livre, je
ne voyais pas le moyen de transformer le particulier en universel, de faire de
l’histoire de Manuel Mena l’histoire de millions et de millions d’adolescents
qui partent à la guerre dupés par les adultes, croyant que la guerre est noble
et utile, et dupés aussi par des idéologies toxiques qui, à l’instar du
fascisme dans les années 1930 ou de l’islamisme radical actuel, promettent le
paradis et finissent par créer l’enfer.
Manuel Mena est un
sujet passionnant mais délicat. On aimerait le détester franchement, ce n’est
pas si simple. Avez-vous évolué de la même manière ?
En effet. Mon
intention était, comme je l’ai dit, de comprendre et non de juger. Je crois que
c’est notre obligation en tant que personnes, mais surtout en tant
qu’écrivains. Et ce que j’ai compris ce sont certaines vérités embarrassantes,
comme par exemple que les meilleurs individus, mus par les élans les plus
nobles (l’idéalisme, la générosité, le courage), peuvent commettre les pires
erreurs. C’est un constat à la fois évident et très difficile à accepter pour
la plupart des gens qui généralement préfèrent le confort d’un mensonge beau et
simple à l’embarras que cause une vérité complexe et désagréable. Voilà
pourquoi beaucoup préfèrent le mensonge à la vérité ; et c’est toujours le
mensonge qui l’emporte.
Vous analysez des documents
parfois erronés. Mais la mémoire, écrivez-vous, est « encore moins
fiable ». N’est-ce pas toujours le cas quand vous rencontrez les témoins
d’une époque passée ?
Absolument. Et c’est
pourquoi il ne faut ni sacraliser la mémoire ni cesser de soumettre à la
critique les propos des témoins d’un fait. C’était le thème de mon précédent
livre L’imposteur que Le monarque vient, au fond, compléter.
Les témoins sont
essentiels pour la reconstruction du passé mais, comme la mémoire est fragile,
ils peuvent se tromper (et même essayer de nous tromper délibérément, comme le
faisait le protagoniste de L’imposteur).
Renoncer à soumettre à la critique la mémoire des témoins, c’est renoncer à la
vérité.
Pourquoi est-il si
important d’écrire sur le passé ?
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