mercredi 31 octobre 2018

14-18, Albert Londres : «Rappelons-nous que la paix n’est encore qu’en question»




La parole est encore au canon

(De notre correspondant de guerre accrédité aux armées.)
Front britannique, 30 octobre.
Que la débâcle autrichienne ne nous fasse pas oublier l’armature guerrière allemande et rappelons-nous que la paix n’est encore qu’en question, tandis que la bataille est en action. Ce qui se passe à l’intérieur de l’Allemagne est évidemment passionnant ; ce que l’on constate sur le front ne l’est pas moins. C’est encore de son front que l’ennemi attend non le sauvetage, mais une atténuation à son naufrage. S’il tient pendant qu’il converse, il peut parler plus haut. C’est ce qu’il tente.
Nous en avons les preuves. Les voici. Et cela nous permettra de dire notre mot sur Valenciennes. Regardez la carte. L’Escaut est devant et les Boches, jusqu’à épuisement, tiendront l’Escaut. Il est aussi sûr qu’ils ne le lâcheront pas de plein gré qu’il est certain que nous le leur enlèverons. Il y a toujours deux personnages en Allemagne, celui qui signe les notes d’appel à Wilson et celui qui paraphe les ordres du jour aux troupes ; les deux, croyez-m’en, sont plus d’accord que vous et moi.
Mais voici les preuves. Ils viennent d’inonder les régions entre Valenciennes et Gand et Valenciennes et Mons, et sur le front qu’ils ne peuvent défendre par eau entre Valenciennes et Maresches, dans le secteur possible d’une trouée, ils ont amené six divisions, six divisions pour sept kilomètres.
La parole est encore au canon, les Britanniques y pensent.
Le Petit Journal, 31 octobre 1918.



Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

mardi 30 octobre 2018

La dernière sélection Goncourt

Plus de premier roman dans la dernière sélection Goncourt, plus de femme non plus, et cela par la magie d’une seule ligne barrée dans l’avant-dernière sélection : celle qui concernait Pauline Delabroy-Allard. Disparaissent aussi, les romans de Tobie Nathan, Daniel Picouly et François Vallejo.
Comme le veut la tradition, il ne reste que quatre titres.
Comme ces dernières années n’ont pas aidé à en prendre l’habitude, aucun favori ne se dégage vraiment.
Sinon, mais d’une si courte tête qu’il faudrait la photo-finish pour en juger, à quatre jours avant le centenaire du 11 novembre 1918, David Diop.
Il me semble que Paul Greveillac et Thomas B. Reverdy ont toutes leurs chances, peut-être Nicolas Mathieu un peu moins – encore pourrait-on dire au sujet de celui-ci, si je me trompe lourdement, qu’il aura été couronné pour consoler Françoise Nyssen d’avoir perdu son poste de ministre de la Culture, comme on a pu insinuer que Nicolas Vuillard l’avait été, l’an dernier, pour saluer son arrivée…
Spéculations vaines. Lisez, ce sont quatre bons romans (je crois, car je n’ai pas lu celui de Greveillac).

  • David Diop. Frère d’âme (Seuil)
  • Paul Greveillac. Maîtres et esclaves (Gallimard)
  • Nicolas Mathieu. Leurs enfants après eux (Actes Sud)
  • Thomas B. Reverdy. L’hiver du mécontentement (Flammarion)

Prix littéraires, le retour

Non, le Grand Prix du roman de l'Académie française n'a pas clos la saison des prix littéraires. Heureusement, d'ailleurs, puisque je ne pense pas trop de bien du roman qui l'a obtenu. La brève période d'accalmie que nous venons de connaître se termine et, la semaine prochaine, tout le monde sera de retour au front.
Dès aujourd'hui, on en reparle puisque des dernières sélections très attendues (celles du Goncourt et de Renaudot) sont attendues. Le Prix Virilo, après une longue attente - vouée à la lecture des livres achetés par les membres du jury le plus moustachu (mais pas le plus masculin) de l'année -, a lâché hier sa sélection, double sélection puisque le prix "sérieux" se double d'un prix ironique, arguments à l'appui. Comme prévu, aucun des livres pointés dans la non-sélection annoncée il y a quelque temps ne se retrouve ici - enfin, si, il y en a un, mais dans la partie Trop Virilo. Ni d'ailleurs le livre couronné par le Prix Virilo des Maternelles (& Crèches). Voici donc les deux listes, résultats lundi prochain, presque en même temps que ceux du Femina.
  • Emmanuelle Bayamack-Tam. Arcadie (P.O.L.)
  • Anton Beraber. La grande idée (Gallimard)
  • Gauz. Camarade Papa (Le Nouvel Attila)
  • Justine Niogret. Le syndrome du varan (Seuil)

Trop Virilo (giclure excessive de testostérone littéraire)
  • Sophie Daull. Au grand lavoir (Philippe Rey), pour la scène de la panne d’essence entraînant la fellation d’un routier
  • Michel Drucker. Il faut du temps pour rester jeune (Robert Laffont), pour sa vision charmante des femmes
  • Jeremy Fel. Helena (Rivages), pour la scène de la masturbation dans un chien mort
  • Jean Mattern/ Le bleu du lac (Sabine Wespieser), pour la présence répétée d’une bite « magnifique » et de non pas une mais deux éjaculations pendant un concert de Brahms

dimanche 28 octobre 2018

14-18, Albert Londres : «Le Boche ne détale pas, il étale»



L’attaque l’emporte sur la résistance
On marche sur Gand

(De l’envoyé spécial du petit Journal.)
Front britannique, 25 octobre.
Et, ce matin, les attaques reprirent. Le Boche ne détale pas, il étale : ce qui, en langage militaire, signifie : il tient le coup.
Il s’agit de bien comprendre ce qui se passe. C’est simple.
Hésitant à se retirer sur la Meuse, d’abord parce qu’un tel recul lui donne le frisson, ensuite parce qu’il veut laisser le moins de plumes possible, l’ennemi avait fait halte à mi-chemin. Il avait là tout ce qui est utile pour s’accrocher, des forêts et des canaux. Au nord de Valenciennes, la forêt de Raismes, devant Condé, assez bas au sud de Valenciennes, la forêt de Mormal, devant Maubeuge et surtout, préservant Valenciennes, Condé et plus loin Mons, l’Escaut et son canal, et, préservant Avesnes et Maubeuge, le canal de la Sambre à l’Oise.
Mais les canaux de l’Escaut et de Sambre à Oise à cet endroit étant presque parallèles laissent entre eux un large terrain ; au centre de ce terrain est Le Quesnoy. Si une percée était possible, c’était là, c’est là qu’on la tente. C’est là que nous avons franchi l’Écaillon, perpendiculaire aux deux canaux.
Horne, 1re armée, est sur le canal de l’Escaut, autour de Valenciennes ; Byng, 3e armée, est entre les deux canaux, face au Quesnoy ; Rawlinson, 4e armée, à sa gauche, entre les deux mêmes canaux et le reste de ses forces sur le canal de Sambre-et-Oise.
Or, aujourd’hui, tandis qu’au sud de Valenciennes, on traversait le canal de l’Escaut, on prenait Maing, ce qui fait Valenciennes de plus en plus menacée et qu’à l’autre aile, la bataille, près du canal de Sambre à Oise, s’approchant de Landrecies, nous donnions un coup entre les deux canaux dans le secteur du Quesnoy, dans le secteur de la trouée. C’est là qu’est le centre de la résistance ennemie ; c’est là qu’est le centre de l’attaque britannique.
L’attaque est entêtée, la résistance acharnée : l’attaque l’emporte, et dans les Flandres l’armée Plumer vient de se mettre en marche sur Gand.
Le Petit Journal, 26 octobre 1918.




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Jean Giraudoux
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Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
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Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

samedi 27 octobre 2018

14-18, Albert Londres : «N’insistez pas, nous crie-t-il, vous voyez bien que je tiens.»




Dure bataille

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front britannique, 24 octobre.
Dure est la bataille. Le Boche soutient le choc des trois armées anglaises et il détale. Il donne même nettement l’impression de jouer sur l’usure. Ayant pu s’accrocher où il est, il se demande si un suprême effort, faisant illusion, ne pourrait pas le sauver du déménagement précipité. L’histoire de ces quatre années de guerre est pleine de ces bluffs d’ennemi à ennemi. Quelle est l’armée qui, trompée par des apparences, n’a pas au moins une fois laissé tomber sa chance de porter le coup de grâce. C’est là-dessus que l’Allemand compte. Il se cramponne pour nous déconseiller de continuer l’attaque. Son espoir ne réside plus désormais que dans l’avortement de nos efforts. Il est encore homme à promettre, il n’est plus homme à tenir. C’est ce qu’il fait depuis hier, c’est la signification de sa résistance. N’insistez pas, nous crie-t-il, vous voyez bien que je tiens.
Les Britanniques, quand ils le veulent, sont de remarquables sourds. Ce sont des gens qui n’entendent rien que ce qu’ils veulent.
Des combats violents partout se déchaînent. À Tournai, dans le faubourg de Lille, canons et hommes nous opposent la plus violente des barrières. À Tournai toujours, le petit bois au sud du faubourg Saint-Martin change trois fois de mains et retombe dans celles de l’ennemi. À Froidmont, ayant foncé tête baissée, nous prenons 88 prolonges et caissons et 43 voitures attelées. Au nord de Valenciennes, nous nettoyons la forêt de Raismes, prenons Thiers, Auterives et plusieurs villages. Au sud de Valenciennes, sur tout le front de bataille, lutte déchaînée. On le repousse. Au nord-est du Cateau nous nous mettons en demeure d’entamer un gros morceau de la forêt de Mormal. Nous avons Bouzie, nous avons les dents dans la peau de la bête, elle viendra.
Le Petit Journal, 25 octobre 1918.



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Dans les remous de la bataille

vendredi 26 octobre 2018

14-18, Albert Londres : «Qui dit que c’est la paix?»




Six kilomètres d’avance et ce n’est pas fini !

(De l’envoyé spécial du petit Journal.)
Front britannique, 23 octobre.
Qui dit que c’est la paix ? Ce matin, trois armées anglaises à la fois se sont remises à « gratter » le Boche, la première, la troisième, la quatrième : Horne, Byng, Rawlinson.
Que veut-on prendre ? Quels sont les objectifs ? Les objectifs : il n’y en a pas et on veut tout prendre. On veut que notre volonté soit maîtresse de celle des Allemands. Les Allemands se cramponnent sur telle ligne : c’est donc qu’ils y ont intérêt. Nous allons nuire à leur intérêt. Nous allons attaquer, les bousculer. Ils sont décidés à prendre le train pour leur pays, mais nous ne voulons pas qu’ils choisissent l’heure du départ. Il nous plaît qu’ils décampent, alors qu’ils n’ont pas encore terminé leurs bagages.
L’acharnement des Britanniques à taper dessus demeurera mémorable. Depuis le 8 août, ils ne se sont pas arrêtés. Au début, quand ils vidaient les poches, après, quand ils atteignaient la muraille Hindenburg, encore après, quand ils la dépassaient et aujourd’hui quand ils délivrent Cambrai, Douai, Lille, Roubaix, Tourcoing, et encore aujourd’hui, quand ils se jettent sur le vaincu récalcitrant, c’est la même obstination. Où le Boche regimbe, ils le « sonnent ». Tant qu’il aura un souffle de vie, ils l’empoigneront.
L’ennemi, pour fuir en ordre, tâche de reprendre haleine, derrière des rivières et des canaux, à l’ombre des forêts ; c’est ce que les Britanniques dérangent.
Les attaques se déclanchèrent à 1 h. 20 du matin, entre Valenciennes et Tournai, la 1re armée avait pris Bruay et atteignit la rive gauche de l’Escaut, à Breharies et Espain. Résistance considérable. Obus à gaz sur le rassemblement de nos troupes. Nous bousculons, ramenons des prisonniers. Partout, aussi bien à la 3e qu’à la 4e, nous avons avancé de six kilomètres.
C’est Mons et Maubeuge qui doivent rire en voyant le Boche bourrer ses malles.
Le Petit Journal, 24 octobre 1918.



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Jean Giraudoux
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Voyages au front de Dunkerque à Belfort
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Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
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Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

jeudi 25 octobre 2018

Camille Pascal, Grand Prix du roman de l'Académie française

C'est un peu ce que je craignais: le roman qui me séduisait le moins parmi les quatre derniers sélectionnés remporte le Grand Prix du roman de l'Académie française. Camille Pascal, historien et politique, est dont le lauréat 2018 pour L'été des quatre rois, épais sac de nœuds qui décortique deux mois (juillet-août) de l'année 1830.
La France tremble, le pouvoir ne réalise pas que le peuple aspire à un autre régime. Les rois se succèdent, la Cour est décrite en détail et nous n’ignorons rien des manœuvres qui se jouent en coulisse. Mais les acteurs principaux restent anonymes et seules des marionnettes s’agitent en vain, croyant préserver ce qui fait, pensent-elles, leur légitimité. Un roman très documenté, écrit dans une belle langue classique, mais un peu creux.

Les sélections du Femina, les choix du Figaro littéraire... et Houellebecq


Il reste, en apparence, sept possibilités pour le Femina du roman français, mais c'est très probablement un livre dont Bernard Pivot disait qu'il n'a pas été retenu au Goncourt parce que n'est pas un roman qui devrait, au premier tour et à l'unanimité (sauf si une jurée s'est levée de mauvais poil), décrocher ce prix le 5 novembre: Le lambeau, de Philippe Lançon. Quoi qu'il en soit, Isabelle Desesquelles, Régine Detambel et Fanny Taillandier (trois femmes! il en reste deux quand même, sur sept)) ont été écartées depuis la précédente sélection.
C'est moins clair pour les prix du roman étranger et de l'essai.
Du côté des traductions, il a fallu un peu de temps (et on le comprend en raison de l'épaisseur du livre) pour accueillir le roman d'Olga Tokarczuk. Favorite, du coup? Allez savoir... Dans le même temps, Marco Balzano, Stefan Brijs, György Dragoman et Itamar Orlev sont sortis des listes - il reste sept romans étrangers.
Les essais ne comptent plus ceux de René de Ceccaty, François Dosse, Thierry Ollouz, Jean-Claude Perrier et Stephen Smith mais huit titres sont encore présents.
On récapitule.

Roman français
  • Emmanuelle Bayamack-Tam. Arcadie (P.O.L.)
  • Yves Bichet. Trois enfants du tumulte (Mercure de France)
  • David Diop. Frère d'âme (Seuil)
  • Michaël Ferrier. François, portrait d’un absent (Gallimard)
  • Pierre Guyotat. Idiotie (Grasset)
  • Philippe Lançon. Le lambeau (Gallimard)
  • Tiffany Tavernier. Roissy (Sabine Wespieser)

Roman étranger
  • Javier Cercas. le monarque des ombres (Actes Sud) traduit de l'espagnol par Aleksandar Grujicic, avec la collaboration de Karine Louesdon
  • Davide Enia. La loi de la mer (Albin Michel) traduit de l’italien par Françoise Brun
  • Stefan Hertmans. Le coeur converti (Gallimard) traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin
  • Alice McDermott. La neuvième heure (Quai Voltaire) traduit de l'anglais par Cécile Arnaud
  • Gabriel Tallent. My absolute darling (Gallmeister) traduit de l’américain par Laura Derajinski
  • Olga Tokarczuk. Les livres de Jakob (Noir sur blanc) traduit du polonais par Maryla Laurent
  • Samar Yazbek. La marcheuse (Stock) traduit de l'arabe par Khaled Osman

Essai
  • Antoine de Baecque. Histoire des crétins des Alpes (Vuibert)
  • Stéphane Beaud. La France des Belhoumi (La Découverte)
  • Marc Dugain. Intérieur jour (Laffont)
  • Colette Fellous. Camille Claudel (Fayard)
  • Elisabeth de Fontenay. Gaspard de la nuit (Stock)
  • Laurent Nunez. Il nous faudrait des mots nouveaux (Cerf)
  • Dominique Schnapper. La citoyenneté à l’épreuve (Gallimard)
  • Marc Weitzmann. Un temps pour haïr (Grasset)

Pour le Figaro littéraire, dix critiques littéraires de différents journaux et magazines ont joué le jeu de la gastronomie et des jurys, simultanément. Une faute de goût? Au Goncourt, on délibère d'abord et on déjeune ensuite, histoire peut-être de ne pas avoir l'esprit embrumé et l'estomac chargé. Au cours d'un repas, tout semble permis, y compris créer un Goncourt du roman étranger, de ne tenir (presque) aucun compte des sélections réellement effectuées par les différents jurys et de renvoyer, plusieurs fois, Philippe Lançon à la deuxième place. Résultat des agapes et des votes:

  • Goncourt: Adeline Dieudonné. La vraie vie (L'Iconoclaste)
  • Goncourt étranger: Julian Barnes. La seule histoire (Mercure de France)
  • Renaudot: Thomas B. Reverdy. L'hiver du mécontentement (Flammarion)
  • Femina: Laurence Cossé. Nuit sur la neige (Gallimard)
  • Médicis: Philippe Vasset. Une vie en l'air (Fayard)
  • Interallié: Stéphane Hoffmann. Les belles ambitieuses (Albin Michel)
Enfin, si vous voulez vous projeter vers 2019 - il n'est jamais trop tôt -, je vous conseille la lecture du nouveau numéro de Vapeurs actuelles, qui fait une large place à Michel Houellebecq (son prochain roman est attendu dans les premiers jours de janvier). Un journaliste a accompagné l'écrivain à Bruxelles, où il recevait le Prix Oswald-Spengler. Savoureux, à condition de prendre le reportage et le discours du récipiendaire au troisième degré, au moins.

mercredi 24 octobre 2018

14-18, Albert Londres : «Roubaix et Tourcoing vont nous servir de preuves.»




Roubaix… Tourcoing…

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front britannique, 21 octobre.
Roubaix et Tourcoing vont nous servir de preuves, car nous avons quelque chose à prouver. Roubaix, Tourcoing comme Lille, sont les fruits de la dernière note Wilson. Le crime de Cambrai, le sac répugnant de Douai datent d’avant. Ils n’avaient pas encore reçu l’avertissement ; la douche américaine ne les avait pas touchés, ils se croyaient toujours les bêtes sans contrôle ni responsabilité. Mais la défaite se précisa et le justicier parla. Ils tremblèrent, et, puisqu’ils tremblèrent, ils comprirent.
Et ils ne brûlèrent ni ne saccagèrent Lille, pas plus que Roubaix, pas plus que Tourcoing.
À quoi devons-nous la vie des trois villes ? À leur générosité ? Nous la devons à notre victoire et à la terreur qui, depuis, les talonne.
Mais j’ai promis des preuves, je les apporte.

Pour « raisons politiques… »

À Lille, l’ordre avait été donné par le grand quartier général allemand de faire sauter les services publics : eau, gaz, électricité. Au dernier moment, la note Wilson étant arrivée, le gouverneur de Lille en reçut une aussi. Elle disait : « Pour raisons politiques, ne faites rien sauter. »
Mais j’ai mieux. Voilà mon histoire :
Mercredi soir dernier, un officier allemand de Gand arriva à Roubaix. C’était le capitaine Schreider, fils des banquiers de Berlin Beck-Schreider. Cet officier avait été moins brute que les autres. Pour le coup que tentait l’Allemagne, c’était lui qui présentait les plus grandes chances de réussite. On le choisit. Le capitaine Schreider arriva donc à Roubaix. Il alla chez le secrétaire général de la mairie, lui dit : « Dans les journaux alliés, une campagne de presse se mène actuellement tendant à nous faire passer pour des barbares. Les Alliés prétendent que nous avons détruit pour détruire. Outre que c’est faux, cela nuit à la cause de la paix. Je vous demande donc de réunir les notables. J’ai besoin de les voir à ce sujet. » Les notables furent convoqués. « Messieurs, leur dit le capitaine Schreider, vous devez être comme moi pour l’œuvre de paix. Pour cette œuvre je réclame votre collaboration. » Il redit la campagne de presse et arriva au fait. « Ce qu’il me faut, c’est une lettre signée de vous tous, attestant que jamais nous n’avons détruit pour détruire et que seules les nécessités militaires nous ont forcés à ruiner ce que nous avons pu ruiner. » Il ajouta : « J’ai déjà obtenu semblable déclaration de Bruges et de Thielt. Je l’obtiendrai de Lille et de Tourcoing. J’attends la vôtre. »
Les notables refusèrent.

Mais ils volèrent jusqu’au bout

Voilà leurs manœuvres. Ils se savent perdus, ils voient notre couteau sous leur gorge, ils ont peur. Ils n’ont pas eu peur d’assassiner, de détruire, de salir, car le fond de leur nature est fait davantage de saloperie que de cruauté, mais ils ont peur de payer. Ils ne détruisent plus ce qui se voit, ils volent ce qui ne saute pas aux yeux. Wilson leur a dit de ne plus détruire : ils obéissent ; mais il a oublié de leur dire de ne pas voler : ils volent. Ils veulent faire signer des blancs-seings aux maires de Roubaix, de Tourcoing, mais le matin de leur départ ils font sauter la caisse municipale, 450 000 francs, et les emportent. Ils veulent des certificats de civilisation, et ils avaient une commission qui s’appelait exactement commission de destruction des utilités industrielles. Les membres de cette bande officielle s’amenaient dans les usines et à coups de maillet cassaient tout et, la flamme au poing brûlaient ce qui résistait. Ils se sont emparés des métiers. Les usiniers voyaient arriver leurs anciens fournisseurs allemands qui, cette fois en officiers, reprenaient pour rien les outils qu’ils avaient fournis. Il n’y avait pas de prison à Roubaix : ils en ont ouvert trois pour enfermer nos frères, deux pour les hommes, une pour les femmes. Pendant quatre ans, il y passa 700 personnes par jour. Ils prirent nos bancs des écoles pour faire du feu, et les salles pour mettre leurs chevaux. Et à Roubaix, comme ils avaient des dettes et qu’ils voulaient les payer avant la fuite – on est gentleman ou on ne l’est pas – ils prélevèrent sur les finances municipales 6 millions et réglèrent. Et à Lille, à Roubaix, à Tourcoing toutes les mères continuent d’éclater en sanglots à cause de leurs fils de 14, 15, 16 et 17 ans qu’ils leur ont arrachés. Telle est la colombe allemande. Vengeance !
Le Petit Journal, 22 octobre 1918.



Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
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Voyages au front de Dunkerque à Belfort
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Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
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Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

lundi 22 octobre 2018

Albert Londres et la guerre de la tomate

A dire vrai, Albert Londres, dont vous suivez ici les articles à propos de la Grande Guerre, ne s'est pas vraiment occupé de la guerre de la tomate. Une guerre qui semble d'ailleurs derrière nous, et qui n'a certainement pas été gagnée par les consommateurs, si je suis Jean-Baptiste Malet dans son enquête mondiale sur L'empire de l'or rouge, c'est-à-dire sur la tomate d'industrie. Livre réédité au format de poche il y a quelques jours et qui vient de recevoir le Prix Albert Londres - et voilà pourquoi l'envoyé spécial du Petit Journal sur tous les fronts de 14-18 est mêlé bien malgré lui à cette sordide affaire.
Depuis une quarantaine d'années, je suis un fan absolu de la sauce bolognese, avec de simples spaghettis cuits al dente, sans fioriture. Mais aussi, suivant en cela les judicieux conseils d'une vieille Italienne dont j'étais amoureux de la cuisine (oui, de la cuisine seulement), sans autres tomates que fraîches. Surtout jamais de concentré, même pas de tomates pelées. Vous me direz: ce n'est pas toujours la saison, c'est vrai. Mais, hors saison, on peut manger autre chose et attendre les beaux jours pour retourner à ses amours.
Le livre de Jean-Baptiste Malet ne va pas me faire changer d'avis, bien au contraire. Car voici, dans un bref extrait, la chimie du concentré de tomates pratiquée à grande échelle (l'exemple est au Ghana, rassurez-vous ou ne vous rassurez pas, ce pourrait être ailleurs, la mondialisation de la tomate est une réalité).
Donnez-lui de la black ink, de l’encre noire, la pâte de tomates la moins chère du marché mondial, et indiquez-lui le pourcentage de matière première que vous souhaitez mettre dans une boîte de conserve. C’est promis, le chimiste des Liu trouvera la recette idoine, les taux optimaux d’additifs qui rendront le produit présentable. L’affaire n’est pas aisée: lorsque l’on rajoute beaucoup d’eau à du triple concentré chinois de couleur noir, il faut aussi ajouter de l’amidon, ou de la fibre de soja. Si l’on ajoute de l’amidon, le mélange s’éclaircit trop. Si le mélange s’éclaircit trop, il faut ajouter des colorants. Si l’on ajoute des colorants, la pâte peut perdre en viscosité, ou ne plus ressembler à du concentré de tomates. Seul un spécialiste est à même de trouver la juste proportion de chaque ingrédient. Sa toute dernière recette? 31% de concentré, pour 69% d’additifs.
Le livre est une nouveauté au Prix Albert Londres - attribué à ce support du reportage pour la deuxième fois seulement. On connaît mieux ses déclinaisons pour la presse écrite - cette année, Elise Vincent, du Monde, pour une série d'articles - et pour l'audiovisuel - Marjolaine Grappe, Christophe Barreyre et Mathieu Cellard (Arte) pour Les hommes du dictateur, à propos de la Corée du Nord. La remise des prix s'est faite à Istanbul, joli symbole...