vendredi 12 octobre 2018

Maryse Condé, lauréate du Prix Nobel alternatif

La littérature aussi a horreur du vide. En ces temps où le Prix Nobel de littérature officiel a renoncé, pour les raisons que nous savons, à désigner un lauréat en 2018, une Nouvelle Académie s'est constituée afin de proposer un Nobel alternatif, cette fois et cette fois seulement, avec participation d'un jury populaire via Internet. Je ne sais si les votants, parmi lesquels je fus, ont du talent. Mais Maryse Condé, désignée aujourd'hui pour ce prix (chouette! j'avais choisi son nom!) en possède un à nul autre pareil. Un pied en Afrique, un autre aux Etats-Unis, et une naissance quelque part entre les deux (en Guadeloupe) en 1937, elle fait le lien entre plusieurs mondes sans renoncer à aucun d'entre eux. Je me souviens avec émotion de notre première rencontre en 1997 - elle était déjà une référence pour bien des lecteurs autant que pour des étudiants à qui elle a ouvert les yeux sur tout un pan de la littérature. Elle publiait depuis deux décennies, elle avait connu le succès avec Segou et sa suite au milieu des années 80.
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Photo MEDEF via Wikipedia


Entretien (1997)
On aurait envie d’écrire que Maryse Condé porte sur son visage l’histoire d’une vie. Mais les clichés lui vont mal, et il vaut mieux essayer de la comprendre à travers ses livres et ce qu’elle dit. C’est parfois inattendu.
Née en Guadeloupe, elle est venue en France à seize ans, seize ans et demi, pour y faire des études classiques. « Ensuite, je suis allée en Afrique, en Guinée, au Ghana, au Sénégal… un peu toute l’Afrique de l’Ouest. En partant, je faisais une confusion : puisque j’étais noire, j’étais africaine, et il fallait que je connaisse l’endroit d’où mes ancêtres étaient venus. Sur place, j’ai découvert une richesse culturelle dont j’ignorais tout, mais la colonisation avait complètement abîmé les pays africains. Au fur et à mesure, j’ai compris que je n’étais pas africaine, que j’étais antillaise. Mais l’Afrique m’a donné confiance en moi et m’a politisée. »
Cette importante mise au point faite avec elle-même et avec ses origines, Maryse Condé est revenue en France, est repassée par les Antilles, puis a obtenu un poste d’enseignante aux Etats-Unis. Elle y est toujours, à sa propre surprise.
« Au départ, j’avais une idée très négative des Etats-Unis, je n’en connaissais que le racisme, le capitalisme, le matérialisme. Là, ce n’était pas du tout ce que j’attendais. Les universités sont pleines de contestataires. Les étudiants s’intéressent vraiment aux Antilles, et pas, comme en France, pour des raisons folkloriques. Et puis, il y a quand même, en Amérique, une sorte de liberté qui vous permet d’être vous-même. »
Aujourd’hui, elle enseigne la littérature française du vingtième siècle à l’université de Columbia à New York. Elle parle ainsi à ses étudiants d’écrivains des Antilles mais aussi de Le Clézio ou Paule Constant.
Finalement, elle se sent assez bien là-bas, notamment grâce à la manière dont ses livres y sont reçus : « Les Français ne lisent pas vraiment la littérature antillaise, ils n’y voient qu’une littérature exotique, des saveurs, des couleurs, des parfums, une langue renouvelée, rafraîchie. On pourrait écrire n’importe quoi, ce seraient toujours les mêmes commentaires. C’est aux Etats-Unis que je suis la mieux comprise, même si la littérature antillaise de langue française est accueillie par l’intermédiaire du continent européen, au contraire de celle écrite en anglais. »
Maryse Condé n’a pas toujours rêvé d’être écrivain. Au début, quand elle écrivait de la fiction, elle n’avait en tout cas pas cette ambition.
« Quand vous êtes née en Guadeloupe, l’image que vous avez de l’écrivain est celle d’un homme européen. C’est donc assez tard que j’ai commencé à vouloir faire ce métier, dans les années soixante-dix, soixante-quinze. Il me semblait que j’avais des choses à dire, qui n’avaient pas été dites, et avec ma manière de les dire. »
S’agit-il des choses elles-mêmes ou de la manière ? A l’exception notable de Segou, qui a été un grand succès il y a un peu plus de dix ans et qui continue à se lire, ses autres romans ont été accueillis plutôt froidement. Elle a son avis sur la question : « Ce que j’écris ne correspond pas à ce qu’on attend. On espère que je vais célébrer la beauté de la civilisation africaine, proposer l’exploration d’une culture inconnue, mais je suis trop critique. »
Sans doute cela est-il dû à la prise de conscience de sa propre identité, et voilà qui rejoint le propos de Desirada
« L’identité guadeloupéenne a changé. Avant, les gens restaient là, maintenant, on trouve des Antillais partout, et ils éprouvent des difficultés à se définir par rapport à leur culture d’origine. Ils génèrent, en fait, une culture nouvelle. Par conséquent, la plupart des Antillais qui sont connus internationalement vivent ailleurs, ils ont subi d’autres influences, et il serait dommage de ne pas tenir compte de cette créativité. »


En attendant le bonheur, écrivait Maryse Condé dans le titre d’un ouvrage précédent. Mais où se trouve-t-il, le bonheur, pour Marie-Noëlle ? Elle est née à la Désirade, une petite île dépendant de la Guadeloupe et comptant moins de deux mille habitants. Sa mère, Reynalda, ne manifeste guère de tendresse envers elle et l’abandonne même pour partir en métropole, à Paris, où elle a l’ambition de réussir sa vie. Pourtant, pendant dix ans, les premiers de sa vie, Marie-Noëlle connaît le bonheur, grâce à une autre femme qui l’élève avec amour, comme si elle était sa propre fille. L’amour, voilà peut-être bien le secret du bonheur, perdu dès le jour où Raynalda envoie un billet d’avion afin que Marie-Noëlle la rejoigne en France.
Alors commence une tout autre existence. Heureusement, il y a Ludovic, qui vit avec Reynalda et qui, lui, connaît la valeur de l’affection. Mais la très jeune fille grandit quand même très seule et ne doit qu’à l’une ou l’autre amie de partager des complicités nouvelles. Elle a, en elle, la nostalgie du temps heureux passé en Guadeloupe et partira un jour à la rencontre de ses souvenirs, croyant qu’elle est capable de devenir, grâce à cela, celle qu’elle croit être. Elle se trompe lourdement, comme on le lui fait bien comprendre : « Comme cela, elle était venue à la recherche de sa famille ? (Il riait.) A la recherche de son identité ? (Il riait plus fort.) L’identité, ce n’est pas un vêtement égaré que l’on retrouve et que l’on endosse avec plus ou moins de grâce. Elle pourrait faire ce qu’elle voulait, elle ne serait plus jamais une vraie Guadeloupéenne. »
Tout le problème de Marie-Noëlle est là : son appartenance à une communauté enracinée quelque part est remise en question ; elle ne peut même pas faire référence à une structure familiale « normale ». D’ailleurs, l’histoire de sa famille, les deux générations de femmes qui la précédèrent, n’est pas très claire, entachée qu’elle est de mensonges et de secrets.
Son cas n’est pas isolé. Au cours d’errances qui la conduisent d’Europe en Amérique, avec différents passages un peu partout, elle rencontrera bien d’autres personnes qui, comme elle, sont tombées quelque part sans très bien en connaître la raison. Qui, comme elle, sont issus de familles à l’histoire troublée par des ventres à crédit, c’est-à-dire qu’elles connaissent leur mère mais pas leur père. Et qui assument plus ou moins bien cet état de choses.
Ce destin de femme est donc une histoire personnelle mais aussi l’histoire d’un cas exemplaire à travers lequel tout un peuple se voit proposer un portrait collectif dans lequel il peut accepter, ou non, de se reconnaître.
Il y a dans ce roman, écrit dans une langue magnifique où les mots venus d’ailleurs (pour nous) se mêlent, avec naturel, au vocabulaire continental. Recevoir un livre de Maryse Condé comme un objet exotique serait donc une erreur qui ne rendrait pas justice à la démarche toute faite d’honnêteté que mène, depuis ses débuts en littérature, Maryse Condé.
Celle-ci n’avait jamais publié de recueil de nouvelles, mais elle en avait éparpillé depuis longtemps. Il fallait bien les rassembler un jour ou l’autre, et voilà qui est fait, sous le beau titre évocateur de Pays mêlés.
La plupart des histoires, ici, nous racontent en effet des tranches de vie révélatrices de ce que peuvent donner des rencontres inattendues, de celles qui étaient beaucoup moins fréquentes avant que notre planète rétrécisse sous l’effet des progrès effectués dans les moyens de transport. C’est une institutrice en poste dans la jeune République de T., sans doute quelque part en Afrique, et qui trouve là, outre l’affection des enfants et de leurs parents, une cause à sa mesure : sauver de la folie un certain Solo (sa mère à elle s’appelle Solitude, tout un programme !) que les habitants du village respectent à cause de sa singularité même. Elle le cache, le sort de son mutisme, le met dans son lit. Tout semble se passer merveilleusement bien, tandis que la population s’inquiète de la disparition de Solo. Le jour où l’institutrice sort en pleine lumière avec lui, fière de son œuvre (« Mais oui, c’est Solo, c’est lui ! Je l’ai guéri ! »), elle comprendra très vite qu’elle a imprudemment bravé l’organisation du monde dans lequel elle avait été acceptée, et dont dès lors elle sera exclue…
Peut-on espérer comprendre vraiment une autre culture, une autre civilisation ? Faut-il se contenter de prendre, dans ses propres origines et dans un contexte nouveau, des éléments disparates à partir desquels se construirait, de bric et de broc, une nouvelle identité ?
Comme dans son roman, Maryse Condé consacre la plupart des nouvelles à poser cette question, à avancer des bribes de réponse. Son expérience personnelle, dont elle nous parle par ailleurs, jointe à une lucidité sans faille font de ses livres des rochers semés au milieu d’une rivière apparemment infranchissable, et qui nous aident à traverser malgré tout.


Maryse Condé, l’auteur de Segou, a Le cœur à rire et à pleurer dans son nouveau livre où elle revient aux contes vrais de son enfance. Petite dernière d’une famille de huit enfants, elle a vécu dans un milieu où l’on comprenait mal que la peau noire puisse vous faire considérer comme moins français que les Français blancs. Chez elle, on ne parlait pas créole, sinon dans des moments de tension extrême comme l’accouchement difficile d’une parente.
La petite Maryse n’a bien entendu pas été, au début, conscience des différences de classes. Mais les scènes qu’elle rapporte ici sont les volets d’un apprentissage où il y a, en effet, à rire et à pleurer. Un des épisodes les plus significatifs relate les jeux auxquels elle se livrait avec une petite fille blanche de son âge. Anne-Marie dirige ces jeux et bourre Maryse de coups. Celle-ci met du temps à les refuser. Et, sur une nouvelle bourrade, Anne-Marie se justifie : « Je dois te donner des coups parce que tu es une négresse. » Une explication bien peu satisfaisante, on s’en doute, pour une enfant qui n’obtiendra pas de réponse plus convaincante aux questions posées à ses parents et qui conclura, à l’âge d’écrire ses souvenirs : « Puisque tant de vieilles haines, de vieilles peurs jamais liquidées demeurent ensevelies dans la terre de nos pays, je me demande si, Anne-Marie et moi, nous n’avions pas été, l’espace de nos prétendus jeux, les réincarnations miniatures d’une maîtresse et de son esclave souffre-douleur. »
La conscience sociale et politique naît de telles aventures, conduisant entre autres choses à la perception de ce qu’est l’aliénation vécue, inconsciemment cette fois, par des parents plus qu’intégrés à la société française, et fiers d’une réussite qui les coupe de leur monde originel. Maryse Condé, faut-il le rappeler, devra aller jusqu’à séjourner en Afrique pour y retrouver, sur la terre de ses ancêtres, une authenticité dont elle a nourri ses autres ouvrages – celui-ci n’allant pas jusqu’à cette époque.
En revanche, elle découvre dès un âge encore tendre les pouvoirs ambigus de l’écriture qui veut dire vrai. Deux textes dont elle était fière, l’un pour une rédaction scolaire sur le thème : « Décrivez votre meilleure amie », l’autre à l’occasion de l’anniversaire de sa mère, provoqueront à chaque fois une catastrophe, les sujets de ses premiers essais d’écrivain accueillant leurs portraits avec consternation. A dix ans, elle en retient la leçon : « Il ne faut pas dire la vérité. Jamais. Jamais. A ceux qu’on aime. Il faut les peindre sous les plus brillantes couleurs. Leur donner à s’admirer. Leur faire croire qu’ils sont ce qu’ils ne sont pas. »
Ainsi, en dix-sept chapitres qui la conduisent de la naissance à la vraie vie, Maryse Condé retrace les étapes d’une formation peu commune, où les privilèges se retournent contre celle qui les détient et où les blessures deviennent l’armature d’une solide carapace contre les mauvais côtés de la vie. Ecrit d’une plume alerte, trempée souvent dans l’encre créole, Le cœur à rire et à pleurer est un récit fort qui, aux lecteurs de Maryse Condé, fournira quelques clefs permettant de mieux la comprendre.


Maryse Condé se sent américaine, bien qu’elle ne soit pas née aux Etats-Unis. Rien d’étonnant pour elle : « On peut trouver son bonheur très loin de ses racines. L’ouverture est partout, et il est bon que le monde ne soit pas constitué d’entités fermées. »
Et la double origine de Babakar, le médecin d’En attendant la montée des eaux, est un symbole fort. Un pied en Afrique, l’autre dans les Antilles, Bambara par son père, Antillais par sa mère, est-il divisé ou rassemblé ? « C’est la vie, explique Maryse Condé, qui se charge de l’obliger à faire le lien entre les deux. » Autre symbole fort : le choix professionnel de Babakar, médecin spécialisé en obstétrique. « J’ai voulu qu’il soit placé au cœur de la souffrance humaine, mais du côté de la vie et de sa beauté. »
Il ne manque pas de souffrances autour de lui, même au-delà de son travail. Mais il veut trouver, sinon le bonheur, au moins une sorte de paix avec lui-même. Puisque l’Afrique ne semble plus un cadre favorable à cet épanouissement, il va voir du côté des îles d’où était venue sa mère. Une petite fille lui est donnée comme un cadeau, pour remplacer celle qui a disparu là-bas – encore se fait-il le cadeau à lui-même, emportant comme un voleur le bébé qui vient de naître, rattrapé ensuite par l’existence du père présumé dont il se fait un ami. Avec Anaïs, la petite qui grandit, tous deux s’installent à Haïti où on a besoin d’un médecin pour diriger un centre médical. Dans un pays où les moyens manquent, où la montée des eaux est plus souvent meurtrière que bénéfique, l’entreprise est rude. Babakar fait face, découvrant cependant qu’il n’est pas fait pour un rôle de gestionnaire et que la proximité des patients lui est nécessaire…
Depuis janvier dernier, il est paru beaucoup de livres évoquant le tremblement de terre qui a ravagé Haïti. En attendant la montée des eaux n’y échappe pas. Mais il n’a pas été le déclencheur du roman : « Aucun événement particulier n’est à l’origine de ce livre. Ce sont des expériences accumulées, le désir de dire des choses un peu différentes de celles qu’on entend toujours… Ensuite, l’histoire prend forme progressivement, au fur et à mesure de l’écriture, sans canevas préalable. Et puis le tremblement de terre est arrivé pendant que j’écrivais, et j’ai dû changer la fin… »
Cette fin aurait pu être imaginée sans que les faits la provoquent. Elle s’inscrit en droite ligne dans ce qui rend Babakar si attachant. Il transforme sa faiblesse en force de caractère, il ne laisse pas tomber les bras et devient un de ces héros anonymes qu’on rencontre parfois dans la vie – mais plus sûrement dans les romans de Maryse Condé.


Parmi les personnes que Maryse Condé a rencontrées, et à commencer par sa mère, beaucoup n’ont jamais compris pourquoi elle s’intéressait autant à la cuisine, activité considérée comme très inférieure à la littérature qui a fait d’elle une écrivaine célébrée dans le monde entier. Elle est d’ailleurs finaliste du Man Booker International Prize qui sera attribué le 19 mai.
Pourtant, dès son enfance en Guadeloupe, la future auteure de Segou a pris plaisir à mêler les saveurs sans toujours se soucier de respecter les traditions. Et, partout où elle a voyagé, elle est allée à la découverte des cuisines locales, à ses yeux aussi révélatrices de la culture d’un peuple que des productions plus « nobles ». Elle a parfois été déçue : son séjour en Inde est un enfer où les plats lui conviennent aussi peu que ce qu’elle voit. Quitte à retrouver des sensations agréables, dans un contexte plus apaisé, avec les mêmes recettes… Preuve s’il en était besoin que les repas ne sont pas étrangers à tout ce qui les entoure et qu’ils relèvent de l’esprit autant que du corps.
Mets et merveilles n’est pas un manuel de cuisine : en la matière, Maryse Condé préfère l’interprétation et l’invention à la stricte observance des règles écrites. La liberté et la fantaisie sont des lignes de conduite qui lui conviennent mieux. Elles s’accordent parfaitement avec son parcours littéraire et intellectuel, si bien que ce livre, au lieu d’être une vague annexe de son œuvre, s’y inscrit avec force et en fournit même quelques clés. Au goût, par exemple, de flan koko, auquel elle aime ajouter un peu de vieux rhum au mépris des habitudes les mieux partagées.


Le titre du nouveau roman de Maryse Condé évoque un feuilleton : Le fabuleux et triste destin d’Ivan et d’Ivana. On ne sera pas déçu. Il y a des hauts et des bas, des élans et des temps de repos, ceux-ci moins nombreux, et le récit emporte jusqu’à une fin où la narratrice, qui de temps en temps rappelle sa présence, s’exprime sur un ton qu’elle aurait voulu éviter : « Nous voilà obligés de nous vautrer dans le pathos alors que nous l’aimons si peu. » Formule ambigüe, puisque l’émotion régnait dans toutes les parties d’un livre qui parcourt trois régions du monde.
La première est les Antilles, la Guadeloupe où sont nés les jumeaux Ivan et Ivana. Leur mère, Simone, séduite par un musicien malien de passage dans son île, est devenue, comme tant d’autres femmes autour d’elle, fille-mère. « Pourquoi certaines terres sont-elles plus fertiles que les autres en filles-mères ? Les femmes y sont-elles plus jolies et plus aguichantes ? Les hommes y ont-ils le sang plus chaud ? Au contraire. Ce sont des endroits de grande détresse. L’acte sexuel est l’unique bienfait. Il donne aux hommes le sentiment d’accomplir une prouesse et aux femmes l’illusion d’être aimées. »
Lansana Diarra, avec qui le contact n’est pas complètement rompu, finit, dix-sept ans après la naissance des enfants, par envoyer des billets pour qu’ils le rejoignent au Mali après un long voyage. La compagnie low cost sur laquelle il a pu acheter les billets offre généreusement, au passage, trois heures d’escale à Paris, une journée à Marseille et une journée à Oran avant d’atteindre Bamako. Là, Ivan et Ivana devront travailler, car les ressources de Lansana sont limitées.
Enfin, après une fuite rocambolesque provoquée par ce qu’est devenu Ivan, le roman se termine en France, dans la banlieue parisienne, sur le ton d’une tragédie.
La tragédie était annoncée, d’une certaine manière, depuis le début. Même si elle n’est pas exactement celle qui se dessinait. Ivan et Ivana sont trop complices, trop amoureux l’un de l’autre même, et l’inceste leur tend les bras. Leur relation fusionnelle les habite, ils ont un besoin moral et physique de vivre ensemble. Et toute séparation est cruelle.
Mais, de la cruauté sentimentale, Ivan est passé, au Mali, vers une forme de violence beaucoup plus concrète. A force de se poser des questions sur ce qu’il est, il cherche les réponses au mauvais endroit et Ivana, la première, utilisera l’expression par laquelle elle définit le changement intervenu en lui : « Tu te radicalises. »
Le mitan du roman n’est pas encore atteint, et il emprunte dès lors une trajectoire sinistre. Maryse Condé ne fera pas l’économie du pire.
Elle ne contente cependant pas d’écrire un livre retraçant une nouvelle dérive djihadiste : elle saisit à bras le corps deux personnages d’exception, marqués par le destin dès la naissance, elle leur donne chair et âme, elle les entraîne dans une course folle en leur offrant quelques occasions de s’apaiser. Mais les héros ne les saisissent pas et qu’y peut-elle, la romancière, s’ils sont ainsi ?

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