La littérature aussi a horreur du vide. En ces temps où le Prix Nobel de littérature officiel a renoncé, pour les raisons que nous savons, à désigner un lauréat en 2018, une Nouvelle Académie s'est constituée afin de proposer un Nobel alternatif, cette fois et cette fois seulement, avec participation d'un jury populaire via Internet. Je ne sais si les votants, parmi lesquels je fus, ont du talent. Mais Maryse Condé, désignée aujourd'hui pour ce prix (chouette! j'avais choisi son nom!) en possède un à nul autre pareil. Un pied en Afrique, un autre aux Etats-Unis, et une naissance quelque part entre les deux (en Guadeloupe) en 1937, elle fait le lien entre plusieurs mondes sans renoncer à aucun d'entre eux. Je me souviens avec émotion de notre première rencontre en 1997 - elle était déjà une référence pour bien des lecteurs autant que pour des étudiants à qui elle a ouvert les yeux sur tout un pan de la littérature. Elle publiait depuis deux décennies, elle avait connu le succès avec Segou et sa suite au milieu des années 80.
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Entretien (1997)
On aurait envie d’écrire que Maryse Condé porte sur son
visage l’histoire d’une vie. Mais les clichés lui vont mal, et il vaut mieux
essayer de la comprendre à travers ses livres et ce qu’elle dit. C’est parfois
inattendu.
Née en Guadeloupe, elle est venue en France à seize ans, seize
ans et demi, pour y faire des études classiques. « Ensuite, je suis allée en Afrique, en Guinée, au Ghana, au
Sénégal… un peu toute l’Afrique de l’Ouest. En partant, je faisais une confusion :
puisque j’étais noire, j’étais africaine, et il fallait que je connaisse l’endroit
d’où mes ancêtres étaient venus. Sur place, j’ai découvert une richesse
culturelle dont j’ignorais tout, mais la colonisation avait complètement abîmé
les pays africains. Au fur et à mesure, j’ai compris que je n’étais pas
africaine, que j’étais antillaise. Mais l’Afrique m’a donné confiance en moi et
m’a politisée. »
Cette importante mise au point faite avec elle-même et avec
ses origines, Maryse Condé est revenue en France, est repassée par les Antilles,
puis a obtenu un poste d’enseignante aux Etats-Unis. Elle y est toujours, à sa
propre surprise.
« Au départ, j’avais
une idée très négative des Etats-Unis, je n’en connaissais que le racisme, le
capitalisme, le matérialisme. Là, ce n’était pas du tout ce que j’attendais. Les
universités sont pleines de contestataires. Les étudiants s’intéressent
vraiment aux Antilles, et pas, comme en France, pour des raisons folkloriques. Et
puis, il y a quand même, en Amérique, une sorte de liberté qui vous permet d’être
vous-même. »
Aujourd’hui, elle enseigne la littérature française du
vingtième siècle à l’université de Columbia à New York. Elle parle ainsi à ses
étudiants d’écrivains des Antilles mais aussi de Le Clézio ou Paule Constant.
Finalement, elle se sent assez bien là-bas, notamment grâce
à la manière dont ses livres y sont reçus : « Les Français ne lisent pas vraiment la littérature antillaise, ils
n’y voient qu’une littérature exotique, des saveurs, des couleurs, des parfums,
une langue renouvelée, rafraîchie. On pourrait écrire n’importe quoi, ce
seraient toujours les mêmes commentaires. C’est aux Etats-Unis que je suis la
mieux comprise, même si la littérature antillaise de langue française est
accueillie par l’intermédiaire du continent européen, au contraire de celle
écrite en anglais. »
Maryse Condé n’a pas toujours rêvé d’être écrivain. Au début,
quand elle écrivait de la fiction, elle n’avait en tout cas pas cette ambition.
« Quand vous êtes
née en Guadeloupe, l’image que vous avez de l’écrivain est celle d’un homme
européen. C’est donc assez tard que j’ai commencé à vouloir faire ce métier, dans
les années soixante-dix, soixante-quinze. Il me semblait que j’avais des choses
à dire, qui n’avaient pas été dites, et avec ma manière de les dire. »
S’agit-il des choses elles-mêmes ou de la manière ? A l’exception
notable de Segou, qui a été un grand
succès il y a un peu plus de dix ans et qui continue à se lire, ses autres
romans ont été accueillis plutôt froidement. Elle a son avis sur la question :
« Ce que j’écris ne correspond pas à
ce qu’on attend. On espère que je vais célébrer la beauté de la civilisation
africaine, proposer l’exploration d’une culture inconnue, mais je suis trop
critique. »
Sans doute cela est-il dû à la prise de conscience de sa
propre identité, et voilà qui rejoint le propos de Desirada…
« L’identité
guadeloupéenne a changé. Avant, les gens restaient là, maintenant, on trouve
des Antillais partout, et ils éprouvent des difficultés à se définir par rapport
à leur culture d’origine. Ils génèrent, en fait, une culture nouvelle. Par
conséquent, la plupart des Antillais qui sont connus internationalement vivent
ailleurs, ils ont subi d’autres influences, et il serait dommage de ne pas
tenir compte de cette créativité. »
En attendant le
bonheur, écrivait Maryse Condé dans le titre d’un ouvrage précédent. Mais
où se trouve-t-il, le bonheur, pour Marie-Noëlle ? Elle est née à la
Désirade, une petite île dépendant de la Guadeloupe et comptant moins de deux
mille habitants. Sa mère, Reynalda, ne manifeste guère de tendresse envers elle
et l’abandonne même pour partir en métropole, à Paris, où elle a l’ambition de
réussir sa vie. Pourtant, pendant dix ans, les premiers de sa vie, Marie-Noëlle
connaît le bonheur, grâce à une autre femme qui l’élève avec amour, comme si
elle était sa propre fille. L’amour, voilà peut-être bien le secret du bonheur,
perdu dès le jour où Raynalda envoie un billet d’avion afin que Marie-Noëlle la
rejoigne en France.
Alors commence une tout autre existence. Heureusement, il y
a Ludovic, qui vit avec Reynalda et qui, lui, connaît la valeur de l’affection.
Mais la très jeune fille grandit quand même très seule et ne doit qu’à l’une ou
l’autre amie de partager des complicités nouvelles. Elle a, en elle, la
nostalgie du temps heureux passé en Guadeloupe et partira un jour à la
rencontre de ses souvenirs, croyant qu’elle est capable de devenir, grâce à
cela, celle qu’elle croit être. Elle se trompe lourdement, comme on le lui fait
bien comprendre : « Comme cela,
elle était venue à la recherche de sa famille ? (Il riait.) A la recherche
de son identité ? (Il riait plus fort.) L’identité, ce n’est pas un
vêtement égaré que l’on retrouve et que l’on endosse avec plus ou moins de
grâce. Elle pourrait faire ce qu’elle voulait, elle ne serait plus jamais une
vraie Guadeloupéenne. »
Tout le problème de Marie-Noëlle est là : son
appartenance à une communauté enracinée quelque part est remise en question ;
elle ne peut même pas faire référence à une structure familiale « normale ».
D’ailleurs, l’histoire de sa famille, les deux générations de femmes qui la
précédèrent, n’est pas très claire, entachée qu’elle est de mensonges et de
secrets.
Son cas n’est pas isolé. Au cours d’errances qui la
conduisent d’Europe en Amérique, avec différents passages un peu partout, elle
rencontrera bien d’autres personnes qui, comme elle, sont tombées quelque part
sans très bien en connaître la raison. Qui, comme elle, sont issus de familles
à l’histoire troublée par des ventres à crédit, c’est-à-dire qu’elles
connaissent leur mère mais pas leur père. Et qui assument plus ou moins bien
cet état de choses.
Ce destin de femme est donc une histoire personnelle mais
aussi l’histoire d’un cas exemplaire à travers lequel tout un peuple se voit
proposer un portrait collectif dans lequel il peut accepter, ou non, de se
reconnaître.
Il y a dans ce roman, écrit dans une langue magnifique où
les mots venus d’ailleurs (pour nous) se mêlent, avec naturel, au vocabulaire
continental. Recevoir un livre de Maryse Condé comme un objet exotique serait
donc une erreur qui ne rendrait pas justice à la démarche toute faite d’honnêteté
que mène, depuis ses débuts en littérature, Maryse Condé.
Celle-ci n’avait jamais publié de recueil de nouvelles, mais
elle en avait éparpillé depuis longtemps. Il fallait bien les rassembler un
jour ou l’autre, et voilà qui est fait, sous le beau titre évocateur de Pays mêlés.
La plupart des histoires, ici, nous racontent en effet des
tranches de vie révélatrices de ce que peuvent donner des rencontres
inattendues, de celles qui étaient beaucoup moins fréquentes avant que notre
planète rétrécisse sous l’effet des progrès effectués dans les moyens de
transport. C’est une institutrice en poste dans la jeune République de T., sans
doute quelque part en Afrique, et qui trouve là, outre l’affection des enfants
et de leurs parents, une cause à sa mesure : sauver de la folie un certain
Solo (sa mère à elle s’appelle Solitude, tout un programme !) que les
habitants du village respectent à cause de sa singularité même. Elle le cache, le
sort de son mutisme, le met dans son lit. Tout semble se passer
merveilleusement bien, tandis que la population s’inquiète de la disparition de
Solo. Le jour où l’institutrice sort en pleine lumière avec lui, fière de son œuvre
(« Mais oui, c’est Solo, c’est lui !
Je l’ai guéri ! »), elle
comprendra très vite qu’elle a imprudemment bravé l’organisation du monde dans
lequel elle avait été acceptée, et dont dès lors elle sera exclue…
Peut-on espérer comprendre vraiment une autre culture, une
autre civilisation ? Faut-il se contenter de prendre, dans ses propres
origines et dans un contexte nouveau, des éléments disparates à partir desquels
se construirait, de bric et de broc, une nouvelle identité ?
Comme dans son roman, Maryse Condé consacre la plupart des
nouvelles à poser cette question, à avancer des bribes de réponse. Son
expérience personnelle, dont elle nous parle par ailleurs, jointe à une
lucidité sans faille font de ses livres des rochers semés au milieu d’une
rivière apparemment infranchissable, et qui nous aident à traverser malgré tout.
Maryse Condé, l’auteur de Segou, a Le cœur à rire et à
pleurer dans son nouveau livre où elle revient aux contes vrais de son
enfance. Petite dernière d’une famille de huit enfants, elle a vécu dans un
milieu où l’on comprenait mal que la peau noire puisse vous faire considérer
comme moins français que les Français blancs. Chez elle, on ne parlait pas
créole, sinon dans des moments de tension extrême comme l’accouchement
difficile d’une parente.
La petite Maryse n’a bien entendu pas été, au début, conscience
des différences de classes. Mais les scènes qu’elle rapporte ici sont les
volets d’un apprentissage où il y a, en effet, à rire et à pleurer. Un des
épisodes les plus significatifs relate les jeux auxquels elle se livrait avec
une petite fille blanche de son âge. Anne-Marie dirige ces jeux et bourre
Maryse de coups. Celle-ci met du temps à les refuser. Et, sur une nouvelle
bourrade, Anne-Marie se justifie : « Je
dois te donner des coups parce que tu es une négresse. » Une
explication bien peu satisfaisante, on s’en doute, pour une enfant qui n’obtiendra
pas de réponse plus convaincante aux questions posées à ses parents et qui
conclura, à l’âge d’écrire ses souvenirs : « Puisque tant de vieilles haines, de vieilles peurs jamais
liquidées demeurent ensevelies dans la terre de nos pays, je me demande si, Anne-Marie
et moi, nous n’avions pas été, l’espace de nos prétendus jeux, les
réincarnations miniatures d’une maîtresse et de son esclave souffre-douleur. »
La conscience sociale et politique naît de telles aventures,
conduisant entre autres choses à la perception de ce qu’est l’aliénation vécue,
inconsciemment cette fois, par des parents plus qu’intégrés à la société
française, et fiers d’une réussite qui les coupe de leur monde originel. Maryse
Condé, faut-il le rappeler, devra aller jusqu’à séjourner en Afrique pour y
retrouver, sur la terre de ses ancêtres, une authenticité dont elle a nourri
ses autres ouvrages – celui-ci n’allant pas jusqu’à cette époque.
En revanche, elle découvre dès un âge encore tendre les
pouvoirs ambigus de l’écriture qui veut dire vrai. Deux textes dont elle était
fière, l’un pour une rédaction scolaire sur le thème : « Décrivez
votre meilleure amie », l’autre à l’occasion de l’anniversaire de sa mère,
provoqueront à chaque fois une catastrophe, les sujets de ses premiers essais d’écrivain
accueillant leurs portraits avec consternation. A dix ans, elle en retient la
leçon : « Il ne faut pas dire
la vérité. Jamais. Jamais. A ceux qu’on aime. Il faut les peindre sous les plus
brillantes couleurs. Leur donner à s’admirer. Leur faire croire qu’ils sont ce
qu’ils ne sont pas. »
Ainsi, en dix-sept chapitres qui la conduisent de la
naissance à la vraie vie, Maryse Condé retrace les étapes d’une formation peu
commune, où les privilèges se retournent contre celle qui les détient et où les
blessures deviennent l’armature d’une solide carapace contre les mauvais côtés
de la vie. Ecrit d’une plume alerte, trempée souvent dans l’encre créole, Le cœur à rire et à pleurer est un récit
fort qui, aux lecteurs de Maryse Condé, fournira quelques clefs permettant de
mieux la comprendre.
Maryse Condé se sent américaine, bien qu’elle ne soit pas
née aux Etats-Unis. Rien d’étonnant pour elle : « On peut trouver son bonheur très loin de ses racines. L’ouverture
est partout, et il est bon que le monde ne soit pas constitué d’entités fermées. »
Et la double origine de Babakar, le médecin d’En attendant la montée des eaux, est un
symbole fort. Un pied en Afrique, l’autre dans les Antilles, Bambara par son
père, Antillais par sa mère, est-il divisé ou rassemblé ? « C’est la vie, explique Maryse
Condé, qui se charge de l’obliger à faire
le lien entre les deux. » Autre symbole fort : le choix
professionnel de Babakar, médecin spécialisé en obstétrique. « J’ai voulu qu’il soit placé au cœur
de la souffrance humaine, mais du côté de la vie et de sa beauté. »
Il ne manque pas de souffrances autour de lui, même au-delà
de son travail. Mais il veut trouver, sinon le bonheur, au moins une sorte de
paix avec lui-même. Puisque l’Afrique ne semble plus un cadre favorable à cet
épanouissement, il va voir du côté des îles d’où était venue sa mère. Une
petite fille lui est donnée comme un cadeau, pour remplacer celle qui a disparu
là-bas – encore se fait-il le cadeau à lui-même, emportant comme un voleur le
bébé qui vient de naître, rattrapé ensuite par l’existence du père présumé dont
il se fait un ami. Avec Anaïs, la petite qui grandit, tous deux s’installent à
Haïti où on a besoin d’un médecin pour diriger un centre médical. Dans un pays
où les moyens manquent, où la montée des eaux est plus souvent meurtrière que
bénéfique, l’entreprise est rude. Babakar fait face, découvrant cependant qu’il
n’est pas fait pour un rôle de gestionnaire et que la proximité des patients
lui est nécessaire…
Depuis janvier dernier, il est paru beaucoup de livres
évoquant le tremblement de terre qui a ravagé Haïti. En attendant la montée des eaux n’y échappe pas. Mais il n’a pas
été le déclencheur du roman : « Aucun
événement particulier n’est à l’origine de ce livre. Ce sont des expériences
accumulées, le désir de dire des choses un peu différentes de celles qu’on
entend toujours… Ensuite, l’histoire prend forme progressivement, au fur et à
mesure de l’écriture, sans canevas préalable. Et puis le tremblement de terre
est arrivé pendant que j’écrivais, et j’ai dû changer la fin… »
Cette fin aurait pu être imaginée sans que les faits la
provoquent. Elle s’inscrit en droite ligne dans ce qui rend Babakar si
attachant. Il transforme sa faiblesse en force de caractère, il ne laisse pas
tomber les bras et devient un de ces héros anonymes qu’on rencontre parfois
dans la vie – mais plus sûrement dans les romans de Maryse Condé.
Mets et merveilles (2015)
Parmi les personnes que Maryse Condé a rencontrées, et à
commencer par sa mère, beaucoup n’ont jamais compris pourquoi elle s’intéressait
autant à la cuisine, activité considérée comme très inférieure à la littérature
qui a fait d’elle une écrivaine célébrée dans le monde entier. Elle est d’ailleurs
finaliste du Man Booker International
Prize qui sera attribué le 19 mai.
Pourtant, dès son enfance en Guadeloupe, la future auteure
de Segou a pris plaisir à mêler les
saveurs sans toujours se soucier de respecter les traditions. Et, partout où
elle a voyagé, elle est allée à la découverte des cuisines locales, à ses yeux
aussi révélatrices de la culture d’un peuple que des productions plus « nobles ».
Elle a parfois été déçue : son séjour en Inde est un enfer où les plats
lui conviennent aussi peu que ce qu’elle voit. Quitte à retrouver des
sensations agréables, dans un contexte plus apaisé, avec les mêmes recettes… Preuve
s’il en était besoin que les repas ne sont pas étrangers à tout ce qui les
entoure et qu’ils relèvent de l’esprit autant que du corps.
Mets et merveilles
n’est pas un manuel de cuisine : en la matière, Maryse Condé préfère l’interprétation
et l’invention à la stricte observance des règles écrites. La liberté et la
fantaisie sont des lignes de conduite qui lui conviennent mieux. Elles s’accordent
parfaitement avec son parcours littéraire et intellectuel, si bien que ce livre,
au lieu d’être une vague annexe de son œuvre, s’y inscrit avec force et en
fournit même quelques clés. Au goût, par exemple, de flan koko, auquel elle
aime ajouter un peu de vieux rhum au mépris des habitudes les mieux partagées.
Le titre du nouveau roman de Maryse Condé évoque un
feuilleton : Le fabuleux et triste
destin d’Ivan et d’Ivana. On ne sera pas déçu. Il y a des hauts et des bas,
des élans et des temps de repos, ceux-ci moins nombreux, et le récit emporte
jusqu’à une fin où la narratrice, qui de temps en temps rappelle sa présence, s’exprime
sur un ton qu’elle aurait voulu éviter : « Nous voilà obligés de nous vautrer dans le pathos alors que nous
l’aimons si peu. » Formule ambigüe, puisque l’émotion régnait dans
toutes les parties d’un livre qui parcourt trois régions du monde.
La première est les Antilles, la Guadeloupe où sont nés les
jumeaux Ivan et Ivana. Leur mère, Simone, séduite par un musicien malien de
passage dans son île, est devenue, comme tant d’autres femmes autour d’elle, fille-mère.
« Pourquoi certaines terres
sont-elles plus fertiles que les autres en filles-mères ? Les femmes y
sont-elles plus jolies et plus aguichantes ? Les hommes y ont-ils le sang
plus chaud ? Au contraire. Ce sont des endroits de grande détresse. L’acte
sexuel est l’unique bienfait. Il donne aux hommes le sentiment d’accomplir une
prouesse et aux femmes l’illusion d’être aimées. »
Lansana Diarra, avec qui le contact n’est pas complètement
rompu, finit, dix-sept ans après la naissance des enfants, par envoyer des
billets pour qu’ils le rejoignent au Mali après un long voyage. La compagnie
low cost sur laquelle il a pu acheter les billets offre généreusement, au
passage, trois heures d’escale à Paris, une journée à Marseille et une journée
à Oran avant d’atteindre Bamako. Là, Ivan et Ivana devront travailler, car les
ressources de Lansana sont limitées.
Enfin, après une fuite rocambolesque provoquée par ce qu’est
devenu Ivan, le roman se termine en France, dans la banlieue parisienne, sur le
ton d’une tragédie.
La tragédie était annoncée, d’une certaine manière, depuis
le début. Même si elle n’est pas exactement celle qui se dessinait. Ivan et
Ivana sont trop complices, trop amoureux l’un de l’autre même, et l’inceste
leur tend les bras. Leur relation fusionnelle les habite, ils ont un besoin
moral et physique de vivre ensemble. Et toute séparation est cruelle.
Mais, de la cruauté sentimentale, Ivan est passé, au Mali, vers
une forme de violence beaucoup plus concrète. A force de se poser des questions
sur ce qu’il est, il cherche les réponses au mauvais endroit et Ivana, la
première, utilisera l’expression par laquelle elle définit le changement
intervenu en lui : « Tu te
radicalises. »
Le mitan du roman n’est pas encore atteint, et il emprunte
dès lors une trajectoire sinistre. Maryse Condé ne fera pas l’économie du pire.
Elle ne contente cependant pas d’écrire un livre retraçant
une nouvelle dérive djihadiste : elle saisit à bras le corps deux
personnages d’exception, marqués par le destin dès la naissance, elle leur
donne chair et âme, elle les entraîne dans une course folle en leur offrant
quelques occasions de s’apaiser. Mais les héros ne les saisissent pas et qu’y
peut-elle, la romancière, s’ils sont ainsi ?
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