76 ans, ça suffit, a dû penser Arto Paasilinna en ne se réveillant pas. Lui qui a mis en scène un certain nombre de Finlandais foutraques est sorti de scène après avoir publié une bonne trentaine d'ouvrages de fiction - surtout des romans, quelques recueils de nouvelles aussi. Promenons-nous, en compagnie de l'ex-bûcheron devenu écrivain à succès, dans les bois et en d'autres lieux de Finlande, grâce à un certain nombre de livres lus au fur et à mesure de leur parution (toutes les traductions originales, le plus souvent par Anne Colin du Terrail, chez Denoël, toutes les rééditions en poche en Folio).
Le lièvre de Vatanen (1989)
Ce roman finlandais d’un auteur qui n’avait, à notre
connaissance, jamais été traduit en français, est un souffle d’air frais venu
de paysages nordiques où l’on peut encore imaginer qu’un journaliste, sur une
impulsion, abandonne tout ce qui faisait sa vie professionnelle, familiale et
citadine, pour une existence de vagabond en compagnie d’un lièvre blessé par
une voiture. Bien entendu, le lièvre est un prétexte pour Vatanen. Mais
peut-être ne serait-il jamais parti s’il ne l’avait pas rencontré. Et ce lièvre
devient, dans sa fugue sans retour, un compagnon fidèle.
Il y a quelque chose d’absurde dans la vie de Vatanen. Avant
comme après. Mais du moins se laisse-t-il, après, vivre au gré des
circonstances, sans trop se poser de questions, alors qu’il était auparavant
payé pour cela.
Le retour à la nature du « héros » prend en outre
souvent une dimension comique, dans des scènes irréelles et dont on dirait qu’elles
ne peuvent être racontées si ce n’était Paasilinna, l’auteur, qui nous en avait
fait connaître tout le sel. Le tragique se dégonfle au même rythme que le
sérieux, et Vatanen balaie tout sur son passage sans même s’en rendre compte. Il
est devenu un joyeux anarchiste dont chaque acte semble autant destiné à son
bonheur qu’à déstabiliser la société – mais il ne s’agit généralement que des
quelques personnes qui l’entourent, ce qui limite fortement les effets…
Arto Paasilinna ne devrait pas rester inconnu…
Le Fils du dieu de l’Orage (1993)
On a découvert, en français, Arto Paasilinna il y a quatre
ans avec un étonnant Lièvre de Vatanen
qui n’avait rien à voir avec un coureur à pied, contrairement à ce qu’ont
peut-être pensé les amateurs d’athlétisme pour lesquels ce nom évoquait des
souvenirs précis. C’était l’histoire d’un journaliste qui, après avoir heurté
un lièvre avec sa voiture, découvrait la nature et perdait tout contact avec
les règles sociales habituelles, ce qui lui valait d’ailleurs bien des déboires,
racontés avec humour et sensibilité, deux ingrédients rarement rassemblés.
On les retrouve dans Le
Fils du dieu de l’Orage dont le point de départ est tout aussi
invraisemblable. On aura compris que Paasilinna ne craint pas d’obliger son
lecteur à accepter un fait quelque peu farfelu, certain qu’il est de lui faire
suivre aisément ensuite le fil de son roman. Imaginez donc une grande assemblée
des dieux anciens de la Finlande, ceux que l’on ne rencontre plus que dans le Kalevala, les Finnois s’étant largement
laissés coloniser par les chrétiens venus de Suède, comme dans une invasion
dont on sait, s’agissant de religion, qu’elle n’est pas toujours aussi
pacifique que les grands principes pourraient le laisser croire.
Bref, ces dieux, seuls dans leur empire céleste, se sentent
abandonnés des hommes et voudraient bien leur faire savoir qu’ils auraient tout
intérêt à renouer avec les croyances de leurs ancêtres. Comme ils sont plus
organisés qu’ils en ont l’air, ils envoient sur terre celui d’entre eux qui n’a
rien à faire, c’est-à-dire Rutja, le fils du dieu de l’Orage. Il débarque en un
éclair devant un des rares Finnois restés fidèle au culte ancien, Sampsa
Ronkainen. Une fois le compréhensible temps de stupeur passé, Rutja lui
explique sa mission : rendre compte en haut lieu (ou faut-il écrire :
en Haut Lieu ?) de l’état de la religion en Finlande et essayer, autant
que faire se peut, de mettre de l’ordre dans tout cela, c’est-à-dire de
rétablir ce qui n’aurait jamais dû disparaître. Pour mener ce difficile travail
à bien, Rutja, dont l’aspect est assez impressionnant, a besoin d’apparaître
comme un homme normal, et entrer dans le corps de Sampsa lui paraît une bonne
solution. Sampsa n’a pas l’habitude de résister à ce qu’on lui propose. N’est-il
pas, à la campagne où il vit sur une grande propriété très appauvrie, l’otage
de sa sœur, d’une amie de sa sœur et du « frère » (?) de cette amie ?
N’est-il pas aussi, à la ville où il exerce la très peu rentable profession d’antiquaire,
l’otage d’une vieille fille qui a mis le grapin sur lui il y a quelques années ?
N’est-il pas encore exploité par le fermier qui loue ses champs, plutôt que le
bénéficiaire de la situation ? Bref, le pauvre Sampsa, qui n’avait d’autre
recours à sa misère morale que des incantations rituelles aux dieux, n’a aucune
raison de refuser à Rutja le service qu’il lui demande. Et voici donc les deux
hommes (le dieu et l’homme) à s’échanger leurs carcasses dans une danse sauvage.
Le spectacle est hallucinant, et le résultat ne l’est pas moins.
Tout s’est bien passé, presque trop bien. Rutja, sous les
traits de Sampsa, sera évidemment confondu avec lui. Mais le fils du dieu de l’Orage
n’a pas pour habitude de courber l’échine devant des femmes ni même des hommes,
de simples humains. Pour tout le monde, Sampsa va donc changer profondément, devenir
un être dominateur alors qu’il avait toujours été dominé. De quoi, en effet, troubler,
puis effrayer son entourage quand celui-ci constatera la présence d’un individu
à l’allure effrayante dans la maison. Comment pourrait-on deviner qu’il s’agit
du vrai Sampsa ?
La fable est grosse, presque grossière. Tant pis. Ou tant
mieux : Arto Paasilinna nous y entraîne comme dans une sarabande qui
laisse tout essoufflé tant elle fait parcourir de terrain. Rutja a beau, tout
dieu qu’il soit, avoir appris deux ou trois choses sur les hommes. Il a beau, dans
le corps de Sampsa, connaître par habitude certaines des nécessités de la
condition humaine – de l’usage de la nourriture à l’obligation de déféquer, en
passant par la pratique de l’argent et les agréables sensations du vin. Il est
quand même sans cesse amené à des découvertes plus surprenantes les unes que
les autres. Et ce qui nous paraît, à nous, tristement banal, prend souvent à
ses yeux l’intérêt de la pure nouveauté.
Voilà comment un écrivain retourne une donnée de base, transformant
la simplification en regard original sur le monde, tout en menant dans le même
mouvement un récit rythmé sur le thème de la reconquête de la Finlande par la
vraie religion. (Entendez : celle des dieux anciens.) Et en relevant au
passage quelques-unes des particularités de son pays, comme le nombre élevé de
fous qu’on y rencontre. Argument éminemment romanesque dont Paasilinna ne
manque pas de se servir pour asseoir le pouvoir de Rutja. Ajoutons à cela la
présence d’une belle inspectrice des impôts, sensible au charme trouble de ce
fils de dieu plus qu’humain, ainsi qu’une galerie d’autres personnages qui
escortent, tels des acolytes, l’envoyé du ciel sur son chemin semé d’embûches. On
tient un roman qui mériterait bien de passer l’été !
Un homme heureux (2005)
Les méthodes de l’ingénieur Jaatinen déplaisent à Kuusmäki. Sur
le chantier d’un nouveau pont, il familiarise à l’excès avec ses ouvriers. Il
fréquente de trop près deux femmes du village. Il méprise les autorités locales.
Un bras de fer s’engage, qui va conduire à une sorte de révolution douce. Par
laquelle certains sont renversés. Anarchiste souriant, Arto Paasilinna conjugue
l’esprit d’entreprise et les inimitiés personnelles. Rien ne lui résiste.
Le bestial serviteur du pasteur Huuskonen (2007)
Si nous n’avions pas un écrivain de la trempe d’Arto
Paasilinna, comment connaîtrions-nous la dose d’excentricité qui fait de la
Finlande un pays bien plus souriant qu’on se l’imagine ? Peuplé de
personnages comme le pasteur Oskar Huuskonen, capable de sermons tempétueux et
d’articles éloignés de l’orthodoxie. Capable aussi d’accepter la présence d’un
ours arrivé dans sa vie par un enchaînement d’événements qui ouvre le roman sur
une scène d’anthologie.
Belzeb, qui deviendra Belzébuth en grandissant, est d’abord
une attachante boule de poils. Puis un objet d’études pour une biologiste elle
aussi attachante. Oskar n’est en effet pas de marbre, et que peut-il arriver
quand on partage avec une jeune femme la tanière d’un ours en hibernation ?
L’aventure n’est pas seulement au coin de la rue. Elle
entraîne Oskar et son ours dans un périple au cours duquel Belzébuth démontre
son intelligence en même temps que le pasteur fait preuve d’une belle
inconstance. On ne sait pas lequel des deux, l’animal ou l’homme, est le plus
croyant, tant le premier imite à s’y méprendre les gestes rituels de la
religion (et bien d’autres gestes encore) tandis que le second est plongé dans
d’affreux doutes…
C’est à hurler de rire. Un bonheur rare.
Les dix femmes de l’industriel Rauno Rämekorpi (2009)
A soixante ans, Rauno
Rämekorpi est un joyeux cavaleur. Le jour de son anniversaire, alors qu’il
vient d’apprendre sa nomination comme très officiel conseiller à l’industrie, au
lieu de jeter à la décharge les nombreux bouquets de fleurs qu’on lui a offerts
– sa femme y est allergique –, il décide de les offrir. Commence alors une
folle tournée, de femme en femme et de lit en lit. La virée est mémorable. Aux
fleurs s’ajoutent le champagne et les plats fins. Elles sont folles de Rauno – quelques-unes
sont employées dans sa florissante entreprise. L’homme porte beau, il est riche
et généreux, il s’adapte à toutes les classes sociales. Une soudeuse ou une
travailleuse de surface, une chercheuse au Musée national ou une psychologue, la
veuve d’un évêque militaire ou une professeure de dessin, une journaliste
alcoolique ou sa directrice des relations publiques… La liste s’allonge, les
heures passent, la collection n’en finit pas de s’étoffer, avec la complicité
active d’un chauffeur de taxi qui se prend au jeu.
Rauno est un salaud. On est
bien d’accord. Mais, sur le moment, aucune de « ses » femmes ne
semble s’en apercevoir, et encore moins en prendre ombrage. Chacune de ces
brèves liaisons est considérée comme un moment unique – et inespéré pour
plusieurs partenaires, tandis que d’autres étaient déjà des maîtresses de
longue date, au point que Rauno s’est découvert une fille dont il n’avait
jamais entendu parler.
Rauno n’est pas un salaud. C’est
plus discutable. Du moins tente-t-il sincèrement d’aider celles de ses amantes
qui sont dans le besoin. Dans l’urgence, même, quand l’une d’entre elles fait
une crise cardiaque au pire instant – ou au meilleur, c’est selon. Taxi, hôpital,
Eveliina est sauvée…
Rauno est ce qu’il est. L’acteur
principal d’une farce paillarde qui dure un peu plus de vingt-quatre heures
avant son retour à la maison et les heureuses retrouvailles avec son épouse
Annikki.
Fin du roman ? Non, pas
tout à fait. Le chemin que Rauno vient de parcourir, il décide de le reprendre
quelques mois plus tard, à l’occasion de Noël. Vêtu comme le Père du même nom, accompagné
de son chauffeur de taxi qui fait office de lutin, il achète des cadeaux pour « ses »
dix femmes, avec l’espoir de nouvelles libations suivies d’étreintes reconnaissantes.
Là, les choses se gâtent un
peu. Et même beaucoup. Ses maîtresses ont, dans l’intervalle, échangé quelques
informations. Elles sont plutôt remontées contre Rauno. Auraient même envisagé
de le liquider si cela valait la grosse centaine d’années de prison qu’elles
auraient à se partager. Et décident finalement de lui faire passer le goût de
trousser les jupons.
Il faut dire la vérité : toutes
ne résistent pas la seconde fois, certaines se laissent reprendre à ses beaux
discours et à sa virilité triomphante, faculté exceptionnelle pour un homme de
son âge qui n’abuse pourtant pas du Viagra. Mais, dans l’ensemble, la deuxième
tournée est l’envers de la première.
On voit bien ce que Arto
Paasilinna, écrivain fantaisiste (et moraliste discret) s’il en est, a voulu
faire. Et qu’il a presque réussi. Une irrésistible ascension sur une face du
roman, une descente chaotique de l’autre côté. La difficulté consistait à
donner autant de plaisir au lecteur dans l’euphorie que dans la débandade. Ce n’est
pas tout à fait le cas. Comme si l’écrivain avait lui-même été essoufflé par la
première partie et s’était relâché dans la seconde. Qui reste néanmoins
émaillée de passages savoureux, à goûter sans regrets.
Sang chaud, nerfs d’acier (2010)
Le 8 janvier 1918, Antti Kokkoluoto naît des mains d’une
accoucheuse qui est aussi voyante. Elle lui a prédit une longue et belle vie, ce
qui permettra à Antti d’afficher un courage sans risques pendant la guerre. Puis
de prospérer, comme prévu. Puisque l’essentiel a été annoncé, seuls les détails
peuvent retenir l’attention. Mais l’écrivain finlandais semble avoir oublié l’humour
qui fait l’essentiel de son charme. Et on quitte son héros sans regrets.
Les mille et une gaffes de l’ange gardien Ariel Auvinen (2014)
Ariel, professeur de théologie de son vivant, n’était déjà
pas très doué pour résoudre des questions pratiques. Cela ne s’arrange pas
quand il devient ange gardien, multipliant les initiatives aux conséquences
déplorables. Effet comique garanti, jusqu’au moment où un démon, voyant quel
talent déploie Ariel pour tout détruire sur son passage, lui propose de
travailler plutôt du côté de l’Enfer. Avec de belles perspectives d’avancement.
Le dentier du maréchal, madame Volotinen et autres curiosités (2016)
Valomari Volotinen est un singulier collectionneur. Toute sa
vie, il profite de son travail dans les assurances ou les chemins de fer pour
glaner, en voyage, des objets rares, anciens et surtout incongrus. Un
tire-bouchon lui parle autant que la chapka de Lénine, à condition qu’il ait une
histoire. Et ce qui lui arrive, avec sa chère épouse plus âgée que lui, est une
succession de piquantes aventures.
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