Cambrai !
(De
l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front britannique,
10 octobre.
Ce sont des
barbares. Ne cherchons pas d’autres motifs à leurs saletés, il n’y en a pas.
Ils ont incendié Cambrai pour rien, uniquement par tradition. Pressés par leur
fuite, ils n’ont pu terminer l’ouvrage. Ils ont dû regarder leur montre,
compter qu’il ne leur restait que tant de temps et comme ils ne pouvaient pas
tout de même manquer à ce point au rythme de leur guerre, comme ils ne pouvaient
pas ne pas détruire Cambrai, ils se sont résignés, ils ont choisi un coin, ils
ont flambé le centre. La grande place brûle.
J’ai pénétré à
Cambrai par les casernes qu’ils avaient baptisées casernes Marwitz. Il n’y a
personne à l’entrée de cette ville, personne que des cadavres. Tous les
mitrailleurs boches chargés d’en interdire le passage sont flanqués par terre,
morts, près des mitrailleuses. Il y en a un qui a gardé la baïonnette anglaise
dans l’estomac. Et vous avancez. Les rues sont en désordre, mais existent.
Comme en arrivant vous avez aperçu les trois clochers et le beffroi, vous
pourriez croire que tout est debout. Vous continuez. Place Thiers, vous
constatez, puisque vous n’en voyez plus que le socle, qu’ils ont volé la statue
des enfants morts pour la patrie, et soudain alors vous sentez l’incendie.
C’est l’odeur qui sera votre guide. Avancez, avancez, venez voir leur
signature.
Dans le brasier
La grande
place est un brasier déjà essoufflé. Les flammes, comme la dernière nuit, ne
s’élèvent plus, c’est que les toits sont consumés et qu’elles en sont au
rez-de-chaussée. C’est par la grande rue Saint-Martin que nous nous présentons.
L’hôtel de ville, de noble allure, est donc face à nous. Sa carcasse est toute
seule à se dresser, autour de ce grand rectangle empli de fumée, de feux bas,
de craquements et de ruines chaudes. Vous ne pouvez pas le regarder longtemps,
vos yeux piqués par les traînées de l’incendie pleurant et se fermant. Les
craquements se multiplient : ce sont toutes les maisons en train de se
défaire, puis des bruits plus forts : ce sont les grosses poutres
enflammées dégringolant sur les restes. Tout n’est plus que brasier éteint ou
en puissance. Mais traversons la place. Qu’a-t-on installé ainsi devant l’hôtel
de ville qui porte son énorme enseigne : Kommandantur ? C’est un
piano et une chaise placée dans l’attente du joueur.
Par la rue de
Noyon, nous avons continué. Le grand foyer en avait allumé de petits. Dans les
maisons agissaient de nouveaux feux et elles craquaient. Nous arrivions à la
cathédrale. Son clocher ne tient plus que par une arête. Elle est crevée de
tout côté. Elle est aussi pillée. Ils ont laissé par terre ce qu’ils n’ont pas
voulu ; vous marchez sur des châsses, des ostensoirs, des ciboires, des
chasubles dorées pour les jours de fête et des chasubles noires pour les jours
des morts, des encensoirs, des nappes d’autel. Ils ont vidé tous les tiroirs.
Nous sortons.
Voilà un prêtre. Nous lui disons :
— Ah !
bonjour, monsieur le curé.
Il nous
répond :
— Ah !
messieurs, vous n’auriez pas un peu d’alcool ?
Nous en
avions. C’était pour deux de ses paroissiennes, les seules qui avaient échappé
aux Boches, et pour lui. Il était pâle, en effet, M. le curé. Ce prêtre
est l’abbé Thuliez, de la paroisse de Saint-Druon, faubourg de Cambrai.
Un qui a vu !
C’est un
brave. Je n’ai rien entendu de plus saisissant que ses déclarations. Il nous a
dit :
— Hier,
dans la nuit, à minuit exactement, j’ai entendu passer devant ma cave, où
j’étais caché, le dernier gros canon allemand. J’étais resté ici parce que je
suis de Cambrai et que monseigneur l’archevêque, quand les Allemands l’ont
pris, m’a dit : « Thuliez, je vous confie tous les intérêts. »
Monseigneur l’archevêque s’appelle Chaulot.
— Il
n’avait pas peur, continua l’abbé. Il écrivit une lettre à Guillaume pour
protester contre tous les méfaits des autorités. Guillaume trouva cette lettre
insolente parce que trop longue. Il envoya deux officiers allemands pour le
dire à monseigneur. Monseigneur répondit aux deux officiers : « Est-ce
que l’empereur se placerait au-dessus de notre plus grand monarque, de Louis XIV ?
Lorsque Louis XIV erra dans sa conduite, Fénelon, mon prédécesseur, n’a
pas craint de le lui reprocher et plus longuement encore. »
Le prêtre nous
conduisit chez lui, où souffraient ses deux paroissiennes. Il nous dit :
— J’ai
été pillé par un prêtre allemand, qui m’a enlevé mes vieux bronzes et mon vin
de messe. Je lui ai dit : « Je rougis, mon cher confrère, de votre
sacerdoce. » C’était un franciscain de Munich, il avait amené dix
gendarmes avec lui pour faire son coup. Il m’a volé également un tableau,
prétendant que ce n’était pas un objet religieux. « Comment, lui ai-je
crié, un prêtre catholique ne reconnaît plus l’enfant Jésus sur les genoux de
sa mère ? »
Le prêtre continua :
— Le
8 septembre, ils ont commencé à évacuer, puis le 12 ; ils n’avaient
pas de voitures, les petits enfants de cinq ans, de l’œuvre d’assistance, sont
partis à pied. Ils n’avaient pas de voiture, parce qu’ils n’ont plus rien, ils
nourrissent leurs chevaux avec des pommes de terre. Ils en ont assez. Ils sont
à bout.
Nous sommes
arrivés chez le prêtre, c’était dans une cave. Les deux vieilles paroissiennes
se plaignaient sous la douleur. Il y avait des milliers de mouches. Frappant
sur une table de bois blanc, qui en était noire :
— Voilà
mon autel, dit-il, c’est là que je dis la messe, et, messieurs, termina le
prêtre, je n’ai plus d’hostie pour demain ; ce matin, j’ai employé ma
dernière. Faites-moi la joie de m’en envoyer.
Le Petit Journal, 11 octobre 1918.
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire