Dans Lille délivré, la population délirante de
joie nous accueille
(De
l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Lille,
17 octobre.
Le plus
émouvant spectacle de ma vie, je viens de l’avoir. Toute une ville en délire
vient de se jeter sur nous qui étions les premiers à entrer dans Lille ;
nous laissons, mes quatre confrères et moi, ce magistral honneur à l’uniforme
anglais que nous portons.
À neuf heures
du matin, près d’Armentières, un officier nous cria : « Lille
taken », ce qui veut dire : Lille est tombé. Nous avons pressé la
voiture sur la route de la victoire et voici ce qui nous est arrivé.
À cinq
kilomètres de Lille, deux jeunes filles se précipitent devant l’auto et, à
pleins poumons et des sanglots dans la voix, nous crient et ne cessent de nous
crier :
— Ils
sont partis, ils sont partis. Vivent les Anglais ! Vive la France !
C’étaient deux
jeunes filles de Lille qui, pour voir plus tôt les Alliés, étaient venues
jusqu’ici. Donnons leurs noms : Mlles Boute. Mais les
Boches ont fait sauter la route. Nous comblons un entonnoir et nous poussons la
voiture. Ça va. Nous faisons deux kilomètres encore. Là, l’entonnoir est trop
grand : il faut renoncer. Allons à pied.
Encore deux
autres jeunes filles ; celles-ci courent au-devant de nous, elles nous
crient alors :
« Ils ne
reviendront plus », et elles pleurent.
Mais nous
voilà sur la Deule, le pont a sauté ; des Lillois ont déjà mis des
planches et nous passons en équilibre. Nous quittons les faubourgs, nous voilà
dans la ville. Alors j’ai vu ce que je n’avais jamais vu et ce que je ne
reverrai jamais plus. De toutes les maisons, comme à un son de cloche,
sortaient les femmes, les hommes, les enfants, les vieillards. Les femmes nous
tendaient leurs enfants pour qu’on les embrasse, les hommes se jetaient sur
nous et nous embrassaient, les femmes à leur tour se jetaient sur nous et nous
embrassaient, et nous recevions des fleurs, des gâteaux, du pain. Nous ne
pouvions plus avancer. Il le fallait ; nous ne nous dégagions pas pour
longtemps. La foule augmentait. Un fiacre se trouva là, il nous prit ; il
ne nous sauva pas, la foule l’enlevait. Les hommes, les femmes, les enfants,
tous pleuraient. Un homme monta sur l’épaule d’un autre et nous cria :
— Je m’appelle
Guiselin, conseiller municipal ; les Allemands m’ont offert un million
pour trahir mon pays, ce sont des lâches, ce sont des lâches.
Et il éclata
en sanglots. Décidément, nous ne pouvions pas atteindre le centre, la foule
nous bloquait et de toutes les rues accouraient, portant des petits drapeaux,
d’autres hommes, femmes, d’autres hommes, d’autres enfants qui pleuraient et
criaient : « Vive la France ! Vivent les Anglais ! »
La délivrance après quatre ans
Les barbares
n’étaient partis que depuis un moment et toutes les fenêtres avaient des
drapeaux.
— Ce
matin, nous nous sommes réveillés, disent-ils tous, et ils n’étaient plus là.
La foule se
remet à crier et voici ce que l’on entend :
— Voilà
quatre ans qu’on vous attend ! Ce que nous avons souffert ! Nous ne
voulons plus souffrir autant, dites-nous que c’est bien fini,
dites-le-nous !
C’est la rue
Nationale que nous traversons ainsi. Après, je ne pourrais vous dire où nous
sommes passés. Nous passons où la foule veut bien nous faire passage.
À la mairie
Nous arrivons
à la mairie. Le maire n’est pas là, il est chez lui et tout à l’heure nous vous
dirons pourquoi. C’est l’adjoint, M. Baudon, qui est à la porte ; il
a son écharpe ; nous nous engouffrons dans le vestibule et, comme si
c’était vraiment nous qui étions les héros, tout le monde tombe sur nous et
nous embrasse. Et un vieil homme, un vieil homme à cheveux blancs, prend un
violon et du haut des escaliers intérieurs joue la Marseillaise.
Mais la foule
s’est amassée, elle est maintenant devant la mairie comme une mer. Nous sommes
les premiers messagers de la patrie et elle veut savoir, elle crie : Parlez,
parlez. Nous ouvrons les fenêtres et nous lui parlons. Nous lui disons nos
victoires, et son cri de joie part d’un tel ensemble qu’il emplit toute la
ville. Nous lui disons la capitulation bulgare. Mêmes cris ; la promesse
turque : mêmes cris. Nous lui disons que M. Wilson refuse l’armistice
et réclame la peau de Guillaume : alors la foule en délire jette vers la
mairie tour ce qu’elle possède.
Le maire de Lille et son fils aviateur acclamés
Mais il faut
sortir. Nous devons aller à la préfecture. Le fiacre, l’unique fiacre, est noyé
au milieu de 10 000 personnes, et comment nous l’avons gagné, je ne
puis réellement vous le dire. C’est toute l’armée qui aurait dû être là. À la
préfecture. M. Regnier, faisant fonctions de préfet, est là. Il nous
embrasse et la foule augmente ; vers qui ses cris montent-ils
maintenant ? C’est vers le maire, M. Delesalle, et un officier
français Légion d’honneur, croix de guerre, trois palmes, son fils. À onze
heures, l’aviateur français a appris la délivrance de son foyer ; il a
pris son vol, il a atterri place du Théâtre, il est avec son père. C’est le
premier uniforme français que voient les délivrés. Le délire augmente.
Il reste 120 000 habitants
à Lille. Ils ont emporté tous les garçons de 14 ans et plus. Au nom de
toutes les mères qui ont perdu leurs jeunes fils et qui les réclament au milieu
de leurs cris de joie, que nos pouvoirs publics fassent quelque chose.
Lille a payé 250 millions
d’impôts et la région 500 millions. La viande coûtait 46 francs le
kilo, le beurre 60, le café 90, le sucre 26,50. La ville n’est pas trop abîmée.
Quatre quartiers seulement sont touchés, ceux de la gare, de Saint-Maurice, des
Moulins et de Fives. Les monuments publics n’ont pas de mal. Le musée est
pillé. Je vous écris cette dépêche sur des feuilles d’imprimés allemands. Et
les cris de la foule en délire, de plus en plus puissants, ne cessent de
s’élever.
Le Petit Journal, 18 octobre 1918.
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